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La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès

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«Votre lettre, que je reçois à l’instant, me confirme ce que m’avaient déjà appris mes domestiques, c’est-à-dire que deux fois en mon absence, samedi soir et dimanche matin, vous vous êtes présentée à l’hôtel pour me parler...»

Ainsi, la pénétration de Mlle Marguerite l’avait bien servie...

Toute cette histoire de parents haut placés à visiter n’était qu’un prétexte imaginé par l’honnête gouvernante pour assurer sa liberté!...

Le marquis, cependant, continuait:

«Je regrette d’autant plus de ne m’être pas trouvé chez moi, que j’ai à vous donner des instructions de la dernière importance.

«Nous touchons, sachez-le, au moment décisif. J’ai combiné une mesure qui effacera complétement et à tout jamais le souvenir de ce maudit P. F., si tenté qu’on daigne se rappeler de lui après le petit désagrément que nous lui avions ménagé chez la d’Argelès...»

P. F... Ces initiales, manifestement désignaient Pascal Férailleur.

Mlle Marguerite avait donc eu raison de répondre de lui comme d’elle-même!...

Il était innocent et elle tenait une irrécusable preuve de son innocence...

Valorsay, le misérable, avouait, et avec quelle impudente désinvolture, son lâche et abominable crime.

Mais elle poursuivit:

«Le coup de théâtre est monté, qui, à moins d’un contretemps hors de toutes les probabilités, doit jeter l’enfant entre mes bras...»

Un frisson d’horreur secoua les épaules de Mlle Marguerite.

L’enfant... c’était elle, évidemment.

«Grâce au concours d’un de mes amis, ajoutait la lettre, je puis placer cette fière personne dans une position terrible, très-périlleuse, et d’où elle ne sortirait probablement pas seule... Mais, au moment où elle se croira perdue, j’interviendrai, je la sauverai, et ce sera bien le diable si la reconnaissance n’opère pas le miracle qu’il me faut...

«Tout ira bien... Cependant tout irait mieux encore si le médecin qui a soigné M. de C... à ses derniers moments, et dont vous m’avez parlé, le docteur Jodon, si j’ai bonne mémoire, consentait à nous donner un coup d’épaule... Quelle espèce d’homme est-ce?... Si c’était un homme accessible aux séductions de quelques billets de mille francs, je dirais dès aujourd’hui: L’affaire est dans le sac...

«Votre conduite, jusqu’ici, est un chef-d’œuvre qui sera recompensé au-delà de vos espérances... Vous savez, chère dame, si je suis ingrat!... Laissez les F... continuer leur manége, et même ayez l’air de les favoriser... Je ne les crains pas... Je parierais que j’ai vu clair dans leur jeu et que j’ai deviné pourquoi ils veulent que la petite épouse M. leur fils... Le jour où ils me gêneraient, je les briserais comme verre...

«Malgré les explications que je vous donne pour votre gouverne, il est indispensable que je vous voie... Je vous attends donc, après-demain mardi, entre trois et quatre heures. Surtout ne manquez pas de m’apporter les renseignements que je vous demande relativement au docteur Jodon.

«Sur quoi, chère dame, toutes mes amitiés. V...»

Et en post-scriptum il y avait:

«En venant, mardi, rapportez aussi cette lettre: nous la brûlerons ensemble... N’allez pas vous imaginer que je me défie de vous... C’est qu’il n’y a rien de perfide comme les paperasses...»

Durant plus d’une minute, Mlle Marguerite demeura écrasée de l’impudence du marquis de Valorsay, tout étourdie de cette lettre obscure et si claire à la fois et dont chaque ligne était une menace pour l’avenir...

La réalité dépassait ses pires appréhensions.

Mais elle secoua cette torpeur, comprenant toute la gravité de sa situation, combien les instants étaient précieux, et qu’il importait de prendre un parti sur-le-champ. Terrible fut alors son indécision. Que résoudre, que faire?

Remettrait-elle simplement la lettre à sa place, et continuerait-elle, comme si rien n’était, son rôle de dupe?... Non, ce n’était pas possible... Il y eût eu de la démence à se dessaisir ainsi de cette preuve flagrante de l’infamie du marquis.

D’un autre côté, garder la lettre, c’était provoquer une enquête et un esclandre... M. de Valorsay serait atteint mais non terrassé, et on ne saurait rien de ces projets qui nécessitaient l’intervention du médecin.

L’idée lui vint d’abord de courir chez son vieil ami le juge de paix... Mais le trouverait-elle?... Il demeurait fort loin et le temps pressait...

Alors elle songea à se rendre chez un homme d’affaires, chez un notaire, chez un juge... Elle montrerait la lettre, on en prendrait copie... Mais non, ce moyen ne valait rien, le marquis aurait ensuite la ressource de nier...

Elle se désespérait, elle s’accusait d’ineptie, quand une inspiration, soudaine comme l’éclair déchirant la nuit, illumina son cerveau.

—O Pascal! nous sommes sauvés!... s’écria-t-elle.

Aussitôt, sans plus réfléchir, elle jeta un manteau sur ses épaules, noua au hasard un chapeau sur sa tête, et sans rien dire à personne sortit.

Malheureusement elle ne connaissait pas le quartier, et quand elle arriva à l’angle de la rue Pigalle et de la rue Notre-Dame-de-Lorette, l’embarras la prit.

Tremblant de s’égarer, elle entra chez l’épicier dont le magasin occupe le coin, et d’une voix troublée:

—Voudriez-vous, monsieur, demanda-t-elle, m’indiquer un photographe aux environs...

Sa physionomie égarée donnait à cette demande une telle singularité, que l’épicier la toisa pour s’assurer qu’elle ne se moquait pas de lui.

—Vous n’avez qu’à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette, répondit-il enfin, et dans le bas, à main gauche, vous trouverez la photographie Carjat.

—Merci!...

L’épicier s’avança jusque sur le seuil de son magasin pour la suivre des yeux.

—Voilà, pensait-il, une jeune dame qui n’a pas la tête bien solide.

Ses allures, en effet, étaient si extraordinaires et si précipitées, qu’on se retournait sur son passage... Elle le remarqua, et faisant effort sur elle-même ralentit sa marche.

Aussi bien, elle approchait de l’endroit qu’on lui avait indiqué... Bientôt, de chaque côté d’une porte cochère, elle aperçut des cadres pleins de portraits, et au-dessus le nom qu’on lui avait dit: E. Carjat.

Elle entra... A droite de la vaste cour, sur la porte d’un élégant pavillon, un homme était debout, Mlle Marguerite s’approcha de lui, et demanda:

—M. Carjat?

—C’est ici, répondit l’homme. Madame vient pour une photographie?

—Oui.

—Alors que madame prenne la peine de passer, elle n’attendra pas longtemps, il n’y a guère que quatre ou cinq personnes à faire poser.

Quatre ou cinq personnes!... Combien cela exigerait-il de temps, une demi-heure, deux heures? Mlle Marguerite n’en avait même pas l’idée.

Ce qu’elle savait, c’est qu’elle n’avait pas une seconde à perdre, c’est que Mme Léon pouvait rentrer en son absence et tout découvrir... Et pour comble, elle se rappelait maintenant qu’elle n’avait même pas fermé le tiroir de la commode!...

—Je ne puis attendre, fit-elle d’un ton bref, il faut que je parle à M. Carjat, à l’instant...

—Cependant, madame...

—A l’instant, vous dis-je. Allez le prévenir... qu’il vienne!...

Son accent était si impérieux, il y avait tant de despotisme dans son regard, que l’homme n’hésita plus... Il la fit entrer dans un petit salon en lui disant:

—Que madame veuille bien s’asseoir, je vais avertir monsieur...

Elle s’assit... ses jambes fléchissaient. Elle commençait à se rendre compte de l’étrangeté de sa démarche, à douter du résultat et à s’étonner de sa hardiesse.

Mais elle n’eut pas le temps de préparer ce qu’elle voulait dire. Un homme, encore jeune, portant moustache et royale, vêtu d’un veston de velours, entra, et, s’inclinant devant elle, d’un air quelque peu surpris:

—Vous désirez me parler, madame?... fit-il.

—J’ai à vous demander, monsieur, un service immense.

—A moi?

Elle sortit de sa poche la lettre de M. de Valorsay, et la lui montrant:

—Je viens, monsieur, reprit-elle, vous supplier de me photographier la lettre que voici... mais tout de suite, là, devant moi, vite, bien vite!... Il y a l’honneur de deux personnes dans chacune des minutes que je perds!...

La violence était visible, que se faisait pour parler Mlle Marguerite... Ses joues s’empourpraient et elle tremblait comme la feuille...

Cependant, son attitude restait fière, la flamme des inspirations généreuses brillait dans ses grands yeux noirs, et on sentait à son accent la sérénité d’une âme forte, résolue de lutter jusqu’aux plus terribles extrémités pour une cause noble et juste.

Ce contraste frappant, ce combat entre les pudiques timidités de la jeune fille et la virile énergie de l’amante, lui prêtaient un charme étrange et pénétrant dont l’artiste n’essaya même pas de se défendre.

Si insolite que fut la requête, il n’hésita pas.

—Je suis prêt à faire ce que vous désirez, madame, répondit-il en s’inclinant.

—Oh!... monsieur, comment reconnaître jamais...

Il ne l’écoutait plus.

Ne pouvant retourner dans la salle où cinq ou six clients attendaient, non sans impatience, leur tour de poser, il venait d’appeler un de ses employés et lui commandait d’apporter bien vite l’appareil dont il avait besoin.

Mlle Marguerite s’était interrompue, mais dès qu’il eut achevé de donner ses instructions:

—Peut-être vous hâtez-vous trop, monsieur, commença-t-elle... Vous ne m’avez pas permis de m’expliquer, et c’est peut-être l’impossible que je souhaite... Je suis venue au hasard, sans renseignements, m’en remettant à une inspiration... Avant de vous mettre à l’œuvre, il faut savoir si ce que vous ferez peut répondre à mes intentions...

—Parlez, madame.

—Les épreuves que vous obtiendrez seront-elles bien conformes au modèle?...

—En tout.

—L’écriture sera pareille, trait pour trait?

—Ce sera la même, absolument.

—De telle sorte que si on venait à présenter une de vos photographies à la personne qui a écrit la lettre...

—Cette personne ne pourrait pas plus renier son écriture que si on lui présentait sa lettre même...

—Et l’opération ne laissera aucune trace?...

—Aucune.

Un sourire de triomphe passa sur les lèvres de Mlle Marguerite.

C’était bien là ce qu’elle avait pensé. Sur ces conditions reposait le plan de défense qu’elle avait soudainement conçu...

Et pourtant un doute encore faisait ombre à ses espérances... Elle était bien décidée à le lever, mais au moment d’interroger, toutes sortes de scrupules inquiétants la retenaient... C’était le secret de ses projets qu’elle allait livrer...

La nécessité lui fit surmonter les hésitations et d’une voix un peu altérée:

—Encore une question, monsieur, reprit-elle... Je suis une pauvre ignorante, excusez-moi et instruisez-moi... Cette lettre que je tiens sera rendue demain à son auteur, et il la brûlera... Si, plus tard, un... procès survenait et qu’il me fallût prouver certaines choses qu’on nierait et qu’établit cette lettre, les juges admettraient-ils comme preuve une de vos photographies?

L’artiste fut un moment à répondre.

Maintenant, il s’expliquait la démarche de Mlle Marguerite et l’importance qu’elle attachait à un fac-simile... mais cela donnait une gravité imprévue au service qu’il allait rendre et jusqu’à un certain point, estimait-il, engageait, non précisément sa responsabilité, mais sa conscience.

A une époque où le «chantage» de plus en plus, devient une industrie courante, où l’abominable trafic des correspondances compromettantes se fait presque au grand soleil, il était naturel qu’il hésitât à fournir à une inconnue le moyen de conserver une lettre, une preuve, que son auteur—elle-même l’avouait—se proposait de détruire...

Il réfléchissait donc, et en même temps il enveloppait Mlle Marguerite d’un regard perspicace, comme s’il eût espéré lire jusqu’au fond de sa conscience...

Était-il possible qu’avec ce front noble et pur, avec ces yeux où brillait la franchise, cette belle jeune fille méditât quelque lâche et ténébreuse perfidie...

Non, il ne pouvait le croire... A qui donc se fier si une telle physionomie mentait...

Une objection le détermina.

Il songea qu’il resterait forcément maître des épreuves, et il se dit que selon le contenu de la lettre il les livrerait ou les anéantirait...

—Mes fac-simile feraient certainement preuve en justice, madame, répondit-il, et même, ce ne serait pas la première fois qu’un tribunal rendrait un arrêt sur des pièces photographiées par moi...

Cependant l’employé était revenu rapportant l’appareil, et avec son aide le photographe le monta et le déposa dans le petit salon.

Puis, lorsque tout fut prêt:

—Veuillez me donner la lettre, madame, demanda-t-il.

Elle eut une seconde de perplexité, oh! rien qu’une seconde...

La loyale et bienveillante figure de l’artiste lui disait que celui-là ne la trahirait pas, qu’il lui donnerait plutôt secours et assistance...

Elle tendit donc la lettre du marquis de Valorsay, en prononçant, d’un air de dignité triste:

—C’est mon honneur et mon avenir, monsieur, que je remets entre vos mains... Et je suis sans inquiétude, je ne crains rien.

Lui comprit ce qui avait dû se passer en elle, qu’elle n’osait lui demander le secret, ou qu’elle l’avait jugé inutile...

Il eut pitié, et ses derniers soupçons s’envolèrent.

—Je lirai cette lettre, madame, dit-il, mais je serai le seul à la lire, je vous en donne ma parole... Personne que moi ne verra les épreuves.

Émue, elle lui tendit la main, qu’il serra, et dit simplement:

—Merci... c’est m’obliger deux fois que de m’obliger ainsi...

Obtenir d’une lettre un fac-simile absolument parfait, est une opération délicate et parfois assez longue.

Au bout de vingt minutes, cependant, le photographe possédait deux clichés qui lui promettaient des épreuves superbes.

Il les considéra d’un air satisfait; puis, rendant la lettre à Mlle Marguerite:

—Avant trois jours les fac-simile seront prêts, madame, et si vous voulez me dire à quelle adresse je dois les envoyer...

Elle tressaillit à ces mots, et vivement:

—Ne les envoyez pas, monsieur, fit-elle, gardez-vous en bien... Mon Dieu!... tout serait perdu si on venait à savoir... Je viendrai les chercher, ou je les enverrai prendre...

Et, sentant bien que confiance oblige:

—Mais je ne me retirerai pas, monsieur, ajouta-t-elle, sans me faire connaître... Je suis Mlle Marguerite de Chalusse...

Et elle sortit, laissant l’artiste tout surpris de l’aventure et ébloui de sa beauté...

Il y avait à ce moment un peu plus d’une heure qu’elle avait quitté la maison de M. de Fondège...

—Comme le temps passe!... murmurait-elle, en hâtant le pas autant qu’il lui était possible sans se faire remarquer, comme le temps passe!...

Néanmoins, si pressée qu’elle fût de rentrer, elle s’arrêta et perdit cinq minutes dans un magasin de mercerie de la rue Notre-Dame-de-Lorette, où elle acheta des rubans noirs et quelques menus objets de deuil.

Ne lui faudrait-il pas expliquer et justifier sa sortie, si les domestiques, ainsi que c’était possible et même probable, venaient à en parler?...

Elle pensait à tout.

Mais le cœur lui battait à rompre sa poitrine, en montant l’escalier du «général,» et l’angoisse suspendait sa respiration, quand elle sonna...

C’est que le succès de son expédition et de tous ses projets était subordonné à une circonstance indépendante de son action, et contre laquelle toute son habileté ne pouvait rien...

Que Mme de Fondège et Mme Léon fussent rentrées, et la soustraction de la lettre était découverte!

Heureusement, ce n’est pas en une heure qu’on achète les matériaux d’une toilette comme celle que rêvait «la générale...» Ces dames étaient encore dehors et Mlle Marguerite retrouva tout dans l’état où elle l’avait laissé...

Soigneusement elle replaça la lettre dans le tiroir, le referma et remit la clef dans la poche de la robe de Mme Léon.

Alors, elle respira, et, pour la première fois depuis six jours, elle eut un mouvement de joie...

Désormais, sans que le marquis de Valorsay s’en doutât, elle le tenait... Quoi qu’il entreprît contre elle, quelle que fût la trame savante qu’il avait ourdie pour la perdre, et paraître ensuite la sauver, elle ne le craignait plus...

Il brûlerait sa lettre le lendemain, et penserait ainsi anéantir toutes les preuves de son infamie... Et pas du tout, elle, au moment décisif, quand le marquis croirait triompher, elle tirerait pour ainsi dire cette lettre du néant, et l’en écraserait. Et c’était elle, une jeune fille, qui jouait ce fourbe insigne!...

—Je n’ai pas été indigne de Pascal, se disait-elle avec une douce trépidation d’orgueil.

Mais Mlle Marguerite n’était pas de ces faibles qu’un sourire de la destinée enivre et qui, imprudents, s’endorment dans la vanité d’un premier succès...

La fièvre de l’action tombée, elle eût été disposée à s’amoindrir plutôt qu’à s’exagérer l’avantage qu’elle venait de remporter.

C’est qu’elle voulait la victoire complète, éclatante...

C’était peu, à ce qu’il lui semblait, de démasquer le marquis de Valorsay, elle était résolue à pénétrer jusqu’au plus profond de ses desseins, décidée à lui arracher le secret de son acharnement à la poursuivre...

Puis, elle avait beau se sentir une arme formidable, elle ne pouvait se défendre d’appréhensions sinistres en songeant aux menaces de la lettre du marquis.

«Grâce au concours d’un de mes amis, écrivait-il, je puis placer cette fière personne dans une position terrible, très-périlleuse, et d’où elle ne sortirait probablement pas seule...»

Cette phrase ne devait plus sortir de la mémoire de Mlle Marguerite.

Qu’était-ce que ce danger suspendu au-dessus de sa tête, d’où viendrait-il, comment et sous quelle forme?... Quelle machination abominable n’y avait-il pas à attendre du misérable qui avait froidement déshonoré Pascal?... Comment l’attaquerait-il, elle?... S’en prendrait-il à sa réputation de jeune fille ou à sa personne?... Devait-elle trembler d’être attirée dans quelque guet-apens ignoble, et abandonnée aux outrages d’abjects scélérats!...

Mille souvenirs affreux du temps où elle était apprentie charrièrent tout son sang à son cerveau.

