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La vie infernale: 1. Pascale et Marguerite; 2. Lia d'Argelès

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«Cher monsieur, écriviez-vous à votre correspondant de Londres, je vous expédie, outre les 5,000 francs du trimestre, 3,000 francs de supplément. Faites-les parvenir sans retard... Je crois ce malheureux enfant gêné et tourmenté par les créanciers... Hier, j’ai eu le bonheur de l’apercevoir rue du Helder, et je l’ai trouvé pâle et triste... depuis ce moment, je ne vis plus. Cependant, en même temps que cet argent, adressez-lui une lettre de paternelles remontrances. Il faut qu’il travaille et songe à se créer une position honorable. Seul, sans appui, sans famille, au milieu de ce Paris si corrompu, quels dangers ne court-il pas!...»

Là, chère dame, s’arrêtait votre lettre. Mais le nom et l’adresse s’y trouvaient. C’en était assez pour comprendre, c’en était trop, avouez-le, pour ne pas émoustiller ma curiosité. Vous souvient-il de notre attitude à votre retour?... En vous apercevant que vous aviez oublié cette lettre commencée, vous avez pâli et m’avez regardé.—«Avez-vous lu, avez-vous compris?» disaient vos yeux. Les miens vous répondirent: «Oui, mais je me tairai...»

—Je me tairai de même, dit Mme d’Argelès.

M. de Coralth lui prit la main qu’il porta à ses lèvres.

—Je savais bien que nous nous entendrions, fit-il gravement... Je ne suis pas méchant, au fond, croyez-le bien, et si j’avais eu des rentes ou seulement une mère comme vous...

Elle détourna la tête, craignant peut-être que M. de Coralth ne lût dans ses yeux ce qu’elle pensait de lui; puis, après une pause, et avec l’accent de la prière:

—Maintenant que me voilà votre complice, fit-elle, laissez-moi vous supplier de tout faire pour empêcher la... scène de cette nuit de s’ébruiter...

—Impossible.

—Si ce n’est pour M. Férailleur, que ce soit pour sa mère, du moins, cette pauvre femme veuve...

—Il faut que Pascal disparaisse!

—Comme vous dites cela! Vous le haïssez donc, bien?... Que vous a-t-il fait?

—A moi personnellement?... Rien. Et même je me sentais pour lui une véritable sympathie...

Mme d’Argelès fut comme pétrifiée.

—Quoi!... bégaya-t-elle; ce n’est pas... pour votre compte que vous avez... agi.

—Mon Dieu!... non.

Révoltée, elle se redressa, et d’une voix où vibrait le mépris et l’indignation:

—Ah!... c’est encore plus infâme, s’écria-t-elle; c’est encore plus lâche...

Mais elle s’arrêta, épouvantée de l’éclair de menace qui traversa les yeux de M. de Coralth.

—Trève de vérités désagréables, dit-il froidement. Si nous nous mettons à échanger l’opinion que nous avons l’un de l’autre, nous en arriverons vite à de très-vilains mots... Pensez-vous que j’aie agi pour mon plaisir!... Jamais je n’ai tant pris sur moi qu’au moment où je glissais sur les cartes des «portées» préparées. Si on m’eût aperçu, cependant!... j’étais perdu...

—Et vous croyez que personne ne vous soupçonne?...

—Personne... J’ai perdu plus de cent louis... Si Pascal était de notre monde, on s’inquiéterait peut-être, mais demain il sera oublié...

—Et lui, ne se doutera-t-il de rien?

—Il n’aurait pas de preuves à fournir, dans tous les cas...

Mme d’Argelès paraissait prendre son parti de ce qui arrivait.

—J’espère au moins, dit-elle, que vous me direz qui est l’ami que vous avez obligé.

—Pour cela, non!... répondit M. de Coralth.

Et, consultant sa montre:

—Mais je m’oublie! s’écria-t-il. J’oublie que cet idiot de Rochecote attend son coup d’épée... Allez dormir, chère dame, et... au revoir.

Elle l’accompagna jusque sur le palier.

—Il est clair, pensait-elle, qu’il va courir chez l’ennemi de M. Férailleur...

Et, appelant son domestique de confiance:

—Vite, Jobin, lui dit-elle, suivez M. de Coralth, je veux savoir où il va... et surtout, prenez garde qu’il ne vous voie....

V

S’il est, à Paris, une rue paisible et silencieuse, asile rare de l’étude et de la méditation, c’est, assurément, cette belle et large rue d’Ulm, qui commence à la place du Panthéon et se termine brusquement à la rue des Feuillantines.

Les magasins y sont peu somptueux et si rares qu’on les compterait.

Il y a un marchand de vin, à gauche, à l’angle de la rue de la Vieille-Estrapade; puis la petite boutique de «La Jeunesse,» puis une blanchisseuse et un relieur. On trouve à droite l’imprimerie du «Bulletin de l’Observatoire,» un marchand de bois nommé Chanson, un serrurier, un fruitier, un boulanger... et c’est quasi tout.

Le reste de la rue est occupé par de vastes établissements à façades austères entourés de jardins. C’est le couvent des «Sœurs de la Croix,» et ensuite la maison des «Dames de l’Adoration réparatrice du Sacré-Cœur.» Plus loin, vers la rue des Feuillantines, on reconnaît l’École Normale, et en face un dépôt de la Compagnie des Omnibus.

Le jour, on n’y rencontre guère que des physionomies graves: des prêtres, des savants, des professeurs, des employés des bibliothèques. Tout le mouvement vient des chevaux du dépôt, et si on entend quelques éclats de rire sonores, c’est que c’est sortie à l’École Normale.

La nuit venue, on s’y croirait à cent lieues du boulevard Montmartre et de l’Opéra, dans quelque bonne vieille ville de province, à Poitiers, par exemple. Et c’est à peine si en prêtant bien l’oreille on y recueille un écho affaibli du tapage de Paris viveur.

C’est dans cette rue—au bout du monde, disait M. de Coralth—que Pascal Férailleur demeurait avec sa mère.

Ils occupaient au second étage, un joli appartement de cinq pièces ayant vue sur des jardins.

Leur loyer était élevé. Ils payaient 1,400 francs. Mais c’était là un sacrifice imposé par la profession de Pascal. Ne lui fallait-il pas un cabinet et un petit salon d’attente pour les clients?...

Pour le reste, la vie de la mère et du fils était étroite et simple. Tout leur service se composait d’une femme de ménage qui venait le matin à sept heures pour le gros ouvrage, se retirait à midi et ne revenait que le soir pour le dîner.

Mme Férailleur se chargeait du reste, ne rougissant nullement d’aller ouvrir quand un client sonnait.

Elle pouvait d’ailleurs le faire sans crainte de méprise, tant son extérieur digne imposait le respect.

En la comparant à un «portrait de famille,» M. de Coralth avait fait preuve de jugement. Elle était telle en effet qu’on aime à se représenter les femmes de la vieille bourgeoisie, épouses chastes et aimantes, mères incomparables, qui apportaient le bonheur au foyer de l’homme qu’elles avaient choisi.

A cinquante ans qu’elle venait d’avoir, Mme Férailleur paraissait son âge. Elle avait souffert. Un observateur reconnaissait la trace des larmes au pli de ses paupières, et ses lèvres trahissaient de cruelles douleurs héroïquement supportées.

Elle n’était pas sévère, cependant, ni même trop grave. Souvent les rares amis qu’elle admettait à son intimité se retiraient émerveillés de son esprit.

C’était d’ailleurs une de ces femmes qui n’ont pas d’histoire, qui ont fait leur bonheur de ce que d’autres appellent leur devoir.

Une courte phrase résume sa vie: elle avait aimé, elle s’était dévouée.

Fille d’un modeste employé des finances, elle avait épousé, avec 3,000 francs de dot, un jeune homme pauvre comme elle, mais intelligent et laborieux, qu’elle aimait et qui l’adorait...

Ce jeune homme, en se mariant, s’était juré qu’il ferait fortune, non qu’il tînt à l’argent, grand Dieu!... mais pour parer de toutes les superfluités de luxe son idole, sa femme.

Nul doute que son amour, en décuplant son énergie, n’ait hâté son succès.

Attaché en qualité de chimiste à un grand établissement industriel, il rendit de tels services qu’on ne tarda pas à l’associer pour une large part dans les bénéfices. Son nom est inscrit au catalogue des inventeurs. On lui doit la découverte d’une de ces éblouissantes couleurs qu’on extrait de la houille.

Au bout de dix ans, il était riche, il aimait sa femme comme au premier jour, et il avait un fils, Pascal...

Malheureux homme!... Un jour, en plein bonheur, comme il cherchait une combinaison pour fixer des verts d’une innocuité parfaite, un mortier éclata entre ses mains et lui fit à la tête et à la poitrine d’horribles blessures...

Et quinze jours plus tard, il mourait, calme en apparence, mais l’âme déchirée d’horribles regrets...

Ce coup fut terrible pour la malheureuse femme, et il fallut la pensée de son fils pour la rattacher à la vie...

Pascal devenait tout pour elle, le présent et l’avenir... Elle se jura qu’elle en ferait un homme!...

Mais hélas!... un malheur ne vient jamais seul.

Un ami de son mari qui s’était chargé d’administrer sa fortune, abusa lâchement de son inexpérience. Elle s’était endormie riche de plus de 15,000 livres de rentes, elle s’éveilla ruinée... ruinée à ne savoir où dîner le soir.

Seule, elle eût été à peine émue de cette catastrophe.

Elle en fut atterrée en réfléchissant que l’avenir de son fils était peut-être perdu, et que, dans tous les cas, ce désastre le condamnait à entrer dans la vie par les portes basses et étroites de la misère.

Mais Mme Férailleur avait le cœur trop haut et trop fier pour ne pas trouver en ce péril extrême une énergie virile.

Elle ne perdit pas en lamentations inutiles des moments précieux. Elle se dit qu’elle réparerait le mal autant qu’il était en elle, et que, lui fallût-il travailler de ses mains, son fils n’interromprait pas ses études au collége Louis-le-Grand.

Et quand elle parlait de travailler de ses mains, ce n’était pas une de ces exagérations vaines de la douleur ou d’un éclair de courage.

Elle s’employa à faire des ménages ou à des coutures grossières jusqu’au jour où elle put être admise en qualité de surveillante dans l’établissement dont son mari avait été l’associé.

Pour obtenir cette place, elle avait dû apprendre la tenue des livres, mais elle s’en trouvait amplement récompensée. Cela lui valait dix-huit cents francs par an, le logement et la table.

Dès lors, son cœur se desserra. Elle comprit qu’elle mènerait à bonne fin sa lourde tâche.

La pension de Pascal, qui fut désormais interne, lui coûtait environ neuf cents francs, tout compris; elle ne dépensait pas pour elle plus de cent francs; c’était donc huit cents francs qu’elle pouvait mettre de côté chaque année.

Il faut reconnaître qu’elle fut secondée par son fils au-delà de toute espérance.

Pascal avait douze ans le jour où sa mère lui dit d’une voix émue, mais ferme:

—Je t’ai ruiné! mon fils... De cette fortune si laborieusement édifiée par ton père, rien ne nous reste... Tu n’as plus désormais à compter que sur toi, mon fils... Dieu veuille que plus tard tu ne me reproches pas amèrement mon imprudence...

L’enfant ne se jeta pas dans ses bras...

Il redressa la tête, et d’un air fier:

—Mère chérie, répondit-il, je t’aimerai davantage, s’il est possible... Cette fortune que mon père t’avait donnée, je te la rendrai... Je ne suis plus un collégien, je suis un homme... tu verras.

On vit, en effet, qu’il avait pris un engagement sacré.

Abusant jusque-là d’une remarquable intelligence et d’une prestigieuse facilité, il travaillait peu et seulement par accès, au moment des compositions générales...

De ce moment, il ne perdit plus une heure. Ses allures, comiques et touchantes à la fois, devinrent celles d’un chef de famille soucieux de sa responsabilité.

—Voyez-vous, disait-il à ses camarades étonnés de sa soudaine âpreté à l’étude, je n’ai plus le loisir d’user beaucoup de culottes sur les bancs de l’Université, maintenant que ma pauvre mère les paye de son travail!...

Car sa bonne humeur ne fut pas altérée de ce qu’il s’était imposé la loi de ne jamais dépenser un sou des quelques francs affectés chaque semaine à ses menus plaisirs.

Et avec un tact bien supérieur à son âge, il sut porter fièrement et simplement son malheur, évitant aussi bien l’humilité qui a un faux air de bassesse que le ton rogue de la pauvreté envieuse.

Trois ans de suite, des prix au grand concours récompensèrent ses efforts. Ce succès, loin de l’enivrer, lui fit à peine plaisir.

—Ce n’est que glorieux, pensait-il.

Sa grande, sa première ambition était de se suffire.

Il y parvint lorsqu’il était en rhétorique, grâce à la bienveillance du proviseur, en donnant des répétitions à des élèves des classes inférieures.

Si bien qu’un jour, Mme Férailleur s’étant présentée comme d’ordinaire à l’économat pour régler le trimestre, l’économe lui répondit:

—Vous ne nous devez rien, madame; tout a été payé par votre fils...

Elle faillit s’évanouir, faible devant le bonheur, elle qui avait si courageusement supporté l’adversité. Elle pouvait à peine croire... il lui fallut de longues explications. Et alors de grosses larmes, larmes de joie cette fois, jaillirent de ses yeux.

C’est ainsi que Pascal Férailleur arriva à la fin de ses études, tout armé pour les luttes qui l’attendaient, et ayant fait ses preuves.

Il voulait être avocat, et c’est là, il ne se le dissimulait pas, une profession presque inabordable pour les jeunes gens qui n’ont pas de fortune...

Mais pour qui veut fortement, pour qui sait surtout vouloir chaque matin la même chose précisément que la veille, il n’est pour ainsi dire pas d’obstacles insurmontables.

Le jour où il prit sa première inscription, Pascal entrait comme clerc surnuméraire chez un avoué.

Cette besogne de basoche, si fastidieuse au début, devait lui offrir ce double avantage de le rompre aux manœuvres de la procédure et de lui fournir de quoi vivre et de quoi payer ses examens.

Dès le milieu de la première année, il avait 800 francs d’appointements. Il en obtint 1,500 à la fin de la seconde. Après trois ans, et lorsqu’il venait de passer sa thèse, son patron l’éleva au grade de maître clerc avec un traitement de 3,000 francs, qu’il augmentait encore en préparant des dossiers pour des avocats très-occupés, ou en rédigeant des mémoires pour des particuliers...

Certes, en arriver là et en si peu de temps tenait presque du prodige, et pourtant le plus difficile restait à accomplir.

Le périlleux était d’abandonner une position sûre, pour courir les hasards du barreau.

Décision grave à prendre, si grave que Pascal hésita longtemps.

Il se sentait menacé du danger que se préparent les lieutenants trop utiles à leur chef. Son patron, accoutumé à se décharger sur lui de ses plus lourds soucis, lui pardonnerait-il de le quitter?

Or, il était indispensable qu’en s’établissant il conservât les bonnes grâces de l’avoué. La clientèle que ne pouvait manquer de lui amener une étude où il avait régné quatre ans était la plus solide base de ses calculs d’avenir.

Il réussit à sa satisfaction, non sans quelques tiraillements pourtant, et en n’employant que cette suprême finesse qui s’appelle la franchise absolue.

Il n’y avait pas quinze jours qu’il avait ouvert son cabinet, que déjà sept ou huit dossiers attendaient leur tour sur son bureau.

Ses débuts furent de ceux qui font sourire les vieux juges et leur arrachent cette précieuse prédiction:

—Voilà un garçon qui ira loin.

Il n’avait cependant pas cherché l’éclat, préoccupé de gagner la cause dont il était chargé bien plus que de briller aux dépens de son client. Modestie rare et qui le servit bien.

Les dix premiers mois d’exercice rapportèrent à Pascal environ huit mille francs, absorbés en partie par les frais d’une installation convenable.

La seconde année, ses honoraires augmentèrent de moitié; il vit sa position s’asseoir, et il exigea de sa mère qu’elle abandonnât sa fabrique.

Il lui prouva, ce qui était exact, qu’elle épargnerait au-delà de ce qu’elle gagnait en surveillant le ménage...

De ce moment, la mère et le fils, ces deux êtres si vaillants et si nobles, durent espérer que leur héroïque énergie avait désarmé la destinée.

Les clients affluaient si bien qu’il était décidé qu’on se rapprocherait du centre des affaires, le loyer dût-il en être doublé. L’assurance qui gagne à demi les causes venait avec la réputation, enfin il y avait une douzaine de mille francs en lieu sûr pour parer à toutes les éventualités.

Mme Férailleur avait quitté les vêtements noirs qu’elle portait depuis la mort de son mari... Elle devait bien cela à Pascal. Et d’ailleurs, après avoir cru qu’il n’était plus de bonheur ici-bas pour elle, elle comprenait qu’elle pouvait être heureuse en son fils.

Pascal n’avait donc plus qu’à tenir sa voile grande ouverte au vent du succès, quand M. Fernand de Coralth fut amené à son cabinet par une assez vilaine affaire,—une petite opération qu’il avait risquée et qui frisait l’escroquerie.

Chose étrange!... M. de Coralth ne déplut pas à Pascal.

Le travailleur honnête fut intéressé, presque séduit par les vices brillants de l’aventurier, par ses côtés équivoques, par sa hardiesse, se fatuité, son mirifique aplomb et son insoucieuse impudence. Il trouva une satisfaction de curiosité à étudier de près ce produit du terreau parisien, surprenant résumé de toutes les corruptions de l’époque.

Sans doute M. de Coralth ne laissa voir de sa vie et de ses ressources que ce qu’il voulut. Pascal ne sut pas tout, mais il en connut assez pour être bien averti de se défier d’un garçon qui traitait plus que cavalièrement la morale, et avait infiniment moins de scrupules que de besoins.

Ils se virent quelquefois, et véritablement ce fut Pascal qui pria le vicomte de le conduire à quelqu’une de ces réunions de la «haute vie» dont les journaux donnaient de si alléchantes descriptions.

Mme Férailleur faisait une partie de boston, comme tous les jeudis, avec quelques vieux amis, le soir où M. de Coralth vint chercher son ami l’avocat pour le conduire chez Mme d’Argelès.

Pascal trouva que cela tombait on ne peut mieux. Il s’habilla avec plus de soin qu’à l’ordinaire, et, comme toujours, avant de sortir, il alla embrasser sa mère.

—Comme te voici paré, lui dit-elle en souriant.

—Je vais en soirée, chère mère, répondit-il, et je rentrerai probablement très-tard. Ainsi, ne m’attends pas, je t’en prie; promets-moi de te coucher comme à l’ordinaire.

—Tu as le passe-partout?

—Oui, mère.

—Eh bien! je ne t’attendrai pas... Tu trouveras, en entrant, ta bougie et des allumettes sur le buffet, dans l’antichambre... Et enveloppe-toi bien, car il fait très-froid.

Elle tendit son front aux lèvres de son fils et gaiement ajouta:

—Et amuse-toi bien...

Fidèle à sa promesse, Mme Férailleur se mit au lit comme tous les soirs, mais c’est vainement qu’elle appela le sommeil.

Elle n’avait certes aucune raison de s’inquiéter, et cependant cette idée que son fils était dehors l’emplissait d’appréhensions vagues qu’elle n’avait jamais ressenties.

Peut-être cela venait-il de ce qu’elle ignorait où était allé Pascal. Peut-être M. de Coralth était-il la cause de cette agitation. Mme Férailleur ne pouvait souffrir le vicomte, son instinct de femme lui disait que l’étrange beauté de ce jeune homme avait quelque chose de malsain et qu’il était dangereux de croire à ses témoignages d’amitié.

Successivement elle entendit frapper toutes les heures aux horloges des communautés voisines... deux heures... trois heures... quatre heures...

—Comme Pascal rentre tard, se disait-elle.

Peu à peu, un pressentiment plus douloureux que les autres traversa son esprit. Elle sauta à terre et courut ouvrir sa fenêtre. Il lui semblait qu’elle avait entendu un grand cri de détresse dans la rue déserte...

A ce moment-là même, minute pour minute, le mot «voleur» était jeté à la face de son fils.

La rue était silencieuse... elle pensa qu’elle s’était trompée, elle se recoucha en se raillant de ses chimères, et enfin s’endormit...

Mais quelle ne fut pas sa terreur, le matin, quand, sortant de chez elle, au bruit de la femme de ménage, elle aperçut sur le buffet le bougeoir de Pascal.

N’était-il donc pas rentré!... Elle courut à sa chambre... personne.

Et il était près de huit heures!...

C’était la première fois que Pascal passait la nuit dehors sans que sa mère fût prévenue. Et de sa part, avec son caractère, cela annonçait quelque chose d’extraordinaire.

En un moment Mme Férailleur s’énuméra tous les dangers de Paris la nuit. Toutes les histoires qu’elle avait lues, d’hommes attirés dans des piéges, poignardés au détour de quelque rue déserte, jetés à la Seine en traversant un pont se représentèrent à sa mémoire...

Que faire!... Elle avait envie de courir à la préfecture de police et chez tous les amis de Pascal, et d’un autre côté elle n’osait s’éloigner de peur qu’il ne rentrât en son absence...

Et pendant que son désespoir flottait entre mille partis, elle restait affaissée sur une banquette de l’antichambre, comptant les secondes aux battements précipités de ses tempes, l’oreille tendue au moindre bruit...

Enfin, un peu après la demie de huit heures, elle entendit dans l’escalier un pas lourd et trébuchant comme le pas d’un ivrogne...

Elle ouvrit, c’était son fils, les vêtements en désordre, sa cravate arrachée, sa chemise déchirée, sans pardessus, la tête nue...

Il était livide et ses dents claquaient, nulle expression dans ses yeux et sur sa physionomie qu’un affreux hébêtement...

—Pascal, que t’est-il arrivé?...

Cette voix tombant sur son esprit comme un marteau sur un timbre, le fit tressaillir de la tête aux pieds.

—Rien!... bégaya-t-il, rien du tout.

Et sa mère l’accablant de questions, il l’écarta doucement et gagna sa chambre.

—Pauvre enfant, murmura Mme Férailleur, peinée et rassurée en même temps, lui toujours si sobre... on l’aura fait boire.

L’erreur de Mme Férailleur était grande, et cependant les sensations de Pascal étaient exactement celles de l’ivresse.

Après avoir perdu pendant un temps assez long toute conscience de soi et des circonstances extérieures, il sentait un brouillard plus épais que les vapeurs de l’alcool envahir son cerveau.

Comment il était revenu chez lui, par quel chemin, ce qu’il avait fait en route, il lui eût été impossible de le dire.

Si même il était rentré, c’était machinalement, par la force de l’habitude, cette mémoire du corps.

Il lui semblait cependant qu’il s’était assis sur un banc aux Champs-Élysées, qu’il y avait eu extrêmement froid, et qu’un sergent de ville était venu le secouer, le menaçant du poste s’il ne se remettait pas en marche...

Ses derniers souvenirs précis s’arrêtaient brusquement rue de Berry, sur le seuil de l’hôtel de Mme d’Argelès.

Ainsi, il se rappelait fort bien qu’il avait descendu l’escalier lentement, que les domestiques, dans le vestibule, s’étaient écartés sur son passage, et qu’en traversant la cour il avait jeté le candélabre dont il s’était armé...

Puis, plus rien...

Une fois dans la rue, il avait été soudainement saisi par l’air vif, comme le buveur au sortir d’une salle à manger trop chauffée...

Peut-être le champagne qu’il avait bu avait-il contribué à ce désordre cérébral.

Et en ce moment, chez lui, assis dans son fauteuil, entouré d’objets familiers, il ne pouvait parvenir à rentrer en possession de lui-même.

Sa pensée flottante, comme le liége sur l’eau, se dérobait à sa volonté et lui échappait... Un invincible engourdissement de plus en plus le dominait.

Il eut bien juste la force de se jeter sur son lit, et aussitôt il s’endormit d’un sommeil de plomb, le sommeil des grandes crises, qu’on a observé même chez quelques condamnés à mort, la veille de leur exécution.

A quatre ou cinq reprises sa mère vint écouter à la porte, une fois même elle entra, et voyant son fils si profondément endormi, elle ne put s’empêcher de sourire.

—Pauvre Pascal, pensait-elle, il ne peut supporter d’autres excès que ceux du travail. Dieu! va-t-il être surpris et honteux quand il se réveillera...

Hélas! ce n’était pas la confusion d’une légère faiblesse, mais le désespoir qui attendait ce malheureux à son réveil...

D’un seul coup, tout d’un bloc et comme en une vision, son imagination lui retraça la scène de la nuit, lui représenta le présent et lui montra l’avenir...

Sans avoir le plein et libre exercice de ses facultés, il était du moins capable de réfléchir et de délibérer. Il essaya d’évaluer courageusement la situation.

Tout d’abord, quant aux événements passés, il n’eut pas l’ombre d’un doute. Il était, ainsi qu’il l’avait dit, tombé dans un piége ignoble. Qui l’y avait poussé?... M. de Coralth qui, placé à sa gauche, avait préparé les «mains» avec lesquelles il avait gagné. Cela lui semblait évident.

Il lui parut également prouvé que Mme d’Argelès connaissait le coupable, soit qu’elle l’eût surpris, soit qu’elle eût été mise dans la confidence.

Mais ce qui échappait à son intelligence, c’était le mobile de M. de Coralth.

Quel intérêt l’avait poussé à cette abominable action?... Il fallait qu’il fût considérable, car enfin il s’était exposé à être vu trichant, et à passer à tout le moins pour un complice...

Puis encore, quelle raison avait fermé la bouche de Mme d’Argelès?...

Mais à quoi bon ces conjectures illusoires!...

Le fait brutal, positif, réel, c’est que l’infamie avait réussi, de quelque part qu’elle partit et quel que fût son mobile... Et Pascal était déshonoré.

Il était l’honnêteté même, et cependant il était accusé, plus que cela, convaincu d’avoir volé au jeu.

Il était innocent, et il n’apercevait pas de preuves à donner de son innocence. Il connaissait le coupable, et il ne voyait aucun moyen de le démasquer, ni même de l’accuser...

Quoi qu’il fît, cette calomnie atroce, inouïe, incompréhensible l’écrasait; le barreau lui était fermé, sa carrière était brisée...

A cette horrible conviction, que l’abîme était sans issue, il sentit vaciller sa raison... il sentit qu’il devenait incapable de rien décider et qu’il lui fallait les conseils d’un ami.

Plein de cette idée, il se hâta de changer de vêtements et s’élança hors de sa chambre...

Sa mère le guettait, disposée à le railler doucement, mais d’un seul coup d’œil elle vit bien qu’il était survenu quelque chose de terrible, et que le malheur était sur la maison...

—Pascal, s’écria-t-elle, au nom du ciel! que t’arrive-t-il?

—Une contrariété, la moindre des choses.

—Où vas-tu?...

—Au Palais...

C’est au Palais qu’il se rendait, en effet, espérant y rencontrer son plus intime ami.

Contre son habitude, il prit le petit escalier de droite, au bas duquel se trouve le bureau des amendes, et qui débouche dans la salle des Pas-Perdus.

Au milieu de la salle, des avocats en robe causaient... Ils semblèrent stupéfaits en apercevant Pascal, et se turent... Les visages devinrent sérieux, les têtes se détournèrent avec un visible dégoût.

Le malheureux comprit. Il se frappa le front d’un geste de fou, en s’écriant:

—Déjà!... déjà!...

Et il passa. Il n’avait pas aperçu son ami dans le groupe, et il courait à la petite salle des conférences...

Cinq avocats s’y trouvaient. Dès que Pascal entra, deux s’esquivèrent, et les deux autres affectèrent de donner toute leur attention à un dossier ouvert sur la table.

Le cinquième, qui ne bougea pas, n’était point l’ami cherché, mais c’était un ancien camarade de Louis-le-Grand nommé Dartelle. Pascal marcha droit à lui.

—Eh bien?... demanda-t-il.

Dartelle lui tendit un Figaro humide encore de la presse, et cependant froissé comme s’il eût passé en plus de cent mains.

—Lis!

Pascal lut:

«Grand émoi et scandale énorme cette nuit, à l’hôtel de Mme d’A..., une vieille étoile de première grandeur.

«Une vingtaine de gentilshommes haut titrés et très-rentés s’entretenaient en joie et santé, grâce aux émotions d’un bac des plus corsés, quand on crut remarquer que M. X... gagnait extraordinairement.

«Surveillé, ledit X... fut pris la main dans le sac, au moment où avec une rare dextérité il coulait parmi les cartes une triomphante portée.

«Accablé par l’évidence, il se laissa fouiller et rendit sans trop de mauvaise grâce le fruit du travail de ses mains, deux mille louis environ.

«L’étrange de ce scandale, c’est que M. X..., qui est avocat, jouit au Palais d’une grande réputation d’austérité et d’intégrité. Et malheureusement cette... espièglerie ne saurait être attribuée à une minute de vertige, le fait des cartes préparées constitue une préméditation au premier chef.

*
* *

«Un qui n’était pas content, c’était le vicomte de C..., qui avait présenté M. X... Aussi a-t-il relevé trop vivement un propos inoffensif de M. de R... Au petit jour, ces messieurs parlaient de croiser le fer ailleurs.

*
* *

«DERNIÈRES NOUVELLES.—Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, qu’une rencontre a eu lieu entre M. de R... et de C... M. de R..., a reçu un coup d’épée au côté, mais son état n’inspire aucune inquiétude...»

Le journal s’échappa des mains de Pascal. Son visage était plus décomposé que s’il eût vidé une coupe de poison.

—C’est une infâme calomnie, fit-il d’une voix étranglée, je suis innocent, je le jure sur l’honneur!...

L’autre détourna la tête, mais non si vivement que Pascal ne pût lire dans ses yeux l’expression d’un atroce mépris.

Alors il se sentit condamné, il eut le sentiment de l’irrévocable, il jugea qu’il n’était plus d’espoir.

—Je sais ce qui me reste à faire!... murmura-t-il.

Dartelle aussitôt se retourna; des larmes brillaient entre ses cils.

Il prit les mains de Pascal et les serra avec une douloureuse effusion, comme on fait à un ami qui va mourir...

—Courage!... murmura-t-il.

Pascal sortit comme un fou.

—C’est cela, se répétait-il, en courant le long du boulevard Saint-Michel, il n’y a plus que cela.

Arrivé chez lui, il s’enferma à double tour dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l’une à sa mère, l’autre au bâtonnier de l’ordre des avocats...

Après un moment de réflexion, il en commença une troisième, mais il la déchira en menus morceaux avant de l’avoir achevée.

Et alors, avec cette précision rapide du parti pris, il tira d’un tiroir de son bureau un revolver et une boîte de cartouches.

—Pauvre mère! murmurait-il, elle en mourra... mais elle mourrait de l’autre chose aussi... Mieux vaut abréger l’agonie.

Ce que Pascal ne pouvait soupçonner, c’est qu’en ce moment suprême, pas un de ses gestes, pas un des tressaillements de son visage n’échappaient à cette mère dont il balbutiait le nom.

Depuis que son fils l’avait quittée pour courir au Palais, la pauvre femme ne vivait plus, écrasée qu’elle était par la certitude de quelque grand malheur.

Quand elle entendit Pascal rentrer et s’enfermer dans son cabinet, ce qu’il ne faisait jamais, un pressentiment sinistre comme un glas de mort traversa son esprit.

Emportée par un mouvement instinctif, elle courut à la porte qui donnait de la chambre dans le cabinet du son fils, et dont les panneaux supérieurs étaient remplacés par des glaces.

Le verre était dépoli en grande partie par des dessins; néanmoins, avec un peu d’application, on distinguait d’une pièce ce qui se passait dans l’autre.

Voyant Pascal s’asseoir à son bureau et se mettre à écrire, Mme Férailleur s’était sentie un peu rassurée, et même elle eut envie de s’éloigner. Un sentiment indéfinissable, plus fort que la volonté et le raisonnement, la cloua à sa place...

Peu d’instants après elle vit un revolver aux mains de son fils, et alors elle comprit. Tout son sang se glaça dans ses veines, et cependant elle eut sur elle-même assez de puissance pour retenir un cri de terreur.

C’est que le danger était extrême, imminent, terrible; elle le sentait...

Son cœur, à défaut de sa raison égarée, lui disait que la vie de son fils dépendait de la plus insignifiante circonstance... Le bruit le plus léger, un mot, un coup frappé à la porte, pouvaient précipiter la fatale résolution de l’infortuné.

Une inspiration du ciel éclaira la pauvre mère.

La porte était à deux battants, et les barres se trouvaient du côté de Mme Férailleur. Elle les tira avec précaution, puis brusquement, d’un seul coup, elle poussa la porte, se précipita dans le cabinet, et bondit jusqu’à son fils, qu’elle entoura de ses bras...

—Pascal!... malheureux!... Qu’allais-tu faire!...

Lui fut si surpris que son arme lui échappa et qu’il s’affaissa sur son fauteuil... L’idée ne lui venait pas de nier, et d’ailleurs prononcer une parole lui eût été impossible.

Mais il y avait sur son bureau adressée à sa mère, une lettre qui devait parler de lui.

Mme Férailleur la prit, brisa le cachet et lut:

«Pardonne-moi... je vais mourir, il le faut; je ne saurais me résigner à vivre déshonoré et je le suis...»

—Déshonoré!... toi!... s’écria la malheureuse mère. Qu’est-ce que cela signifie, mon Dieu!... Parle, je t’en conjure, dis-moi tout, il le faut, je te l’ordonne... je le veux!

Peu à peu, il se remettait à ces accents si tendres et si impérieux à la fois, et d’une voix morne, il raconta la terrifiante succession des événements qui l’accablaient.

Il n’omettait pas un détail, exagérant, s’il est possible, plutôt que palliant l’horreur de sa situation. Soit qu’il ressentît une atroce satisfaction à se prouver à lui-même que tout était désespéré, soit qu’il crût pouvoir amener sa mère à lui dire:

—Oui, tu as raison, et la mort est ton seul refuge...

Elle l’écoutait pétrifiée, la pupille dilatée par la stupeur et l’épouvante, incertaine si elle veillait ou si elle était le jouet de quelque épouvantable cauchemar. Car c’était là une de ces catastrophes inouïes qui s’écartent tellement du cercle des prévisions et des probabilités, que son entendement pouvait à peine la concevoir et l’admettre.

Mais elle ne doutait pas, elle, si les amis avaient douté.

C’est si son fils lui eût dit qu’il avait volé au jeu, qu’elle eût refusé de le croire.

Lorsqu’il eut terminé:

—Et tu voulais te tuer!... s’écria-t-elle. Tu n’as donc pas songé, insensé, que ta mort donnerait à tout jamais raison à la calomnie!

L’admirable, le sublime instinct de la mère venait de lui dicter la raison la plus victorieuse qui pût déterminer Pascal à vivre.

—Tu ne t’es donc pas dit, poursuivit-elle, que c’était manquer de courage, et que pour échapper aux souffrances présentes, tu allais ternir ton nom d’une éternelle flétrissure?... Cela t’eût arrêté, mon fils. Un nom est un dépôt sacré dont on n’a pas le droit de disposer ainsi... Ton père te l’a légué pur et honnête, tel tu dois le conserver... On essaie de le couvrir d’opprobre, tu dois vivre pour le défendre!...

Il baissa la tête, et d’un ton de lamentable découragement:

—Que puis-je faire! balbutia-t-il. Comment démêler une trame ourdie avec une si infernale habileté?... Sur le moment, si j’avais eu mon sang-froid, je pouvais peut-être me défendre et me justifier. Maintenant le mal est irréparable... Comment démasquer le traître, et quelles preuves de son infamie lui jeter à la face...

—Encore faudrait-il lutter avant de s’avouer vaincu, interrompit sévèrement Mme Férailleur... On ne déserte pas une tâche parce qu’elle est trop rude: on l’accepte, et si on meurt à la peine, on meurt du moins avec la conscience d’avoir fait son devoir.

—Ma mère!...

—Je te dois la vérité, mon fils!... Manquerais-tu donc d’énergie!... Allons, debout, et redresse la tête... Me laisseras-tu combattre seule!... car je combattrai, moi!

Sans mot dire, Pascal saisit les mains de Mme Férailleur et les porta à ses lèvres. Son visage était inondé de larmes. Ses nerfs tendus outre mesure se détendaient sous ces effluves de la tendresse et du dévouement maternels. La raison, d’ailleurs, reprenait son empire, et les généreux accents de sa mère trouvaient leur écho en lui. Il eût, à cette heure, repoussé le suicide comme un acte de démence ou une lâcheté...

Désormais, Mme Férailleur était sûre de la victoire; mais cette certitude ne lui suffisait pas, elle voulait engager Pascal.

—Il est évident, poursuivit-elle, que M. de Coralth est l’artisan de ce crime abominable... Mais quel intérêt y avait-il?... Voyons, Pascal, avait-il quelque raison de te craindre?... T’avait-il confié ou avait-il surpris un secret qui l’eût perdu si tu l’avais divulgué?...

—Non, ma mère.

—Alors il n’aura été que le vil instrument d’un autre aussi misérable que lui!... Rappelle bien tes souvenirs, mon fils, n’as-tu blessé aucun de ses amis? Es-tu sûr de ne faire obstacle à personne de son monde?... Réfléchis... Votre profession a ses périls et on s’y prépare des ennemis cruels. Il est de ces causes scandaleuses où un avocat est forcé de déchirer cruellement la vanité de ses adversaires...

Pascal tressaillit.

Il lui semblait qu’une lueur s’allumait au milieu des ténèbres, chétive et confuse, il est vrai, mais enfin une lueur.

—Qui sait!... murmura-t-il, qui sait!...

Mme Férailleur réfléchissait, et l’effort de ses réflexions ou leur nature faisait monter le rouge à son front.

—Il est des circonstances, reprit-elle, où une mère doit savoir franchir les bornes de... l’austère pudeur... Si tu avais une maîtresse, mon fils...

—Je n’en ai pas, interrompit-il.

Il était devenu pourpre, et après une courte hésitation il ajouta:

—Mais j’aime du plus profond et du plus saint amour une jeune fille, la plus belle et la plus chaste qui soit au monde... et qui par l’intelligence et par le cœur est digne de toi, ma mère...

Elle hochait gravement la tête, comme si elle se fût attendue à trouver une femme au fond de ce mystère d’iniquité. Elle demanda:

—Et qui est cette jeune fille? Comment s’appelle-t-elle?

—Marguerite...

—Marguerite qui?

L’embarras de Pascal redoubla.

—Elle n’a pas d’autre nom, répondit-il très-vite, et elle ne connaît pas ses parents... Elle demeurait dans notre rue, autrefois, avec sa gouvernante, Mme Léon, et une vieille domestique... C’est là que je l’ai aperçue pour la première fois... Elle habite maintenant l’hôtel du comte de Chalusse, rue de Courcelles...

—A quel titre?

—C’est le comte qui a pris soin d’elle... c’est à lui qu’elle doit son éducation... Il est comme son tuteur... et sans que jamais elle m’ait rien dit à ce sujet, je suppose que M. de Chalusse est son père...

—Et cette jeune fille t’aime, Pascal?...

—Je le crois, ma mère... Elle m’a juré qu’elle n’aurait jamais d’autre mari que moi.

—Et le comte?...

—Il ne sait, il ne soupçonne rien... De jour en jour je remettais à tout te dire et à te prier d’aller trouver M. de Chalusse... Ma position est si modeste encore... Le comte est immensément riche, il a l’intention de donner à Marguerite une dot énorme, deux millions, je crois...

Mme Férailleur l’interrompit d’un geste.

—Ne cherche plus, prononça-t-elle, voilà d’où part le coup.

Pascal se dressa en pied, les joues pourpres, l’œil en feu, la lèvre frémissante.

Il lui semblait qu’un éclair déchirant les ténèbres venait d’illuminer les profondeurs du gouffre où on l’avait précipité.

—Si cela était, cependant, s’écria-t-il, si cela était!... Cette fortune immense du comte de Chalusse peut avoir tenté quelque misérable... Qui me dit qu’on n’a pas épié Marguerite et qu’on n’a pas découvert que je suis un obstacle!... Ne sais-je pas quelles convoitises terribles allument les reflets des millions...

Mieux que personne, en effet, il pouvait connaître les effroyables expédients de la cupidité. Sa vie avait toujours été calme et unie, mais on n’est pas impunément quatre ans maître-clerc d’avoué. La triste expérience du monde chasse vite les illusions, en ces études où affluent fatalement, comme le linge sale aux lavoirs publics, les infamies de détail, les bassesses des intérêts en conflit, toutes les iniquités et les scélératesses de la vie intime, qui échappent à la cour d’assises et à la police correctionnelle.

—Crois-moi, insista Mme Férailleur, quelque chose en moi-même me dit que je ne me trompe pas... Je n’ai aucune preuve, et cependant je suis sûre...

Lui, réfléchissait.

—Et, avec cela, reprit-il, quelle coïncidence étrange!... Sais-tu ce qui est arrivé la dernière fois que je lui ai parlé, à ma chère Marguerite... il y a eu hier huit jours. Elle était si triste et si visiblement agitée que j’en ai été effrayé... Je l’ai interrogée, elle n’a pas voulu, tout d’abord, répondre à mes questions, puis comme j’insistais: «Eh bien!... m’a-t-elle dit, je tremble qu’il n’y ait quelque projet de mariage pour moi... M. de Chalusse ne m’en a pas touché un mot, mais depuis quelque temps il s’enferme souvent et reste de longues heures en conférence avec un jeune homme, dont le père lui a rendu un grand service autrefois... Et ce jeune homme, toutes les fois que je me trouve avec lui, me regarde d’un air singulier!...»

—Son nom?...

—Je l’ignore... Elle ne l’a pas prononcé, et moi, dans le trouble où m’avait jeté ce qu’elle m’apprenait, je ne lui ai pas demandé... Mais elle me le dira... Ce soir même, si je ne puis arriver jusqu’à elle, je lui ferai parvenir une lettre... Si ce que nous soupçonnons est vrai, le secret est aux mains de trois personnes... Dès lors, ce n’est plus un secret...

Il s’interrompit, prêtant l’oreille; on entendait, dans l’antichambre, comme une altercation entre la femme de ménage et quelque visiteur.

—Je vous dis qu’il y est, morbleu!... disait une grosse voix essoufflée, et il faut que je le voie et que je lui parle! Il s’agit d’une affaire si urgente que j’ai campé là une partie de bouillotte au moment le plus vif...

—Je vous assure, monsieur, que monsieur est sorti.

—Eh bien! j’attendrai... Conduisez-moi à une pièce où je puisse m’asseoir.

Pascal avait pâli. Il reconnaissait la voix du joueur qui, chez Mme d’Argelès, avait conseillé de le fouiller.

N’importe, il ouvrit, et un gros homme à face plus large qu’un mascaron, soufflant comme une locomotive, s’avança avec ce sans-gêne des gens qui se croient tout permis parce qu’ils ont beaucoup d’argent.

—Parbleu!... s’écria-t-il, je savais bien qu’il y était!... Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, cher monsieur... le baron Trigault. Je venais pour...

Les mots expirèrent sur ses lèvres, et il parut aussi embarrassé que s’il n’eût pas eu huit cent mille livres de rente... Il venait d’apercevoir Mme Férailleur.