—Je ne sortirai plus sans être armée, pensa-t-elle, et malheur à qui porterait la main sur moi!...

Ah!... n’importe, le vague de la menace en doublait l’effroi. Il n’est pas de vaillance capable d’envisager froidement un péril inconnu, mystérieux, toujours imminent et qui ne laisse pas de relâche à la pensée:

Et ce n’était pas tout...

Le marquis n’était pas son seul ennemi... Elle avait tout, de même, à redouter des Fondège, ces dangereux hypocrites qui ne l’avaient attirée chez eux que pour l’y égorger plus sûrement...

M. de Valorsay écrivait que les Fondège ne l’inquiétaient pas et qu’il avait vu clair dans leur jeu... Quel était donc leur jeu?... Ils tenaient à ce qu’elle devînt la femme de leur fils, jusqu’où pousseraient-ils la contrainte?...

Enfin, une suprême terreur achevait de bouleverser son âme, l’instant d’avant pleine de sécurité et d’espérance...

Quand on l’attaquerait, lui laisserait-on le temps de se reconnaître et de faire usage du fac-simile de la lettre!...

—Il faut, pensa-t-elle, que je révèle mon secret à un homme sûr qui me vengerait...

Heureusement, elle avait un ami à qui se confier: le vieux juge de paix...

Déjà elle avait songé à le consulter. Sa conduite, jusqu’ici, avait été à la hauteur des circonstances, mais elle sentait bien qu’à mesure que les événements se précipiteraient, il faudrait pour les dominer une expérience plus mûre que la sienne.

Elle était seule, elle n’avait à se défier d’aucun espionnage immédiat, il y eût eu folie à ne pas profiter des quelques instants de liberté qui lui étaient laissés.

Elle sortit donc son buvard de sa malle, et après s’être barricadée pour éviter une surprise, elle se mit à écrire pour son vieux conseiller le récit des événements qui s’étaient succédé depuis leur dernière entrevue.

Avec une rare précision et une minutieuse abondance de détails, elle lui dit tout. Elle lui transcrivit la lettre de M. de Valorsay en lui donnant assez d’indications pour qu’en cas de malheur il pût en aller retirer les épreuves à la photographie Carjat...

Sa lettre achevée, elle ne la ferma pas.

—S’il survient quelque chose avant que je puisse la jeter à la poste, se disait-elle, je l’ajouterai.

Elle s’était hâtée tant qu’elle avait pu, croyant à tout moment entendre rentrer Mme de Fondège et Mme Léon...

Appréhension bien chimérique, en vérité.

Il était près de six heures, quand les deux «coureuses de magasins» reparurent, harassées à ce qu’elles disaient d’un si étonnant travail, mais rayonnantes...

Outre qu’elle avait acheté tout ce qu’exigeait sa fameuse toilette, «la générale» avait trouvé «un solde» de dentelles d’une rare beauté, et ma foi! elle en rapportait pour quatre mille francs.

—Il est de ces occasions qu’on ne doit pas laisser échapper, disait-elle, en étalant son emplette... Et, d’ailleurs, il en est des dentelles comme des diamants, il est sage d’en acheter tant qu’on peut... cela reste. Ce n’est pas une dépense, c’est un placement.

Raisonnement subtil, qui a coûté cher à plus d’un mari.

La gouvernante, elle, montrait fièrement à sa «chère demoiselle» une superbe confection, dont Mme de Fondège lui avait fait présent!...

—Allons, pensa Mlle Marguerite, l’argent ne coûte guère, dans cette maison!...

C’était même à supposer qu’il ne coûtait rien du tout.

«Le général» étant rentré peu après, amenant à dîner un de ses amis, on se mit à table, et Mlle Marguerite apprit que pas plus que sa femme, le digne homme n’avait perdu sa journée.

Lui aussi il tombait de fatigue, et véritablement il y avait de quoi.

Tout d’abord, il avait acheté les chevaux de cet aimable gentilhomme qui venait de faire «le plongeon,» et il les avait eus pour 5,000 fr., une bouchée de pain, vu leur beauté... Moins d’une heure après, il en avait refusé presque le double d’un amateur célèbre, M. de Breulh-Faverlay... Cette excellente spéculation l’ayant mis en goût, il était allé rôder autour d’un fort beau cheval de selle, et comme on le lui avait laissé pour cent louis, il n’avait pas su résister... Ce n’était pas une folie, certain qu’il était de le revendre avec mille francs au moins de bénéfice quand il voudrait.

—De sorte, remarqua son ami, que si vous achetiez tous les jours un cheval pareil, vous vous feriez, par an, 365,000 livres de rentes...

Était-ce une simple plaisanterie, comme on en fait à ces gens qui ont la manie de se vanter de marchés fabuleux?... Le mot avait-il une portée plus sérieuse et tout à fait blessante?...

C’est ce que Mlle Marguerite ne put discerner.

Le positif, c’est que «le général» prit gaiement l’observation, et n’en continua pas moins allègrement à donner l’emploi de sa journée...

Ayant les chevaux, il s’était inquiété d’une voiture, et il en avait trouvé une toute neuve, qu’un prince Russe avait laissée pour compte et que pour cette raison le carrossier lui avait vendue à perte... Aussi, pour récompenser ce brave homme, avait-il fait, en outre, l’acquisition d’un coupé.

Enfin, il avait loué, rue Pigalle, à deux pas, une écurie et une remise, et il attendait le lendemain un cocher et un palefrenier.

—Et tout cela, observa gravement Mme de Fondège, nous coûtera moins cher que l’exécrable voiture que nous avions la niaiserie de louer à l’année!... Oh! je sais ce que je dis, j’ai fait mes calculs... Tous les mois, avec les pourboires et les suppléments, j’en avais pour bien près de mille francs... trois chevaux et un cocher ne nous reviendront pas à cela... Et quelle différence!... Au moins nous tiendrons notre rang et ne serons pas écrasés par des gens de rien... Je n’aurai plus à rougir des rosses exténuées que le loueur me fournissait, ni à endurer l’insolence des gens qu’il employait... J’avais jusqu’ici reculé devant la première dépense... elle est faite... j’en suis contente. Nous regagnerons cela sur autre chose.

—Sur les dentelles, sans doute!... pensait Mlle Marguerite, qui toute la soirée eut à subir des projets d’économie pour le moins aussi ingénieux.

Elle était exaspérée, quand vers minuit elle regagna sa chambre, et pour la dixième fois elle répétait:

—Mais pour qui donc me prennent-ils!... Me supposent-ils donc idiote, qu’ils étalent devant moi ce qu’ils ont volé à mon père, ce qu’ils m’ont volé!... Que des filous vulgaires se fassent prendre faute de pouvoir se tenir de dépenser follement le produit de leurs vols, on le comprend, mais eux!... Ils ont perdu la tête.

Depuis un moment déjà Mme Léon était couchée, Mlle Marguerite s’assura qu’elle dormait, et reprenant la lettre au vieux juge de paix, elle y ajouta ce post-scriptum:

P. S. «Impossible de conserver l’ombre d’un doute... D’après mon calcul, M. et Mme de Fondège ont aujourd’hui jeté au vent plus de 20,000 francs...

«Cette impudence ne viendrait-elle pas de la certitude où ils sont qu’il n’existe aucune preuve du crime et qu’on ne peut les attaquer?...

«Cependant, ils m’ont encore parlé de leur fils, le lieutenant Gustave de Fondège, on me le présentera demain...

«Demain, aussi, entre trois et quatre heures, je me rendrai chez l’homme qui peut me découvrir la retraite de Pascal, chez M. Isidore Fortunat... J’espère pouvoir m’esquiver assez facilement, parce qu’à ce moment-là Mme Léon sera chez le marquis de Valorsay.—M...»

IX

La vieille histoire du talon d’Achille sera éternellement vraie.

Humble ou puissant, fort ou faible, il n’est personne qui n’ait un défaut à sa cuirasse, un endroit vulnérable par excellence, une certaine place secrète où les blessures sont plus terribles et plus cuisantes.

L’endroit faible de M. Isidore Fortunat, c’était sa caisse.

Le frapper là, c’était l’atteindre aux sources mêmes de la vie. C’était le toucher au point où s’était retiré tout ce qu’il avait de sensibilité.

C’est dans cette bienheureuse caisse, et non dans sa poitrine, que palpitait véritablement son cœur... Par elle, il jouissait ou souffrait, heureux quand elle se gonflait à la suite de quelque brillante opération bien conduite, désespéré s’il la voyait se vider après quelque mauvaise affaire imprudemment engagée.

Cela explique ses tortures, ce dimanche maudit où, congédié brutalement par le spirituel M. Wilkie, il regagnait son logis en compagnie de son employé Victor Chupin.

Cela dit aussi ce qu’il y avait de profondément réel dans cette haine qu’il vouait au marquis de Valorsay et au vicomte de Coralth...

L’un, le marquis, d’un seul coup de filet, lui raflait quarante mille francs en beaux écus vivants et frétillants...

L’autre, le vicomte, venait de lui couper subitement l’herbe sous le pied et lui enlevait la prime magnifique de l’héritage de Chalusse, prime qu’il avait considérée comme acquise et déjà en sac.

Et non-seulement il était volé, dépouillé, escroqué,—il employait ces expressions,—mais il était joué, dupé, roulé, berné!... Et par qui?... par des gens qui ne faisaient pas comme lui profession d’être habiles... Lui, l’homme d’affaires impeccable, être victime de vulgaires «amateurs!»

Comme du vitriol versé sur une plaie vive, le fiel de l’amour-propre déchiré exaspérait la blessure saignante de sa cupidité.

En pareille occurrence, les menaces d’un tel homme avaient une effrayante portée... L’argent est froid, dit-on, mais il est dur, et c’est pour cela que ses vengeances sont implacables.

Et c’est en ce moment, lorsque M. Isidore Fortunat venait de jurer avec d’épouvantables blasphèmes la perte du marquis de Valorsay et du vicomte de Coralth, c’est à cette heure précise que sa gouvernante, l’austère Mme Dodelin lui remit la lettre de Mlle Marguerite...

Il la lut avec un sentiment d’immense stupeur, par trois fois, en se frottant les yeux, et tout haut comme s’il eût eu besoin de se prouver qu’il était bien éveillé.

«—Mardi, répétait-il, après-demain... chez vous... entre trois et quatre heures... il faut que je vous parle!...»

Si étrange était son attitude, tant de passions diverses et violentes bouleversaient son visage habituellement impassible, que Mme Dodelin, brûlant de curiosité, restait plantée devant lui, bouche béante, sans haleine, regardant de tous ses yeux, écoutant à pleines oreilles...

Il s’en aperçut, et d’un ton furieux:

—Que faites-vous là?... C’est se moquer! Vous m’épiez, je crois! Retournez donc voir à votre cuisine si j’y suis...

Elle s’enfuit, effrayée et lui-même passa dans son cabinet.

La réflexion faisant son œuvre, son cœur bondissait de joie, et il ricanait méchamment à l’espoir d’une revanche prochaine.

—Elle a du flair, grommelait-il, cette petite, et aussi de la chance... Elle choisit pour s’adresser à moi le jour où j’ai résolu de la défendre et de réhabiliter son amoureux, cet imbécile d’honnête homme qui s’est laissé déshonorer par les plus vils gredins... Je me proposais de me mettre à sa recherche, elle vient à moi... J’allais lui écrire, elle m’écrit... Qu’on dise donc après qu’il n’y a pas une Providence!...

Comme beaucoup de gens, M. Fortunat croyait pieusement à la Providence, quand les événements tournaient à son gré...

Dans le cas contraire, il la niait.

—Si la petite a de l’aplomb, poursuivit-il, et elle me paraît n’en pas manquer, si son amoureux a de la «poigne,» le Valorsay et le Coralth seront en liquidation fin courant, au plus tard... Et dame!... pas de concordat!... Et s’il faut dépenser dix mille francs pour les couler, et que ni Mlle Marguerite, ni M. Férailleur ne les aient, eh bien!... je les leur avancerai... à cinq,... sans commission... Je les dépenserais de ma poche, au besoin!... Ah!... mes fistons, nous avons voulu rire!... Doucement!... Je demande la remise à huitaine pour voir qui rira le dernier!...

Il s’interrompit; Victor Chupin, qui était resté en arrière pour payer la voiture, venait d’entrer dans le cabinet.

—Vous m’avez remis vingt francs, m’sieu, dit-il à son patron, j’ai donné quatre francs vingt-cinq centimes au cocher, voici le reste...

—Gardez cela pour vous, Victor, fit M. Fortunat.

Quoi! quinze francs soixante-quinze centimes!

En tout autre circonstance, cette magnificence insolite eût arraché à Chupin une prodigieuse grimace de satisfaction...

Ce jour-là, il n’eut pas un sourire; il glissa distraitement l’argent dans sa poche, et c’est à peine si du ton le plus froid il balbutia:

—Merci!...

Tout à son idée, le dénicheur d’héritages ne remarqua pas ce détail:

—Nous les tenons, Victor, reprit-il... Je vous ai dit que Coralth et Valorsay me payeraient leur trahison, l’échéance est proche... tenez, lisez cette lettre...

Il la lut attentivement d’un air capable, et quand il eut achevé:

—Eh bien!... demanda M. Fortunat.

Mais Chupin n’était pas un garçon à émettre un avis à la légère.

—Excusez-moi, m’sieu, dit-il, mais pour vous répondre, il faudrait connaître l’affaire. Je n’en sais que ce que vous m’en avez dit, ce n’est guère, et ce que j’ai deviné, pas grand chose, total, rien du tout...

M. Fortunat se recueillit un moment.

—Votre réflexion est juste, Victor, prononça-t-il enfin... Jusqu’ici, ce que je vous avais expliqué suffisait; maintenant que j’attends de vous des services plus sérieux, je dois tout vous apprendre, tout ce que je crois savoir, du moins, de cette affaire... Cela vous donnera la mesure de ma confiance en vous...

Et aussitôt, en effet, il raconta à Chupin ce qu’il connaissait de l’histoire de M. de Chalusse, du marquis de Valorsay et de Mlle Marguerite... C’était, à bien peu de chose près, la vérité...

Mais s’il avait pensé que ces confidences le hausseraient dans l’estime de son employé, il s’était singulièrement abusé.

Chupin avait assez d’expérience et de bon sens pour juger les choses... Il discerna fort bien que le beau mouvement d’honnêteté de M. Fortunat venait surtout d’une déception et d’une pique d’amour-propre, et que, s’il n’eût pas été lésé, il eût laissé sans le moindre soulèvement de conscience le marquis de Valorsay accomplir en paix son œuvre d’infamie...

Cependant son mobile visage garda le secret de ses impressions... D’abord il n’avait pas mission de dire à M. Fortunat son fait, et en second lieu il estima le moment peu opportun pour une déclaration de principes.

Lors donc que son patron s’arrêta:

—Comme cela, s’écria-t-il vivement, il s’agit de pincer les coquins... j’en suis! Et ce n’est pas pour me flatter, m’sieu, mais je puis vous être crânement utile... Est-ce des détails sur le passé du vicomte de Coralth, qu’il vous faut?... Voilà!... C’est que je le connais, le brigand, et à fond!... Il est marié, je vous l’ai dit, avant huit jours je vous amènerai sa femme... je ne sais pas où elle est, mais elle tient un bureau de tabac, cela me suffit... Elle vous contera comment il est vicomte... Lui, vicomte!... Oh! là, là... as-tu fini tes manières!... Vicomte! comme moi... Je vous en apprendrai de drôles, allez, je vous le promets...

—Soit!... mais le plus pressé serait de savoir comment il vit en ce moment, et de quoi?

—Pour sûr, ce n’est pas de son travail... Mais, minute, on s’informera... Le temps de rentrer chez moi me changer et me «faire une tête,» et je me mets après lui... Et que je sois pendu si, avant mardi, je ne vous reviens pas avec un rapport complet.

Un sourire satisfait errait sur les lèvres de M. Fortunat.

—Bien, Victor, approuva-t-il, très-bien! Je vois que vous me servirez avec votre zèle et votre intelligence ordinaires... Comptez que vous serez payé comme jamais vous ne l’avez été. Tant que vous vous occuperez de cette affaire, vous aurez dix francs par jour, et je vous réglerai à part votre nourriture, vos voitures et tous vos frais...

La proposition était superbe, et cependant, loin de paraître ravi, Chupin hocha la tête d’un air grave.

—Vous savez si je tiens à la monnaie, m’sieu, commença-t-il...

—Trop, Victor, mon garçon, trop...

—Pardon, c’est que j’ai des charges, m’sieu... Vous connaissez mon intérieur—il disait ce mot superbement—vous avez vu ma bonne femme de mère, tout cela coûte...

—Bref, vous trouvez que je ne vous offre pas assez...

—Au contraire, m’sieu... mais vous ne me laissez pas finir!... J’aime l’argent, n’est-ce pas? Eh bien!... pour cette affaire, je ne veux pas être payé... Je ne veux ni appointements ni frais, ni un centime, ni rien... Je vous servirai, mais pour moi, pour mon plaisir, gratis... «à l’œil.»

M. Fortunat ne put retenir une exclamation de surprise... Littéralement les bras lui tombaient...

Chupin, qui avait au gain l’âpreté d’un vieil usurier, Chupin l’avidité même, refuser de l’argent!... cela ne s’était jamais vu et ne se reverrait plus...

Lui, cependant s’animait peu à peu, des rougeurs fugitives montèrent à ses joues plombées et d’une voix rauque, il poursuivait:

—C’est mon idée, comme cela!... J’ai huit cents «balles» sous un carreau de ma chambre, en or... un an de sueur... je les mangerai s’il faut jusqu’au dernier centime. Et quand je verrai le Coralth tombé plus bas que la boue, je dirai: «Voilà qui est bien!» et je jouirai pour plus de cent mille francs... Si vous aviez un «embêtement» qui vous revînt la nuit, quand vous ne dormez pas, vous donneriez bien quelque chose, pas vrai, m’sieu, pour vous en débarrasser... Eh bien! c’est mon cauchemar, ce brigand-là... Il faut voir à en finir.

M. de Coralth qui avait beaucoup d’expérience, eût été certainement effrayé, s’il eût vu ce singulier ennemi qu’il ne connaissait pas... Ses yeux, d’un bleu pâle et indécis, habituellement, avaient en ce moment l’éclat de l’acier, et ses poings se crispaient dans le vide...

—C’est lui, continua-t-il d’un air sombre, qui est cause de tout... Je vous l’ai conté, m’sieu, j’ai fait un mauvais coup dans le temps... Sans un miracle du bon Dieu, je tuais un homme, le roi des hommes!... Eh bien! si M. André s’était cassé les reins en tombant de son cinquième, mon Coralth serait aujourd’hui le duc de Champdoce à la place du vrai!... Et on le laisserait «se la couler douce,» rouler carrosse et «épater» le monde!... Ah! ce ne serait pas à faire!... Des gars comme ça, il n’y en a que trop, qui font du tort à la salubrité publique... Minute, Coralth, mon vieux, je suis à toi, je te vais servir!... D’abord, je lui dois ça et je paye mes dettes, moi!... Quand M. André m’a tiré du pétrin, et vrai comme il fait jour, je méritais d’avoir le coup {cou?} coupé, il ne m’a pas fait de conditions... Il m’a seulement dit: «Si tu n’es pas pourri jusqu’aux moëlles, tu seras honnête, désormais!...» Et il fallait le voir, disant cela, tout démoli encore de sa chute, l’épaule entortillée et pâle comme une guenille... Cré nom!... je me sentais petit devant lui, comme un ver de terre!... Alors je me suis juré que je lui ferais honneur... Et quand il me vient de mauvaises idées, car il m’en vient, ou quand «la soif me galope,» je me dis: «De quoi! attends un peu, je vais te payer une chopine, moi, et... et m’sieu André, donc!» Et ça me coupe la soif comme avec la main. J’ai son portrait à la maison, et, tous les soirs, avant de me mettre dans les toiles, je lui raconte ma journée... et, vrai, il y a des fois où je crois qu’il me rit... C’est bête comme tout, peut-être bien, mais je ne suis pas honteux... M’sieu André et ma pauvre bonne femme de mère, voilà mes deux béquilles, et je ne crains plus les faux pas!...

Schébel, le philosophe allemand, qui a écrit une théorie de la volonté en quatre tomes, était moins fort que Chupin.

—C’est pour dire, m’sieu, reprit-il, que vous pouvez garder votre argent... Je suis honnête, moi, et les honnêtes gens doivent se prêter la main gratis, comme les compagnons d’un même devoir... Il ne s’agirait pas de Coralth que cela m’irait encore de trimer pour ce pauvre mâtin qu’on voudrait faire passer pour un filou... Comment l’appelez-vous déjà?... Férailleur... drôle de nom!... Mais c’est égal, on le tirera d’affaire et il épousera sa particulière... D’abord, moi je suis de la noce, je passe chez mon tailleur, la main aux dames et... en place pour le quadrille!...

Et il ricanait d’un rire inquiétant, qui découvrait ses dents aiguës à trancher du fer.

Mais l’énergie des plus terribles rancunes vibrait sous son âpre ironie, et M. Fortunat ne conçut aucune appréhension.

Il était sûr que ce volontaire de la haine le seconderait mieux «à l’œil,» comme il disait, que l’auxiliaire le plus chèrement payé...

—Voilà donc qui est convenu, dit-il, je puis compter sur vous, Victor...

—Comme sur vous-même, m’sieu, à l’heure ou à la course.

—Et vous espérez avoir des renseignements positifs mardi?

—Avant... si le guignon ne s’en mêle pas.

—Très-bien... Je vais de mon côté me préoccuper de M. Pascal Férailleur... Quant aux petites affaires de Valorsay, je les sais mieux que lui-même... Il faut que nous soyons prêts à entrer en campagne quand Mlle Marguerite viendra, et selon ce qu’elle nous apprendra, nous agirons...

Chupin avait déjà pris son chapeau, mais au moment de sortir:

—Bêta! s’écria-t-il, j’oubliais le principal... Où demeure le Coralth?

—Malheureusement je l’ignore...

Selon sa coutume, dans les circonstances épineuses, Chupin se mit à gratter furieusement ses cheveux jaunes.

—Mauvaise affaire... grommelait-il. Des vicomtes comme celui-là ne se font pas afficher sur le Bottin... Enfin, je le trouverai toujours...

Ce qui n’empêche pas qu’il se retira très-contrarié.

—Pas de chance au bâtonnet, pensait-il, tout en gagnant d’un bon pas son domicile. Je vais perdre ma soirée à chercher l’adresse de mon brigand... A qui la demander?... Au concierge de Mme d’Argelès?... La connaît-il?... Au domestique de M. Wilkie?... Ce serait dangereux.

Il songeait à aller rôder autour de l’hôtel de M. de Valorsay, et à offrir quelque chose adroitement à l’un des valets, quand en traversant le boulevard, la vue du restaurant Brébant fit jaillir dans sa cervelle l’idée qu’il cherchait en vain.

—A moi la pose! gronda-t-il, mon homme est pincé!...

Et aussitôt, sûr de son projet, il entra dans le café le plus voisin.

—Un bock, garçon!... commanda-t-il, et tout ce qu’il faut pour écrire.

C’était un souvenir de certaine industrie inavouable qu’il avait jadis exercée, qui venait de fournir à Victor Chupin un moyen de sortir d’embarras.

En tout autre occasion, il eût hésité à employer un expédient aussi hasardé, mais le caractère de ses adversaires justifiait tout, le temps pressait et il n’avait pas le choix des ressources...

Dès que le garçon l’eut servi, il avala son verre de bière pour aider l’inspiration, et prenant la plume, il écrivit de sa plus belle écriture qui n’était pas belle:

«Mon cher vicomte.

«Voici les cent francs que j’ai perdus hier soir au piquet... A quand ma revanche?...

«Ton ami,             VALORSAY.»

Cette lettre achevée, il la relut par trois fois, très-inquiet de savoir si c’était bien là le style qu’emploient des gens «très-chic» qui se renvoient de l’argent... Franchement, il doutait... Ainsi sur le brouillon, il avait écrit «bezigue,» et sur la copie, il l’avait remplacé par «piquet,» qui lui avait paru un jeu aristocratique.

—Mais bast!... se dit-il, on n’y regardera pas de si près!

Et comme la lettre était sèche, il la plia et la glissa dans une enveloppe en y joignant un billet de cent francs qu’il tira d’un vieux portefeuille.

Sur l’enveloppe, il écrivit:

A Monsieur le vicomte de Coralth,
En Ville.

Ces mesures prises, il paya sa consommation, et d’un pied fiévreux courut jusqu’au restaurant Brébant. Deux garçons flânaient devant la porte, et leur montrant la lettre:

—Connaissez-vous ce nom?... demanda-t-il poliment. Un monsieur qui sortait de chez vous a laissé tomber cela, j’ai couru après lui pour le lui rendre... impossible de le rejoindre...

Les deux garçons examinèrent l’adresse.

—Coralth... répondirent-ils, nous ne connaissons que lui... ce n’est pas un client, mais il vient ici quelquefois...

—Et où demeure-t-il?

—Pourquoi?

—Pour lui porter cette lettre, donc!

Les garçons haussèrent les épaules...

—Laissez donc, firent-ils, ce n’est pas la peine de vous déranger.

C’était là que Chupin, qui avait prévu l’objection, les attendait...

—Excusez, fit-il, c’est qu’il y a de l’argent dans la lettre.

Et entre-bâillant l’enveloppe, il montra le billet de cent francs.

Dès lors, pour les garçons, la question changea.

—C’est différent, prononça l’un d’eux, du moment qu’il y a de l’argent, vous devez rendre... Mais vous seriez bien bon de courir... Remettez cela ici, au comptoir, et la première fois que le vicomte viendra, on le lui rendra...

Un frisson courut le long de l’échine de Chupin, il vit son billet perdu.

—Ah! je la trouve mauvaise, s’écria-t-il. Laisser ma trouvaille ici?... Jamais de la vie!... Et cette petite récompense honnête, qui donc l’aurait?... Un vicomte, c’est toujours généreux, celui-là est capable de me mettre vingt francs dans la main... C’est pourquoi je veux son adresse.

L’objection était de nature à toucher les garçons, ils trouvèrent que le «jeune homme» avait raison, mais ils ignoraient l’adresse de M. de Coralth et ne voyaient nul moyen de se la procurer.

—A moins cependant, observa l’un d’eux, que le chasseur ne la sache...

Le chasseur, appelé, se souvint qu’une fois il était allé chercher un pardessus chez M. de Coralth.

—J’ai oublié son numéro, déclara-t-il, mais je suis sûr qu’il demeure rue d’Anjou, presque au coin de la rue de la Ville-l’Évêque...

Le renseignement ne brillait pas par sa précision, mais il devait suffire à un Parisien pur sang tel que Victor Chupin.

—Bien des merci de l’obligeance, m’sieu, dit-il au chasseur... Avec vos indications, un aveugle de naissance n’irait peut-être pas tout droit chez M. de Coralth, mais, moi, j’y vois clair, et j’ai une langue... Et vous savez, s’il y a une récompense, comptez sur moi, je repasserai payer une tournée...

—Et si vous ne dénichez pas votre individu, ajoutèrent les garçons, rapportez le billet de banque ici, on le lui rendra.

—Naturellement!... répondit Chupin, qui prononçait «turellement».... Jusqu’au plaisir, messieurs...

Et il s’éloigna à grandes enjambées.

—Revenir... grommelait-il, plus souvent! Tas de farceurs, j’ai vu le moment où ils posaient la main sur mon «image de changeur!»

Mais la frayeur qu’il avait eue s’était dissipée, et tout en prenant au plus court pour gagner le faubourg Saint-Denis, il s’applaudissait du succès de son stratagème.

—Car voilà mon vicomte pincé, pensait-il... La rue d’Anjou-Saint-Honoré n’a pas cent numéros, et quand je devrais aller de porte en porte, ce serait vite fait!...

Il trouva sa mère en train de tricoter, comme toujours, quand il rentra.

C’était le seul travail que sa cécité, presque complète, lui permît, et elle s’y employait avec acharnement.

—Ah!... te voilà, Toto, fit-elle joyeusement; je ne t’espérais pas sitôt... Sens-tu la bonne odeur?... Comme tu dois être très-fatigué, ayant passé la nuit, je t’ai mis le pot-au-feu...

Comme toutes les fois lorsqu’il rentrait, Chupin embrassa la digne femme avec cette tendresse respectueuse qui avait si fort surpris M. Fortunat.

—Tu es toujours trop bonne!... fit-il. Et moi, malheureusement, je ne puis rester dîner avec toi.

—Tu me l’avais promis, cependant.

—C’est vrai, m’man, mais les affaires, vois-tu, les affaires...

La brave femme hocha la tête.

—Toujours des affaires!... fit-elle.

—Dame!... quand on n’a pas dix mille francs de rentes!...

—Oui, tu es devenu travailleur, Toto, et cela me rend bien heureuse, mais tu es trop ardent après l’argent, et cela me fait peur...

—C’est-à-dire que tu crains que je fasse quelque chose qui ne soit pas honnête... Eh bien! et toi donc, m’man, et m’sieu André... crois-tu que je vous oublie?

La brave femme se taisant, il passa dans la soupente qu’il appelait pompeusement sa chambre, et rapidement il échangea son costume,—le plus neuf et le plus beau qu’il eût,—contre un vieux pantalon à carreaux, une blouse de laine noire et une casquette de toile cirée.

Et quand il eut achevé et donné à ses cheveux un certain tour, véritablement il fut méconnaissable.

Au lieu et place de l’employé de M. Fortunat apparaissait un de ces louches garnements qui font leur journée de six heures du soir à minuit, autour des cafés et des théâtres, et qui, tant que le jour dure, battent des cartes grasses dans les bouges des barrières.

C’était l’ancien Chupin qui ressuscitait... Toto Chupin tel qu’on l’avait connu avant sa conversion.

Et lui-même, se donnant un dernier coup d’œil dans le petit miroir suspendu au-dessus de sa table, fut étonné de sa physionomie...

—Cristi! murmura-t-il, je marquais mal, dans ce temps-là!

Il avait pris toutes sortes de précautions pour ne faire aucun bruit en s’habillant, mais en vain. Sa mère, avec cette prodigieuse acuité d’ouïe des aveugles, avait suivi tous ses mouvements aussi sûrement que si elle eût été près de lui, y voyant...

—Tu viens de te changer, Toto? demanda-t-elle.

—Oui, m’man...

—Pourquoi as-tu mis ta blouse, mon fils?

Si accoutumé qu’il fût à l’étrange perspicacité de sa mère, il fut stupéfait... Mais il ne songea pas à nier... Elle n’eût eu qu’à étendre la main pour s’assurer qu’il mentait.

—C’est pour une course que j’ai à faire, répondit-il.

Le visage si doux de l’aveugle était devenu sévère.

—Tu as donc besoin de te déguiser?... prononça-t-elle.

—Mais, m’man...

—Tais-toi, mon fils!... Quand on veut n’être pas reconnu, c’est qu’on va faire quelque chose de mal... Depuis que ton patron est venu ici, tu me caches quelque chose... Ne sais-tu donc pas que je ressens tout ce qui se passe en toi!... Prends garde, Toto!... Depuis que j’ai entendu la voix de cet homme, je suis sûre qu’il est capable de te pousser à quelque crime, comme les autres, autrefois...

L’aveugle prêchait un converti.

Depuis deux jours, le «pisteur d’héritages» se montrait sous un aspect si étrange, que Chupin, à part soi, s’était promis de changer de patron.

—Je te jure de le «lâcher,» m’man, déclara-t-il, ainsi, rassure-toi.

—Bien!... Mais en ce moment, où vas-tu?

Il n’était qu’un moyen de rassurer complétement la digne femme, c’était de lui tout confier.

Ainsi fit Chupin, avec la dernière franchise.

—Eh bien!... reprit-elle, quand il eut fini, tu vois avec quelle facilité tu te laisserais entraîner!... Comment as-tu pu te charger de faire ce honteux métier d’espion, toi qui sais où il peut conduire!... C’est la protection du bon Dieu qui t’a sauvé cette fois-ci d’une action que tu te serais reprochée toute la vie... Les intentions de ton patron sont bonnes, maintenant; elles étaient criminelles, quand il t’a commandé de suivre cette Mme d’Argelès... Pauvre femme!... elle s’était sacrifiée pour son fils, elle se cachait de lui, et tu travaillais à la trahir!... Pauvre créature... Ah! qu’elle a dû souffrir et comme je la plains!... Être ce qu’elle est et se voir dénoncée à son fils!... Moi qui ne suis qu’une malheureuse, je serais morte de honte!...

Chupin se mouchait à faire trembler les vitres, ce qui était sa manière de dissimuler son émotion quand elle allait jusqu’aux larmes...

—Tu parles comme une bonne femme de mère que tu es, s’écria-t-il enfin, et je suis plus fier de toi que si tu étais la plus belle dame et la plus riche de Paris, parce-que tu es la plus honnête et la plus vertueuse, et je ne serais qu’un lâche, «un feignant,» le dernier des propre-à-rien, si je te causais un chagrin... Et si jamais on me prend «à filer» quelqu’un d’un pied, je veux qu’on me coupe l’autre... Mais pour cette fois...

—Pour cette fois, va, Toto, je suis tranquille...

Il partit le cœur plus léger, et bientôt ne songea plus qu’à la mission dont il était chargé.

Ce n’était pas par pure fantaisie qu’il avait changé de costume. Son imprudence de la nuit précédente, chez Brébant, devait avoir fixé sa physionomie dans la mémoire du vicomte de Coralth, et au moment de s’attacher à ses pas, il importait de dérouter autant que possible ses investigations...

Cependant, il arrivait à la rue d’Anjou-Saint-Honoré, il commença bravement ses recherches.

Elles ne furent pas heureuses tout d’abord. Partout où il entrait pour demander le vicomte, on lui répondait qu’on ne le connaissait pas.

Il avait déjà visité la moitié de la rue, lorsqu’il arriva à une des plus belles maisons, devant laquelle stationnait, toute pleine de pots de fleurs, une de ces voitures basses et plates qu’emploient les jardiniers...

Un vieux homme, qui parut à Chupin être le concierge de la maison, et un domestique en gilet rouge déchargeaient les pots du fleurs et les rangeaient en ligne sous la porte cochère. La voiture vide, elle partit. Aussitôt Chupin s’avança, et, s’adressant au concierge:

—M. le vicomte de Coralth? demanda-t-il.

—C’est ici... Que lui voulez-vous?...

Ayant prévu cette question, Chupin avait préparé une réponse.

—Bien sûr, fit-il, je ne viens pas le chercher pour lui payer la goutte... Mais voilà la chose: Je traversais le passage de la Madeleine, une femme superbe m’appelle et me dit: «M. de Coralth demeure dans la rue d’Anjou, mais je ne sais pas son numéro. Je ne peux pas aller le demander de porte en porte, allez-y, et si vous me rapportez ici son adresse, vous aurez cent sous!...» Voilà les cent sous gagnés.

Servi par sa vieille expérience parisienne, Chupin avait si bien choisi le prétexte qu’il fallait, que ses deux auditeurs éclatèrent de rire...

—Eh bien!... père Moulinet, s’écria le domestique à gilet rouge, qu’en dites vous? Est-ce pour avoir votre adresse que des femmes superbes donneraient cent sous?...

—Pour ça, non!... Mais ce n’est pas à vous non plus qu’une femme enverrait des fleurs comme celles que voilà... toutes fleurs rarissimes!...

Chupin se retirait en saluant; le concierge l’arrêta.

—Vous qui faites si bien les commissions, lui dit-il, nous épargneriez-vous la peine de monter tous ces pots au second, si on vous offrait un bon verre de vin?...

Nulle proposition ne pouvait être plus agréable à Chupin...

Si porté qu’il fût à s’exagérer ses moyens et la fécondité de ses ressources, jamais il ne s’était flatté de l’espoir de franchir le seuil de M. de Coralth.

Or, il avait compris, sans grands efforts d’imaginative, que le domestique à gilet rouge était au service du vicomte, et que c’était chez le vicomte qu’il s’agissait de monter les fleurs...

Cependant, il sut dissimuler sa satisfaction, qui eût pu paraître singulière.

—Un verre de vin!... fit-il d’un ton maussade... Vous en mettrez bien deux...

—Eh!... je mettrai la bouteille entière, mon garçon, si le cœur vous en dit, répondit le domestique, avec cette facilité charmante des gens qui font leurs générosités aux dépens d’autrui.

—Alors, s’écria Chupin, j’en suis!...

Et se chargeant de plusieurs pots, avec cette dextérité des gamins qui gagnent leur vie au marché aux fleurs, il ajouta:

—Montrez-moi le chemin.