Il la salua, et adressant un geste d’intelligence à Pascal:

—Je voudrais vous entretenir en particulier, dit-il... pour ce que vous savez.

Si grand que fût l’étonnement de Pascal, il n’en avait rien paru sur sa physionomie.

—Vous pouvez parler devant ma mère, monsieur, répondit-il d’un ton froid et même hostile... elle sait tout.

La surprise du baron se traduisit par une grimace qui, chez lui, était un tic.

—Ah!... fit-il sur trois tons différents, ah!... ah!...

Et comme on ne lui offrait pas de siége, il s’avança un fauteuil et s’y laissa tomber lourdement en disant:

—Vous permettez, n’est-ce pas... Ces diables d’escaliers me mettent dans un état!

Sous ses massives apparences, cet opulent et corpulent personnage dissimulait une clairvoyance très-exercée et l’esprit le plus délié.

D’un coup d’œil alerte, tout en semblant reprendre haleine, il étudiait le cabinet et ses hôtes.

A terre étaient un revolver et une lettre froissée, et des larmes brillaient encore dans les yeux de Mme Férailleur et de son fils. Il n’en fallait pas plus à un observateur...

—Je ne vous cacherai pas, cher monsieur, commença-t-il, que je suis amené chez vous par un scrupule de conscience...

Et se méprenant à un geste de Pascal:

—Je dis bien: scrupule, insista-t-il... j’en ai quelquefois. Votre sortie, ce matin, après la scène... déplorable, a fait naître en moi toutes sortes de doutes taquins... Doucement, me suis-je dit, nous avons été peut-être un peu prompts... Ce jeune homme pourrait bien n’être pas coupable.

—Monsieur! interrompit Pascal d’un ton menaçant.

—Pardon... laissez-moi finir. La réflexion, je dois l’avouer, n’a fait que confirmer ma première impression et augmenter mes doutes... Diable! me suis-je dit encore, si ce jeune homme est innocent, le coupable est un des habitués de Mme d’Argelès, c’est-à-dire un homme avec qui je joue deux fois par semaine, avec qui je jouerai lundi prochain... c’est grave cela. Et là-dessus l’inquiétude m’a pris et me voici...

La raison saugrenue que le baron donnait de sa visite était-elle la vraie? C’est ce qu’il était assez difficile de discerner.

—Je suis venu, continuait-il, en me disant que bien certainement l’inspection seule de votre intérieur m’apprendrait quelque chose... Et maintenant que j’ai vu, je jurerais que vous êtes tombé dans un abominable guet-apens.

Il se moucha là-dessus, bruyamment, ce qui ne l’empêcha nullement d’observer le jeu muet de Pascal et de sa mère.

Ils étaient stupéfaits; heureux intérieurement de cette déclaration, mais en même temps pleins de défiance. Il n’est pas naturel qu’on s’intéresse ainsi à un malheureux, si on n’y a pas un intérêt quelconque. Quel pouvait être celui de ce singulier visiteur?

Mais lui ne paraissait aucunement déconcerté de la réserve glaciale qui l’accueillait.

—Il est clair, reprit-il, que vous gênez quelqu’un, et que ce quelqu’un a imaginé ce moyen de se défaire de vous. C’est plus sûr qu’un coup de couteau. L’intention m’a sauté aux yeux en lisant dans le journal le paragraphe qui vous concerne. L’avez-vous lu?... Oui. Eh bien! que vous en semble? Moi, je jurerais que l’article a été rédigé sur une note fournie par votre ennemi... Il y a plus, les détails sont inexacts. Et comme en définitive c’est assez de signer ses méfaits sans endosser les mauvaises actions des autres, je vais écrire un mot de rectification, que je porterai moi-même...

Il dit, et transportant son énorme personne devant le bureau de Paul, il écrivit:

«Monsieur le directeur,

«Témoin de la scène de l’autre soir à l’hôtel d’A..., permettez-moi une importante rectification. Il n’est que trop vrai que des portées ont été glissées parmi les cartes, mais qu’elles l’aient été par M. X... c’est ce qui n’est pas prouvé, car on ne l’a pas VU.

«Je sais que les apparences sont contre lui; je ne lui en garde pas moins toute mon estime.

«BARON TRIGAULT.»

Pendant ce temps, Mme Férailleur et son fils se consultaient du regard. Leur impression était la même. Celui-là ne pouvait être un ennemi.

Lors donc que le baron eut lu à haute voix sa lettre:

—Je ne saurais vous exprimer toute ma reconnaissance monsieur, prononça Pascal, mais puisque vraiment vous voulez me servir, de grâce n’envoyez pas cette note... Elle vous attirerait peut-être des ennuis, et je n’en serais pas moins obligé de renoncer à l’exercice de ma profession... et je voudrais surtout être oublié...

—Soit... je vous comprends... vous espérez atteindre le traître et vous craignez de lui donner l’éveil... j’approuve votre prudence. Mais gardez toujours ma déclaration. Et si jamais il vous faut un coup d’épaule venez sonner à ma porte. Et rappelez-vous que le jour où vous aurez des preuves, je vous fournirai le moyen de rendre votre justification plus éclatante que l’affront...

Il s’apprêtait à se retirer, mais avant de passer la porte:

—A l’avenir, ajouta-t-il, je surveillerai les doigts du joueur placé à ma gauche... Et à votre place, je tâcherais de me procurer la note qui a servi pour l’article... On ne sait pas tout le parti qu’on peut tirer, à un moment donné, d’une page d’écriture...

Le baron sorti, Mme Férailleur se leva.

—Pascal, s’écria-t-elle, cet homme sait quelque chose et tes ennemis sont les siens, je l’ai lu dans ses yeux... Il t’a clairement dénoncé M. de Coralth...

—J’ai entendu, ma mère, et mon parti est pris... Je dois disparaître... De ce moment, Pascal Férailleur n’existe plus...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même, deux grandes voitures de déménagement stationnaient devant la maison où demeurait Mme Férailleur.

Elle venait de vendre son mobilier en bloc à un marchand de meubles, afin de rejoindre son fils, parti, disait-elle, pour l’Amérique.

VI

—On m’attend... Je repasserai vers minuit... J’ai encore à faire quantité de visites urgentes...

Voilà ce qu’avait dit à Mlle Marguerite le docteur Jodon.

Le fait est qu’en sortant de l’hôtel de Chalusse, après s’être assuré que M. Casimir faisait répandre de la paille sur la chaussée, le docteur reprit tout bonnement le chemin de son logis.

C’est que s’il était dans son rôle de paraître accablé de malades, ces fameuses visites n’existaient encore que dans le lointain de ses espérances.

Son seul et unique client, depuis le commencement de la semaine, était un vieux portier de la rue de la Pépinière, qu’il visitait deux fois par jour, faute de mieux.

Le reste de son temps, il le passait à attendre la clientèle qui ne venait pas, et à maudire la médecine, une profession perdue, déclarait-il, ruinée par la concurrence, et, pour comble, embarrassée par la sotte obligation d’un décorum qui paralyse l’initiative individuelle.

S’il eût consacré à l’étude la moitié seulement des heures qu’il consumait en malédictions et en combinaisons également stériles, le docteur Jodon eût peut-être haussé son mérite, qui était médiocre, au niveau de ses ambitions, qui étaient immenses.

Mais, ni le travail, ni la patience, n’entraient dans son système.

Il était de son époque et prétendait arriver très-vite, très-haut et sans peine. Une certaine tenue, de l’aplomb, quelque chance et beaucoup de réclames devaient, paraît-il, suffire.

C’est avec cette conviction qu’il était venu se fixer rue de Courcelles, au centre d’un quartier opulent, dont les malades pauvres ont la ressource des consultations gratuites de l’hôpital Beaujon.

Mais les événements avaient trompé son attente.

Peu à peu, en dépit d’atroces privations héroïquement dissimulées, il voyait s’épuiser le petit capital qui constituait toute sa fortune, une vingtaine de mille francs, faible mise pour des prétentions si hautes.

Il avait encore payé son terme le matin même, mais il pouvait déjà calculer l’époque prochaine où il n’aurait plus de quoi le payer...

Que ferait-il alors?

Quand il songeait à cela, et c’était presque son unique pensée, il sentait s’allumer en lui des colères et des haines furibondes...

C’est qu’il ne s’en prenait pas à lui de ses mécomptes.

A l’exemple des ambitieux déçus, il accusait les hommes et les choses, les événements, des envieux et des ennemis que certes il n’avait pas.

Par certains jours, il eût été capable de tout pour arriver à l’assouvissement de ses ambitions. Car il avait tout souhaité, tout envié, tout espéré, et les privations, à la longue, avaient été comme de l’huile jetée sur la flamme des convoitises qui incendiaient son cerveau.

Plus calme, à d’autres moments, il se demandait à quelle porte de la fortune frapper, pour qu’elle ouvrit plus vite à son impatience fiévreuse.

Il avait songé à s’improviser dentiste, ou à chercher un bailleur de fonds pour la vente de quelqu’un de ces spécifiques dont le brevet assure cent mille livres de rentes.

Il avait rêvé l’établissement d’une pharmacie monstre, la création d’une maison de santé ou encore l’exploitation lucrative de quelque remède nouveau.

Mais pour tout cela il fallait de l’argent, beaucoup d’argent, et il n’en avait plus. L’heure venait de prendre un parti, il ne pouvait plus tenir...

Sa troisième année d’exercice, rue de Courcelles, lui avait à peine rapporté de quoi payer son domestique... Car il avait un domestique, cela pose.

Il avait un valet de chambre par la même raison qu’il avait un appartement, c’est-à-dire l’apparence d’un appartement somptueux.

Fidèle à son système—celui de son maître—il y avait tout sacrifié aux dehors, à l’étalage, à la montre, à ce qui se voit et reluit...

Un luxe criard et de mauvais goût y faisait cligner les yeux. Ce n’était que tapis et tentures, dorures au plafond, objets d’art et consoles chargées d’ornements.

Il est sûr qu’un paysan arrivant de son village eût été ébloui.

Mais il fallait se garder d’examiner de trop près.

Il y avait plus de coton que de soie dans le velours des meubles, et qui eût été toucher certaines statues, haut huchées sur leur socle, eût reconnu du plâtre, sous une couche de peinture verte frottée de limaille de cuivre.

Ce plâtre, jouant le bronze, c’était tout l’homme, son système... et notre siècle...

Quand il rentra chez lui, la première question du docteur Jodon à son domestique fut comme toujours:

—Il n’est venu personne?

—Personne.

Le docteur soupira et, traversant son superbe salon d’attente, il alla s’asseoir dans son cabinet de consultations, au coin d’un feu plus que modeste.

Il était plus préoccupé encore que de coutume. La scène dont il avait été témoin chez le comte de Chalusse se représentait à sa mémoire avec une vivacité singulière, et il la tournait et retournait dans sa pensée, cherchant s’il n’y aurait pas quelque parti à tirer du mystère qu’il soupçonnait.

Car plus que jamais il croyait à un mystère, porté à imaginer l’impossible, comme tous les gens à qui les événements ordinaires réussissent mal...

Il se torturait l’esprit depuis une heure, quand le timbre de la porte d’entrée l’arracha à ses méditations.

A cette heure, qui pouvait venir?...

Bientôt son domestique parut, lui annonçant qu’il y avait dans le salon d’attente une dame qui se disait très-pressée...

—C’est bien, fit-il... qu’elle attende un moment.

Car il avait du moins ce mérite de ne jamais se départir de son programme. En aucune circonstance il n’admettait un client immédiatement; il voulait qu’on attendît, qu’on eût le temps de réfléchir aux avantages qu’il y a de s’adresser à un docteur très-occupé et qui a la vogue...

Au bout de dix minutes seulement il ouvrit, et une grosse dame s’avança vivement en relevant le voile qui cachait son visage.

Elle devait avoir dépassé quarante-cinq ans, et si elle avait été belle autrefois, il n’y paraissait plus guère. Elle avait des cheveux bruns grisonnants, rudes et épais, plantés très-bas sur le front, le nez épaté, de grosses lèvres bonasses et des yeux ternes sans expression.

De toute sa personne s’exhalait comme un parfum de mansuétude et de tristesse, avec une nuance de dévotion.

Mais, en ce moment, elle paraissait fort troublée.

Elle s’assit sur l’invitation du docteur, et sans attendre ses questions:

—Je dois vous dire tout d’abord, monsieur, commença-t-elle, que je suis la... dame de confiance de M. de comte de Chalusse...

Si maître qu’il fût du secret de ses impressions, le docteur bondit.

—Mme Léon?... fit-il d’un ton d’immense surprise.

Elle s’inclina en pinçant ses grosses lèvres.

—C’est ainsi qu’on m’appelle, oui, monsieur... Mais ce n’est là qu’un prénom... Le nom que je porte jurerait trop avec ma condition présente... Les revers de fortune ne sont pas rares à notre époque... et il en est de tels que sans la religion qui console, on n’aurait pas la force de les supporter...

Le médecin concentrait sur cette visiteuse toute sa pénétration.

—Que peut-elle me vouloir? pensait-il.

Elle, cependant, poursuivait:

—J’allais me trouver sans ressources, quand M. de Chalusse, un ami de ma famille, me supplia de surveiller l’éducation d’une jeune personne à laquelle il s’intéressait, Mlle Marguerite... J’acceptai et j’en remercie Dieu tous les jours, car si j’ai pour cette chère enfant l’affection d’une mère, elle a pour moi les tendresses d’une fille...

Et à l’appui de son dire, elle sortit un mouchoir de sa poche et réussit à se tirer une larme des yeux.

—Après cela, docteur, continua-t-elle, vous devez comprendre que l’intérêt de ma bien-aimée Marguerite m’amène près de vous... J’étais enfermée dans ma chambre quand on a rapporté M. de Chalusse, et je n’ai été prévenue du malheur qu’après votre départ. J’aurais pu, penserez-vous, attendre votre prochaine visite, mais je n’ai pas eu cette patience... Ou ne sait pas se résigner aux tourments de l’incertitude, quand il s’agit de l’avenir d’une fille chérie!... Et me voici.

Elle reprit haleine et ajouta:

—Je suis venue, monsieur, vous demander l’exacte vérité sur la situation de M. le comte de Chalusse.

Véritablement le docteur s’attendait à autre chose. C’est cependant de son ton le plus doctoral qu’il répondit:

—A vous, madame, je dirai qu’il laisse peu d’espoir, et que je crois à une terminaison fatale avant vingt-quatre heures, sans que le malade reprenne connaissance.

La femme de confiance pâlit.

—Alors, c’est fini, balbutia-t-elle, tout est fini!...

Et incapable d’articuler une syllabe de plus, elle salua le docteur de la tête, et brusquement se retira...

Debout devant sa cheminée, l’œil fixe, la bouche entr’ouverte, le bras arrondi pour un geste interrompu, le docteur demeurait immobile, décontenancé, pantois...

Il fallut pour le remettre le claquement de la porte extérieure se refermant sur la dame de confiance.

A ce bruit, il bondit.

—Ah ça! s’écria-t-il en jurant, elle se moque de moi, cette vieille!...

Et aussitôt, emporté par un mouvement irréfléchi, il sauta sur son chapeau, l’enfonça sur sa tête et s’élança sur les traces de Mme Léon.

Mais elle avait de l’avance, et une fois dans la rue c’est à peine si le docteur la reconnut à la lueur d’un bec de gaz, cinquante pas plus loin, sur le trottoir désert.

Elle marchait très-vite, mais en forçant le pas il eût pu la rejoindre.

Il s’en garda, cependant, ayant eu le loisir de songer qu’il ne saurait sous quel prétexte honnête colorer une démarche si insolite, et il se contenta de la suivre à distance avec précaution.

Tout à coup, elle s’arrêta court.

C’était devant la boutique d’un épicier où il y avait une boîte aux lettres. La boutique était fermée mais on avait ménagé dans le volet une ouverture par où passait le conduit en zinc de la boîte.

Mme Léon hésitait visiblement... Elle balançait, comme on fait toujours, au moment de hasarder un acte décisif dont on est maître encore, et sur lequel il n’y aura plus à revenir quelles qu’en puissent être les conséquences.

Un observateur ne restera jamais vingt minutes devant un bureau de poste sans être témoin de cette pantomime expressive de l’irrésolution...

Enfin, la femme de confiance eut un mouvement d’épaules qui traduisait éloquemment le résultat de ses délibérations intérieures: «Advienne que pourra!...»

Et tirant vivement une lettre de son corsage, elle la jeta dans la boîte et poursuivit son chemin avec plus de hâte encore.

—Pas de doute possible, pensa le docteur, c’est ma réponse qui détermine l’envoi de cette missive préparée à l’avance.

Il n’était pas riche, il tenait aux maigres ressources qui lui restaient comme le joueur décavé à son dernier louis,—ce louis qui peut et qui doit faire sauter la ban, que,—et cependant il eût donné de bon cœur un billet de cent francs pour connaître le contenu de cette lettre, ou seulement le nom du destinataire.

Mais il touchait au terme de sa poursuite. Mme Léon arrivait à l’hôtel de Chalusse, elle y entra...

Devait-il l’y suivre?... La curiosité poignait le docteur à ce point qu’il en eut l’idée, et qu’il eut besoin d’un héroïque effort de volonté pour y résister.

Une lueur de sens commun qui veillait encore dans sa cervelle bouleversée lui démontra que se représenter avant l’heure qu’il avait indiquée serait une insigne maladresse. Déjà, dans cette soirée, sa conduite n’avait été que trop extraordinaire, et bien plus celle d’un juge que celle d’un médecin. Il comprenait que ce n’est pas un bon moyen d’être choisi pour confident que de s’immiscer presque de force dans les affaires des gens.

Il rebroussa donc chemin, tout pensif et aussi mécontent de lui que possible.

—Quel imbécile je suis! grommelait-il. Si j’avais tenu cette vieille en suspens au lieu de lui dire brutalement la vérité, je saurais maintenant le but réel de sa visite... Car elle avait un but... Mais lequel?...

C’est à le chercher que le docteur consuma les deux heures qui le séparaient du moment de la seconde visite.

Mais il avait beau parcourir le champ sans limites des probabilités même improbables, il n’imaginait rien qui le satisfît.

Une seule circonstance lui semblait indiscutable: c’est que Mme Léon et Mlle Marguerite attachaient une importance égale à cette question de savoir si, oui ou non, le comte reprendrait connaissance.

Quant à l’intérêt des deux femmes sur ce point, le docteur estimait qu’il n’était pas le même, qu’un secret désaccord existait entre elles, et que même la femme de confiance avait dû venir le trouver en cachette.

Car il n’était dupe qu’à demi de Mme Léon et de ses protestations de tendresse à l’endroit de Mlle Marguerite.

L’entrée de cette respectable personne, ses façons onctueuses, son accent de résignation dévote, cette allusion à un grand nom qu’elle aurait le droit de porter, tout cela était bien calculé pour en imposer; mais elle s’était trop découverte sur la fin pour qu’on ne se défiât pas.

Le docteur Jodon ne s’était pas senti le courage de regagner son superbe appartement, et c’est dans un petit café qu’il réfléchissait ainsi, tout en buvant dans un verre fabriqué en Bavière, d’exécrable bière brassée à Paris...

Enfin, minuit sonna... c’était l’heure.

Cependant, le docteur ne se leva pas. S’étant résigné à attendre, il voulait, en revanche, qu’on l’attendît...

C’est donc seulement quand le café fut fermé qu’il remonta la rue de Courcelles...

Mme Léon, sans doute, avait laissé la porte de l’hôtel de Chalusse entre-bâillée, le docteur n’eut qu’à la pousser et il se trouva dans la cour...

Comme au commencement de la soirée, les domestiques étaient réunis chez le concierge. Mais la jubilation de la médisance qui s’en donne à cœur joie avait fait place, sur leur physionomie, à l’inquiétude de l’avenir compromis.

On les apercevait, à travers les vitres, debout dans la loge, absorbés par l’intérêt d’une discussion qui s’agitait entre les deux hommes les plus importants de la réunion: M. Bourigeau, le concierge, et M. Casimir, le valet de chambre.

Et si le docteur eût prêté l’oreille, ses illusions singulières eussent été quelque peu entamées, car à chaque moment revenaient les mots de gages et de legs particuliers, de rémunération de loyaux services et de rentes viagères...

Mais M. Jodon n’écouta pas.

Pensant qu’il rencontrerait quelque valet à l’intérieur il entra dans l’hôtel.

Mais rien ne pouvait annoncer sa présence, les portes se refermaient sans bruit, l’épais tapis qui couvrait le marbre de l’escalier étouffait le bruit de ses pas, et il arriva au palier du premier étage sans avoir aperçu personne...

La porte de la chambre de M. de Chalusse était ouverte et elle se trouvait assez vivement éclairée par un grand feu clair et par une grosse lampe posée sur le coin de la cheminée...

Instinctivement le docteur s’arrêta, regardant...

Nul changement n’était survenu depuis sa visite. Le comte gisait toujours immobile, très-haussé sur ses oreillers, la face tuméfiée, les paupières fermées, respirant encore pourtant, ainsi que l’indiquait le mouvement inégal du drap sur sa poitrine.

Seules, Mme Léon et Mlle Marguerite le veillaient.

La femme de charge, un peu dans l’ombre, était affaissée sur un fauteuil, et, les mains croisées sur le ventre, les lèvres crispées, elle semblait suivre de l’œil, dans le vide, quelque difficile combinaison.

Pâle, mais calme maintenant, plus imposante et plus belle avec ses cheveux en désordre, Mlle Marguerite s’appuyait aux montants du lit, épiant sur le visage de M. de Chalusse le réveil de la vie et de l’intelligence.

Un peu honteux de son indiscrétion, le docteur redescendit à reculons sept ou huit marches, qu’il remonta en toussant, pour s’annoncer...