Le domestique et le concierge le précédèrent dans l’escalier, sans rien porter, comme de raison, et arrivés au second étage, ayant ouvert une porte, ils dirent:

—C’est ici, entrez!...

Chupin se doutait bien que M. de Coralth devait être mieux logé qu’il ne l’était, lui, rue du Faubourg-Saint-Denis, mais c’est à peine s’il avait l’idée du luxe qui éclatait dans l’antichambre.

La lanterne, pendue au plafond lui parut une pure merveille, et les banquettes lui semblaient bien autrement superbes que le canapé de M. Fortunat.

—Le brigand ne s’amuse pas à des coquineries de deux sous... pensa-t-il. Monsieur travaille dans le grand genre... Décidément, ça ne pouvait pas durer, cette vie-là!

Il s’agissait de renouveler les fleurs des jardinières de toutes les pièces, et aussi celles d’une petite serre très-habilement prise moitié sur le balcon, moitié sur une jolie pièce tendue de soie à grands ramages, qui servait de fumoir. Or, le concierge et le domestique se bornant à surveiller Chupin et à lui donner des ordres, il se trouva visiter tout l’appartement.

Il admira le salon encombré de précieux bibelots; la salle à manger en vieux chêne; la chambre à coucher, toute capitonnée, avec son lit monté sur une estrade comme un trône, et une sorte de bibliothèque avec de grandes armoires pleines de livres richement reliés.

Tout cela était beau, somptueux, magnifique; Chupin admirait mais n’enviait pas ce luxe. Il se disait que si jamais il arrivait à amasser honnêtement une grande fortune, son appartement serait tout autre. Il eût souhaité plus de simplicité, quelque chose de plus mâle, moins de velours et de satin, de tapis, de tentures, de glaces, de capitons...

Ce sentiment ne l’empêchait pas de se récrier à chaque pièce où il entrait, et il avait l’art de donner tant de naïveté à son admiration, que le domestique, flatté comme s’il eût été le propriétaire, mit une sorte de vanité à lui tout faire examiner.

Il lui montra la cible devant laquelle tous les matins, pendant une heure, M. le vicomte s’exerçait avec un pistolet de salon... car M. le vicomte était de première force au pistolet, et, à vingt pas, logeait huit balles sur dix dans le goulot d’une bouteille.

Il lui exhiba les épées de combat de M. le vicomte, car à l’épée M. le vicomte était aussi fort qu’au pistolet, il prenait tous les jours une leçon d’une heure d’un des meilleurs maîtres d’armes de Paris et ses duels avaient toujours été heureux.

Il lui fit voir encore le costume de chambre de velours bleu de M. le vicomte, ses pantoufles fourrées et jusqu’aux chemises soutachées de soie qu’il mettait pour se coucher...

Mais ce fut le cabinet de toilette qui émerveilla et stupéfia Chupin.

Il resta béant, lorsqu’il vit l’immense table de marbre blanc, avec ses trois cuvettes, ses éponges, ses boîtes, ses pots, ses flacons, ses godets de toutes sortes; quand il compta les brosses par douzaines, molles ou dures, pour la tête, la barbe, les mains, pour les frictions et pour oindre de cosmétique la moustache et les sourcils...

Jamais il n’avait vu rassemblés tant d’instruments bizarres, d’argent ou d’acier, pinces, couteaux, canifs, ciseaux, grattoirs, limes, bistouris...

—On se croirait chez un pédicure ou chez un dentiste, dit-il au domestique... Est-ce que votre bourgeois se sert de cela tous les jours?...

—Certainement... et plutôt deux fois qu’une... pour sa toilette.

Chupin ne put dissimuler une grimace, et d’un ton d’ébahissement narquois:

—Eh bien! fit-il, excusez!... il doit avoir la peau propre!

Les autres éclatèrent de rire, et le concierge, après un regard d’intelligence jeté au domestique, dit entre haut et bas:

—Dame! c’est son état à cet homme d’être joli garçon.

Le grand mot était lâché!

Désormais Chupin était sûr de ce que lui avait fait soupçonner ce logis voluptueusement coquet et ouaté de toutes les recherches délicates et exquises comme le sanctuaire d’une idole.

Pendant qu’on changeait les jardinières, d’ailleurs, et dans l’intervalle des neuf ou dix voyages qu’il avait faits de la porte cochère à l’appartement, Chupin avait écouté sournoisement et surpris entre le domestique et le concierge des lambeaux de phrases qui l’avaient singulièrement éclairé.

Sans compter qu’à tout moment, dès qu’il s’agissait de placer une plante dans un endroit plutôt que dans un autre, le domestique prononçait, comme un argument péremptoire, que la baronne tenait à ce que cela fût ainsi, ou que la baronne serait plus contente de tel arrangement, ou encore qu’il se conformait aux ordres que lui avait donnés la baronne.

D’où Chupin, forcément, avait conclu que ces fleurs étaient envoyées par une baronne, et qu’elle n’était pas sans quelques droits sur l’appartement...

Mais comment se nommait-elle?...

Il manœuvrait assez adroitement pour le savoir, tout en dégustant un verre de vin qu’on lui avait servi, quand on entendit dans la cour le roulement d’une voiture...

—Parions que voici Monsieur qui arrive, s’écria le domestique en se précipitant à la fenêtre...

Chupin s’élança pour regarder aussi, et aperçut un très-élégant coupé bleu attelé d’un cheval de prix... mais il ne vit pas le vicomte.

M. de Coralth montait déjà l’escalier quatre à quatre, et la seconde d’après, il entra en criant d’une voix irritée:

—Florent!... Eh bien, qu’est-ce que cela signifie? Vous laissez toutes les portes ouvertes?...

Florent, c’était le domestique à gilet rouge.

Il haussa légèrement les épaules, en serviteur trop avant dans les secrets de son maître pour avoir rien à en craindre, et du ton le plus calme:

—Si la porte est ouverte, répondit-il, c’est que Mme la baronne vient d’envoyer des fleurs... un dimanche!... drôle d’idée... Et même—ajouta-t-il en montrant Chupin, j’offre un verre de vin à ce brave garçon et au père Moulinet, qui m’ont aidé.

Chupin, tant qu’il pouvait, se dissimulait et se faisait petit, tremblant d’être reconnu.

M. de Coralth ne fit seulement pas attention à lui... Sa charmante physionomie, toujours si souriante, était bouleversée, et la symétrie de ses beaux cheveux blonds était dérangée. Évidemment, quelque désagrément lui survenait.

—Je vais ressortir, dit-il à son domestique, mais avant j’ai deux lettres à écrire que vous porterez immédiatement.

Il passa dans le salon, sur ces mots, et Florent n’attendit pas que la porte fût refermée pour lâcher un maître juron.

—Que le diable t’emporte! s’écria-t-il... Chien de métier!... Voici qu’il faut me mettre en course, maintenant... Il est cinq heures et j’ai rendez-vous à cinq heures et demie!...

Une soudaine espérance fit battre le cœur de Chupin.

Il toucha du doigt le bras du domestique, et de l’air et du ton les plus engageants:

—Je n’ai rien à faire, moi, m’sieu, dit-il, et votre vin est si bon que si vous vouliez seulement me payer l’usure de mes souliers, je me chargerais de vos commissions...

La tournure de Chupin n’était pas de nature à inspirer grande confiance, de là vient probablement que le domestique répondit:

—Ce n’est pas de refus, mais... vous comprenez, cela dépendra.

Le vicomte n’en avait pas long à écrire.

Il ne tarda pas à reparaître, tenant à la main deux lettres qu’il jeta sur la table en disant:

—L’une de ces lettres est pour Mme la baronne. Vous ne la remettrez qu’à elle-même ou à sa femme de chambre... il n’y a pas de réponse... Vous porterez ensuite l’autre à son adresse, et vous attendrez qu’on vous donne un mot que vous mettrez sur mon bureau... et hâtez-vous.

Ayant dit, M. le vicomte de Coralth sortit comme il était entré, tout courant, et bientôt retentit le roulement de son coupé...

Florent, le domestique à gilet rouge, était cramoisi de colère...

—Là!... fit-il, s’adressant plus à Chupin qu’au concierge, que vous disais-je?... Une lettre à remettre à la baronne en mains propres ou à la femme de chambre... et en cachette, comme de juste, sans que le baron, qui est le jobard de la chose, s’en doute... Il n’y a que moi pour faire cette commission-là...

—Celle-là, bon!... objecta Chupin, mais l’autre?...

Le domestique n’avait pas encore examiné la seconde lettre.

Il la prit sur la table, et tout en examinant l’adresse:

—Celle-ci, mon garçon, répondit-il, on peut vous la confier... et c’est fort heureux, vraiment, car elle n’est pas pour la maison d’à côté... Les maîtres, ma parole, sont prodigieux!... Vous arrangez vos petites affaires pour vous donner un peu de bon temps, et au moment où vous vous croyez libre, paf!... ils vous envoient aux cinq cents diables, sans vous demander seulement si cela vous convient... Sans votre bonne volonté, je ratais un dîner avec des femmes charmantes... Mais surtout, ne flânez pas en route... je me «fends» de l’impériale de l’omnibus... Et vous avez entendu, il y a une réponse... Vous la remettrez à M. Moulinet, qui, en échange, vous donnera quinze sous pour la course et six sous pour l’omnibus, total: un franc zéro cinq... autrement dit en chiffres ronds, une belle pièce de vingt sous... Après cela, vous savez, si vous pouvez extirper un pourboire aux gens chez qui vous allez... je vous le donne.

—Compris, m’sieu!... Le temps de rendre une réponse à la femme superbe qui m’attend au passage de la Madeleine, et je file... Passez-moi le poulet.

—Voilà!... dit le domestique au gilet rouge en tendant la lettre.

Mais au premier regard qu’il jeta sur l’adresse, Chupin devint tout pâle et ses yeux s’écarquillèrent prodigieusement.

Voici ce qu’il avait lu:

Madame Paul—débitante de tabac—quai de la Seine,
à la Villette.

Quelque grand que fût son empire sur lui, son émotion avait été trop visible pour n’être pas remarquée des autres.

—Qu’avez-vous?... lui demandèrent-ils ensemble, qu’est-ce qui vous prend?

Un puissant effort de volonté lui avait déjà rendu son sang-froid, et prompt à couvrir sa faute d’un prétexte:

—J’ai, répondit-il d’un ton maussade, que je me dédis... Me donner quinze sous pour mesurer le trottoir d’ici à La Villette... vous ne le voudriez pas. Ce n’est pas une course, ça, m’sieu; c’est un voyage...

Son explication passa sans difficulté; on crut simplement qu’il abusait du besoin qu’on avait de lui... c’était si naturel!

—Une carotte, quoi! fit le domestique à gilet rouge; eh bien, soit! vous aurez trente sous... mais en route!

—On part! s’écria Chupin; à tantôt...

Et imitant avec une perfection désolante pour les oreilles le sifflet d’une locomotive, il s’élança dehors avec une rapidité du meilleur augure...

Seulement, dès qu’il fut à vingt pas de la maison, il s’arrêta court.

D’un œil expérimenté, il examina le terrain autour de lui, et avisant un coin obscur il courut s’y blottir.

—Cet imbécile à gilet rouge va sortir, pensait-il, pour porter la lettre à cette fameuse baronne, je le suis, je regarde où il entre, et... v’lan dans le noir!... Je découvre le nom de la bonne... dame charitable un petit sou, s’il vous plaît... qui fleurit si bien ce brigand de vicomte.

L’heure et le jour servaient ses intentions. La nuit venait, hâtée par un brouillard assez épais, les réverbères n’étaient pas encore allumés et comme on était dimanche, presque toutes les boutiques étaient fermées.

Même, il faisait si sombre, qu’il s’en fallut de rien que Chupin ne reconnût pas Florent, lorsqu’il sortit.

Il ne ressemblait en rien, il est vrai, au domestique à gilet rouge de tantôt.

Ce garçon avait la clef de l’armoire aux vêtements de son maître, et il l’utilisait à l’occasion, cela sautait aux yeux... Il s’était adjugé, ce soir-là, un de ces pantalons de couleur tendre, dont M. de Coralth avait la spécialité, une redingote à revers immenses, un peu étroite pour lui, et un délicieux chapeau plat...

—Et voilà! grommelait Chupin, qui s’était élancé sur ses traces... Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir...

Ce n’est pas à moi que mes domestiques la feront, celle-là, quand j’en aurai....

Mais il s’interrompit, s’effaçant prudemment contre une porte cochère.

Le brillant Florent sonnait à la porte d’une des plus somptueuses habitations de la rue de la Ville-l’Évêque.

On lui ouvrit, il entra.

—Eh bien! pensa Chupin, ça n’a pas été long... Pas bêtes, le vicomte et la baronne... Quand on a des fleurs à s’envoyer, c’est commode d’être voisins...

Déjà, il avait exploré les environs et aperçu un vieux bonhomme qui fumait sa pipe sur le seuil de sa boutique. Il s’en approcha, et très-poliment:

—Pourriez-vous me dire, m’sieu, interrogea-t-il, à qui cette grande bâtisse?...

—C’est l’hôtel du baron Trigault, répondit l’inconnu sans quitter sa pipe.

—Merci, m’sieu, fit gravement Chupin, et excusez... si je vous ai demandé ça, c’est que je cherche une maison à acheter...

Et sur ce, après avoir répété quatre ou cinq fois le nom de Trigault pour bien l’enfoncer dans sa mémoire, il se mit à jouer des jambes consciencieusement, dans la direction de la Villette.

Tout marchait comme sur des roulettes, mieux et mille fois plus vite qu’il n’eût osé seulement le souhaiter; il eût dû être ravi... Eh bien! non, tant il est vrai que le succès rend exigeant.

La lettre qu’il portait le brûlait comme s’il eût eu un fer rouge dans la poche.

—Mme Paul... grommelait-il. Pour sûr, cette dame est la légitime de mon brigand... D’abord, Paul, c’est son prénom à lui... Ensuite, on m’avait dit qu’elle avait acheté la gérance d’un bureau de tabac... c’est donc bien cela, en plein!... Moi qui les croyais brouillés à mort, le mari et la femme, les voilà qui s’écrivent...

Pour connaître le contenu de cette missive, Chupin eût donné, ainsi qu’il le disait, une chopine de son sang... L’idée de l’ouvrir lui était bien venue, et ce n’était pas, il faut en convenir, d’honorables scrupules de délicatesse qui l’avaient arrêté...

Ce qui l’avait arrêté, c’était un coquin de cachet de cire grenat, pailletée d’or, très-soigneusement appliqué, et qui eût infailliblement trahi la moindre tentative d’effraction.

Chupin portait la peine des défauts de Florent. Ce cachet était une précaution du vicomte contre l’incurable curiosité de son domestique.

Le brave garçon en était donc réduit à lire et à relire la suscription, et à flairer le papier qui embaumait la verveine et l’iris.

Mais son esprit prompt et hardi aux soupçons s’égarait en conjectures inouïes...

Entre cette lettre destinée à la femme de M. de Coralth et la lettre portée à la baronne, Chupin croyait entrevoir une relation... Et pourquoi non?... N’avaient-elles pas été écrites ensemble et sous l’empire d’un même sentiment: une contrariété?

Il est vrai qu’il s’épuisait à chercher un rapport vraisemblable entre la débitante de tabac de la Villette et la baronne millionnaire de la rue de la Ville-l’Evêque...

Cependant, si l’imagination de Chupin trottait, ses jambes ne restaient pas inactives... Il remonta l’interminable rue Lafayette, déboucha au haut du faubourg Saint-Martin, traversa le boulevard extérieur et enfin reprit haleine à la rue de Flandre.

—M’y voici!... murmura-t-il, et un peu plus vite qu’un omnibus...

Le quai de la Seine, où il se rendait, est une large voie qui se prolonge entre la rue de Flandre et le canal de l’Ourcq.

A gauche, elle est bordée de bicoques, d’affreuses petites masures, de chantiers et d’immenses dépôts de charbon.

A droite, du côté du canal, ce ne sont que pauvres échoppes et magasins provisoires, bâtis de boue et de plâtras, laids, sales, enfumés...

Dans le jour, pas de quartier plus vivant et plus bruyant que ce quai, où se concentre l’immense mouvement du port de la Villette...

Rien de plus lugubre le soir, quand les chantiers sont fermés, quand les rares becs de gaz ajoutent à l’horreur des ténèbres, lorsqu’il n’y a, pour rompre le silence, que le clapotement de l’eau troublée par quelque marinier écopant son bateau...

—Sûr, le vicomte se sera trompé, pensait Chupin, il n’y a pas de débit sur ce quai.

Si, cependant... Ayant dépassé la rue de Soissons, il aperçut au loin, expirant dans la brume, la lueur rougeâtre d’une lanterne de marchand de tabac...

X

Touchant au but, Chupin ralentit le pas, et c’est avec les plus savantes précautions qu’il s’approcha de la boutique, jusqu’à coller son museau futé contre le vitrage...

Il jugeait utile de voir, avant de se montrer, et d’étudier l’intérieur du dehors pour composer son entrée.

Et certes, rien ne l’empêchait d’observer à son aise, et longuement.

La nuit était noire, le quai désert. Personne, pas un bruit, rien... Le brouillard épais et puant étouffait jusqu’aux joyeuses rumeurs de la barrière voisine.

C’était sinistre à donner le frisson à ce vieux gamin de Paris, qui n’était guère impressionnable, cependant, et qui dans les coins les plus perdus de «sa ville» se sentait chez lui autant qu’un bourgeois dans les différentes pièces de son appartement.

—Il faut, pensait-il, que la légitime de ce scélérat de Coralth ait moins de cent mille livres de rente pour être venue s’établir ici...

Et en effet, rien d’affreux comme la maison où était installé le débit de tabac... C’était une bicoque à un seul étage, bâtie, selon l’expression populaire, de boue et de crachat, toute branlante et tout en ruines, étayée de deux côtés, et dont on avait masqué les lézardes en clouant des vieilles planches de bateaux contre la façade...

—Positivement, se dit Chupin, je ne serais pas tranquille là-dedans, les jours de grand vent...

La boutique elle-même, assez grande, mais sordide et repoussante de malpropreté, criait misère... Le long des murs, dont le crépi s’écaillait, l’humidité suintait en larmes verdâtres...

Le carreau disparaissait sous une couche épaisse et inégale, de cette boue de charbon noire et gluante, qui est le sol même du quai de la Seine...

Un marchand de démolitions avait vendu au hasard le mobilier: le comptoir, avec ses quatre pots de grès, et ses deux paires de balances, et aussi les vitrines dépareillées où on apercevait des pipes et des papiers à cigarettes, des petits verres et plusieurs bouteilles à étiquettes bariolées, cinq ou six boîtes de cigares et quelques paquets de tabac, mouillé, on le devinait, autant qu’une éponge qu’on retire de l’eau...

Comparant ce bouge lugubre au voluptueux intérieur du vicomte de Coralth, Chupin se sentait le cœur serré, et la colère bouillait dans ses veines...

—Rien que pour ça, grondait-il, les dents serrées, on devrait le fusiller, le propre-à-rien!... Laisser crever sa femme de faim!...

Car c’était bien la femme de M. de Coralth qui tenait ce débit.

Chupin, qui l’avait vue autrefois, la reconnaissait derrière son comptoir, encore qu’elle fût cruellement changée et à peine reconnaissable.

—C’est bien elle, murmurait-il... C’est bien Mlle Flavie.

Il lui donnait son nom de jeune fille.—Pauvre femme!...

Pauvre créature!... en effet!... Sans doute, elle était jeune encore; mais le malheur, les chagrins, les regrets, les privations horribles, les jours employés à se procurer sa chétive existence, les nuits consumées dans les larmes, l’avaient, bien avant l’âge, vieillie, fanée, flétrie, détruite...

La chétive clarté d’une lampe au schiste, accrochée au plafond, tombant d’aplomb sur son visage, en accentuait encore la pâleur et la maigreur, projetant des ombres noires sous ses sourcils, et faisant saillir, comme ceux d’un squelette, les os de ses tempes et de ses mâchoires...

De sa beauté, qui avait été saisissante, rien ne restait que ses cheveux, encore magnifiques, mais ternes et emmêlés, comme si le peigne ne les eût pas touchés depuis des semaines, et aussi ses grands yeux noirs démesurés, qui brillaient d’un éclat phosphorescent, l’éclat de la fièvre qui couve comme un incendie, qui mine sourdement, brûle et tue...

En elle, d’ailleurs, tout trahissait d’horribles revers, portés sans dignité.

Si elle avait lutté, autrefois, dans les commencements, elle ne luttait plus, on le voyait...

Son costume, sa robe de soie honteusement délabrée, sa capeline crasseuse, révélaient la plus profonde incurie, l’abandon complet de soi, cette indifférence morbide qui suivent les grandes catastrophes dont on n’espère pas se relever...

—Ce que c’est que de nous!... songeait philosophiquement Chupin. Une fille élevée comme une reine, à faire ses quatre volontés... Hein!... si on lui avait prédit cela, dans le temps, si on lui avait dit qu’il y a des hauts et des bas... comme elle vous aurait ri au nez!... C’est que je la vois encore, au temps où elle conduisait elle-même ses petits chevaux gris... Et hue!... et hop!... et clic et clac!... Et gare dessous, tant pis pour le monde!... Paris, c’était comme une grande boutique, où elle n’avait qu’à choisir... Elle disait: «Je veux ça,» et elle l’avait... Mais voilà!... Un joli garçon passe, on le demande pour mari; papa, qui ne sait rien refuser, le donne... Et maintenant: «Pour deux sous en carotte, bourgeoise, et bon poids!...»

Ce qui l’attardait au vitrage, c’est qu’il distinguait fort bien que la jeune femme causait avec une personne qui se trouvait dans une seconde pièce dont la porte était grande ouverte, juste derrière le comptoir.

Cette personne, Chupin eût donné bonne chose pour l’apercevoir seulement... il n’y parvint pas.

En désespoir de cause, il allait entrer, quand il vit la jeune femme se dresser tout à coup et prononcer quelques mots d’un air mécontent.

Et ses regards, au lieu de se tourner vers la porte de la seconde pièce, se dirigeaient en face d’elle, vers un coin de la boutique...

—Il y a donc quelqu’un là? se dit Chupin intrigué.

Il changea de place, se haussa sur la pointe des pieds, pour regarder, et en effet, il aperçut un petit garçon de trois à quatre ans, maigre, au teint blafard, vêtu de haillons, qui jouait avec les débris d’un cheval de carton.

Cette vue le fit bondir...

—Il y a un enfant!... gronda-t-il. Non-seulement le brigand «lâche» sa femme, mais il laisse son moutard en plan!... Encore ça à mettre sur la note, mon bonhomme, et nous compterons nous deux, et il faudra payer!...

Sur cette menace, il entra brusquement.

—Que faut-il vous servir, monsieur? demanda la jeune femme.

—Rien, madame; je vous apporte une lettre.

—A moi? Vous devez vous tromper.

—Pardonnez-moi: vous êtes bien madame Paul?

—Oui.

—Alors, ceci est bien pour vous.

Et il tendait la lettre que lui avait confiée Florent.

La jeune femme, non sans hésitation, avançait la main, toisant le commissionnaire d’un air surpris, lorsqu’enfin, apercevant l’écriture, elle poussa un cri:

—Ah! mon Dieu!...

Et aussitôt, se retournant vers la porte ouverte derrière elle:

—M. Mouchon, cria-t-elle, M. Mouchon! C’est de lui, c’est de mon mari, c’est de Paul! Venez, venez!...

Un homme d’une cinquantaine d’années, ventru, au crâne chauve et déprimé, à l’air à la fois bête, égrillard et sournois, se montra timidement, sa casquette à la main...

—Eh bien! chère enfant, fit-il d’une voix flûtée, que vous disais-je: tout vient à point à qui sait attendre...

Elle avait brisé le cachet, elle lut d’un trait, avidement, puis tout à coup, battant joyeusement des mains:

—Il consent, s’écria-t-elle... Il a eu peur, il me prie seulement d’attendre un peu, tenez, lisez!...

Mais M. Mouchon ne pouvait pas lire sans ses lunettes, et il perdit bien deux minutes à explorer ses poches avant de les trouver...

Puis, quand il les eut chaussées, la lumière était si chétive, qu’il lui fallut trois minutes encore pour déchiffrer la missive.

Pendant ce temps, Chupin le détaillait et l’évaluait:

—Qu’est-ce que ce vieux papa? pensait-il. Un rentier, cela se voit à son linge... à moitié cossu, ses lunettes ne sont pas en or... marié, il a une alliance au doigt... qui a une fille, les coins de sa cravate sont brodés... qui demeure dans les environs, puisque bien mis comme il est il a une casquette... Mais que faisait-il, dans la pièce à côté, sans chandelle?...

M. Mouchon avait achevé.

—Que vous avais-je dit, prononça-t-il... A bon conseil, prompt succès...

—Oui, c’est vrai, vous avez raison!

Elle avait repris sa lettre et, l’œil brillant de joie, la relisait, comme pour bien s’en prouver la réalité.

—Et maintenant, interrogea-t-elle, que faire?... Attendre, n’est-ce pas?...

Le vieux monsieur eut un soubresaut.

—Jamais!... déclara-t-il, jamais!... Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

—Cependant il me promet...

—Promettre et tenir sont deux, et un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras...

—C’est qu’il demande une réponse...

—Répondez-lui que qui paye ses dettes s’enrichit; payez, et vous serez considéré...

Mais il s’arrêta court, montrant à la jeune femme le commissionnaire dont les yeux brillaient de la plus ardente curiosité...

Elle comprit. Vivement elle emplit de liqueur un petit verre qu’elle plaça devant Chupin, et lui offrit un cigare en disant:

—Asseyez-vous, voici de quoi prendre patience en nous attendant.

Et elle suivit le vieux monsieur dans la seconde pièce dont elle ferma la porte.

—Ça va bien! pensait Chupin, qui ne se sentait pas de joie; ça se corse, on va commencer à rire...

N’eût-il pas eu la précoce pénétration qu’il devait à sa vie accidentée, la jeune femme, en dix mots, et le vieux monsieur, en six proverbes, en avaient dit assez pour le mettre au courant de la situation.

Il connaissait maintenant, croyait-il, le contenu de la lettre qu’il venait d’apporter aussi parfaitement que s’il l’eût lue.

Il s’expliquait l’air furieux de M. de Coralth, et l’ordre qu’il avait donné de se hâter...

Enfin, il voyait distinctement et comprenait la relation qu’il avait tout d’abord vaguement soupçonnée entre la lettre à la baronne Trigault et la lettre à l’épouse légitime, et que l’une était la conséquence de l’autre...

Et toutes les circonstances de cette affaire s’enchaînaient, estimait-il, logiquement et comme fatalement.

Abandonnée par son mari, Mme Paul avait fini par se lasser de la misère et des privations... Elle s’était mise un beau matin à la recherche de ce lâche, l’avait retrouvé et lui avait écrit:

«Je consens à ne pas embarrasser ta vie, mais à la condition que tu nous donneras le nécessaire, à moi, qui suis ta femme, à mon enfant qui est le tien... Je veux tant, pour telle époque... Si tu me refuses, j’apparais et je te perds... Le scandale ne me servira pas de grand chose, c’est vrai, mais du moins je n’aurai plus à endurer ce supplice de te savoir entouré de toutes les recherches du luxe, pendant que je meurs de faim...»

Oui, évidemment, elle lui avait écrit cela. Ce n’était pas le texte, sans doute, c’était à coup sûr le sens.

Et au reçu de sa lettre, Coralth, ainsi qu’elle venait de le dire, avait été terrifié... Il n’avait que trop senti que du jour où sa femme se montrerait et crierait sur les toits son vrai nom et son passé, c’en serait fait de lui...

Mais il n’avait pas d’argent... Les honnêtes jeunes messieurs comme le vicomte de Coralth n’ont pas de réserve ni d’économies. C’est une des fatalités de leur industrie d’être condamnés à une dépense constante.

Alors, en cette périlleuse extrémité, le couteau sur la gorge, pour ainsi dire, le brillant vicomte avait répondu à sa femme de prendre patience, et écrit à la baronne pour la prier ou pour lui commander, selon les termes où ils en étaient, de lui prêter la somme qu’on exigeait de lui...

Une particularité cependant intriguait Chupin.

Il se rappelait avoir ouï dire, autrefois, que Mlle Flavie était la fierté même, et qu’elle adorait son mari jusqu’à la folie... Ce grand amour s’était donc évanoui!... La misère l’avait donc à ce point détrempée et brisée, qu’elle se résignait à descendre aux plus honteuses concessions.

Si elle connaissait l’existence de son mari, comment ne préférait-elle pas la faim, l’hôpital, la fosse commune, à un secours de lui?

Qu’en un moment de rage, elle fût allée droit à lui, qu’elle l’eût souffleté de toutes les infamies de son passé, en présence de ses brillants amis... qu’elle l’eût perdu, ruiné, précipité dans la boue, qu’elle se fût vengée enfin, Chupin eût admis cela...

Il ne pouvait comprendre qu’une femme si jeune descendît jusqu’à tirer parti de l’ignominie de l’homme qu’elle avait aimé, jusqu’à pratiquer le chantage le plus déshonorant...

—Le plan n’est pas d’elle, se dit Chupin, après avoir réfléchi... C’est l’autre, le vieux «déplumé» qui aura machiné la chose...

De cette façon, tout lui parut clair et comme prouvé, et il eût parié son cou à couper, un enjeu sérieux, que rien ne lui échappait...

Un moyen, du reste, s’offrait à lui de vérifier ses conjectures...

La jeune femme, en se retirant dans la pièce voisine, n’avait pas emmené son petit garçon. Il était toujours là, assis sur le pavé boueux de la boutique, jouant avec son cheval de carton, sans bruit, comme les enfants habitués à être rudoyés.

Chupin l’appela.

—Viens, mon petit, viens...

Il se leva et timidement s’approcha, regardant cet étranger avec de gros yeux remplis de défiance et d’étonnement.

La repoussante malpropreté de ce pauvre petit était contre la mère une terrible accusation... Ne l’aimait-elle donc pas?... L’incurie du malheur a des bornes... Depuis combien de temps ne lui avait-on lavé ni le visage ni les mains?... Ses vêtements tout souillés de taches tombaient en loques...

Il était gentil, cependant, et, malgré son air farouche, paraissait intelligent... Il était blond et ressemblait à M. de Coralth d’une façon frappante.

Chupin le prit sur ses genoux, et après s’être assuré que la porte de communication était bien fermée:

—Comment t’appelles-tu, petit? demanda-t-il.

—Paul.

—Connais-tu ton papa?

—Non.

—Ta maman ne t’en parle donc jamais?

—Oh! si!...

—Que t’en dit-elle?

—Qu’il est bien riche, bien riche!...

—Et après?...

L’enfant ne répondit pas, soit que sa mère ne lui eût rien dit autre chose, soit que cet instinct qui précède l’intelligence comme l’aurore le jour, l’avertît que devant un inconnu il devait se taire.

—Il ne vient donc jamais vous voir, ton papa? insista Chupin.

—Jamais.

—Pourquoi?...

—Maman est très-pauvre!

—Et tu n’as pas envie d’aller le voir?

—Je ne sais pas... Mais il viendra, lui, et il nous emmènera dans une grande maison... Il faudra bien qu’il vienne, maman l’a dit, et il lui donnera beaucoup d’argent et des belles robes, moi j’aurai des jouets tout plein...

Fixé de ce côté, Chupin continua:

—Et ce vieux monsieur, qui est avec ta maman, de l’autre côté, tu le connais...

—Oh! oui... c’est Mouchon.

—Qui ça, Mouchon?

—C’est ce monsieur qui a ce beau jardin, vous savez bien, au coin de la rue Riquet, où il y a des raisins si bons, j’irai avec lui en manger...

—Vient-il vous voir souvent?...

—Tous les soirs... Tiens, il a toujours des bonnes choses à manger dans sa poche pour maman et pour moi.

—Pourquoi donc se met-il dans la chambre à côté, sans lumière?...

—Ah!... il dit comme cela qu’il ne faut pas que les pratiques le voient...

Poursuivre cet interrogatoire, faire de cet enfant l’innocent dénonciateur de sa mère, eût été un acte abominable... Chupin sentit qu’il avait déjà abusé.

Il embrassa donc le petit garçon à la place la moins barbouillée de son visage, et le posa à terre, en lui disant:

—Va jouer.

Avec une précision cruelle, le pauvre petit avait révélé le caractère de sa mère... Que savait-il par elle de son père?... Qu’il était riche et que, s’il revenait, il apporterait beaucoup d’argent et de belles robes... Toute la jeune femme était là.

Chupin pouvait s’enorgueillir de sa perspicacité: toutes ses suppositions se trouvaient confirmées.

Il n’était pas jusqu’au sieur Mouchon qu’il n’eût pénétré d’un coup d’œil... Il avait reconnu un de ces vieux drôles ladres et vicieux qui utilisent leurs loisirs au profit de leur dépravation, hypocrites patients qui font de la misère leur pourvoyeuse, et dont la passion n’est prodigue que de conseils.

—Sûr, pensa Chupin, il fait la cour à Mme Paul.. Si ce n’est pas honteux! Vieux grigou! nourris-la, au moins...

Jusqu’alors, ses préoccupations lui avaient fait oublier son petit verre et son cigare. Il avala d’un trait la liqueur qui lui avait été versée... Allumer le cigare devait être plus difficile...

—Allons, bon! grogna-t-il, encore un incombustible!... Vrai, quand je fumerai des havanes à dix sous, ce n’est pas ici que je viendrai les acheter...

Il usait force allumettes, et tirait sur ce malheureux cigare à se crever la poitrine, quand la porte du fond s’ouvrit, et Mme Paul reparut tenant une lettre fermée à la main...

Elle était affreusement troublée, et son anxiété était visible.

—Je ne puis me décider, disait-elle au sieur Mouchon, dont on apercevait dans l’ombre le profil sournois, non, je ne puis... Envoyer cette lettre, c’est renoncer à tout jamais à un retour de mon mari... Quoi qu’il arrive, il ne me la pardonnera pas.

—Et après, répondit le vieux monsieur, se conduira-t-il plus mal avec vous?... Allez donc, chat ganté n’a jamais pris de souris...

—Il va me haïr.

—Mais non!... qui veut des caresses bat son chien... et d’ailleurs le vin est tiré, n’est-ce pas, il faut le boire...

Cette singulière logique la décida. Elle remit la lettre à Chupin, et tirant de sa poche une pièce de vingt sous, elle la lui tendit.

—Voilà pour votre peine.

Lui, d’un mouvement machinal, allongea vivement la main, mais il la retira plus vite encore, en disant:

—Non, merci, gardez... je suis payé.

Et il sortit...

Assurément, la mère de Chupin,—la pauvre bonne femme, pour parler son langage,—eût été heureuse et fière du désintéressement de son fils.

Le matin même, il avait refusé les dix francs par jour que lui proposait M. Fortunat; le soir, il refusait les vingt sous que lui offrait Mme Paul.

Ce n’était rien en apparence, c’était énorme en réalité, et bien significatif de la part de ce pauvre garçon, réduit, faute d’éducation, à demander son pain quotidien aux hasards de ces mille métiers inconnus qui s’agitent et intriguent dans les bas-fonds de la civilisation parisienne.

Et tout en regagnant la rue de Flandre, il marmottait:

—Prendre les vingt sous de cette pauvre créature, qui n’a peut-être pas mangé son content, jamais de la vie! On est un homme ou on ne l’est pas!...

Il faut le dire: en aucune occasion, l’argent ne lui avait procuré de jouissance comparable à l’intime satisfaction qu’il éprouvait.

Il se sentait grandir dans sa propre estime, en songeant qu’il mettait au service du bien toutes les facultés et toute l’énergie qu’il dépensait jadis au profit du mal...

Être l’artisan du salut de Pascal Férailleur, cette pure victime des plus lâches coquins, n’était-ce pas, jusqu’à un certain point, racheter le crime qu’il avait commis autrefois!

Et cependant il était une circonstance qui dépassait son entendement.

Comment un de ces aventuriers qui tout à coup surgissent dans le beau monde de Paris, qu’on accepte parce qu’ils s’imposent, sans qu’on sache qui ils sont ni d’où ils viennent, comment un misérable tel que le vicomte de Coralth avait-il pu seulement entamer l’honneur de Pascal Férailleur?

Eh quoi!... la réputation d’un honnête homme est donc en quelque sorte à la merci du premier intrigant qu’il gêne!...

Le monde est-il donc si mal fait, qu’une ignoble comédie de cinq minutes pèse plus, dans les balances faussées de l’opinion, que toute une vie de courage, d’honneur et de probité!...