Il fut entendu, car Mlle Marguerite vint au-devant de lui jusqu’à la porte.

—Eh bien? demanda-t-il.

—Hélas!

Il s’avança vers le lit; mais, sans lui laisser le temps d’examiner le moribond, Mlle Marguerite lui tendit une feuille de papier.

—Le médecin ordinaire de M. de Chalusse est venu en votre absence, monsieur, dit-elle, et voici son ordonnance... C’est une potion qu’il a prescrite, dont on a fait glisser quelques gouttes entre les lèvres de M. de Chalusse.

L’autre, qui s’attendait à ce coup, s’inclina froidement.

—Je dois ajouter, poursuivit Mlle Marguerite, que le docteur a approuvé tout ce qui avait été fait, et qu’il vous prie, et que je vous prie de lui continuer le secours de vos lumières...

Malheureusement toutes les lumières de la Faculté n’y pouvaient rien.

Et après un nouvel examen, le docteur Jodon se borna à dire qu’il fallait laisser agir la nature, mais qu’on vînt le prévenir au moindre mouvement du malade...

—Et même, ajouta-t-il, je préviendrai mon valet de chambre pour qu’il n’hésite pas à m’éveiller...

Il prenait congé lorsque Mme Léon lui barra presque le passage.

—N’est-il pas vrai, monsieur le docteur, demanda-t-elle, qu’une seule personne attentive suffit pour veiller M. le comte?...

—Assurément...

La femme de charge se retourna vers Mlle Marguerite.

—Eh bien!... chère demoiselle, que vous disais-je!... Croyez-moi, consentez à prendre un peu de repos... Veiller, voyez-vous, n’est pas de votre âge...

—Il est inutile d’insister, interrompit résolûment la jeune fille... Je veillerai.

L’autre se tut, mais il sembla au docteur qu’elles avaient échangé de singuliers regards.

—Diable!... pensait-il en se retirant, on dirait qu’elles se défient l’une de l’autre...

Peut-être le docteur avait-il raison. Le sûr, c’est qu’il n’avait pas tourné les talons, que déjà Mme Léon pressait une fois encore sa «chère demoiselle» de se coucher au moins quelques heures.

Elle l’en conjurait au nom de sa santé altérée par l’émotion ainsi qu’on ne le voyait que trop aux marbrures de ses joues et au cercle bleuâtre qui allait s’élargissant autour de ses yeux...

—Que craignez-vous, insistait-elle, de sa voix onctueuse; ne serai-je pas là! Supposez-vous votre vieille Léon capable de s’endormir quand votre avenir dépend d’un mot de ce pauvre homme qui est là...

—De grâce... cessez...

—Non, chère demoiselle bien aimée, mon dévouement me commande...

—Oh?... Assez!... interrompit Mlle Marguerite; assez, Léon!...

Le ton annonçait une volonté si forte que la vieille se résigna, non sans un gros soupir, par exemple, non sans un regard au ciel pour le prendre à témoin de la pureté de ses intentions et de l’inutilité de ses efforts.

—Du moins, chère demoiselle, reprit-elle, couvrez-vous bien... Voulez-vous que j’aille vous chercher votre gros châle de voyage...

—Merci, ma chère Léon... Annette me l’apportera.

—Oui, je vous en prie... Du reste, nous n’allons pas veiller seules, n’est-ce pas? Comment ferions-nous si nous avions besoin de quelque chose?

—Je vais appeler, dit la jeune fille.

C’était inutile. La sortie du docteur Jodon avait brusquement mis fin à la conférence des domestiques, et tous maintenant étaient sur le palier, inquiets, retenant leur haleine, tendant le cou vers la chambre entr’ouverte.

Mlle Marguerite s’avança vers eux.

—Mme Léon et moi resterons près de M. le comte, dit-elle. Annette,—c’était celle de ses femmes qu’elle préférait,—Casimir et un valet de pied passeront la nuit dans le petit salon à côté. Les autres peuvent se retirer.

Ils se retirèrent, en effet. Deux heures sonnaient à l’horloge de Beaujon. Le silence se fit, solennel, terrible: uniquement troublé par le râle du moribond et l’implacable tic tac de la pendule battant les secondes qui lui restaient à vivre.

Nul bruit de Paris n’arrivait en cette demeure princière, isolée entre une vaste cour et un jardin grand comme un parc. Et la paille répandue dans la rue assourdissait le roulement des rares voitures remontant la rue de Courcelles.

Mme Léon avait repris sa place dans son fauteuil, bien douillettement enveloppée dans une chaude couverture, et tout en ayant l’air de lire son livre d’heures, elle observait tous les mouvements de sa «chère demoiselle,» comme s’ils eussent pu lui livrer le secret de ses pensées...

Mlle Marguerite ne soupçonnait pas cet affectueux espionnage. Que lui eût importé, d’ailleurs!... Elle avait roulé une chaise basse près du lit, s’y était assise, et son regard était comme rivé sur M. de Chalusse...

A deux ou trois reprises, en commençant, elle tressaillit, et une fois même elle avait dit à Mme Léon:

—Venez... venez voir.

Il lui avait semblé que l’immobile visage du comte bougeait. Mais c’était une illusion, elle avait été trompée par les reflets que promenait autour de la chambre la flamme capricieuse du foyer...

Et la nuit avançait... La femme de charge, à la longue, s’était fatiguée d’une observation stérile; insensiblement, elle avait baissé le menton, son livre lui avait échappé, et enfin elle s’était mise à ronfler.

Mlle Marguerite ne s’en apercevait même pas, perdue qu’elle était dans une contemplation qui, à force d’être profonde, cessait d’être douloureuse.

Peut-être se disait-elle qu’elle veillait la veillée funèbre de son bonheur, et qu’avec le dernier soupir de ce mourant allaient s’envoler tous ses rêves de jeune fille et ses chères espérances.

Sans doute, aussi, sa pensée s’envolait vers cet autre à qui elle avait promis sa vie, vers Pascal, vers ce malheureux dont, en ce moment même, on volait l’honneur dans un tripot de la «haute vie.»

Cependant, vers cinq heures, l’atmosphère devenait lourde, et la pauvre jeune fille se sentait défaillir... Elle ouvrit une fenêtre pour respirer un peu d’air pur.

Le bruit tira Mme Léon de son assoupissement; elle se souleva en s’étirant, la figure renfrognée, protestant qu’elle se sentait très-souffrante, et que si elle ne se sustentait un peu elle se trouverait mal.

Il fallut appeler M. Casimir, qui lui monta un verre de vin de malaga, où elle trempa quelques biscuits.

—Cela va mieux!... murmura-t-elle ensuite. Ma trop grande sensibilité me tuera...

Et elle reprit son somme.

De même, Mlle Marguerite était revenue sur sa chaise; mais ses idées se brouillaient dans sa tête, ses paupières devenaient lourdes... était-ce donc le sommeil? Elle lutta, mais elle aussi finit par s’endormir le front appuyé sur le lit de M. de Chalusse.

Il faisait jour quand une sensation étrange et terrible la réveilla.

Il lui semblait qu’une main froide comme la mort passait et repassait doucement sur sa tête, maniant ses cheveux avec une sorte de tendresse...

Terrifiée, elle se dressa.

Le moribond revenait à lui... ses yeux étaient ouverts... Son bras droit s’agitait péniblement sur le lit.

—A moi!... s’écria Mlle Marguerite, au secours!

Et tirant à le briser le cordon de la sonnette:

—Courez, dit-elle aux domestiques qui parurent, courez chercher ce médecin qui demeure ici près... vite... M. le comte a repris connaissance...

En un moment, la chambre du malade avait été envahie par les gens, mais la jeune fille ne s’en apercevait pas...

Elle s’approcha de M. de Chalusse, et lui prenant la main:

—Vous m’entendez, n’est-ce pas, monsieur, demanda-t-elle, vous me comprenez?...

Ses lèvres remuèrent, mais il ne sortit de sa gorge qu’une sorte de râle sourd, absolument inintelligible.

Cependant il comprenait, et tout le monde le vit bien aux gestes qu’il faisait, gestes désespérés et pénibles, car la paralysie ne lâchait pas sa proie, et c’est à peine et bien peu s’il pouvait bouger le bras droit.

Évidemment, il souhaitait quelque chose. Mais quoi?...

On lui nomma tout ce qu’il y avait dans la chambre, tout ce qu’on put imaginer...

On ne trouvait pas, quand la femme de charge se frappa subitement le front.

—J’y suis!... fit-elle. Il veut écrire.

C’était bien cela.

De la main qui avait quelque liberté, du râle qui était toute sa voix, M. de Chalusse fit: «Oui, oui!» et même ses yeux se tournèrent vers Mme Léon avec une expression non douteuse de joie et de reconnaissance.

Déjà on l’avait soulevé sur son oreiller, et on lui avait apporté une sorte de petit pupitre, du papier et une plume trempée d’encre...

Mais il avait trop, on avait trop présumé ses force. Il remuait la main, mais il n’en pouvait régler le mouvement.

Après de prodigieux efforts et mortellement douloureux, il ne réussit qu’à tracer quelque chose d’informe et de complétement indéchiffrable. A peine des quelques lignes qu’il avait voulu écrire, distinguait-on ces quelques mots: «...toute ma fortune... donne... amis... contre...» Cela ne signifiait rien.

Désespéré, il lâcha la plume, et son regard et sa main indiquèrent la partie de la chambre qui faisait face à son lit...

—M. le comte en veut à son secrétaire, fit M. Casimir.

—Oui!... oui!... répondit le râle du moribond.

—M. le comte désire peut-être qu’on l’ouvre?...

—Oui! oui!...

Mlle Marguerite eut un geste désespéré.

—Mon Dieu! s’écria-t-elle, qu’ai-je fait! J’ai brisé la clef... J’ai eu peur de notre responsabilité à tous, en songeant aux énormes valeurs enfermées dans ce meuble...

L’expression des yeux du comte était devenue effrayante...

C’était le découragement absolu, une douleur atroce, le désespoir le plus horrible.

L’âme se débattait dans un corps qui n’existait plus, qui lui échappait. L’intelligence, la pensée, la volonté étaient enchaînées dans un cadavre qu’elles ne pouvaient galvaniser.

L’épouvantable sentiment de son impuissance se traduisit, par une convulsion de rage frénétique, sa main se crispa, les veines de son cou se gonflèrent, ses yeux sortirent presque de leur orbite, et d’une voix rauque, qui n’avait rien d’humain:

—Marguerite!... râla-t-il, dépouillée!... prends garde!... ta mère!...

Et ce fut tout... comme si cet effort suprême eût brisé le dernier lien qui retenait encore l’âme près de s’envoler!...

—Un prêtre!... cria Mme Léon d’une voix lamentable, un prêtre, au nom du ciel...

—Un notaire plutôt, opina M. Casimir, vous voyez bien qu’il voudrait tester...

Ce fut le médecin qui parut pâle, tout effaré...

Il marcha au lit, n’y jeta qu’un coup d’œil, et d’une voix grave:

—Le comte de Chalusse est mort... prononça-t-il.

Il y eut une minute de stupeur.

De cette stupeur profonde qui se dégage de la mort, quand elle est soudaine surtout, et pour ainsi dire inattendue.

Sentiment mêlé de doute, d’égoïsme et d’épouvante. Cette furtive survenue du néant force chacun à un retour sur soi que précise cette phrase populaire:

«Ce que c’est que de nous!»

—Oui, c’est fini, murmurait le docteur, bien fini!...

Et comme il était familiarisé avec ces scènes funèbres, lui, comme il avait tout son sang-froid, il étudiait sournoisement l’attitude de Mlle Marguerite.

Elle semblait foudroyée, ou plutôt pétrifiée...

L’œil fixe et sec, le visage contracté, elle restait en place, le cou tendu vers le cadavre de M. de Chalusse comme si elle eût attendu un miracle, comme si elle eût encore espéré entendre sortir de sa bouche à jamais glacée le secret qu’il n’avait pu dire et qu’il emportait dans la tombe.

Le médecin fut d’ailleurs le seul à remarquer cela.

Les autres, pâles et consternés, échangeaient des regards de détresse... Les femmes s’étaient laissées glisser à genoux et pleuraient, tout en bégayant des prières.

Mais plus haut que toutes les autres sanglotait Mme Léon.

Ce furent d’abord des gémissements inarticulés, puis tout à coup elle se jeta sur Mlle Marguerite, et se mit à la presser entre ses bras en criant:

—Quel malheur! Chère enfant adorée, quelle perte!

Absolument incapable de prononcer une parole, la pauvre jeune fille repoussait doucement la femme de charge et essayait de se dégager... Mais l’autre s’obstinait et poursuivait:

—Pleurez, chère demoiselle, pleurez... N’enfermez pas ainsi votre douleur en vous-même...

Elle-même l’enfermait si peu que le docteur lui en fit un peu impérieusement la remarque. Alors, elle parut se faire une violence extraordinaire, et tout en se tamponnant les yeux avec son mouchoir, elle poursuivit d’une voix entrecoupée et convulsive:

—Oui, docteur, oui, vous avez raison... je saurai me modérer... Mais, au nom de votre mère, docteur, arrachez ma bien-aimée Marguerite à ce spectacle trop cruel pour son jeune cœur... Qu’elle se retire dans sa chambre, prier Dieu de lui envoyer des forces pour supporter le coup qui la frappe...

Certes, la malheureuse enfant ne songeait pas à se retirer; mais avant qu’elle eût pu manifester son intention, M. Casimir s’avança.

—Je crois, opina-t-il d’un ton sec, que mademoiselle fera mieux de rester ici...

—Hein! fit Mme Léon, se redressant soudain, et pourquoi, s’il vous plaît...

—Parce que... parce que...

La colère avait séché les pleurs de la femme de charge.

—Qu’est-ce que cela signifie, dit-elle, prétendriez-vous empêcher mademoiselle de faire ce que bon lui semble chez elle...

M. Casimir se permit un sifflement qui, la veille, eût fait tomber sur sa joue la main de l’homme étendu là, à trois pas.

—Chez elle, répondit-il, chez elle!... Hier... je ne dis pas! ce matin, c’est une autre paire de manches... Est-elle parente du comte? Non, n’est-ce pas. Que me chantez-vous donc?... Nous sommes tous égaux ici.

Son accent goguenard avait un tel degré d’impudence, il dissimulait si peu toutes sortes de honteuses et viles réticences, que le docteur en fut indigné.

—Drôle!... fit-il.

Mais l’autre se rebiffa d’un air qui prouvait bien qu’il connaissait le domestique du médecin, et, par contre, tous les secrets de son intérieur.

—Appelez drôle votre valet de chambre, si cela lui convient, riposta-t-il; moi, cela ne me va pas, monsieur le médecin... Votre besogne est terminée ici, n’est-ce pas?... Laissez-nous donc arranger nos affaires nous-mêmes... Je sais ce que je dis, Dieu merci!... On connaît les précautions qu’il faut prendre dans une maison mortuaire, pleine de richesses de la cave au grenier, quand au lieu de parents il s’y trouve des... personnes qui... y sont... sans qu’on sache ni pourquoi ni comment... A qui s’en prendrait-on, s’il manquait des valeurs?... Aux pauvres domestiques, comme toujours... Ah! ils ont bon dos, eux!... on fouillerait leurs malles, on n’y trouverait rien, et tout de même on les enverrait en prison... Les autres, pendant ce temps, s’en iraient avec leur butin... Pas de ça, Lisette!... Personne ne bougera d’ici avant l’arrivée de la justice...

Mme Léon écumait de colère.

—C’est bien!... interrompit-elle, je vais faire prévenir l’ami intime de M. de Chalusse, le général...

—Eh!... je me moque bien de votre général...

—Malhonnête!...

L’intervention de Mlle Marguerite l’arrêta.

Le bruit toujours croissant de cette indécente discussion avait tiré la malheureuse jeune fille de son anéantissement.

L’insolence du valet se vengeant lâchement de ses bassesses de la veille, avait fait monter le rouge à son front, et elle s’avançait d’un pas roide.

—Vous oubliez, prononça-t-elle, qu’on n’élève pas la voix dans la chambre d’un mort!

Cela fut si bien dit, et avec un tel accent de majesté hautaine, que M. Casimir en demeura écrasé.

Du doigt elle lui montra la porte, et froidement:

—Allez chercher le juge de paix, commanda-t-elle... Vous ne remettrez les pieds ici qu’avec lui...

Il s’inclina, balbutiant quelques excuses confuses et sortit...

—C’est encore elle qui est la plus raisonnable, grommelait-il... Ah! mais oui, on mettra les scellés; ah! mais oui...

Quand il entra dans le pavillon du concierge, M. Bourigeau se levait, ayant dormi sa grasse nuit pendant que sa femme veillait.

—Vite!... lui dit M. Casimir, finissez de vous habiller pour courir chez le juge de paix... il nous le faut... tout est réglé là-haut, et je viens de vous secouer la demoiselle d’une belle façon...

Le concierge parut atterré.

—Cristi! balbutiait-il, en voilà un de désagrément!...

—A qui le dites-vous! c’est la seconde fois que pareille chose m’arrive. C’est à donner l’idée d’essayer la chose, que me disait un garçon que je connais, un nommé Chupin, qui est dans les affaires et plein de malice. «Voyez-vous, me disait-il, si j’étais domestique, avant d’entrer chez un patron, je le ferais assurer aux assurances sur la vie, de sorte que s’il tournait de l’œil, je toucherais une bonne somme.» Mais habillez-vous donc, père Bourigeau!...

—Fameuse, l’idée, grommela le concierge, mais pas pratique...

—Bast!... qui sait?... En attendant, je suis joliment vexé... Le comte m’allait énormément, je l’avais dressé à mes habitudes... et puis patatras!... C’est une éducation à refaire.

M. Bourigeau n’était pas à la hauteur de cette sereine philosophie, et tout en endossant son pardessus, il geignait:

—Ah! vous n’êtes pas embarrassé, vous, Casimir; vous n’avez que votre corps à placer... J’ai mes meubles, moi... et si je ne trouve pas une porte de deux pièces, il faudra que j’en vende une partie... Quel guignon!...

Cependant il était prêt, il partit, et M. Casimir, qui n’osait remonter, se mit à faire les cent pas devant le pavillon.

Il avait bien fait trente tours, et commençait à s’impatienter, quand il aperçut, se glissant par l’entre-bâillure de la grande porte, une tête éveillée et futée comme celle d’une belette explorant avant de sortir l’alentour de son trou.

—Eh!... c’est Victor Chupin, fit-il en s’avançant, mais sortons, sortons...

Et une fois dans la rue:

—Vous tombez comme marée en carême, poursuivit-il, n, i, ni, c’est fini.

Chupin bondit.

—Alors notre affaire tient, fit-il vivement; vous savez, pour les funérailles. Le premier commis de notre administration est prévenu.

—Diable! c’est que je ne sais si je serai le maître... Enfin, repassez toujours sur les trois heures.

—C’est bon, on y sera, m’sieu, et vous savez... défiez-vous de la concurrence.

Mais M. Casimir était préoccupé.

—Et M. Fortunat? demanda-t-il.

—Dame!... je vous l’avais dit, m’sieu, il a reçu ce qui s’appelle un fier coup, hier soir... V’lan sur l’œil! Mais il s’est mis des compresses, cette nuit, et ce matin, ça va mieux... Même il m’a chargé de vous dire qu’il vous attendrait de midi à une heure, où vous savez...

—Je tâcherai d’y aller, quoique... Ah! si, pourtant. Je lui montrerai la lettre qui a causé l’attaque... Car je l’ai telle que le comte l’a recollée après l’avoir déchirée en menus morceaux... et j’ai même retrouvé sept ou huit morceaux que ni le comte, ni mademoiselle n’avaient su voir. C’est très-curieux, parole sacrée!

Chupin le regardait d’un air d’admiration ébahie.

—Mon Dieu!... fit-il, que je voudrais donc être riche, m’sieu, pour avoir un valet de chambre comme vous!...

L’autre daigna sourire... Puis tout à coup:

—A tantôt, fit-il vivement, j’aperçois là-bas Bourigeau qui ramène le juge de paix!

VII

Celui qui arrivait à l’hôtel de Chalusse réalisait d’une façon saisissante toutes les idées qu’éveille ce titre simple et grand de Juge de Paix.

Il était bien tel qu’on aime à se représenter le magistrat de la famille et de la conciliation, l’incorruptible gardien des intérêts de l’absent, du petit et du faible, l’arbitre délicat et prudent des douloureux débats entre proches, l’homme d’expérience et de bien que dépeignait Thouret du haut de la tribune, le sage dont la paternelle justice se passe d’appareil, et que la loi autorise à donner audience au coin de son foyer, en sa maison, pourvu que les portes en restent ouvertes.

C’était un homme qui avait dépassé la cinquantaine, maigre, assez grand, un peu voûté, vêtu selon une mode vieillie, mais non antique ni ridicule.

L’expression de sa physionomie était la douceur poussée jusqu’à la débonnaireté. Mais on eût eu tort de s’y fier; on le comprenait à son regard vif et tranchant, un regard exercé à pénétrer jusqu’au fond des consciences pour y faire tressaillir la vérité.

Du reste, comme tous les hommes accoutumés à délibérer intérieurement en public, il s’était fait un masque immobile. Il pouvait tout entendre et tout voir, tout soupçonner et tout comprendre, sans qu’un muscle de son visage bougeât...

Et cependant les habitués de son prétoire, les agréés de ses audiences, son greffier même, prétendaient distinguer toutes ses impressions.

Une bague ayant une fort belle pierre, que le juge portait au doigt, servait aux autres de baromètre...

Un cas difficile, embarrassant pour sa conscience, se présentait-il? Ses yeux s’attachaient obstinément à sa bague. Satisfait, il la remontait et la faisait jouer entre la première et la seconde phalange. Mécontent, il tournait brusquement le chaton en dedans...

Quoiqu’il en soit, il était assez imposant en sa simplicité pour intimider M. Casimir.

Le fier valet de chambre s’inclina, dès qu’il le vit à cinq pas, et l’échine en cerceau, la bouche en cœur, de sa voix la plus obséquieuse:

—C’est moi, dit-il, qui me suis permis de faire appeler M. le juge...

—Ah!...

Déjà le magistrat en savait sur l’hôtel de Chalusse et sur les événements de la veille et de la matinée, tout autant que M. Casimir lui-même...

Le long de la route, avec une douzaine seulement de questions bénignes, il avait retourné comme un gant le sieur Bourigeau.

—Si Monsieur veut, poursuivit M. Casimir, je puis lui expliquer...

—Rien... inutile!... Conduisez-nous...

Ce «nous» étonna le valet de chambre, mais il en eut l’explication au perron.

Là, seulement, il remarqua un personnage à mine florissante et hilare, qui marchait dans l’ombre du juge de paix, portant sous le bras un gros portefeuille de chagrin noir où on lisait en lettres d’or: Greffe.

Ce personnage était le greffier.

Il paraissait d’ailleurs aussi satisfait de son emploi que de soi, et tout en suivant M. Casimir, il examinait d’un œil d’huissier priseur les splendeurs de l’hôtel de Chalusse, les mosaïques du vestibule, les marbres, les fresques des murailles.

Peut-être supputait-il ce qu’il eût fallu d’années des appointements d’un greffier réunis au maigre traitement d’un juge, pour payer les magnificences de ce seul escalier.

Sur le seuil de la chambre de M. de Chalusse, le magistrat s’arrêta.

Il y avait eu du changement en l’absence de M. Casimir. D’abord le docteur s’était retiré. Ensuite, le lit avait été disposé en lit de parade, et au chevet, sur une table recouverte d’une serviette blanche, des bougies brûlaient dans de grands flambeaux d’argent.

De plus, Mme Léon était montée chez elle, sous l’escorte de deux domestiques, et elle en avait descendu de l’eau bénite dans une coupe de porcelaine, et un rameau desséché. Elle psalmodiait les prières des morts, et de temps à autre s’interrompait pour tremper sa branche de buis dans l’eau et asperger le lit.

Les deux fenêtres avaient été entr’ouvertes malgré le froid, et devant la cheminée, sur le marbre, on avait placé un réchaud plein de braise où un domestique jetait alternativement du vinaigre et du sucre en poudre, dont la fumée montait en épaisses spirales et emplissait la chambre.

A la vue du juge de paix tout le monde s’était levé... Lui, après un assez long examen, se découvrit respectueusement et entra.

—Pourquoi tant de monde ici? demanda-t-il.

—C’est moi qui ai eu cette idée, répondit M. Casimir, parce que...

—Vous êtes... défiant, interrompit le magistrat...

Déjà le greffier avait tiré de sa serviette des plumes et du papier, et il relisait l’ordonnance rendue par le juge en son cabinet, sur la requête du sieur Bourigeau, et en vertu de laquelle il allait être procédé à l’apposition des scellés...

Les yeux du juge, depuis son entrée, ne quittaient pas Mlle Marguerite, qui pâle, les yeux rouges, se tenait debout près de la cheminée.

Enfin, il s’avança vers elle, et d’un ton où éclatait une pitié profonde:

—Vous êtes Mlle Marguerite?... demanda-t-il.

Elle leva sur lui son beau regard clair, plus beau à travers les larmes qui tremblaient à ses cils, et d’une voix altérée elle répondit: Oui, monsieur.

—Êtes-vous parente, mademoiselle... à un degré quelconque, de M. le comte de Chalusse?... avez-vous quelques droits à sa succession?...

—Non, monsieur...

—Excusez-moi, mademoiselle, mais ces questions sont indispensables... Qui vous a confiée à M. de Chalusse, et à quel titre?... Votre père... votre mère?...

—Je n’ai ni père ni mère, monsieur, je suis seule au monde!... Seule...

Lentement, le perspicace regard du juge fit le tour de la chambre.

—Alors... je comprends, fit-il. On aura profité de votre isolement, pour vous manquer... pour vous outrager, peut-être!...

Toutes les têtes se baissèrent, et M. Casimir regretta de n’être pas resté dans la cour.

Mlle Marguerite, elle, contemplait le magistrat d’un air étonné, ne concevant pas sa clairvoyance. Elle ignorait son entretien avec le sieur Bourigeau et ne savait pas qu’à travers les contes ridicules et les allégations mensongères du portier il avait discerné en partie la vérité.

—J’aurai l’honneur, mademoiselle, reprit-il, de vous demander tout à l’heure un moment d’entretien... Mais, avant, une question encore: Le comte de Chalusse avait pour vous, m’a-t-on dit, l’affection la plus vive. Êtes-vous sûre qu’il ne se soit pas préoccupé de votre avenir?... Êtes-vous sûre qu’il ne laisse pas de testament?

La jeune fille hocha la tête.

—Il en avait fait un autrefois en ma faveur, répondit-elle... Je l’ai vu... il me l’a donné à lire... Mais il a été déchiré quinze jours après mon installation ici, et sur ma prière...

Depuis un moment, Mme Léon sentait sa langue se sécher dans sa bouche.

Aussi, triomphant de l’appréhension que lui causait le magistrat, se décida-t-elle à s’approcher.

—Comment pouvez-vous dire cela! chère demoiselle, s’écria-t-elle. Ne savez-vous pas combien M. le comte, Dieu ait son âme! était un homme inquiet. Je parierais, voyez-vous, qu’il y a un bout de testament quelque part.

L’œil du juge ne quittait plus le chaton de sa bague.

—On peut toujours chercher avant d’apposer les scellés... Vous avez qualité pour me requérir... ainsi, si vous le voulez?

Elle ne répondit pas.

—Oh! oui... insista Mme Léon, je vous en prie, monsieur, cherchez...

—Mais où serait ce testament?...

—Ici, pour sûr, dans ce secrétaire, ou dans un des meubles du cabinet de défunt M. le comte.

Le juge de paix connaissait l’histoire de la clef, mais peu importe.

—Où est la clef de ce secrétaire? demanda-t-il.

—Hélas!... monsieur, répondit Mlle Marguerite, je l’ai brisée hier soir quand on a rapporté M. de Chalusse mourant. Pourquoi?... vous devez le comprendre... J’espérais éviter ce qui est néanmoins arrivé... Puis, je savais que dans ce secrétaire se trouve une forte somme en or, et plus de deux millions en billets de banque et en valeurs au porteur... Cela tenait toute la tablette supérieure.

Deux millions... là!... Tous les assistants eurent un éblouissement. Le greffier en laissa tomber un pâté sur son papier. Deux millions!...

Évidemment le magistrat délibérait.

—Hum!... murmurait-il, porte close... il y aurait peut-être lieu à référé... D’un autre côté, il y a certainement urgence... Ma foi!... je vais toujours statuer par provision.

Et se décidant:

—Qu’on aille quérir un serrurier, dit-il...

On partit, et en attendant, il alla s’asseoir près du greffier, lui expliquant comment il faudrait relater l’incident au procès-verbal.

Enfin, l’ouvrier parut, sa trousse de cuir pendue à l’épaule, et aussitôt il se mit à l’œuvre.

Ce fut long, ses crochets ne mordaient pas et il parlait de scier le pêne, quand tout à coup il trouva le joint et l’abattant tomba...

Le secrétaire était vide, il n’y avait sur la tablette que quelques papiers et un flacon bouché à l’émeri, aux trois-quarts plein d’une liqueur rouge...

Le cadavre de M. de Chalusse secouant son linceul et se dressant, eût à peine produit une plus formidable impression...

Un même frisson de peur secoua tous les gens rassemblés dans cette chambre...

Le secrétaire était vide. Une fortune énorme avait disparu. Les mêmes soupçons allaient peser sur tous... Et chacun déjà se voyait arrêté, emprisonné, traîné devant les tribunaux...

Puis, au premier moment d’effarement la colère succédant, une furieuse clameur s’éleva.

—Un vol a été commis! criaient-ils tous ensemble. Mademoiselle a eu la clef à sa disposition... Il ne faut pas qu’on accuse des innocents!...

Si émouvante que fût cette scène, elle n’était pas capable d’altérer l’impassible sang-froid du magistrat. Il en avait vu d’autres, lui qui, vingt fois dans sa vie, avait dû se jeter entre des héritiers, entre des enfants prêts à en venir aux mains devant le cadavre non encore refroidi de leur père...

—Silence! prononça-t-il.

Et comme le tumulte ne cessait pas, comme on continuait à crier:

—Il faut que les voleurs se retrouvent... nous saurons bien découvrir le coupable...

Le juge, d’une voix forte dit:

—Un mot de plus et je fais évacuer la chambre.

On se tut, avec un sourd grondement; mais les regards et les gestes avaient une éloquence à laquelle il était impossible de se méprendre. Tous les yeux étaient rivés sur Mlle Marguerite avec une expression farouche où se confondaient la haine présente et les rancunes du passé...

Elle ne le voyait que trop, l’infortunée, mais sublime d’énergie, elle demeurait le front haut en face de cet orage, dédaignant de répondre à de si viles imputations.

Mais elle avait là, près d’elle, un protecteur: le juge.

—Si des valeurs ont été détournées de la succession, reprit-il, le coupable sera recherché et découvert... Cependant il faut s’expliquer: qui a dit que Mlle Marguerite a eu à sa disposition la clef du secrétaire?...

—Moi!... répondit un valet de pied. J’étais dans la salle à manger hier matin, quand M. le comte la lui a remise.

—Pourquoi la lui confiait-il?

—Pour venir chercher cette fiole, qui est là, je la reconnais, et qu’elle lui a descendue.

—Lui a-t-elle rendu la clef?

—Oui, monsieur, en même temps que la fiole, et il l’a mise dans sa poche.

Le magistrat désigna du doigt le flacon déposé sur la tablette.

—C’est donc le comte qui l’a rapporté là, dit-il, cela ressort des explications. Donc, si on eût enlevé les valeurs, en faisant la commission, il s’en fût aperçu.

Il n’y avait rien à répondre à cette objection si simple, qui était en même temps une éclatante justification.

—Et d’ailleurs, poursuivit le juge, qui vous a révélé qu’une somme immense se trouvait dans le secrétaire?... Le saviez-vous?... Qui de vous le savait?...

Personne ne répondit, et, sans paraître remarquer les regards de reconnaissance que lui adressait Mlle Marguerite, il dit encore d’un ton sévère:

—Ce n’est pas une preuve d’honnêteté, que de se montrer si accessible que cela aux plus vagues soupçons... N’était-il pas plus simple de réfléchir que le défunt peut avoir changé ses valeurs de place, et qu’elles se retrouveront!

Moins que le juge encore, le greffier avait été ému. Lui aussi, il était blasé, et jusqu’à l’écœurement, sur ces drames effroyables et honteux qui se jouent au chevet des morts. S’il avait accordé un coup d’œil au secrétaire, c’est qu’il lui avait paru curieux de juger en quel étroit espace peuvent tenir deux millions. Et aussitôt après, il s’était mis à supputer combien d’années il lui faudrait rester titulaire d’un greffe de justice de paix avant de réunir ce fantastique capital.

Entendant le juge déclarer qu’il allait poursuivre la recherche du testament annoncé par Mme Léon, et en même temps des valeurs, il abandonna son calcul.

—Alors, monsieur, demanda-t-il, je puis commencer ma rédaction?

—Oui, répondit le juge, écrivez.

Et d’une voix sans inflexions, il se mit à dicter, encore que l’autre n’en eût pas besoin, les formules consacrées:

«Et le 16 octobre 186..., à neuf heures du matin;

«En exécution de notre ordonnance qui précède, rendue à la requête des gens au service de défunt Louis-Henri-Raymond de Durtal, comte de Chalusse, dans l’intérêt des héritiers présomptifs absents et de tous autres qu’il appartiendra, vu les articles 819 (Code Napoléon) et 909 (Code de procédure);

«Nous, juge de paix susdit, assisté du greffier,

«Nous sommes transportés en la demeure dudit défunt, rue de Courcelles, où, étant arrivés et entrés, dans une chambre à coucher, éclairée sur la cour par deux fenêtres au midi, nous avons trouvé le corps dudit défunt gisant sur son lit, recouvert d’un drap...

«Dans cette chambre étaient présents...»

Il s’interrompit, et s’adressant au greffier:

—Prenez les noms de tout le monde, dit-il, ce sera long, et je vais pendant ce temps continuer les perquisitions.

On n’avait, en effet, en vue que la tablette du secrétaire, et les tiroirs restaient à examiner.

Dès le premier qu’il ouvrit, le juge put reconnaître l’exactitude des renseignements qui lui avaient été fournis par Mlle Marguerite.

Il y prit connaissance de la grosse d’un acte, lequel établissait que M. de Chalusse avait emprunté au Crédit foncier huit cent cinquante mille francs. Cette somme lui avait été versée le samedi qui avait précédé sa mort.

Au-dessous de cet acte, était un bordereau d’agent de change, signé Pellé, constatant que le comte avait fait vendre à la Bourse des titres de plusieurs sortes, rentes et actions, dont le montant s’était élevé à quatorze cent vingt-trois mille francs, qui lui avaient été remis l’avant-veille, c’est-à-dire le mardi, partie en billets de banque, et partie en bons sur «divers.»

C’était donc une somme totale de deux millions deux cent soixante-treize mille francs que M. de Chalusse avait reçue depuis six jours...

Dans un tiroir qu’on ouvrit ensuite, on ne découvrit rien que des titres de propriété, des baux et des liasses d’actions qui attestaient que la rumeur publique avait diminué plutôt qu’exagéré les immenses revenus du comte, mais qui rendaient difficile à expliquer l’emprunt qu’il avait contracté.

Un dernier tiroir renfermait vingt-huit mille francs en rouleaux de pièces de vingt francs.

Enfin, dans une cachette, pratiquée entre les compartiments et dont le magistrat sut faire jouer le secret, il trouva un paquet de lettres jaunies, liées par un large velours bleu, trois ou quatre bouquets desséchés, et un gant de femme qui avait été porté par une main d’une merveilleuse petitesse.

C’étaient là, évidemment, les froides reliques de quelque grand amour éteint depuis bien des années, et le magistrat les examina un moment avec un soupir...

Même son attention l’empêcha de remarquer le trouble de Mlle Marguerite... A la vue de ces souvenirs du passé du comte, soudainement exhumés, elle avait été près de défaillir...

Cependant l’examen du secrétaire était terminé, et le greffier avait enregistré le nom et les prénoms de tous les domestiques.

—Je vais, reprit à haute voix le juge, procéder à l’apposition des scellés... Mais avant je distrairai une portion de l’argent qui se trouve dans ce meuble, pour les dépenses de l’hôtel, jusqu’à ce que le tribunal ait statué. Qui s’en chargera?

—Oh! pas moi... s’écria Mme Léon.

—Je m’en chargerai volontiers, fit M. Casimir.

—Voici donc huit mille francs, dont vous aurez à rendre compte...

M. Casimir, homme prudent, vérifia les rouleaux, et quand il eut fini:

—Qui donc, monsieur, demanda-t-il, s’occupera des obsèques de feu M. le comte?

—Vous... et sans perdre une minute.

Fier de son importance nouvelle, le valet de chambre se hâta de sortir, un peu consolé par l’idée qu’il allait déjeuner avec M. Isidore Fortunat, et qu’ensuite il partagerait une grasse commission avec Victor Chupin.

Déjà le juge avait repris sa dictée:

«Et à l’instant, nous avons successivement apposé des scellés aux deux bouts de bandes de rubans de fil blanc, scellés en cire rouge ardente, empreints du sceau de notre justice de paix, savoir:

«DANS LA CHAMBRE SUS-DÉSIGNÉE DU DÉFUNT:

«1º Une bande de ruban couvrant l’entrée de la serrure d’un secrétaire, ouvert par un serrurier requis par nous, et refermée par ledit...»

Et ainsi, le magistrat et son greffier poursuivaient de meuble en meuble, décrivant l’opération au procès-verbal, à mesure qu’elle s’accomplissait.

De la chambre à coucher du comte, ils étaient passés dans son cabinet de travail.

Et Mlle Marguerite et Mme Léon suivaient, et aussi les domestiques, étonnés d’abord, puis émus, de ces tristes et nécessaires formalités, glacés de voir ainsi fouillée jusqu’en ses recoins intimes et sacrés, l’existence de l’homme qui avait été le maître en cette princière demeure, et dont le corps était encore là... car ces perquisitions ont quelque chose de plus cruel encore que l’autopsie pratiquée par les chirurgiens. Le cadavre est insensible, on le sait bien, tandis qu’on se demande si la pensée ne palpite pas longtemps encore là où elle a vécu.

A midi, tous les meubles avaient été fouillés où on pouvait supposer que M. de Chalusse avait déposé ses valeurs ou un testament, et on n’avait rien trouvé... rien... rien...

Le magistrat, jusqu’à ce moment, avait procédé avec cette âpre impatience qui, pendant les longues perquisitions, gagne les esprits les plus froids.

Il avait mis à tout bouleverser une précipitation nerveuse, résultant de cette conviction que les objets qu’il recherchait étaient là, à sa portée, sous sa main, lui crevant pour ainsi dire les yeux.

Car il était plus que persuadé, il était sûr—ou sa pratique des hommes n’eût pas été l’expérience—il eût juré que le comte de Chalusse avait pris toutes les dispositions naturellement indiquées aux vieillards isolés, qui n’ont point de parents habiles à recueillir leur succession, et qui ont placé leur affection et l’intérêt de leur vie hors de la famille légitime...

Et lorsqu’il dut s’arrêter, quand il fut à bout d’investigations, son geste fut celui de la colère bien plus que celui du découragement; l’évidence apparente n’ébranlant nullement son opinion.

Aussi, restait-il immobile, l’œil arrêté sur le chaton de sa bague, comme s’il en eût attendu quelque miraculeuse inspiration, lui révélant le secret d’une cache ignorée de tous.

—Car le comte n’est ici coupable que de trop de précautions, grommelait-il entre haut et bas, j’en mettrais un doigt au feu... Cela se voit souvent et était dans la nature de l’homme, d’après ce que j’en sais...

Mme Léon leva les bras au ciel.

—Ah! oui, c’était bien dans sa nature, approuva-t-elle. Jamais, du grand jamais il ne se vit personne de si méfiant sous le soleil... non pour l’argent, grand Dieu!... car il en laissait traîner partout, mais pour les papiers... Il tenait les siens sous trois tours de clef, comme s’il eût craint qu’il ne s’en évaporât quelque secret terrible... c’était une manie. Dès qu’il avait seulement une lettre à écrire, il se barricadait comme pour commettre un crime... Que de fois je l’ai vu, moi qui vous parle, que de fois...

Le reste expira dans son gosier, encore qu’elle restât béante, l’œil écarquillé, toute abasourdie, comme une personne qui a failli mettre le pied dans quelque grand trou...

Un mot de plus, et tout doucement, sans s’en apercevoir, elle allait confesser une de ses manies les plus chères, qui était d’écouter et de regarder aux serrures des portes qui lui étaient fermées...

Du moins crut-elle que cette légère intempérance d’une langue trop prompte, avait échappé au juge de paix.

Il ne paraissait s’inquiéter que de Mlle Marguerite, laquelle, en apparence, sinon en réalité, avait repris cette réserve un peu froide et la résignation attristée qui lui étaient habituelles.

—Vous le voyez, mademoiselle, lui disait-il, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir... Désormais, il faut nous en remettre au hasard des perquisitions et de l’inventaire... Qui sait quelles surprises nous réserve l’exploration de cet immense hôtel, dont nous n’avons encore visité que trois pièces.

Elle secoua la tête d’un geste doux.

—Je n’aurai jamais assez de reconnaissance, monsieur, répondit-elle, pour le service immense que vous venez de me rendre, en anéantissant une infâme accusation... Mais pour ce qui est du reste, je n’ai jamais rien attendu... et je n’attends rien.

Ce qu’elle disait, elle le pensait; son accent le disait si bien, que le magistrat en fut surpris et un peu troublé.

—Allons, allons!... jeune fille, prononça-t-il avec une bonhomie paternelle dont il n’abusait guère, il ne faut pas comme cela jeter le manche après la cognée... A moins toutefois—et il la fixait—que vous n’ayez pour parler comme vous le faites, certaines raisons qui... Mais il suffit, me voilà libre pour une heure, et nous allons causer comme un père et une fille.

Sur ces mots, le greffier se dressa.

Depuis un moment déjà un nuage était descendu sur sa figure joviale, et il agitait impatiemment un gros trousseau de clefs—car la clef de chaque serrure, à l’apposition des scellés, est confiée au greffier, à charge par lui de la représenter lors de la levée desdits scellés.

—Je vous entends, fit le juge. Votre estomac, moins complaisant que le mien, ne se contente pas, jusqu’à l’heure du dîner, d’une tasse de chocolat... Allez déjeuner et passez au greffe en y allant; à votre retour vous me trouverez ici... Vous pouvez clore la vacation et faire signer.

Elle était toute close, et, pressé par la faim, le greffier se mit à en bredouiller la formule si rapidement, que bien habile on eût été de comprendre ce qu’il disait:

«Et il a été vaqué, tant à la rédaction de l’intitulé du présent procès-verbal qu’à l’inventaire des objets en évidence et à l’apposition des scellés, comme il est décrit ci-dessus, de neuf heures du matin jusqu’à midi, par simple vacation...»

Puis il appela tous les noms qu’il avait inscrits à l’intitulé, et chacun des domestiques s’avança à son tour, signa son nom ou fit sa croix et se retira...