On voit de ces exemples aux époques où les plus gens de bien, loin de s’affirmer hardiment en face des coquins, descendent, sous prétexte de sociabilité, à toutes sortes de concessions, qui sont autant de dangereuses lâchetés...

Quand les hommes honnêtes ce tiennent cois, le monde est aux impudents!...

Tout entier à ces réflexions, Chupin n’était point tenté d’ouvrir la réponse qu’il portait pour en prendre connaissance.

Les mêmes sentiments s’agitaient en lui, qui l’avaient empêché de tirer du fils de Mme Paul des renseignements plus précis...

Arriver à la vérité par la seule force de sa pénétration!... Il y avait là de quoi tenter sa jeune vanité.

Or, qu’avait-il besoin de recourir à un acte qui peut se justifier, sans doute, que l’intérêt de la légitime défense excuse et absout, mais qui n’en est pas moins fâcheux en lui-même et hasardé?...

Lui était-il indispensable de violer le sceau de cette lettre pour en connaître le contenu?

Les quelques mots échangés entre Mme Paul et le sieur Mouchon, le conseiller aux proverbes, ne lui avaient-ils pas appris, à n’en pouvoir douter, qu’il portait un ultimatum et qu’il y était signifié au vicomte de Coralth d’avoir à l’exécuter dans les délais indiqués, sous peine d’un scandale mortel pour lui?

Les certitudes de Chupin à cet égard étaient si positives, que déjà il se creusait la cervelle à imaginer comment tirer parti de ces découvertes pour le plus grand profit de Pascal et de Mlle Marguerite...

Mettre aux prises la jalousie de Flavie, la femme abandonnée, et l’orgueil offensé de la baronne Trigault, évoquer l’infamant passé de Coralth et l’en écraser, cela semblait à Chupin indiqué par les événements mêmes.

Mais par quelles combinaisons amener un dénoûment bruyant, terrible, affreusement scandaleux, qui fût l’éclatante réhabilitation de Pascal, voilà ce qu’il cherchait avec l’ardeur d’un dramaturge qui, ayant trouvé le sujet d’une pièce, le tourne et le retourne dans son esprit, pour en tirer tout ce qu’il peut donner.

Avec de telles pensées, la route, au retour, devait lui paraître plus courte qu’à l’aller, et c’est presque sans s’en apercevoir qu’il arriva rue d’Anjou-Saint-Honoré, devant la maison de M. de Coralth.

Ayant à comparaître devant M. Moulinet, le concierge, il éteignit tant qu’il put la flamme de son regard, et c’est grimé de son air le plus candide qu’il entra.

O surprise! M. Moulinet et son épouse n’étaient pas seuls dans leur loge.

Florent était là, en train de prendre le café avec eux.

Et même, le digne valet s’était dépouillé des élégances empruntées à son maître, et avait revêtu son gilet rouge.

Il semblait d’une humeur massacrante, et son dépit était réellement bien légitime.

De chez M. de Coralth chez la baronne, il n’y avait qu’un saut; mais il est des fatalités!... La baronne, en recevant la lettre des mains de sa femme de chambre, avait fait courir après Florent pour lui dire d’attendre, qu’elle voulait lui parler... et elle avait eu l’inconvenance de lui laisser croquer le marmot plus d’une heure...

Si bien que de fil en aiguille, comme il disait, il avait manqué le dîner des femmes charmantes qui lui avaient donné rendez-vous, et que de désespoir il était revenu partager la soupe de ses amis les concierges...

—Vous avez la réponse? demanda-t-il à Chupin.

—La voici.

Ayant glissé la lettre de Mme Paul dans la poche d’estomac de son tablier, Florent venait de compter à son commissionnaire les trente sous stipulés, quand on entendit au dehors le cri traditionnel...

—Porte, s’il vous plaît!...

C’était le coupé bleu de M. de Coralth.

Le vicomte descendit légèrement, sous le porche, et apercevant son domestique, dévoré d’impatience, il s’approcha en disant:

—Mes commissions?

—Elles sont faites.

—Vous avez vu Mme la baronne?...

—Elle m’a fait attendre deux heures pour me dire que M. le vicomte ne devait pas s’inquiéter, qu’elle avait un moyen sûr pour demain...

M. de Coralth parut respirer plus librement.

—Et la... débitante de tabac? poursuivit-il.

—Voici ce qu’elle m’a donné pour monsieur...

D’une main fiévreuse, le vicomte prit la lettre, l’ouvrit, la parcourut d’un regard, et aussitôt, saisi d’une colère folle, furieuse à ce point de lui faire oublier qu’il se donnait en spectacle, il se mit à la froisser rageusement, cette lettre, à la mordre, à la déchirer en menus morceaux en mugissant des blasphèmes à étonner un charretier...

Puis, soudain, la conscience de son imprudence lui revenant, il se maîtrisa, et éclata de rire, d’un rire forcé, en disant:

—Ah!... les femmes!... Les coquines! Elles vous feraient perdre la tête!...

Et jugeant l’explication suffisante:

—Venez me déshabiller, dit-il à Florent; il faut que je sorte de bonne heure demain...

Cet ordre ne devait pas être perdu pour Chupin, et dès sept heures le lendemain, il montait la garde devant la porte de M. de Coralth...

Et ainsi, pendant la journée du lundi, il put le suivre chez M. de Valorsay, puis chez un homme d’affaires, puis chez M. Wilkie, chez la baronne Trigault dans l’après-midi, et enfin, le soir, chez Mme d’Argelès...

Là, mêlé aux domestiques, empressé à ouvrir les portières des voitures qui s’arrêtaient devant l’hôtel, il recueillit quelque chose de l’affreuse scène qui venait d’avoir lieu entre la mère et le fils...

Il vit sortir M. Wilkie, les vêtements en désordre, puis le vicomte de Coralth dont il reprit la trace et qu’il vit courir chez le marquis de Valorsay d’abord, puis une fois encore chez M. Wilkie, où il resta presque jusqu’au jour.

De la sorte, quand le lendemain, mardi, sur les deux heures, il se présenta chez M. Fortunat, Chupin tenait presque tous les fils—croyait-il—des honteuses intrigues que menait de front le vicomte...

Le «dénicheur d’héritages» savait son employé intelligent, mais non tant que cela, certainement, et ce n’est pas sans une secrète envie qu’il écouta le rapport circonstancié et parfaitement clair qu’il lui fit...

—C’est que j’ai été moins heureux que vous, lui dit-il, quand il eut terminé...

Mais il n’eut pas le temps de dire en quoi ni comment...

Juste comme il commençait, Mme Dodelin parut, annonçant que la jeune dame que monsieur attendait était là...

—Faites entrer!...s’écria M. Fortunat en se levant vivement. Qu’elle entre!...

Pour s’échapper de chez M. de Fondège et accourir au rendez-vous qu’elle avait donné à M. Fortunat, Mlle Marguerite n’avait pas eu besoin de mentir, ni même de chercher des prétextes.

Dès le matin, «le général» avait décampé pour essayer ses chevaux et ses voitures, et il avait annoncé qu’il déjeunerait à son cercle.

A l’issue du déjeuner, Mme de Fondège, que ses couturières et son tapissier réclamaient, s’était pareillement envolée, en prévenant qu’elle ne serait pas de retour avant l’heure du dîner.

Enfin, sur les midi, Mme Léon s’était tout à coup rappelé que sa noble famille la réclamait impérieusement... Elle s’était habillée en hâte, et était sortie, pour se rendre évidemment chez le docteur Jodon, et, de là, chez M. le marquis de Valorsay...

Les domestiques, à leur tour, se sentant débarrassés pour quelques heures de toute surveillance, avaient tiré chacun de son côté, laissant la maison seule, peu préoccupés des visiteurs qui pouvaient venir sonner...

De la sorte, Mlle Marguerite avait pu s’esquiver sans que personne s’en aperçût, ce qui lui laissait cette latitude, pour le cas où on la verrait rentrer, de dissimuler la durée de son absence...

Un fiacre remontait la rue Pigalle au moment où elle sortit, elle le prit...

Certes, la démarche qu’elle faisait lui coûtait cruellement.

N’allait-elle pas être forcée, elle jeune fille, elle si réservée naturellement, de se confier à un étranger, de lui révéler ses sentiments les plus intimes, de lui ouvrir son âme, toute pleine de son amour pour Pascal Férailleur!...

Et cependant, elle se sentait plus calme et plus maîtresse de soi que la veille, quand elle se présentait à la photographie Carjat pour demander un fac-simile de la lettre de M. de Valorsay.

C’est que les événements l’entraînaient dans leur évolution rapide, que l’implacable nécessité ne lui laissait pas la faculté d’hésiter, et qu’elle s’animait à la lutte, à mesure qu’elle voyait s’accroître les chances de succès...

Certaines considérations, d’abord inaperçues, contribuaient à la rassurer...

Ce M. Fortunat, cet agent secret de M. le comte de Chalusse, la connaissait déjà, puisque c’était lui qui, après des mois d’investigations, avait fini par la découvrir à l’hospice des Enfants-Trouvés...

Un vague pressentiment lui disait que cet homme en savait sur son passé plus long qu’elle-même, et qu’il pourrait, s’il le voulait, lui apprendre le nom de sa mère, le nom de cette femme que le comte redoutait, et qui sans pitié l’avait abandonnée...

Enfin, il est un fait positif, c’est que l’esprit se familiarise avec les situations les plus excessives, jusqu’à trouver presque naturels les événements les plus en dehors de toutes prévisions et même de toute vraisemblance.

N’importe! Son cœur battit plus vite, et elle se sentit pâlir quand, sur l’invitation de Mme Dodelin, elle pénétra dans le cabinet du «traqueur d’héritages.» D’un rapide coup d’œil, elle embrassa le cadre et les personnages.

Le confortable cossu du bureau la surprit, elle avait compté sur un bouge... La distinction relative et les façons d’homme du monde de M. Fortunat la déconcertèrent; elle s’attendait à rencontrer une manière d’intrigant subalterne crasseux et grossier. Enfin, Victor Chupin, debout près de la cheminée, en blouse, avec ses pantalons effiloqués, tortillant sa casquette pour se donner une contenance, l’inquiéta.

Mais aucune de ses impressions ne se fit jour... Pas un des muscles de son noble et beau visage ne bougea, son œil resta fier et clair...

Et c’est d’une voix dont l’émotion intérieure n’altérait en rien le timbre sonore et pur, qu’elle dit:

—Je suis la pupille de M. le comte de Chalusse, monsieur, Mlle Marguerite... Vous avez, je le suppose, reçu ma lettre?

Lui s’inclinait, déployant toutes les grâces qu’il portait dans le monde où il cherchait à se marier, et d’un geste plus prétentieux qu’élégant, il avançait un fauteuil et invitait Mlle Marguerite à s’asseoir...

—Votre lettre m’est parvenue, en effet, mademoiselle, répondit-il, et je vous attendais, flatté et honoré de votre confiance... Pour tout autre que vous, ma porte était même défendue...

La jeune fille s’assit, et il y eut un moment de silence, chacun observant l’autre, et cherchant à s’en faire une opinion. Lui, un peu troublé, et ayant peine à comprendre que cette belle jeune fille si imposante pût être la petite apprentie qu’il avait vue autrefois chez le relieur, avec son grand sarrau de serge, les cheveux ébouriffés et tout poudrés de rognures de papier.

Elle, fâchée d’avoir à s’adresser à cet homme, car plus elle l’examinait, plus il lui semblait découvrir dans toute sa personne quelque chose de louche et de suspect, et elle eût préféré quelque cynique gredin à cette espèce de gentleman doucereux, verni d’hypocrisie...

Ce qu’elle attendait, avant de rien dire, c’était que M. Fortunat congédiât ce jeune garçon en blouse, dont elle ne s’expliquait pas la présence, et qui, pétrifié par une sorte d’extase muette, attachait obstinément sur elle des yeux où se peignaient un ébahissement énorme et la plus vive admiration...

Mais bientôt, lasse d’attendre en vain:

—Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, pour vous entretenir de choses graves et qui exigent le plus profond secret.

Chupin comprit, car il rougit jusqu’aux oreilles, et fit un pas pour sortir.

D’un geste cordial son patron le retint.

—Restez, Victor...

Et se retournant vers Mlle Marguerite:

—Vous n’avez rien à craindre de la discrétion de ce brave garçon, mademoiselle, prononça-t-il... J’ai dû le mettre au courant de tout; et déjà il s’est employé fort activement, et non sans d’heureux résultats, à votre service.

—Je ne vous comprends pas, monsieur, balbutia la jeune fille.

Le plus agréable sourire voltigeait sur les lèvres du «dénicheur d’héritiers.»

—C’est que je me suis déjà occupé de vous, mademoiselle, dit-il. Une heure après la réception de votre lettre, j’étais déjà en campagne.

—Cependant je ne vous disais rien...

—De ce que vous attendiez de moi, c’est vrai. Mais je me suis permis de le soupçonner...

—Ah!...

—C’est ainsi... J’ai cru deviner que vous comptez sur mon expérience, sur mes faibles talents, pour réhabiliter un innocent odieusement calomnié, M. Pascal Férailleur, avocat...

Elle se dressa tout d’une pièce, et véritablement bouleversée et effrayée:

—Comment savez-vous cela!... s’écria-t-elle.

M. Fortunat avait quitté son fauteuil, et debout, adossé à la cheminée, dans la pose qu’il estimait lui être le plus avantageuse, le pouce dans l’entournure de son gilet, d’un ton de prestidigitateur expliquant ses merveilles, il répondit:

—Eh! mon Dieu!... Rien de si simple... Pénétrer les intentions des personnes qui daignent m’honorer de leur confiance, est l’essence même de la difficile et délicate profession que j’exerce... Ainsi donc, mes hypothèses sont justes, vous ne dites pas le contraire?...

Elle ne disait rien. Le premier saisissement passé, elle s’épuisait à chercher une explication plausible des informations de M. Fortunat... Car pour être dupe de son étalage de perspicacité, elle ne l’était aucunement.

Et lui, enchanté de l’effet qu’il produisait, continuait:

—Réservez votre surprise pour ce qu’il me reste à vous apprendre, mademoiselle, car j’ai découvert bien d’autres choses encore...

Tenez, c’est votre bon ange qui vous a inspiré l’idée de recourir à moi... Vous frémirez quand vous saurez de quels dangers vous avez été menacée... Mais, maintenant, plus rien à craindre: je veille... Je suis là, et je tiens tous les fils de l’audacieuse intrigue ourdie contre vous... Car c’est à vous, à votre personne, à votre fortune qu’on en voulait... C’est à cause de vous seule que M. Férailleur a été lâchement frappé... Et je puis vous dire, moi, le nom des misérables qui l’ont perdu... L’idée du crime vient de celui qui y avait le plus puissant intérêt, le marquis de Valorsay... L’instrument a été un scélérat qui se fait appeler le vicomte de Coralth, et dont Chupin que voilà, vous dira le vrai nom et le passé honteux... Vous aviez distingué M. Férailleur, il fallait qu’il disparût... M. de Chalusse n’avait-il pas promis votre main à M. de Valorsay?... Ce mariage était la ressource suprême du marquis, la planche qui sauve l’homme qui se noie... car il en est à ses dernières gorgées, le misérable!... On le croit riche, il est ruiné... Oui, ruiné de fond en comble, ruiné à ce point qu’il songeait à se brûler la cervelle le jour où l’espoir lui vint de vous épouser...

—Allons, bon!... pensa Chupin, voilà le patron parti.

C’était vrai.

Il suffisait de ce nom de Valorsay pour mettre en mouvement toute la bile de M. Fortunat. Au souvenir seul de cet ancien client, il perdait absolument son sang-froid, c’est-à-dire sa qualité maîtresse.

Sa passion venait de trahir ses calculs... Que se proposait-il au début?... De surprendre Mlle Marguerite, de frapper son imagination, puis de la laisser venir, de la faire parler sans rien dire, et de rester quand même le maître de la situation.

Et pas du tout, il se livrait...

Il s’en aperçut, mais il était trop tard pour reculer, il le comprit bien à l’ardent regard que la jeune fille dardait sur lui.

—Comment le marquis de Valorsay n’a-t-il pas encore fait le plongeon?... C’est pour moi un prodige... Déjà, il y a six mois, ses créanciers menaçaient de l’exécuter... De quelles espérances les berce-t-il, depuis la mort de M. de Chalusse?... C’est ce que je ne puis pénétrer... Ce qui est certain, mademoiselle, c’est que le marquis n’a pas renoncé à la prétention d’être votre mari, et que pour y arriver, tous les moyens lui seront bons, tous, vous m’entendez...

Parfaitement maîtresse d’elle-même, désormais, Mlle Marguerite écoutait d’un visage aussi impassible que s’il se fût agi d’un autre...

Et M. Fortunat s’étant arrêté:

—Je savais tout cela, fit-elle d’un ton glacé...

—Quoi!... vous saviez...

—Oui. Seulement, il est une circonstance qui passe mon entendement... Ma dot seule tentait M. de Valorsay, n’est-ce pas? Pourquoi persiste-t-il à vouloir m’épouser, maintenant que je n’ai plus de dot?

Peu à peu, le «traqueur d’héritages» avait perdu sa pose avantageuse.

—Voilà, répondit-il, ce que je me suis demandé tout d’abord... Et j’ai, je le crois, trouvé la raison... Oui, je parierais que le marquis a entre les mains une lettre de feu M. de Chalusse, un acte, un testament, une pièce quelconque, enfin, établissant votre naissance, et par suite vos droits à la succession...

—Et ces droits, il les ferait valoir s’il était mon mari?...

—Naturellement...

De même que M. Fortunat, le vieux juge de paix n’avait trouvé que cette explication plausible de la conduite le M. de Valorsay.

Mais Mlle Marguerite se garda bien d’en rien dire... Payée pour être défiante, elle n’était pas sans s’inquiéter du grand intérêt que paraissait lui porter cet homme... Cela ne dissimulait-il pas quelque piége?... Et elle prenait la résolution que lui n’avait pas su tenir, de le laisser parler et de taire tout ce qu’elle savait.

—Peut-être avez-vous raison, fit-elle, mais ce que vous avancez il faudrait le prouver.

—Je prouverai que Valorsay n’a plus un sou vaillant, qu’il ne vit depuis un an que d’expédients justiciables de la police correctionnelle.

—Oh!...

—J’établirai qu’il a tenté de surprendre la bonne foi de M. de Chalusse par des actes qui constituent de véritables faux... Je démontrerai son entente avec M. de Coralth pour perdre M. Férailleur. Ne sera-ce pas quelque chose, mademoiselle?...