Mme Léon elle-même comprit bien à la physionomie du juge, qu’on la ferait sortir, elle aussi, et elle en prenait son parti à regret, quand Mlle Marguerite l’arrêta en lui demandant:

—Vous êtes bien sûre qu’il n’est rien venu pour moi, aujourd’hui?

—Rien, mademoiselle, je suis descendue en personne m’en assurer chez le concierge.

—Vous avez bien mis ma lettre à la poste, hier soir?

—Oh!... chère demoiselle, pouvez-vous en douter...

La jeune fille étouffa un soupir, et plus vivement, ce qui signifiait le congé:

—Il faut faire prier M. de Fondège de venir, dit-elle.

—Le général?

—Oui.

—Je vais envoyer chez lui à l’instant, fit la femme de charge.

Et elle sortit refermant la porte avec une visible humeur.

VIII

Enfin le juge de paix et Mlle Marguerite se trouvaient seuls dans le cabinet de travail de M. de Chalusse.

Cette pièce, que le comte, en son vivant, affectionnait entre toutes, était magnifique et sombre, avec ses hautes tentures et ses meubles de bois noir ouvragés de fer.

Mais en ce moment elle empruntait aux circonstances quelque chose de solennel et de lugubre. On se sentait froid à voir tous ces papiers bouleversés sur le bureau, et ces bandes de ruban de fil blanc appliquées devant toutes les serrures, sur les bahuts, sur les bibliothèques et jusque sur les placards.

Le magistrat s’était assis dans le fauteuil de M. de Chalusse, à demi retourné vers le centre de la pièce, et la jeune fille avait pris place sur une chaise à haut dossier sculpté, la tête en pleine lumière.

Pendant un bon moment, ils restèrent en face l’un de l’autre, silencieux.

Le juge préparait ce qu’il avait à demander. Ayant compris la réserve presque sauvage de Mlle Marguerite, il réfléchissait que s’il effarouchait ce caractère si fier, il n’en tirerait rien et par suite ne pourrait la servir comme il le souhaitait.

Et il le souhaitait presque passionnément, se sentant attiré vers elle par une inexplicable sympathie, où il y avait à la fois, bien qu’il ne la connût que depuis quelques heures, de l’estime, du respect et de l’admiration.

Cependant il fallait commencer.

—Mademoiselle, dit-il, je me suis abstenu de vous questionner devant vos gens... et si en ce moment je me permets de le faire, c’est, sachez-le bien, sans qualité, et vous êtes libre de ne pas me répondre... Mais vous êtes jeune, et je suis un vieillard; mais mon devoir, quand mon cœur ne m’y porterait pas, est de vous offrir l’appui de mon expérience...

—Parlez, monsieur... interrompit la jeune fille; je répondrai franchement à vos questions... ou je me tairai.

—Je reprends donc, fit-il. On m’a affirmé que M. de Chalusse n’a aucun parent à quelque degré que ce soit... Est-ce exact?

—En effet, oui, monsieur... Mais j’ai aussi entendu dire à M. le comte, qu’une sœur à lui, Mlle Hermine de Chalusse, s’est enfuie de la maison paternelle, quand elle avait mon âge, il y a de cela vingt-cinq ou trente ans... et jamais elle n’a reçu la part qui lui revenait dans l’énorme fortune de ses parents...

—Et cette sœur n’a jamais donné signe de vie?...

—Jamais!... Quoique cependant... tenez, monsieur je vous ai promis, d’être franche... Cette lettre reçue hier par M. de Chalusse, qui a déterminé sa mort... Eh bien! j’ai le pressentiment qu’elle venait de cette sœur... Elle ne peut avoir été écrite que par elle ou... par cette autre... personne dont vous avez trouvé des lettres... et des souvenirs... dans la cachette du secrétaire...

—Et... cette personne... d’après vous... qui serait-elle?

La jeune fille ne répondant pas, le juge n’insista pas et continua.

—Mais vous, mon enfant, qui êtes-vous?...

Elle eut un geste de douloureuse résignation, et d’une voix troublée:

—Je l’ignore, monsieur... répondit-elle. Peut-être suis-je la fille de M. de Chalusse. Je mentirais si je disais que telle n’est pas ma conviction. Oui, je le crois, mais je n’ai jamais eu une certitude... Tour à tour, selon les circonstances, j’ai cru, puis j’ai douté... Par certains jours, je me disais, «oui, oui!»... et j’avais envie de me jeter à son cou... D’autres fois, je m’écriais: «non, ce n’est pas possible!»... et je le haïssais presque... D’ailleurs, pas un mot de lui, pas un mot positif, au moins... Lorsque je l’ai vu pour la première fois, il y a six ans, à la façon dont il m’avait défendu de l’appeler «mon père,» j’ai compris qu’il ne me répondrait jamais...

S’il est un homme au monde inaccessible au ridicule prurit d’une puérile curiosité, c’est assurément celui que sa profession condamne à détailler les heures de sa vie au profit de son prochain.

Tel le magistrat; rivé à son fauteuil, et contraint d’écouter à la journée les doléances de famille, les clabaudages du voisin, les plaintes, les accusations, les récriminations bêtes, les plus ignobles calomnies, des histoires stupides jusqu’à la nausée, enfin l’interminable et écœurante antienne des intérêts rivaux...

Et cependant, à entendre Mlle Marguerite, cette jeune fille dont l’étrangeté l’avait saisi, le vieux juge de paix éprouvait cette inquiétude qu’on ressent en face d’un problème...

—Laissez-moi croire, lui dit-il, que beaucoup de circonstances décisives ont échappé à votre inexpérience et qu’à votre place...

Elle l’interrompit du geste, et tristement:

—Vous vous trompez, monsieur, fit-elle; je ne suis pas inexpérimentée...

Lui ne put s’empêcher de sourire de cette prétention...

—Pauvre jeune fille, prononça-t-il, quel âge avez-vous... dix-huit ans?...

Elle secoua la tête:

—De par l’acte douteux qui a enregistré ma naissance, répondit-elle, je n’ai que dix-huit ans, c’est vrai!... Mais par les souffrances endurées, peut-être suis-je plus vieille que vous, monsieur, qui avez des cheveux blancs... Les misérables ne sont jamais jeunes; ils ont l’âge du malheur... Et si par expérience vous entendez le découragement, la connaissance du bien et du mal, le mépris de tout et de tous, mon expérience à moi, jeune fille, vaut la vôtre...

Elle s’arrêta, hésitant, puis tout à coup prenant un parti:

—Mais à quoi bon attendre vos questions, monsieur?... s’écria-t-elle. Cela n’est ni sincère ni digne. Est-ce que vous sauriez jamais!... Qui réclame un conseil doit avant la franchise... Je vous parlerai comme si j’étais seule en face de moi-même. Vous saurez ce que personne n’a su... personne, pas même lui... Pascal. J’ai un passé, moi que vous avez trouvée entourée d’un luxe royal, passé de misère... Mais je n’ai rien à cacher, et si j’ai à rougir, c’est des autres, et non de moi!...

Peut-être cédait-elle à un besoin d’expansion trop fort après des années de contrainte? Peut-être n’était-elle plus sûre d’elle-même et voulait-elle un autre témoignage que celui de sa seule conscience, à un moment où un abîme s’ouvrait dans sa vie, pareil à ces précipices insondables que creusent les grandes convulsions de la nature...

Trop hors d’elle-même pour apercevoir la stupeur du juge, ou entendre les paroles qu’il balbutiait, elle se leva, passant la main sur son front, comme pour bien rassembler ses souvenirs, et d’une voix brève, elle dit:

—Les premières sensations dont je me souvienne s’éveillèrent dans une cour étroite entourée de grands murs sans fenêtres, noirs, froids, et si hauts qu’à peine on en distinguait le faîte...

Le soleil y venait l’été, vers midi, dans un angle où il y avait un banc de pierre; l’hiver, jamais...

Il y avait au milieu cinq ou six petits arbres, grêles, rongés par la mousse, qui donnaient bien chacun une douzaine de feuilles jaunes au printemps...

Dans cette cour, nous étions une trentaine de petites filles, de trois à huit ans, toutes vêtues pareillement d’une robe brune, avec un petit mouchoir bleu en pointe sur les épaules. Nous portions un bonnet bleu les jours de semaine, blanc le dimanche, des bas de laine, d’épais souliers, et autour du cou un étroit ruban noir où pendait une large croix d’étain...

Autour de nous circulaient, silencieuses et mornes, des bonnes sœurs, les mains croisées dans leurs larges manches, blêmes sous leurs coiffes, avec leurs gros chapelets de buis chargés de médailles de cuivre, qui sonnaient quand elles marchaient comme des chaînes de prisonniers...

Sur tous les visages, la même expression était peinte: une résignation banale, une inaltérable douceur, une patience à toute épreuve...

Il en était de méchantes cependant, dont les yeux avaient des éclairs jaunes, et qui passaient sur nous leurs colères aiguës et froides...

Mais il en était une toute jeune et toute blonde, qui avait l’air si triste et si bon, que moi, dont l’intelligence s’éveillait à peine, je comprenais qu’il y avait dans sa vie quelque grand malheur.

Souvent, aux heures de récréation, elle me prenait sur ses genoux et me serrait entre ses bras avec une tendresse convulsive, en répétant:

—Chère petite!... chère petite!...

Quelquefois ses embrassements me faisaient mal, mais je me gardais d’en rien laisser paraître, tant j’avais peur de l’affliger davantage... Et même, au dedans de moi, j’étais contente et fière de souffrir par elle et pour elle...

Pauvre sœur!... Je lui ai dû les seules heures heureuses de ma première enfance... On l’appelait la sœur Calliste... Je ne sais ce qu’elle est devenue... Souvent j’ai pensé à elle, quand je me sentais à bout de courage... Et aujourd’hui encore, je ne saurais prononcer son nom sans pleurer...

Elle pleurait en effet, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues, qu’elle ne songeait pas à essuyer.

Il lui fallut un effort pour continuer:

—Vous avez déjà compris, monsieur, ce que je ne m’expliquai, moi, que bien plus tard...

J’étais dans un hospice d’enfants trouvés... enfant trouvée moi-même.

Je ne puis dire que rien nous y manquât, et il y aurait ingratitude à ne pas reconnaître que les bonnes sœurs ont le génie de la charité... Mais hélas!... le cœur de chacune d’elles n’avait qu’une somme de tendresse à répartir entre trente pauvres petites filles, les parts étaient bien petites, les caresses les mêmes pour toutes, et moi j’aurais voulu être aimée autrement que toutes les autres, avec des mots et des caresses pour moi seule.

Nous couchions dans un dortoir bien propre, dans des lits bien blancs avec de petits rideaux de cotonnade... au milieu du dortoir, il y avait une bonne vierge qui semblait nous sourire à toutes... L’hiver, nous avions du feu. Nos vêtements étaient chauds et soignés, notre nourriture était bonne. On nous montrait à lire, à écrire, la couture et la broderie.

Il y avait des récréations entre tous les exercices, on récompensait celles qui avaient été studieuses et sages, et, deux fois par semaine, on nous menait promener le long des rues à la campagne...

C’est dans une de ces promenades que je sus des gens qui passaient qui nous étions et comment on nous appelle dans le peuple...

L’après-midi, parfois, il venait des femmes en grande toilette, avec leurs enfants rayonnants de santé et de bonheur... Les bonnes sœurs nous apprenaient que c’étaient des «dames pieuses» ou des «âmes charitables» qu’il fallait aimer et respecter, et que nous ne devions pas oublier dans nos prières. Elles nous distribuaient des jouets et des gâteaux.

D’autres fois, arrivaient des ecclésiastiques et d’autres messieurs très-graves, dont l’extérieur sévère nous faisait peur...

Ils regardaient partout, s’informaient de tout, s’assuraient que chaque chose était à sa place, et même quelques-uns goûtaient notre soupe...

Toujours ils étaient satisfaits, et Madame la supérieure les reconduisait avec force révérences, en répétant:

—Nous les aimons tant!... ces pauvres petites!...

Et ces messieurs disaient:

—Oui, oui, ma chère sœur, elles sont très-heureuses.

Et ils avaient raison. Les enfants des pauvres ouvriers subissent des privations que nous ne subissions pas, nous, et il leur arrive de souper de pain sec... Mais ce pain sec, c’est la mère qui le donne avec un baiser.

Oppressé par un insupportable malaise, le juge de paix ne trouvait pas une syllabe pour rendre ses impressions... D’ailleurs, Mlle Marguerite ne lui en eût pas laissé le moment, tant les souvenirs qui se représentaient à sa pensée lui faisaient la parole rapide.

Cependant, à ce nom de «mère,» le magistrat pensait que la jeune fille allait s’attendrir...

Il se trompait. Sa voix devint plus sèche, au contraire, et il s’alluma dans ses yeux comme un éclair de colère.

—J’ai souffert extraordinairement dans cet hôpital, reprit-elle.

La sœur Calliste était partie, et tout ce qui m’entourait me glaçait ou me froissait...

Je n’avais que quelques bonnes heures à moi, le dimanche, pendant les offices de la paroisse où on nous conduisait.

Quand le grand orgue ronflait, et que, dans le lointain du chœur, autour de l’autel resplendissant de lumière, s’agitaient les prêtres en étoles d’or, je clignais des yeux pour me donner des éblouissements... J’y réussissais... Et alors, il me semblait que je m’échappais de moi-même, et que, sur les nuages d’encens, je montais vers ce beau pays du ciel dont nous parlaient les sœurs, et où il y a, nous disaient-elles, des mères pour toutes les petites filles...

Mlle Marguerite se recueillit quelques secondes, comme si elle eût reculé devant l’expression de sa pensée.

Puis se décidant:

—Oui, répéta-t-elle, j’ai été extraordinairement malheureuse aux Enfants-Trouvés... Presque toutes mes petites camarades étaient chétives, étiolées, blêmes, rongées de toutes sortes de maladies, comme s’il n’y eût pas eu assez pour leur malheur ici-bas de l’abandon de leurs parents...

Eh bien! monsieur, il faut que je l’avoue à ma honte, ces petites infortunées m’inspiraient une insurmontable répugnance, un dégoût qui allait jusqu’à l’aversion.

J’aurais mieux aimé appuyer mes lèvres sur un feu rouge que sur le front de la plupart d’entre elles...

Je ne raisonnais pas cela, hélas! je n’avais que huit ou neuf ans, mais je le sentais avec une vivacité douloureuse...

Les autres s’en étaient aperçues, et pour se venger, elles m’appelaient «la dame,» ironiquement, et me laissaient à l’écart. Souvent aussi, pendant les récréations, quand les bonnes sœurs avaient le dos tourné, elles me battaient, m’égratignaient le visage ou déchiraient mes vêtements...

J’endurais ces traitements sans me plaindre, ayant comme la conscience que je les méritais...

Que de réprimandes, cependant, elles m’ont valu ces déchirures!... Que de fois j’ai été mise au pain sec après avoir été bien grondée, bien appelée «petite sans soin» ou «méchante brise fer»...

Mais comme j’étais soigneuse, en définitive, studieuse et appliquée, comme j’étais plus intelligente que les autres, les bonnes sœurs m’aimaient assez. Elles disaient que je serais «un bon sujet,» et qu’on me trouverait une place avantageuse avec des bourgeois pieux et riches, de ceux qui composent la clientèle des maisons religieuses...

Elles ne me reprochaient que d’être sournoise...

Je ne l’étais pas, cependant, mais triste et résignée. Tout m’avait tellement heurtée et meurtrie autour de moi, que je m’étais repliée sur moi-même, concentrée, et qu’en dedans de moi je faisais comme un sanctuaire inviolable pour mes pensées et mes inspirations... Peut-être avais-je un mauvais naturel...

Souvent je me le suis demandé dans toute la sincérité de mon âme. Je n’ai pu me répondre, parce qu’on ne saurait être bon juge dans sa propre cause...

Ce qui est sûr, c’est que toutes les actions qui laissent dans la vie des jeunes filles une traînée lumineuse, ne me rappellent à moi que tourments et misères, luttes désespérées, humiliations dévorées avec rage.

J’ai failli ne pas faire ma première communion parce que je ne voulais pas porter une certaine robe dont une «dame bienfaitrice» avait fait cadeau à la communauté, et qui venait, je l’avais entendu dire, d’une petite fille de mon âge, qui était morte de la poitrine...

Mettre cette robe pour m’approcher de la sainte table, me révoltait et m’épouvantait, comme si on m’eût condamnée à me draper dans un suaire...

Et cependant c’était la plus belle de toutes, en mousseline, avec des broderies au bas; elle avait été ardemment convoitée et m’avait été adjugée à titre de récompense...

Et moi, je n’osais avouer les motifs de mon insurmontable répugnance... qui les eût compris!... Je n’étais que trop accusée déjà de délicatesses et de fiertés ridicules dans mon humble position.

Tout cet orage se passa en moi... j’avais douze ans... ou de moi au vieux prêtre qui nous confessait. A lui, j’osai tout avouer, et lui, du moins, vieillard, mais homme, sut me comprendre et ne me fit pas de reproches...

—Vous porterez cette robe, mon enfant, me dit-il, parce qu’il faut que votre orgueil soit brisé. Allez... je ne vous imposerai pas d’autre pénitence.

Et j’obéis, glacée d’une superstitieuse terreur, car il me semblait que ce devait être là un épouvantable présage, qui toujours, toute ma vie, me porterait malheur...

Et je communiai avec la belle robe brodée de la morte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis vingt-cinq ans qu’il rendait la justice, le juge avait recueilli bien des aveux, arrachés par la nécessité ou la douleur.

Mais jamais il n’avait été remué comme il l’était en ce moment, par des accents où vibrait la vérité de la vie vécue et soufferte...

Ce n’était plus pour lui, pour ainsi dire, que parlait cette jeune fille, mais pour elle-même, montrant son âme tout entière jusqu’en ses plus intimes replis, comme l’Océan qui s’entr’ouvre aux jours de tempête, laissant voir jusqu’aux algues de ses abîmes...

Cependant elle poursuivait:

—Le temps des communions passa, puis celui de la confirmation, et nos journées reprirent leur morne monotonie, toujours entremêlées aux mêmes heures des mêmes lectures pieuses et des mêmes séances de travail.

Il me semblait que j’étouffais, dans cette atmosphère froide, que l’air manquait à mes poumons, et je me disais que tout était préférable à cette apparence de vie, qui n’était pas la vie...

Je songeais à parler de cette «bonne place» dont il avait été question pour moi, autrefois, quand un matin on me fit demander à l’économat.

Nous l’appelions «le bureau,» et c’était pour nous un endroit plein d’effroi et de mystère.

Là, hiver comme été, du matin au soir, dans une grande pièce carrelée, on voyait un monsieur blême, gras et sale, avec des lunettes foncées, la tête couverte d’une calotte de soie noire, qui écrivait derrière une petite grille à rideaux verts.

Là, étaient rangés des registres où nous étions toutes inscrites et décrites, et des cartons renfermant les objets trouvés sur nous, soigneusement conservés pour aider à notre reconnaissance.

Je me rendis à ce bureau le cœur palpitant.

J’y trouvai, outre le monsieur blême, Mme la supérieure, un petit homme malingre à l’œil méchant, et une grosse commère à l’air commun et bon.

A l’instant, Mme la supérieure m’apprit que j’étais en présence de M. et de Mme Greloux, relieurs, lesquels ayant besoin de deux apprenties venaient les chercher à l’hospice. On me demandait si je voulais être une de ces deux...

Ah!... monsieur, je crus voir les cieux s’entr’ouvrir, et hardiment je répondis:

—Oui!...

Aussitôt le monsieur à calotte de soie sortit de derrière son grillage pour m’expliquer longuement mes obligations et mes devoirs, insistant et revenant sur tout ce que j’aurais à faire pour reconnaître, moi, misérable enfant trouvée, élevée par la charité publique, la générosité de ce bon monsieur et de cette bonne dame qui voulaient bien se charger de moi et m’employer dans leur atelier.

Je ne discernais pas clairement, je l’avoue, cette grande générosité qu’on m’exaltait, ni les raisons d’une reconnaissance anticipée.

N’importe! A toutes les conditions qui m’étaient posées, je répondais de si grand cœur: «oui, oui, oui!...» que la femme du relieur en parut toute réjouie.

—On voit que la petite aura du goût pour la partie... dit-elle.

Alors, Mme la supérieure se mit à détailler longuement à cette femme les obligations que, de son côté, elle contractait, répétant à satiété que j’étais un des meilleurs sujets de l’hospice, pieuse, obéissante, attentive, point bavarde, lisant et écrivant dans la perfection, et sachant broder et coudre comme on ne coud et brode que dans les communautés religieuses.

Elle lui fit jurer de me surveiller comme sa propre fille, de ne jamais me laisser seule, de me conduire aux offices, et de m’accorder de temps en temps le dimanche une après-midi, pour venir à l’hospice.

Le monsieur à lunettes, de son côté, rappelait au relieur les devoirs des patrons envers leurs apprentis. Et même, dans un casier, derrière lui, il prit un gros livre où il se mit à lire des passages que j’écoutais sans les comprendre, encore bien que je fusse sûre que c’était du français.

Enfin, le relieur et sa femme disant: Amen, à tout, le monsieur blême rédigea un acte sur une feuille de papier timbré, et ils signèrent les uns et les autres; Madame, la supérieure signa, et moi de même...

J’appartenais à un patron!...

Elle s’arrêta... Là finissait sa première enfance...

Mais presque aussitôt:

—Je n’ai pas gardé mauvais souvenir de ces gens-là, reprit-elle...

Ils étaient peu aisés, âpres au gain et au travail, et s’épuisaient à soutenir un fils au-dessus de leur condition... Ce fils ne les aimait pas, et pour cela, je les plaignais...

L’homme était bilieux et triste, la femme violente comme la flamme...

Entre cette perpétuelle colère de l’une et l’aigreur de l’autre, les apprenties avaient souvent à souffrir...

Heureusement, entre les tempêtes de Mme Greloux, il y avait parfois des éclaircies...

Après nous avoir battues pour rien, elle nous disait sans plus de raison:

—Allons!... approche ton museau que je l’embrasse... et ne pleurniche plus... V’là quat’ sous pour avoir de la galette.

Le juge de paix tressauta sur son fauteuil.

Était-ce bien Mlle Marguerite qui parlait, cette jeune fille au maintien de reine, dont la voix harmonieuse et pleine avait les pures sonorités du cristal!...

C’était à en douter, tant elle rendait bien et avec une désespérante justesse d’intonation le verbe coloré de ces braves et rudes commères qui s’enrichissent et engraissent aux alentours du marché du Temple, entre la rue Saint-Denis et la rue Saint-Louis, au Marais...

C’est qu’en ce moment elle revivait son passé, elle retrouvait entières et exactes ses sensations d’autrefois, et elle avait encore dans l’oreille, pour ainsi dire, la phrase et la voix de la femme du relieur.

Elle ne remarqua d’ailleurs pas le sursaut du vieux juge.

—J’étais hors de l’hospice, continua-t-elle, et pour moi c’était tout.

Il me semblait qu’une vie nouvelle allait commencer, toute différente de l’ancienne, qui n’en aurait ni les amertumes ni les dégoûts.

Je me disais que près de ces ouvriers laborieux et honnêtes, je rencontrerais, à défaut d’une famille, une affection moins banale que celle de la maison des enfants trouvés? Et pour gagner leur amitié, pour m’en rendre digne, il n’était rien qui me parût au-dessus de mes forces et de ma bonne volonté.

Eux, sans doute, démêlèrent mes sentiments, et tout naturellement, peut-être sans en avoir conscience, ils en abusèrent avec le plus effroyable égoïsme... Je ne leur en veux point.

J’étais entrée chez eux à de certaines conditions, pour apprendre un état, ils firent de moi peu à peu leur servante... c’était une notable économie.

Ce que tout d’abord j’avais fait par complaisance, devint insensiblement ma tâche quotidienne, impérieusement exigée.

Levée la première, je devais avoir tout mis en ordre dans la maison, quand les autres arrivaient, les yeux encore gonflés de sommeil...

Il est vrai que mes patrons me récompensaient à leur manière.

Ils m’emmenaient à la campagne le dimanche, pour me reposer, disaient-ils, de mes fatigues de la semaine...

Et je les suivais, le long de la route de Saint-Mandé, dans la poussière, sous le plein soleil, haletante, en sueur, portant sur l’épaule les parapluies en cas d’orage, chargée à rompre d’un panier de provisions qu’on mangeait sur l’herbe, dans le bois, et dont on m’abandonnait les reliefs.

Le frère de ma patronne, assez souvent, était de ces parties, et son nom serait resté dans ma mémoire, même sans sa singularité: il se nommait Vantrasson.

C’était un homme très-grand et très-robuste, dont les yeux me faisaient trembler quand il me regardait en frisant sa grosse moustache.

Il était militaire, incroyablement fier de son uniforme, insolent, grand parleur et toujours enchanté de soi: il devait se supposer irrésistible.

C’est de la bouche de cet homme que j’entendis le premier mot... grossier qui offensa mon ignorance... Ce ne devait pas être le dernier.

Il avait déclaré que «la gamine» lui plaisait, et je fus obligée de me plaindre à Mme Greloux des obsessions de son frère. Elle se moqua de moi en disant:

—Bast! il fait son métier de joli garçon!

Oui, voilà ce que ma patronne me répondit:

Et c’était une honnête femme, cependant, une épouse dévouée, une bonne mère... Ah! si elle eût eu une fille!... Mais pour une pauvre apprentie sans père ni mère, il n’est pas besoin de tant de façons!

Elle avait fait de belles promesses à Mme la supérieure, mais elle s’en croyait quitte avec quelques phrases banales.

—Et enfin, ajoutait-elle toujours, tant pis pour celles qui se laissent attraper.

Heureusement, j’avais pour me garder ce même orgueil que si souvent on m’avait reproché. Ma condition était bien humble, mais mon cœur était haut... Et déjà ma personne me semblait sacrée comme un autel...

Il fut une grâce de Dieu, cet orgueil, car je lui dus de ne pas même être tentée, quand autour de moi j’en voyais tant d’autres succomber...

Je logeais, avec les autres apprenties, hors de l’appartement des patrons, sous les combles, dans une mansarde... C’est-à-dire que la journée finie, l’atelier fermé, nous étions libres, abandonnées à nos seuls instincts, livrées aux plus pernicieuses influences et aux plus détestables inspirations...

Et ce n’étaient ni les conseils ni les exemples mauvais qui manquaient.

Les ouvrières, à l’atelier, ne se gênaient pas devant nous. C’était à qui d’entre elles éblouirait «les gamines» par les plus merveilleux récits.

Ce n’était pas méchanceté de leur part, ni calcul, mais absence complète de sens moral, et parfois forfanterie pure.

Et jamais elles n’en avaient fini de nous énumérer ce qui, selon elles, faisait le bonheur de la vie: les parties fines au restaurant, les promenades sur l’eau à Joinville-le-Pont, les bals masqués au Montparnasse ou à l’Élysée-Montmartre.

Ah! l’expérience vient vite dans les ateliers!...

Il y en avait qui, parties la veille avec une robe en loques et des souliers percés, arrivaient le lendemain avec des toilettes superbes, annonçant qu’on pouvait les remplacer, qu’elles n’étaient plus faites pour travailler, qu’elles allaient devenir des dames... Elles disparaissaient radieuses, mais souvent le mois n’était pas écoulé qu’on les voyait revenir maigres, affamées, éteintes, sollicitant humblement un peu d’ouvrage.

Elle se tut, écrasée sous le poids de ses souvenirs au point d’en perdre la conscience de la situation présente.

Et le juge de paix, lui aussi, gardait le silence, n’osant l’interroger...

A quoi bon, d’ailleurs...

Que lui eût-elle appris des misères des pauvres petites ouvrières qu’il ne connût aussi bien qu’elle?... S’il avait à s’étonner d’une chose, c’est que cette belle jeune fille qui était là devant lui, abandonnée, délaissée, eût trouvé en elle assez d’énergie pour échapper à tous les dangers...

Cependant, Mlle Marguerite ne tarda pas à se redresser, secouant la torpeur qui l’envahissait...

—Je ne dois pas grandir mes mérites, monsieur, reprit-elle; outre l’orgueil, j’avais pour me soutenir un but auquel je m’étais attachée avec la ténacité du désespoir...

Je voulais devenir la première de mon état, ayant reconnu que les ouvrières qui excellent sont toujours employées et chèrement payées.

Aussi, tout en restant la servante, je trouvais le temps d’apprendre assez vite et assez pour étonner mon patron lui-même.

Je savais que j’arriverais à gagner entre cinq et six francs par jour, et avec cela, je m’arrangeais dans l’avenir une existence dont les perspectives effaçaient ce que le présent avait parfois de trop intolérable.

Pendant le dernier hiver que je passai chez mes patrons, les commandes furent si nombreuses et si pressantes qu’ils renoncèrent à prendre même un jour de repos par semaine. A peine, deux fois par mois, consentaient-ils à m’accorder une heure pour courir à l’hospice rendre visite aux sœurs qui m’avaient élevée.

Je n’avais jamais failli à ce devoir, mais sur la fin il était devenu ma plus vive jouissance.

C’est que mon patron n’avait pu se dispenser de me payer un peu le surcroît de travail qu’il m’imposait. Je disposais de quelques francs toutes les semaines, et je les portais aux pauvres petites filles de l’hospice. Après avoir vécu toute ma vie de la charité publique, je faisais l’aumône à mon tour, je donnais, et cette pensée où se délectait ma vanité me grandissait à mes yeux...

Enfin, j’allais avoir quinze ans, et j’entrevoyais le terme de mon apprentissage, quand par une belle journée du mois de mars, pendant que je vaquais à je ne sais quels soins du ménage, je vis arriver à l’atelier une des sœurs converses de l’hôpital.

Elle était rouge, tout effarée, et si essoufflée d’avoir monté vite l’escalier, que c’est bien juste si elle put ma dire:

—Vite, venez, suivez-moi, on vous attend.

—Qui?... Où?...

—Arrivez. Ah!... chère petite, si vous saviez...

J’hésitais, ma patronne me poussa.

—Va donc, petite bête!...

Je suivis la converse sans songer à changer de vêtements, sans retirer seulement le tablier de cuisine que j’avais devant moi.

En bas, devant la porte, était la plus magnifique voiture que j’eusse vue de ma vie... Le dedans, tout capitonné de soie claire, me semblait si beau que je n’osais approcher. Un valet de pied tout chamarré d’or qui tenait respectueusement la portière, achevait de m’intimider.

—Il faut cependant monter, me dit la sœur converse, c’est là dedans que je suis venue.

Je montai, la tête absolument troublée, et avant d’être revenue de mon étourdissement, j’arrivais à l’hospice, dans ce «bureau» où avait été rédigé mon contrat d’apprentissage...

Dès que je parus, Mme la supérieure me prit par la main, et m’attirant vers un homme âgé, debout près de la fenêtre:

—Marguerite, me dit-elle, saluez M. le comte de Chalusse.

IX

Depuis un moment déjà, on entendait au dehors, dans le vestibule, un mouvement inusité, des pas qui allaient et venaient, des trépignements et le murmure étouffé de voix se consultant.

Impatienté et croyant comprendre ce dont il s’agissait, le juge de paix se leva et courut ouvrir.

Il ne s’était pas trompé. Le greffier était revenu de déjeuner; il n’osait troubler le magistrat, et cependant, le temps lui paraissait long.

—Ah!... c’est vous, monsieur, fit le vieux juge. Eh bien! commencez l’inventaire des objets en vue, je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Et refermant la porte, il revint s’asseoir...

C’est à peine si Mlle Marguerite s’était aperçue de son mouvement, et il n’avait pas repris sa place que déjà elle poursuivait:

—De ma vie je n’avais aperçu un homme aussi imposant que le comte de Chalusse... Tout en lui, son attitude, sa haute taille, la façon dont il était vêtu, son visage, son regard, devait frapper de respect et de crainte une pauvre enfant comme moi...

Et c’est à peine si j’eus assez de présence d’esprit pour m’incliner devant lui respectueusement.

Lui me dévisagea d’un œil indifférent, et du bout des lèvres laissa tomber ces froides paroles:

—Ah!... c’est là cette jeune fille dont vous me parliez!

L’accent du comte trahissait si bien une surprise désagréable, que Mme la supérieure en fut frappée.

Elle me regarda et parut indignée et désolée de mon accoutrement plus que modeste.

—Il est honteux, s’écria-t-elle, de laisser sortir une enfant ainsi vêtue!

Et tout aussitôt elle m’arracha, plutôt qu’elle ne dénoua mon tablier de cuisine, et de ses propres mains se mit à relever mes cheveux, comme pour mieux faire valoir ma personne.

—Ah!... ces patrons, répétait-elle, les meilleurs ne valent rien... Comme ils abusent!... Impossible de se fier à leurs promesses... On ne peut cependant pas être toujours sur leur dos...

Mais les efforts de Mme la supérieure devaient être perdus. M. de Chalusse s’était détourné d’un air distrait, et il s’entretenait avec des messieurs qui se trouvaient là.

Car, alors seulement je le remarquai, «le bureau» était plein de monde. A côté du monsieur à calotte de soie noire, cinq ou six autres se tenaient debout, de ceux que j’avais vus venir assez souvent pour inspecter l’hospice.

De qui s’entretenaient-ils?

De moi, bien évidemment, je le reconnaissais aux regards que tous m’adressaient, regards où il n’y avait, d’ailleurs, que bienveillance.

Mme la supérieure était allée se mêler à leur groupe; elle parlait avec une vivacité que je ne lui avais jamais vue, et moi, seule, dans mon embrasure de fenêtre, tout embarrassée de mon personnage, j’écoutais de toutes les forces de mon attention...

Mais j’avais beau tendre outre mesure mon intelligence, je ne comprenais pas grand’chose aux phrases qui se succédaient, non plus qu’aux observations et aux objections. Et à tout moment revenaient les mots de «tutelle officieuse, d’adoption ultérieure, de commission administrative, d’émancipation, de dot, de compensation, d’indemnité pour les aliments fournis...»

Un seul fait précis ressortait pour moi de tout ce que je voyais et entendais.

M. le comte de Chalusse demandait une certaine chose, et les messieurs, en échange, en exigeaient d’autres, et encore, et toujours davantage, à mesure qu’il répondait:

—Oui, oui, c’est accordé, c’est entendu!

Même, à la fin, il me sembla qu’il s’impatientait, car c’est de la voix brève que donne l’habitude du commandement qu’il répondit:

—Je ferai tout ce que vous voulez... Souhaitez-vous quelque chose de plus?...

Les messieurs aussitôt se turent, et Mme la supérieure se mit à protester que M. le comte était trop bon mille fois, mais qu’on n’avait pas attendu moins de lui, dernier représentant d’une de ces grandes et anciennes familles, où la charité est une tradition.

Je ne saurais rendre à cette heure la surprise et l’indignation que j’éprouvai alors...

Je devinais, je sentais, une voix au-dedans de moi me criait que c’était mon sort, mon avenir, ma vie, qui s’agitaient et se décidaient en ce moment... et je n’étais même pas consultée.

On disposait de moi, comme si on eût été sûr que je ne pouvais refuser mon assentiment après qu’on se serait engagé pour moi.

Mon orgueil se révoltait à cette idée, mais mon esprit ne me fournissait pas une parole pour traduire ma colère. Rouge, confuse, furieuse, je me demandais comment intervenir quand tout à coup la délibération cessa et je fus entourée de tous ces messieurs.

L’un d’eux, un petit vieux, qui avait un sourire béat et des yeux étincelants, me tapa doucement sur la joue en disant:

—Et elle est aussi sage que jolie!

Je l’aurais battu ce petit vieux, mais les autres approuvèrent, sauf pourtant M. de Chalusse, dont l’attitude devenait de plus en plus glaciale, et qui avait aux lèvres ce sourire contraint de l’homme bien élevé résolu à ne se froisser de rien.

Il me parut qu’il souffrait, et je sus plus tard que je ne m’étais pas trompée.

Loin d’imiter la familiarité du vieux monsieur, il me salua gravement avec une sorte de respect qui me confondit, et sortit en déclarant qu’il reviendrait le lendemain pour en finir.

J’étais enfin seule avec Mme la supérieure, j’allais pouvoir l’interroger; elle ne m’en laissa pas le temps, et la première, avec une volubilité extraordinaire, elle se mit à m’expliquer mon bonheur inouï, preuve irrécusable et manifeste de la protection de la Providence.

Le comte, me dit-elle, allait devenir mon tuteur, il me doterait certainement, et plus tard, si je savais reconnaître ses bontés, il m’adopterait, moi, pauvre fille sans père ni mère, je porterais ce grand nom de Durtal de Chalusse, et je recueillerais une fortune immense...

Elle ajoutait que là ne se bornait pas la bienfaisance du comte, qu’il consentait à rembourser tout ce que j’avais coûté, qu’il se proposait de doter on ne savait combien de pauvres filles, et qu’enfin il avait promis des fonds pour faire bâtir une chapelle.

Comment cela était arrivé, c’était à n’y pas croire.

Le matin même, M. de Chalusse s’était présenté, déclarant que vieux, célibataire, sans enfants, sans famille, il prétendait se charger de l’avenir d’une pauvre orpheline.

On lui avait présenté la liste de toutes les orphelines de l’hospice, et c’était moi qu’il avait choisie...

—Et au hasard, ma chère Marguerite, répétait Mme la supérieure; au hasard... c’est un véritable miracle...

Cela me semblait tenir du miracle, en effet; mais j’étais bien plus étourdie encore que joyeuse.

Je sentais le vertige envahir mon cerveau, et j’aurais voulu demeurer seule pour me recueillir, pour réfléchir, car j’étais libre, je le savais, de refuser ces éblouissantes perspectives...

Timidement je demandai la permission de retourner chez mes patrons, pour les prévenir, pour les consulter... Cette permission me fut refusée.

Il me fut dit que je délibérerais et que je me déciderais seule, et que ma résolution prise, il n’y aurait plus à revenir...

Je restai donc à l’hospice, et je dînai à la table de Mme la supérieure.

Pour la nuit, on me donna la chambre d’une sœur qui était absente.

Ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’on me traitait avec une visible déférence, comme une personne appelée à de hautes destinées, et dont sans doute on attendait beaucoup...

Et cependant, j’hésitais à me décider...

Mon indécision dut paraître une ridicule hypocrisie; elle était sincère et réelle...

Assurément, je n’avais pas à regretter beaucoup ma situation chez mes patrons, mais enfin je la connaissais, cette situation; je l’avais expérimentée, le plus pénible était fait, j’arrivais à la fin de mon apprentissage, j’avais pour ainsi dire arrangé ma vie, l’avenir me paraissait sûr...

L’avenir! que serait-il avec le comte de Chalusse?... On me le faisait si beau, si éblouissant, que j’en étais épouvantée. Pourquoi le comte m’avait-il choisie de préférence à toute autre?... Était-ce vraiment le hasard qui avait déterminé son choix?... Le miracle, en y réfléchissant, me paraissait préparé de longue main, et devait, pensais-je, cacher quelque mystère...

Enfin, plus que tout, l’idée de m’abandonner à un inconnu, d’abdiquer ma volonté, de lui confier ma vie, me répugnait.

On m’avait accordé quarante-huit heures pour prendre un parti; jusqu’à la dernière seconde, je demeurai en suspens.

Qui sait?... C’eût été un bonheur peut-être si j’eusse su me résigner à l’humilité de ma condition... Je me serais épargné bien des souffrances que je ne pouvais même pas concevoir...

Je n’eus pas ce courage, et, le délai expiré, je répondis que je consentais à tout.

Mlle Marguerite se hâtait.

Après avoir trouvé une sorte de douceur triste à s’attarder parmi les lointaines impressions de sa première enfance, elle souffrait davantage à mesure que son récit se rapprochait du moment présent...

—Je vivrais des milliers d’années, reprit-elle, que je n’oublierais jamais le jour où j’abandonnai l’hospice des Enfants-Trouvés, pour devenir la pupille de M. de Chalusse. C’était un samedi... La veille, j’avais rendu ma réponse à Mme la supérieure. Dès le matin, je vis arriver mes anciens patrons. On était allé les prévenir et ils venaient me faire leurs adieux... La rupture de mon contrat d’apprentissage avait présenté quelques difficultés, mais le comte avait tout aplani avec de l’argent.

N’importe!... Ils me regrettaient, je le vis bien... leurs yeux étaient humides... Ils regrettaient l’humble petite servante qui leur avait été si dévouée...

Mais en même temps je remarquai dans leurs manières une visible contrainte... Plus de tutoiement, plus de voix rude... ils me disaient: vous, ils m’appelaient: mademoiselle... Pauvres gens! ils s’excusaient avec des paroles grotesques et attendrissantes d’avoir osé accepter mes services, déclarant en même temps qu’ils ne me remplaceraient jamais pour le même prix...

La femme surtout me jurait qu’elle ne se consolerait jamais de n’avoir pas remis vertement à sa place son frère, un mauvais gars, comme la suite l’avait bien prouvé, lorsqu’il avait osé hausser son caprice jusqu’à moi...

Pour la première fois, ce jour-là, je me sentis sincèrement aimée, si véritablement que si ma réponse n’eût pas été donnée et signée, je serais retournée chez ces braves relieurs...

Mais il n’était plus temps.

Une converse vint me dire de descendre, que Mme la supérieure me demandait.

Une dernière fois j’embrassai le père et la mère Greloux, comme nous disions à l’atelier, et je descendis.

Chez Mme la supérieure, une dame et deux ouvrières chargées de cartons m’attendaient.

C’était une couturière qui arrivait avec les vêtements qui convenaient à ma nouvelle situation. C’était, on me l’apprit, une prévenance de M. de Chalusse. Ce grand seigneur pensait à tout et ne dédaignait pas, entouré qu’il était de trente domestiques, de descendre aux plus minutieux détails...

Donc, pour la première fois, je sentis sur mon épaule le frissonnement de la soie et le moelleux du cachemire... J’essayai aussi de mettre des gants... je dis j’essayai, car jamais je n’y pus parvenir.

Tout en parlant ainsi, sans arrière-pensée de coquetterie, certes, la jeune fille agitait ses mains mignonnes et exquises sans exiguité, rondes, pleines, blanches, avec des ongles qui avaient des reflets nacrés...

Et le juge de paix se demandait s’il était bien possible que ces mains de duchesse, faites pour le désespoir de la statuaire, eussent été condamnées aux plus grossiers ouvrages.

—Ah!... ma toilette ne fut pas une petite affaire, reprit-elle avec un sourire qui empruntait aux circonstances quelque chose de navrant. Toutes les bonnes sœurs réunies autour de moi mettaient à me faire belle autant de soins et de patience qu’elles en déployaient à parer, les jours de fête, la vierge de notre chapelle.

Un secret instinct me disait qu’elles se fourvoyaient, que leur goût n’était pas le goût; qu’elles m’habillaient ridiculement... n’importe... je les laissais se contenter sans mot dire. J’avais le cœur horriblement serré... jamais attention faite pour rendre joyeuse n’apporta tant de tristesse.

Je croyais sentir encore sur ma main les larmes de Mme Greloux, et ces parures criardes me paraissaient aussi funèbres que la dernière toilette du condamné...