Elle souriait d’une façon vraiment irritante pour la vanité du «chasseur d’héritages.» Et d’un ton d’indulgente incrédulité:

—On dit ces choses-là, murmura-t-elle.

—Et on les fait, reprit vivement M. Fortunat... Quand je promets, moi, c’est que j’ai les moyens de tenir. On devrait se défendre de toucher une plume, quand on médite un mauvais coup... Assurément, personne n’est assez bête pour écrire tout au long le détail de son infamie... Mais on n’est pas toujours sur le qui-vive... On lâche un mot dans une lettre, une phrase dans une autre, une allusion dans une troisième... Et de ces allusions, de ces phrases, de ces mots réunis, coordonnés, ajustés, comparés, on arrive à faire un petit acte d’accusation absolument complet et écrasant d’évidence...

Mais il s’arrêta, béant, averti par la physionomie de Mlle Marguerite de sa nouvelle imprudence.

Elle s’était reculée, et le toisant:

—Vous étiez donc bien avant dans les confidences de M. de Valorsay, monsieur! prononça-t-elle. Jureriez-vous que jamais vous n’avez servi ses desseins?

Témoin muet et oublié de cette scène, Victor Chupin, intérieurement, jubilait.

—Touché!... pensait-il, dans le noir, en plein. Cristi! voilà une femme!... Pincé, le patron, enfoncé, roulé!

Le fait est que le «dénicheur d’héritiers» se sentit si bien pris, qu’il n’essaya pas de nier, de nier complétement, du moins...

—J’avoue, répondit-il, que j’ai été assez longtemps le conseil de M. de Valorsay... Tant qu’il m’a parlé de se marier richement pour rétablir sa fortune et de mettre dedans son futur beau-père... Ma foi!... je n’y ai pas vu grand mal... Ce n’est peut-être pas strictement honnête, mais cela se fait tous les jours... Qu’est-ce qu’un mariage aujourd’hui?... Une affaire, n’est-ce pas... Or, qu’appelle-t-on une affaire, sinon une opération où chacune des parties cherche à flouer l’autre?... Le beau-père est dupé, ou le gendre, ou la femme, ils le sont parfois tous les trois, je ne vois pas qu’il y ait là de quoi fouetter un chat... Mais quand j’ai vu poindre l’idée de perdre M. Férailleur, halte-là!... Ma conscience s’est révoltée... Déshonorer un innocent!... C’est lâche, c’est bas, c’est sale, c’est canaille!... Et n’ayant pu empêcher l’infamie, je me suis juré que je la vengerais...

Mlle Marguerite allait-elle accepter cette explication? Chupin en eut peur. C’est pourquoi, s’avançant vivement vers son patron:

—Sans compter, m’sieu, interrompit-il, que ce beau marquis vous a joliment refait, vous un homme si fort... Hein!... ces quarante mille francs que vous lui avez prêtés, et qui devaient vous en rapporter quatre-vingt mille, comme il vous les a «ratissés!»

M. Fortunat foudroya son employé du regard... Mais quoi! il était trahi, et il n’y avait plus à y revenir... Il était dit que, dans toute cette affaire, il entasserait sottises sur sottises... Mal emmanchée, elle devait mal finir.

—Eh bien!... Oui, déclara-t-il, c’est vrai, Valorsay m’a indignement volé, j’ai juré que je me vengerais et je me venge... Je n’aurai de repos que le jour où je verrai ce misérable plus bas que la boue...

En vérité, il ne se doutait pas du bien que lui faisait dans l’esprit de Mlle Marguerite, la dénonciation de son employé... Elle fut en partie rassurée, s’expliquant son concours... Elle ne méprisa pas beaucoup plus l’homme, mais elle fut persuadée qu’il la servirait presque loyalement.

—J’aime mieux cela, dit-elle... Au moins nous jouerons cartes sur table, monsieur... Que souhaitez-vous? la perte de M. de Valorsay. Je veux, moi, la réhabilitation de M. Férailleur... Nos intérêts sont donc communs... Seulement, avant de rien entreprendre, l’avis de M. Férailleur est indispensable...

—Il nous faudra pourtant nous en passer.

—Et pourquoi?...

—Parce qu’on ne sait ce qu’il est devenu. Parbleu! c’est à lui que j’ai songé tout d’abord, quand j’ai voulu me venger... Je me suis procuré son adresse et j’ai couru rue d’Ulm... Personne!... Le lendemain même de son malheur, M. Férailleur a vendu ses meubles et est parti avec sa mère.

—Je le sais... et je venais, monsieur, vous demander de vous mettre à sa recherche... Découvrir sa retraite doit être un jeu pour vous...

—Eh! croyez-vous donc que je n’y ai pas songé! Ma journée d’hier s’est consumée en investigations... A force de questionner les gens du quartier, j’ai fini par apprendre que Mme Férailleur est partie de la rue d’Ulm dans le fiacre qui porte le Nº 5,709. Je suis allé attendre le cocher de ce fiacre à son dépôt, et il était une heure du matin quand, il est rentré... Il se souvenait parfaitement de Mme Férailleur, à cause de la quantité de ses bagages... Savez-vous où il l’a conduite?... A la gare du Havre. Savez-vous ce qu’elle a dit aux employés qui lui ont demandé pour quelle destination étaient ses malles? Elle a répondu qu’elles étaient pour Londres... M. Férailleur, à l’heure qu’il est, est en route pour l’Amérique, et jamais nous n’entendrons parler de lui...

Mlle Marguerite hochait la tête.

—Vous vous trompez, monsieur, fit-elle.

—Je vous rapporte ce que j’ai appris...

—Aussi, je ne discute pas... Ce sont là les apparences... Mais j’ai mieux que des apparences, moi, j’ai la connaissance profonde du caractère de M. Férailleur... Un homme comme lui ne se laisse pas écraser par une calomnie infâme... Il peut sembler fuir, disparaître, se cacher pour un temps... mais c’est afin de mieux assurer la vengeance... Quoi! Pascal, l’énergie même, l’incarnation de la volonté, renoncerait lâchement à son honneur, à la femme qu’il aime et à son avenir!... Il n’y avait de lui qu’une chose à redouter: un coup de pistolet... S’il ne s’est pas tué, c’est qu’il espère... Il n’a pas quitté Paris, je le sens, j’en suis sûre...

Tout cela ne persuadait pas M. Fortunat, c’était, selon lui, «du sentiment.»

Mais il était là un adolescent dont le cœur s’ouvrait aux espérances de cette belle jeune fille, la plus belle qu’il eût vue, et dont le dévouement et l’énergie le frappaient d’admiration: Chupin.

Il s’avança, l’œil brillant d’enthousiasme; et d’une voix émue:

—Je comprends votre idée, déclara-t-il, oui, M. Férailleur est à Paris. Et que je perde mon nom, qui est Chupin, si avant quinze jours je ne l’ai pas retrouvé!

XI

Mlle Marguerite connaissait Pascal Férailleur...

Foudroyé en plein bonheur par une catastrophe inouïe, il avait eu des heures de délire et d’horrible défaillance, mais il était incapable du lâche abandon de soi dont l’accusait M. Fortunat.

Elle lui rendait justice, la généreuse fille, quand elle disait:

—S’il est résigné à vivre, ce ne peut être qu’à cette condition de consacrer sa vie, tout ce qu’il a d’intelligence, de force et de volonté à confondre l’infâme calomnie...

Et cependant, elle ne connaissait pas toute l’étendue du malheur de Pascal...

Pouvait-elle supposer qu’il se croyait peut-être abandonné par elle, et renié, le malheureux, depuis ce billet que l’estimable Mme Léon lui avait porté à la porte du jardin de l’hôtel de Chalusse?...

Comment eût-elle su de quels doutes, de quels soupçons poignants l’âme de Pascal avait été déchirée, après les flétrissantes insinuations de la Vantrasson?

Il est vrai de dire qu’à sa mère seule il devait d’avoir échappé au suicide, sombre folie qui obsède les désespérés...

Et c’est encore à sa mère, cette incomparable gardienne de l’honneur, qu’il dut sa résolution, le matin où il alla frapper à la porte du baron Trigault.

Là, son courage devait rencontrer sa première récompense.

Aussi n’était-il plus le même homme, quand il sortit de cet hôtel princier de la rue de la Ville l’Évêque, où il était entré le cœur serré par l’angoisse.

Il était tout étourdi encore des scènes étranges dont il avait été l’involontaire témoin... Les secrets qu’il avait surpris, les confidences qui lui avaient été faites, tourbillonnaient dans son esprit... mais il espérait.

Une lueur de salut brillait à l’horizon, chétive encore et vacillante, mais enfin une lueur... Peut-être tenait-il le fil précieux qui le guiderait hors du dédale d’iniquité et d’ignominie où on l’avait enfermé.

D’ailleurs, il ne serait plus seul à combattre.

Un honnête homme, rompu aux luttes de la vie, expérimenté et vaillant, puissant par sa réputation, par ses relations et par sa fortune, venait de lui promettre solennellement son concours.

Grâce à cet homme, que le malheur faisait un ami plus sûr que les années, l’accès lui était ouvert près du misérable qui lui avait pris l’honneur pour lui prendre après la femme qu’il aimait...

Il savait maintenant les défauts de la cuirasse du marquis de Valorsay, où le frapper, et comment; et c’est cent mille francs à la main qu’il comptait se glisser dans son intimité pour y surprendre des preuves irrécusables de son infamie.

Grande était la hâte de Pascal d’apprendre à sa mère l’heureuse issue de sa visite. Mais diverses démarches, indispensables pour ses projets ultérieurs, le réclamaient impérieusement, et il était près de cinq heures quand il put regagner son pauvre logis de la route de la Révolte.

Lorsqu’il arriva, Mme Férailleur rentrait, ce qui ne le surprit pas médiocrement, car il ne savait pas qu’elle eût à sortir... Le fiacre qu’elle avait pris pour ses courses était encore devant la porte et elle n’avait pas eu le temps de retirer son châle et son chapeau...

A la vue de son fils, elle eut une exclamation de joie... Elle avait trop l’habitude de lire sur sa physionomie le secret de ses pensées pour qu’il eût besoin de lui rien dire, et avant qu’il eût ouvert la bouche:

—Tu as réussi!... s’écria-t-elle.

—Oh!... mère, bien au-delà de mes espérances.

—Je l’avais donc bien jugé, ce digne homme, qui était venu t’offrir ses services rue d’Ulm?...

—Oui, certes, oui!... Jamais, quoi que je fasse, je ne pourrai reconnaître sa générosité et son abnégation. Si tu savais, mère chérie, si tu savais...

—Quoi?...

Il l’embrassa, comme s’il eût voulu s’excuser de ce qu’il allait dire, prévoyant qu’elle en serait affectée, et vivement:

—Eh bien!... Marguerite est la fille de la baronne Trigault...

Mme Férailleur se rejeta en arrière aussi violemment que si elle eût vu se dresser un reptile.

—La fille de la baronne!... bégaya-t-elle. Mon Dieu!... que dis-tu là... Deviens-tu fou, Pascal?...

—Je te dis la vérité, mère... écoute-moi:

Et rapidement, d’une voix profondément troublée, il raconta tout ce qu’il avait appris rue de la Ville-l’Evêque, adoucissant toutefois, autant qu’il le pouvait sans altérer la vérité, ce que la conduite de Mme Trigault avait de trop décidément odieux...

Atténuations inutiles... L’indignation et le dégoût de Mme Férailleur n’en étaient pas moins manifestes.

—Cette femme est une abominable créature!... prononça-t-elle froidement, lorsque son fils eut terminé.

Pascal ne répondit pas. Il sentait bien que sa mère n’avait que trop raison, et cependant il souffrait cruellement de l’entendre s’exprimer ainsi.

La baronne était la mère de Marguerite, après tout.

—Ainsi donc, poursuivit Mme Férailleur qui s’animait peu à peu, cela est bien vrai, il existe de telles créatures qui n’ont rien de leur sexe, pas même l’instinct de la maternité des bêtes... Je suis une honnête femme, moi... je ne dis pas cela pour me glorifier, je n’y ai pas de mérite... Ma mère était une sainte et j’aimais mon mari... Ce qu’on appelle le devoir a été pour moi le bonheur... Je puis parler. Je n’excuse pas une faute, mais je me l’explique. Oui, je puis comprendre qu’une femme jeune, belle, courtisée, seule au milieu de Paris, perde la tête et oublie l’honnête homme qui s’est expatrié et qui brave mille dangers pour lui conquérir une fortune... Le mari est un imprudent, qui expose à ce péril terrible son honneur et son bonheur. Mais que cette femme ayant faibli, ayant eu un enfant, l’abandonne lâchement, le perde comme il en coûterait de perdre un chien, voilà ce qui passe mon entendement... Je concevrais plutôt l’infanticide... Il faut que cette femme n’ait ni cœur, ni entrailles, ni rien d’humain... pour avoir pu vivre, pour avoir pu dormir avec cette pensée, qu’il y avait, de par le monde, un enfant à elle, la chair de sa chair, perdu de par le monde, en butte à toutes les horreurs de la misère, de la honte et de l’abandon... Et elle a des millions... et elle habite un palais... et elle ne songe qu’à la toilette et au plaisir!... Comment, à toute seconde du jour, ne se demande-t-elle pas: «Où est ma fille, à cette heure, et que fait-elle?... De quoi vit-elle?... A-t-elle un asile, des vêtements, du pain? Au fond de quels cloaques a-t-elle roulé? Peut-être jusqu’ici a-t-elle vécu de son travail, et peut-être en ce moment même, l’ouvrage lui manquant et le pain, s’abandonne-t-elle!...» Grand Dieu!... comment osait-elle sortir?... Comment à chacune de ces malheureuses que la faim souvent livre à la débauche, et qu’elle voyait passer, ne se disait-elle pas: «Celle-là peut-être est ma fille...»

Pascal se sentait blêmir, remué jusqu’au fond de lui-même par la véhémence extraordinaire de sa mère... Il frémissait à cette idée que peut-être elle allait s’écrier:

—Et toi, mon fils, tu épouserais la fille d’une telle femme!...

Car il n’ignorait pas les opinions de sa mère et qu’elle s’était attachée d’une invincible étreinte à ces austères traditions qui, dans les vieilles familles de la bourgeoisie, se transmettaient de mère en fille, comme le mot d’ordre de l’honneur du foyer, traditions impitoyables et aveugles...

—La baronne se savait adorée de son mari, hasarda-t-il... Apprenant son retour, elle a été terrifiée, elle est devenue folle...

—La défendrais-tu donc!... s’écria Mme Férailleur... Penses-tu véritablement qu’on puisse racheter une faute par un crime...

—Non, certes, mais...

—Peut-être jugerais-tu plus sévèrement la baronne si tu savais ce qu’a souffert sa fille, si tu savais quels ont été ses misères et ses périls depuis le moment où sa mère l’a furtivement exposée sous une porte, près des Halles, jusqu’au jour où son père, M. de Chalusse, l’a recueillie... C’est un miracle de Dieu qu’elle n’ait pas péri...

D’où Mme Férailleur tenait-elle ces détails? Voilà ce que se demandait Pascal sans trouver une réponse seulement admissible.

—Je ne te comprends pas, mère, balbutia-t-il.

Elle le regarda dans les yeux, et plus doucement:

—Il est donc vrai, interrogea-t-elle, que tu ne sais rien du passé de Mlle Marguerite, qu’elle ne t’en a rien dit?

—Je sais qu’elle a été très-malheureuse.

—Jamais elle ne t’a parlé du temps où elle était apprentie...

—Je lui ai entendu dire qu’elle avait travaillé de ses mains pour vivre...

—Eh bien! moi, je suis mieux instruite.

La stupeur de Pascal devenait presque de l’effroi.

—Toi! ma mère, fit-il, toi!...

—Oui, moi... Je reviens de l’hospice où elle a été recueillie et élevée, et j’y ai parlé à deux religieuses qui se souviennent encore d’elle... Il n’y a pas une heure que j’ai quitté ses anciens maîtres d’apprentissage...

Debout, en face de sa mère, la main convulsivement crispée au dossier de la chaise sur laquelle il s’appuyait, Pascal semblait se roidir à l’avance contre la douleur de quelque coup terrible...

Le passé avec ses émotions poignantes s’effaçait... Toutes ses facultés exaltées jusqu’au délire s’absorbaient dans l’angoisse présente...

Sa vie n’était-elle pas en jeu!... Selon ce qu’allait dire Mme Férailleur, il serait sauvé ou condamné sans appel, sans recours en grâce, sans espoir...

—Voilà pourquoi tu es sortie, mère?... balbutia-t-il.

—Oui.

—Sans me prévenir...

—Était-ce donc utile?... Quoi! tu aimes une jeune fille, toi, mon fils, tu lui as juré à mon insu qu’elle serait ta femme, et tu trouves surprenant que je fasse tout au monde pour savoir qui elle est et si elle n’est pas indigne de nous... C’est le contraire qui serait étrange...

—L’idée de ces démarches t’est venue si subitement!...

D’un mouvement imperceptible, Mme Férailleur haussait les épaules, comme si elle se fût étonnée d’avoir à répondre à des objections puériles.

—Ne te rappelles-tu donc plus, prononça-t-elle, les flétrissantes allusions de la mégère qui nous sert, de la Vantrasson?...

—Mon Dieu!...

—De même que toi, j’avais pénétré ses odieuses insinuations, et pour m’être efforcée de te rassurer, je n’en étais pas moins bouleversée... C’est pourquoi, dès que tu as été parti, j’ai interrogé ou plutôt j’ai laissé parler cette mauvaise femme, et j’ai appris que Mlle Marguerite a été apprentie chez un beau-frère de son mari, un nommé Greloux, qui était relieur autrefois, rue Saint-Denis, et qui maintenant vit de ses rentes... C’est chez ce relieur que Vantrasson a connu Mlle Marguerite, et sa surprise en la revoyant à l’hôtel de Chalusse a été immense...

Pascal ne respirait plus; il lui semblait que le battement de ses artères s’arrêtait...

—Avec un peu d’adresse, continuait Mme Férailleur, j’ai obtenu de la Vantrasson l’adresse des Greloux, j’ai envoyé chercher un fiacre et je m’y suis fait conduire...

—Et tu les as vus...

—Grâce à un mensonge que je ne me reproche pas trop, j’ai pénétré près d’eux et j’y suis restée une heure.

Ce qui épouvantait Pascal, c’était le ton glacé de sa mère. Sa lenteur le torturait, et cependant il n’osait la presser...

—Ces Greloux, poursuivit-elle, m’ont semblé ce qu’on est convenu d’appeler d’assez braves gens, incapables je le crois d’une action que punit le code, et très-fiers de leurs sept mille livres de rente... Il se peut qu’ils aient été attachés à Mlle Marguerite, ce qui est sûr c’est que dès que j’ai eu prononcé son nom ils se sont répandus en protestations d’affection... Le mari, particulièrement, m’a paru garder d’elle un souvenir ressemblant à de la reconnaissance...

—Ah!... tu vois, mère, tu vois!...

—Quant à la femme, on eût dit qu’elle regrettait surtout la meilleure apprentie, la plus honnête fille, et la plus robuste travailleuse qu’elle eût rencontrée en sa vie... Et même, d’après ses récits, j’affirmerais qu’elle n’était pas sans abuser de la pauvre enfant, et qu’elle en faisait sa servante autant que son ouvrière...

Des larmes brillaient dans les yeux de Pascal, mais il respirait.

—Quant à Vantrasson, reprit Mme Férailleur, il est certain qu’il avait jeté les yeux sur l’apprentie de sa sœur...

—Oh!...

—Cet homme, devenu depuis un redoutable scélérat, n’était encore qu’un mauvais sujet, c’est-à-dire un ivrogne et un débauché sans foi ni loi... Il crut que la pauvre petite ouvrière, elle avait alors treize ans, serait trop heureuse de devenir la maîtresse du frère de sa patronne... Repoussé vaillamment, il fut blessé dans son amour-propre, et obséda si indignement l’infortunée, qu’elle dut se plaindre à sa patronne... laquelle, il faut le dire à sa honte, traita ces infamies d’enfantillages... puis à Greloux lui-même qui, ravi sans doute de se débarrasser d’un beau-frère qui le grugeait, le chassa.

A cette idée qu’un être vil et bas, tel que ce Vantrasson, avait osé offenser de ses odieuses poursuites la femme qui était dans son cœur comme une madone dans un sanctuaire, Pascal était transporté de rage...

—Le misérable! grondait-il, le misérable!

Mme Férailleur, sans paraître remarquer la colère de son fils, continuait:

—Les Greloux ont prétendu que depuis que leur ancienne apprentie est «dans les grandeurs,» selon leur expression, ils ne l’ont plus revue... En quoi ils m’ont menti... Ils l’ont revue au moins une fois, le jour où elle est allée leur porter 20,000 francs qui ont été le noyau de leur fortune... Ils ne se sont pas vantés de cela...

—Chère Marguerite, murmurait Pascal, chère Marguerite!...

Puis, tout haut:

—Mais où as-tu appris ces détails, chère mère? demanda-t-il.

—A l’hospice où Mlle Marguerite a été élevée et où les Greloux l’avaient prise... Là aussi, je n’ai recueilli que des éloges... «Jamais, m’a dit la supérieure, je n’ai eu une enfant si bien douée, d’un meilleur cœur, d’une si vive intelligence.» On n’avait à lui reprocher qu’une réserve précoce, et un respect de soi qui avait les façons du plus farouche orgueil... Cependant, elle n’a pas plus oublié l’hospice qu’elle n’avait oublié ses anciens patrons... Une première fois, la supérieure a reçu d’elle une somme de 25,000 fr., et, il n’y a pas un an, 100,000 francs dont le revenu doit être, chaque année, consacré à doter une orpheline...

Pascal triomphait.

—Eh bien!... ma mère, s’écria-t-il, eh bien!... Ai-je raison de l’aimer!...

Mais Mme Férailleur ne répondant pas, une douloureuse appréhension le saisit...

—Tu gardes le silence, fit-il; pourquoi? Le jour béni où il me sera permis d’épouser Marguerite, t’opposeras-tu à notre mariage?...

—Non, mon fils, rien de ce que j’ai appris ne me donne ce droit...

—Ce droit!... Ah! vous êtes injuste, ma mère!...

—Injuste, moi!... Ne t’ai-je donc pas fidèlement rapporté tout ce qu’on m’a dit, alors même que cela devait, je le sentais bien, enflammer ta passion!...

—C’est vrai, mais cependant...

Mme Férailleur hochait tristement la tête.

—Penses-tu donc, interrompit-elle, que je puisse sans un chagrin cuisant te voir choisir la compagne de ta vie hors du cercle de la famille et des conventions sociales!... Ne comprends-tu pas mes inquiétudes quand je pense que tu vas épouser la fille d’une femme telle que la baronne Trigault, une malheureuse que sa mère ne peut ni reconnaître ni avouer, puisque sa mère est mariée.

—Eh! ma mère, est-ce sa faute?...

—Ai-je dit que ce fût sa faute? Non... Je prie Dieu, seulement, que jamais tu ne te repentes d’avoir choisi une femme dont le passé restera toujours un impénétrable mystère!...

Pascal était devenu fort pâle...

—Ma mère!... fit-il d’une voix tremblante, ma mère!...

—Je veux dire, poursuivit l’impassible vieille femme, que tu ne sauras jamais du passé de Mlle Marguerite que ce qu’elle t’en apprendra. Tu sais les ignobles allégations de Vantrasson... On a dit qu’elle était la maîtresse, et non la fille du comte de Chalusse... Qui sait quelles immondes perfidies te préparent les méchants... Et quel serait ton recours si jamais un doute te venait?... La parole de Mlle Marguerite... Est-ce assez?... Maintenant, oui... mais plus tard! Je voudrais que la femme de mon fils ne pût pas même être soupçonnée... et elle, il n’est pas une circonstance de sa vie qui n’offre prise aux calomnies les plus atroces...

—Eh!... que m’importe la calomnie! elle n’effleurera jamais ma foi... Les malheurs que tu reproches à Marguerite sont à mes yeux sa glorification...

—Pascal!...

—Quoi! parce qu’elle a été malheureuse, je la repousserais... je lui ferais un crime de sa naissance... je la mépriserais parce que sa mère est méprisable! Non, Dieu merci, nous ne sommes plus au temps de ces préjugés barbares, où les enfants naturels, victimes des fautes de leur mère, étaient voués à la réprobation...

Mais les idées de Mme Férailleur étaient de celles que nul raisonnement n’ébranle.

—Je ne discute pas, mon fils, interrompit-elle, mais prends garde... A force de vouloir rendre les enfants irresponsables, tu briseras le lien le plus fort qui attache les femmes au devoir... Si le fils de la chaste et vertueuse épouse n’a sur le fils de la femme adultère aucun avantage, celles que la pensée seule de leur enfant maintient dans le devoir finiront par se dire: «A quoi bon!...»

C’était la première fois qu’un nuage s’élevait entre le fils et la mère...

Atteint dans le vif de ses sentiments les plus intimes et de ses plus chères croyances, Pascal était bien près de se révolter, et des flots de paroles amères montaient à ses lèvres.

Il eut cependant assez de raison pour se contenir.

—Marguerite seule, pensa-t-il, peut triompher de ces préjugés implacables. Que ma mère la voie, et elle reconnaîtra son injustice!...

Et comme il avait peur de ne pas rester maître de lui, il balbutia quelques vagues excuses, et brusquement gagna sa chambre; brisé de corps et d’esprit, il se jeta tout habillé sur son lit...

Il eût été mal venu, il ne le sentait que trop, de maudire les principes arriérés de Mme Férailleur... Quelle mère jamais s’était élevée aux hauteurs de son dévouement! Et qui sait!... c’était peut-être dans les rigides préjugés dont elle était imbue, que cette simple et héroïque bourgeoise puisait son énergie, son enthousiasme du bien et ses haines vigoureuses du mal, et cette virilité d’esprit que nul malheur ne déconcertait...

Elle lui avait promis qu’elle ne s’opposerait pas à son mariage... N’était-ce pas déjà de sa part une concession immense, un sacrifice qui avait dû lui coûter cruellement!

Et dans le fait, où trouver une mère qui ne compte pas parmi les jouissances sublimes de la maternité, le soin de chercher une épouse pour son fils, et de lui choisir entre toutes, la jeune fille qui sera la compagne de sa vie, la gardienne fidèle de l’honneur du foyer, l’ange des bons et des mauvais jours!

Ainsi il songeait, quand sa porte s’ouvrant bruyamment, il sauta à terre d’un bond.

—Qu’est-ce?

C’était la Vantrasson qui venait annoncer à Monsieur que le dîner était servi, un dîner qu’elle avait confectionné elle-même, car Mme Férailleur, au moment de sortir, lui avait commandé de rester.

A la seule vue de l’hôtesse du «Garni modèle,» Pascal sentit monter à son cerveau des bouffées de rage folle, et il lui fut donné de mesurer la portée de certaines observations de sa mère.

Il souhaita le pouvoir de Dieu pour anéantir cette affreuse mégère... Et pourquoi?... Hélas!... parce qu’elle était la femme de Vantrasson, et que disposée naturellement à trouver simple et naturel tout ce qui était lâche et infâme, elle avait dû ajouter foi aux ignobles vanteries de son mari.

Vantrasson n’était qu’un abject calomniateur, Pascal en était sûr, mais ce misérable rencontrait des êtres aussi avilis que lui pour le croire... Et se sentir impuissant à punir!... Le malheureux connut le plus atroce supplice que puisse endurer l’homme qui aime...

Tout entier à ces sombres pensées, Pascal, tant que dura le repas, garda un farouche silence...

Il était à table, il mangea machinalement parce que sa mère emplissait son assiette, mais il eût été bien embarrassé à la fin de dire ce qui lui avait été servi... Et cependant, ce modeste dîner était excellent. La mégère du «Garni modèle» était véritablement une cuisinière remarquable, et, pour la première fois, elle s’était surpassée...

Même, elle fut piquée dans sa vanité de cordon-bleu de ne pas recevoir les compliments qu’elle espérait... A quatre ou cinq reprises, impatientée, elle demanda: «N’est-ce donc pas bon, cela?» et comme on lui répondit tout sèchement: «Très-bon...» elle se jura qu’elle ne prodiguerait plus ses talents pour de si pitoyables connaisseurs...

C’est que Mme Férailleur, de même que son fils, se taisait, et se hâtait de manger...

Visiblement, il lui tardait d’être débarrassée de la Vantrasson... Aussi, dès que le maigre dessert fut servi:

—Vous pouvez vous retirer, lui dit-elle, je rangerai tout.

Fort irritée du caractère taciturne de «ces gens-là,» l’hôtesse du «Garni modèle» sortit, et bientôt on l’entendit tirer brutalement sur elle la porte de la rue...

Alors Pascal respira longuement; comme si sa poitrine eût été soulagée d’un poids énorme... Tant que la Vantrasson avait été là, il n’avait pour ainsi dire pas osé lever les yeux, tant il avait peur de rencontrer le regard de cette mégère dont la doucereuse hypocrisie voilait mal l’impudente méchanceté! Il craignait de ne pouvoir résister à la tentation de l’étrangler.

Mais Mme Férailleur devait se méprendre à la physionomie bouleversée de son fils, et dès qu’ils furent seuls:

—Tu ne m’as pas pardonné ma franchise? commença-t-elle.

—Eh!... puis-je t’en vouloir, chère mère, lorsque je sais que tu ne songes qu’à mon bonheur... Mais comment ne serais-je pas attristé de tes prétentions!...

D’un geste, Mme Férailleur interrompit son fils.

—Ne revenons pas sur cette discussion! prononça-t-elle. Mlle Marguerite aura été la cause innocente d’un des grands chagrins de ma vie, mais je n’ai aucune raison de la haïr... J’ai d’ailleurs toujours su rendre justice aux personnes même que j’aime le moins... Je te l’ai déjà montré, je vais peut-être t’en donner une preuve éclatante...

—Une preuve?...

—Oui!...

Elle sembla se recueillir, et après un moment:

—Ne m’as-tu pas dit, mon fils, reprit-elle, que l’éducation de Mlle Marguerite n’a pas eu à souffrir de l’abandon de son enfance?...

—Et c’est la vérité, ma mère...

—Elle a eu le courage de se donner une certaine instruction?...

—Marguerite sait tout ce qu’une jeune fille d’une intelligence supérieure peut apprendre en quatre ans, quand elle est extraordinairement malheureuse, et que l’étude est son seul refuge et son unique consolation...

—Si elle t’adressait un billet, il serait écrit en français, il ne fourmillerait pas de fautes d’orthographe?

—Oh!... par exemple!... s’écria Pascal.

Une inspiration soudaine l’arrêta, court... Il se précipita vers sa chambre, et la minute d’après, il reparut, tenant à la main un paquet de lettres qu’il jeta sur la table en disant:

—Tiens, ma mère, lis!...

Lentement, Mme Férailleur tira ses lunettes de leur étui, et après en avoir fixé les branches sous les épais rouleaux de ses cheveux gris, elle se mit à lire à voix basse...

Cela dura longtemps...

Les coudes sur la table, le front entre ses mains, Pascal appliquait tout ce qu’il avait de pénétration à épier sur la physionomie de sa mère la manifestation fugitive de ses impressions...

Évidemment elle était étonnée... Non, elle ne s’attendait pas à trouver dans les lettres de Mlle Marguerite cette hauteur de sentiments, l’expression d’une énergie égale à la sienne, et jusqu’à un écho de ses préjugés...

Car cette jeune fille étrange partageait les idées étroites de Mme Férailleur... Souvent elle s’était demandé si sa naissance et son passé ne creusaient pas un abîme entre elle et Pascal... Et elle ne s’était sentie rassurée que le jour où le vieux juge de paix, après avoir entendu le récit de sa vie, lui avait dit:

«—Si j’avais un fils, je serais fier qu’il fût aimé de vous!»

Bientôt, il fut clair que Mme Férailleur était émue, elle s’attendrissait, et même, à un moment, soulevant ses lunettes, elle essuya une larme furtive qui fit bondir de joie le cœur de Pascal.

—Ces lettres sont admirables, prononça-t-elle, et jamais jeune fille élevée par une sainte mère n’a mieux exprimé de plus nobles sentiments... Seulement...

Elle s’interrompit, ne voulant pas sans doute blesser son fils, mais comme il la pressait:

—Seulement, ajouta-t-elle, ces lettres ont le tort irrémissible de t’avoir été adressées, Pascal!

Mais ce fut le dernier cri de son intraitable obstination.

—Maintenant, reprit-elle, attends avant de juger ta mère!...

Elle se leva, ouvrit vivement un tiroir, et en sortit un papier sali et froissé qu’elle présenta à son fils en lui disant:

—Lis ceci attentivement.

Ceci, c’était le billet au crayon que Mme Léon avait remis à Pascal, qu’il avait deviné plutôt que lu, à la lueur d’un réverbère, qu’il avait jeté à sa mère, en rentrant, et qu’elle avait gardé...

Il n’avait pas sa tête à lui, le soir où il avait été foudroyé par ce billet si cruel, tandis qu’en ce moment, il jouissait du libre exercice de toutes ses facultés...

Il n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur ces quelques lignes, qu’il se dressa tout d’une pièce, pâle et roide, et, d’une voix profondément altérée, dit:

—Ce n’est pas Marguerite qui a écrit cela!...

L’étrangeté de la découverte devait stupéfier Pascal...

—J’étais donc fou, murmura-t-il, fou à lier!... La fraude est grossière et saute aux yeux... Comment ai-je pu m’y laisser prendre?...

Et comme s’il eût senti le besoin de se démontrer qu’il ne s’abusait pas, il poursuivit, se parlant à lui-même plutôt qu’il ne s’adressait à sa mère:

—L’écriture est assez celle de Marguerite, c’est vrai, on ne l’a pas trop maladroitement contrefaite... Mais qui ne sait que toutes les écritures au crayon se ressemblent plus ou moins... Ce qui est manifeste, par exemple, c’est que jamais Marguerite, qui est la simplicité même, n’eût employé des phrases aussi prétentieusement boursoufflées que les tirades d’un mauvais mélodrame... Quoi! j’ai pu admettre qu’elle avait pensé et écrit ceci: «On ne trahit pas les serments faits aux mourants, je tiendrai le mien, dût mon cœur se briser...» C’est trop bête, en vérité!... Et ceci encore: «Oubliez donc celle qui vous aima tant autrefois: elle est maintenant la fiancée d’un autre, et l’honneur lui commande d’oublier jusqu’à votre nom!»

Il déclamait cela, avec une emphase burlesque, qui en faisait mieux ressortir l’absurdité... Il y avait un peu de folie, dans son fait, de cette exaltation, du moins, que communique au cerveau un bonheur inespéré qui, du moins, passe tout ce qu’on pouvait raisonnablement espérer...

—Et que dire des fautes d’orthographe, reprit-il... Tu as vu, mère... commander est écrit avec un seul m, supplier avec un seul p, solennel avec deux l et un seul n... Assurément ce ne sont pas là des oublis qu’on puisse attribuer à la rapidité de la rédaction. L’ignorance est prouvée, puisque la faute est presque toujours la même... Il est clair que c’est une habitude chez le faussaire de ne pas doubler les lettres...

Mme Férailleur écoutait d’un visage impassible...

Toutes ces objections elle les avait tournées et retournées dans son esprit, depuis trois jours qu’elle étudiait ce billet avec l’espoir d’en faire jaillir une lueur.

—Et ces fautes sont d’autant plus remarquables, appuya-t-elle, que cette lettre est tout simplement copiée...

—Oh!...

—Textuellement... Hier soir, pendant que je l’examinais pour la vingtième fois, il me sembla que je l’avais déjà lue quelque part... Où, et en quelle circonstance? C’est ce que j’ai cherché une partie de la nuit inutilement... Mais ce matin, tout à coup, la mémoire m’est revenue, et je me suis rappelée très-nettement un ouvrage dont les ouvrières de notre fabrique faisaient leurs délices, et dont j’avais ri très-souvent... C’est pourquoi ce tantôt, pendant que j’étais en courses, je suis entrée chez un libraire et j’ai acheté ce livre... C’est lui que tu vois là, sur le coin de la cheminée... Prends-le.

Pascal obéit et fut singulièrement étonné de ce volume, dont le titre était ainsi disposé:


INDISPENSABLE

SECRÉTAIRE

UNIVERSEL ET COMPLET

des deux sexes

POUR TOUTES LES POSITIONS DE LA VIE

 

—Regarde à la page que j’ai marquée, dit Mme Férailleur à son fils...

Il regarda, et lut:

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