Enfin, elles trouvèrent leur œuvre parfaite, et alors j’entendis autour de moi comme une clameur d’admiration... Jamais les sœurs, à les entendre, n’avaient contemplé rien de si merveilleux... Celles qui étaient à la classe ou à la couture furent mandées pour juger, et même les plus sages d’entre les orphelines furent admises... Peut-être, pour ces dernières, devais-je être un exemple destiné à rendre les bons conseils palpables, car Mme la supérieure disait à toutes:

—Vous voyez, mes chères filles, où mène une bonne conduite... Soyez sages autant que notre chère Marguerite, et Dieu vous récompensera comme elle....

Et moi, roide sous mes superbes atours, plus qu’une momie sous ses bandelettes, les bras écartés du corps, pâle d’appréhension, j’attendais.

J’attendais M. de Chalusse, qui devait venir me prendre après avoir terminé toutes les formalités qui allaient substituer son autorité à l’autorité de la commission administrative de l’hospice.

Une heure sonna, M. le comte de Chalusse parut...

C’était bien lui, tel que je l’avais entrevu, tel qu’il assiégeait ma mémoire. C’était ce même flegme hautain qui m’avait glacée, ce même œil impassible...

A peine daigna-t-il me regarder, et moi, qui l’observais avec une anxiété poignante, je ne pus lire sur son visage ni approbation ni blâme.

—Vous voyez, monsieur le comte, dit Mme la supérieure en me montrant, que vos intentions ont été scrupuleusement suivies.

—Je vous en remercie, ma sœur, dit-il, et c’est à vos pauvres que je prouverai l’étendue de ma reconnaissance.

Puis, se retournant vers moi:

—Marguerite, me dit-il, prenez congé de... vos mères, et dites-leur bien que vous ne les oublierez jamais...

Elle s’interrompit, les larmes rendaient sa voix presque inintelligible...

Mais dominant aussitôt son attendrissement:

—A ce moment seulement monsieur, poursuivit-elle, je compris combien j’aimais ces pauvres sœurs que parfois j’avais presque maudites... Je sentis par combien d’affections je tenais à cette hospitalière maison, et toutes ces petites infortunées, mes compagnes de misère et d’abandon...

Mon cœur se brisait, et Mme la supérieure, toujours si impassible, ne semblait guère moins émue que moi... Elle l’était... N’emportais-je pas, et pour quels hasards, cette fraction de son cœur qu’elle m’avait donnée!...

Enfin, M. de Chalusse me prit le bras et m’entraîna.

Dans la rue, nous attendait une voiture moins belle que celle qui était venue me prendre à mon atelier, mais beaucoup plus vaste et chargée de malles et de coffres.

Elle était attelée de quatre chevaux gris conduits par des postillons portant l’uniforme de la poste de Paris.

—Montez, mon enfant, me dit M. de Chalusse.

J’obéis, plus morte que vive, et je me plaçai, comme il me l’indiquait, sur la banquette du fond.

Lui-même, alors, monta et se plaça en face de moi.

Ah!... ce fut là, monsieur, une de ces émotions dont la seule pensée, bien des années après, remue l’âme jusqu’en ses plus intimes profondeurs...

Sur la porte de l’hospice, toutes les sœurs se pressaient, fondant en larmes; Mme la supérieure même pleurait sans chercher à se cacher.

—Adieu!... me criaient-elles, adieu, chère fille aimée, adieu, chère petite... souvenez-vous de vos vieilles amies... nous prierons Dieu pour votre bonheur.

Dieu ne devait pas les entendre.

Sur un signe de M. de Chalusse, un laquais ferma la portière, les postillons firent claquer leur fouet et la lourde berline partit à fond de train.

Le sort en était jeté... Il y avait comme un abîme désormais entre moi et cet hospice, où à peine née j’avais été apportée à demi morte, enveloppée de langes dont les angles chiffrés avaient été coupés.

Je sentais que mon passé m’échappait, quel serait l’avenir? Mais j’étais trop hors de moi pour réfléchir, et blottie dans un angle de la voiture, j’épiais M. de Chalusse avec la poignante angoisse de l’esclave qui étudie son nouveau maître.

Ah!... monsieur, quelle stupeur tout à coup!...

La physionomie du comte changea comme s’il eût laissé tomber un masque, ses lèvres tremblèrent, des éclairs de tendresse jaillirent de ses yeux et il m’attira à lui en s’écriant:

—Oh! Marguerite!... Ma Marguerite adorée!... Enfin, enfin!...

Il sanglotait ce vieux homme, que dans mon ignorance j’avais jugé plus froid et plus insensible que le marbre, il m’étreignait entre ses bras, il me meurtrissait de ses baisers.

Et moi, je me sentais affreusement bouleversée par des sentiments étranges, inconnus, indéfinissables... Mais je ne tremblais plus...

Une voix au dedans de moi me criait que c’était comme une chaîne mystérieuse brusquement rompue, qui tout à coup se renouait entre M. de Chalusse et moi.

Et cependant, je me rappelais les explications de la supérieure de l’hospice; ce miracle en ma faveur, cette admirable intervention de la Providence, dont elle m’avait parlé.

—Ce n’est donc pas le hasard, monsieur le comte, demandai-je, qui a décidé votre choix entre toutes les orphelines?

Ma question parut le confondre.

—Pauvre Marguerite, murmura-t-il, chère fille adorée, voici des années que je prépare ce hasard!...

A l’instant même, toutes les histoires romanesques de l’hospice me revinrent en mémoire.

Et Dieu sait s’il s’en raconte, que les sœurs converses se transmettent de génération en génération, et qui sont comme la légende d’or des enfants trouvés.

Cette formule désolante «père et mère inconnus,» sur un acte de naissance, est comme une excitation aux plus dangereuses imaginations, une porte ouverte aux espérances les plus extravagantes...

Et je me mis à fixer le comte de Chalusse, essayant de découvrir dans ses traits quelque chose des miens, m’efforçant de saisir une vague ressemblance. Lui ne paraissait pas s’apercevoir de l’obstination de mon regard, et poursuivant une pensée obsédante, il murmurait:

—Le hasard!... il fallait qu’on y crût... on y a cru... Et cependant, les plus habiles chercheurs de Paris, depuis le vieux Tabaret jusqu’à Fortunat, le dénicheur d’héritages, les maîtres dans l’art de suivre une piste, ont épuisé leurs ressources à seconder mes recherches acharnées!...

L’angoisse me devenait intolérable, aussi, n’y tenant plus:

—Alors, monsieur le comte, dis-je avec un horrible battement de cœur, vous êtes mon père, c’est vous...

De la main, il me ferma la bouche si violemment qu’il me fit mal, et d’une voix sourde:

—Imprudente!... malheureuse enfant, balbutia-t-il, que venez-vous de dire!... Oubliez jusqu’à cette funeste pensée... Ce nom de père, ne le prononcez jamais. Vous m’entendez: jamais!... je vous le défends!...

Il était devenu extraordinairement pâle, et ses regards effarés erraient de tous côtés, comme s’il eût frémi qu’on ne m’eût écoutée, comme s’il eût oublié que nous étions seuls, dans une voiture emportée au galop.

Moi, cependant, j’étais perdue de stupeur, et mortellement épouvantée de ce soudain effroi que M. de Chalusse n’avait pu maîtriser.

Qu’est-ce que cela signifiait? Quels douloureux souvenirs, quelles mystérieuses appréhensions avais-je fait tressaillir au fond de l’âme de ce vieillard, mon tuteur, désormais, mon maître!...

Je ne pouvais concevoir ni m’imaginer ce qu’il avait trouvé à ma question d’extraordinaire et d’inattendu. Je la jugeai toute naturelle au contraire, dictée par les circonstances, imposée par la conduite et par les paroles du comte.

Et, en dépit du désordre de ma pensée, cet inexplicable murmure qu’on appelle le pressentiment, bourdonnait au dedans de moi:

—Il t’a défendu de l’appeler ton père, il ne t’a pas dit qu’il ne l’est pas.

Mais je n’eus le loisir ni de réfléchir ni d’interroger surtout, M. de Chalusse. En ce moment, je m’en sentais le courage... Je ne l’osai jamais par la suite.

Notre voiture gravissait alors au grand trot la rampe roide du chemin de fer de Lyon. Bientôt nous mîmes pied à terre dans la cour de la gare.

Là, j’eus la première notion exacte de la féerique puissance de l’argent, moi, pauvre fille élevée par la charité publique, moi qui, depuis trois ans, travaillais pour ma seule subsistance.

M. de Chalusse était attendu par ceux de ses gens qui devaient nous accompagner, ils avaient pensé à tout, ils avaient tout prévu.

Je n’avais pas eu le temps de regarder autour de moi que déjà nous étions sur le quai, devant un train prêt à partir. En face, sur une plate-forme, je reconnus, fixée et amarrée, la berline de voyage qui nous avait amenés. Je m’apprêtais à y monter, car déjà les employés criaient: «En voiture, messieurs les voyageurs!» quand M. de Chalusse m’arrêta.

—Pas ici, me dit-il; venez avec moi.

Je le suivis, et il me mena à un wagon magnifique plus grand et plus haut que tous les autres, portant, au centre, en relief, les armes des Chalusse.

—Voici votre voiture, chère Marguerite, me dit-il.

J’y entrai. La vapeur siffla; le train était parti...

Mlle Marguerite succombait de lassitude, la sueur perlait à ses tempes, sa poitrine haletait, sa voix commençait à se trahir...

Le juge de paix s’effraya presque.

—De grâce, mademoiselle, interrompit-il, reposez-vous, rien ne nous presse.

Mais elle, secouant la tête:

—Mieux vaut finir, fit-elle, après je n’aurais plus la courage de reprendre.

Et elle continua:

—Un tel voyage, pour moi qui n’étais jamais allée plus loin que Versailles, eût dû être un long enchantement...

Notre wagon, le wagon de M. de Chalusse, était une de ces dispendieuses fantaisies que peu de millionnaires se permettent... Il se composait d’un salon, qui était un chef-d’œuvre de goût et de luxe, et de deux compartiments, un à chaque bout, formant deux chambres avec leurs lits de repos...

Et tout cela, le comte ne se lassait pas de me le répéter, était à moi, à moi seule...

C’est appuyée sur des coussins de velours que je regardais par la portière surgir et s’évanouir aussitôt les paysages... Penché près de moi, M. de Chalusse me nommait toutes les villes et les moindres villages que nous traversions: Brunoy, Melun, Fontainebleau, Villeneuve, Sens, Laroche...

Et à toutes les stations, dès qu’il y avait cinq minutes d’arrêt, les domestiques qui voyageaient dans la berline accouraient nous demander nos ordres...

A Lyon, au milieu de la nuit, un souper nous attendait, qu’on servit dès que nous descendîmes de wagon... puis on nous avertit de remonter, et le train repartit...

Quels émerveillements pour une pauvre petite ouvrière de quinze ans, qui, la veille encore, bornait ses plus hautes ambitions à un gain de cinq francs par jour!... Quel foudroyant changement!... Le comte m’avait fait me retirer dans une des chambres du wagon, et là, le sommeil me gagnant, je finissais par perdre l’exacte notion de moi, ne sachant plus distinguer la réalité du rêve.

Cependant, une inquiétude m’obsédait, dominant l’étourdissement: l’incertitude de ce qui m’attendait au bout de cette longue route.

M. de Chalusse restait bon et affectueux avec moi; mais il avait repris son flegme habituel, et mon bon sens me disait qu’à le questionner je perdrais mes peines.

Enfin, le lendemain, après trente heures de chemin de fer, nous remontâmes dans la berline attelée de chevaux de poste, et peu après M. de Chalusse me dit:

—Voici Cannes... Nous sommes arrivés.

Dans cette ville, une des plus charmantes qui se mirent aux flots bleus de la Méditerranée, le comte possédait un véritable palais, au milieu d’un bois d’orangers, à deux pas de la mer, en face de ces deux corbeilles de myrtes et de lauriers roses, qu’on appelle les îles Sainte-Marguerite.

Il se proposait d’y passer quelques mois, le temps qu’il faudrait à mon apprentissage du luxe.

C’est que, dans ma situation nouvelle, j’étais incroyablement gauche et sauvage, d’une timidité extraordinaire, que redoublait mon orgueil, et si dépaysée que j’en étais à ne plus savoir, pour ainsi dire, me servir de mes mains, ni marcher, ni me tenir. Tout m’embarrassait et m’effarouchait. Et, pour comble, j’avais conscience de mon étrangeté, je voyais mes maladresses et que je manquais à tous les usages, je comprenais que je ne parlais même pas la langue des gens qui m’entouraient.

Et cependant, le souvenir de cette petite ville de Cannes me sera toujours cher.

C’est là que j’ai entrevu pour la première fois celui qui maintenant est mon unique ami en ce monde. Il ne m’avait pas adressé la parole, mais à la commotion que je ressentis là, dans la poitrine, quand nos yeux se rencontrèrent, je compris qu’il aurait sur ma vie une influence décisive.

L’événement m’a prouvé que je ne m’étais pas trompée.

Dans le moment, cependant, je ne sus rien de lui. Pour rien au monde je n’eusse questionné. Et c’est par hasard que j’appris qu’il habitait Paris, qu’il était avocat, qu’il se nommait Pascal, et qu’il était venu dans le Midi pour accompagner un de ses amis malade...

D’un seul mot, à cette époque, le comte de Chalusse pouvait assurer le bonheur de ma vie et de la sienne... ce mot, il ne le prononça pas.

Il fut pour moi le meilleur et le plus indulgent des pères, et souvent j’ai été touchée jusqu’aux larmes de son ingénieuse tendresse.

Mais s’il était à genoux devant le moindre de mes désirs, il ne m’accordait pas sa confiance.

Il y avait entre nous un secret qui était comme un mur de glace.

Je m’accoutumais cependant à ma nouvelle vie, et mon esprit reprenait son équilibre, quand un soir, le comte rentra plus bouleversé, s’il est possible, que le jour de ma sortie de l’hospice.

Il appela son valet de chambre, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique:

—Je veux partir, dit-il, je veux être parti avant une heure, procurez-vous des chevaux de poste à l’instant.

Et comme mes yeux, à défaut de ma bouche, interrogeaient:

—Il le faut, ajouta-t-il, hésiter serait folie, chaque minute ajoute pour ainsi dire au péril qui nous menace.

J’étais bien jeune, monsieur, inexpérimentée, toute ignorante de la vie; mais la souffrance, l’isolement, la certitude de n’avoir à compter que sur moi avaient donné à mon intelligence cette maturité précoce qui est le lot des enfants des pauvres.

Prévenue, aussitôt admise près de M. de Chalusse, qu’il me faisait mystère d’une certaine chose, je m’étais mise à l’étudier avec cette patiente sagacité de l’enfant, redoutable parce qu’on ne la soupçonne pas, et j’en étais arrivée à cette conviction qu’une perpétuelle terreur troublait sa vie.

Était-ce donc pour lui qu’il tremblait, ce grand seigneur que son titre, ses relations et sa fortune faisaient si puissant? Évidemment non. C’était donc pour moi? Sans doute! Mais pourquoi?...

Bientôt il me fut prouvé qu’il me cachait, ou que du moins il empêchait par tous les moyens en son pouvoir, que ma présence près de lui ne fût connue hors d’un cercle très-restreint.

Notre brusque départ de Cannes devait justifier toutes mes conjectures.

Ce fut à proprement parler une fuite.

Nous nous mîmes en route à onze heures du soir, par une pluie battante, avec les premiers chevaux qu’on pût se procurer.

Le seul valet de chambre de M. de Chalusse nous accompagnait; non Casimir, celui qui m’accusait, il n’y a qu’un instant, mais un autre, un vieux et digne serviteur, mort depuis, malheureusement, et qui avait toute la confiance de son maître.

Les autres domestiques, congédiés avec une gratification princière, devaient se disperser le lendemain.

Nous ne revenions pas sur Paris; nous nous dirigions vers la frontière italienne.

Il faisait encore nuit noire quand nous arrivâmes à Nice, devenue depuis peu une ville française. Notre voiture s’arrêta sur le port, le postillon détela ses chevaux, et nous restâmes là...

Le valet de chambre s’était éloigné en courant. Il ne reparut que deux heures plus tard, annonçant qu’il avait eu bien de la peine à se procurer ce que souhaitait M. le comte, mais qu’enfin, en prodiguant l’argent il avait levé toutes les difficultés.

Ce que voulait M. de Chalusse, c’était un navire prêt à prendre la mer. Bientôt celui qu’avait arrêté le valet de chambre vint se ranger le long du quai. Notre berline fut hissée sur le pont et nous mîmes à la voile... le jour se levait.

Le surlendemain, nous étions à Gênes, cachés sous un faux nom dans une hôtellerie du dernier ordre.

Depuis l’instant où le comte avait senti la mer sous ses pieds, il m’avait paru moins violemment agité, mais il était loin d’être calme. Il tremblait d’être poursuivi et rejoint, les précautions dont il s’entourait le prouvaient. Un malfaiteur ne prend pas plus de peine pour dépister la police lancée sur ses traces.

Un fait positif aussi, c’est que, seule, je causais les transes incessantes de M. de Chalusse. Même, une fois je l’entendis délibérer avec son valet de chambre si on ne m’habillerait pas en homme. La difficulté de se procurer un costume empêcha surtout l’exécution de ce projet.

Pour ne négliger aucune circonstance, je dois dire que le domestique ne partageait pas les inquiétudes de son maître.

A trois ou quatre reprises, je l’entendis qui disait:

—M. le comte est trop bon de se faire ainsi du mauvais sang... Elle ne nous rattrapera pas... Nous a-t-elle seulement suivis?... Sait-elle même quelque chose?... Et, à tout mettre au pis, que peut-elle?...

Elle!... qui, elle?... Voilà ce que je m’épuisais à chercher.

Je dois, du reste, vous l’avouer, monsieur: positive de ma nature et peu accessible aux imaginations romanesques, je finissais par me persuader que le péril existait surtout dans l’esprit du comte, et qu’il se l’exagérait singulièrement s’il ne le créait pas.

Il n’en souffrait pas moins, et la preuve c’est que le mois qui suivit fut employé en courses haletantes d’un bout à l’autre de l’Italie.

Le mois de mai finissait quand M. de Chalusse crut pouvoir rentrer en France. Nous rentrâmes par le Mont-Cenis, et tout d’une traite nous allâmes jusqu’à Lyon.

C’est là qu’après un séjour de quarante-huit heures employées en courses, le comte m’apprit que nous allions nous séparer pour un temps, que la prudence exigeait ce sacrifice...

Et aussitôt, sans me laisser placer une parole, il entreprit de me démontrer les avantages de ce parti.

J’étais d’une ignorance extrême, et il comptait que je profiterais de notre séparation pour hausser mon éducation au niveau de ma position sociale.

Il avait donc arrangé, me dit-il, que j’entrerais comme pensionnaire aux dames de Sainte-Marthe, une maison d’éducation qui a dans le Rhône la célébrité du couvent des Oiseaux à Paris.

Il ajouta que par prudence encore il se priverait de me venir visiter. Il me fit jurer de ne jamais prononcer son nom. Je devais envoyer les lettres que je lui écrirais à une adresse qu’il me donna, et lui-même signerait d’un nom supposé celles qu’il m’adresserait. Enfin, il me dit encore que la directrice de Sainte-Marthe avait son secret, et que je pouvais me fier à elle...

Il était si inquiet, si agité, si visiblement désespéré le jour où cette grave détermination fut prise, que véritablement je le crus... fou.

N’importe, je répondis que j’obéirais, et la vérité est que j’étais loin d’être affligée.

L’existence, près de M. de Chalusse, était d’une tristesse mortelle. Je dépérissais d’ennui, moi toujours accoutumée au travail, au mouvement, au bruit. Et je me sentais tout émue de joie, à l’idée que j’allais me trouver au milieu de jeunes filles de mon âge que j’aimerais et qui m’aimeraient.

Malheureusement, M. de Chalusse, qui prévoyait tout, avait oublié une circonstance qui devait faire des deux années que j’ai passées à Sainte-Marthe, une lente et cruelle agonie.

Je fus d’abord amicalement accueillie de mes compagnes... Une «nouvelle» qui rompt la monotonie est toujours bien venue. Mais on ne tarda pas à me demander comment je m’appelais, et je n’avais d’autre nom à donner que celui de Marguerite... On s’étonna, on voulut savoir ce que faisaient mes parents... je ne sais pas mentir, j’avouai que je ne connaissais ni mon père ni ma mère...

Dès lors, «la bâtarde,» on m’avait surnommée ainsi, fut reléguée à l’écart... On s’éloigna de moi pendant les récréations... Ce fut à qui ne serait pas placée près de moi à l’étude... à la leçon de piano, celle qui devait jouer après moi affectait d’essuyer soigneusement le clavier.

Bravement, j’essayai de lutter contre cette réprobation injuste, et de la vaincre. Inutiles efforts!... J’étais trop différente de toutes ces jeunes filles... D’ailleurs, j’avais commis une imprudence énorme... J’avais été assez simple pour laisser voir à mes compagnes les magnifiques bijoux dont M. de Chalusse m’avait comblée, et que je ne portais jamais... En deux occasions, j’avais prouvé que je disposais à moi seule de plus d’argent que toutes les élèves ensemble...

Pauvre, on m’eût peut-être fait l’aumône d’une hypocrite pitié... Riche, je devins l’ennemie... Ce fut la guerre, et une de ces guerres sans merci comme il s’en voit parfois au fond des couvents...

Je vous épouvanterais, monsieur, si je vous disais quels raffinements de cruauté inventèrent ces filles de hobereaux pour satisfaire la haine que leur inspirait l’intruse...

Je pouvais me plaindre... je jugeais cela au-dessous de moi...

Comme autrefois, je renfermai en moi le secret de mes souffrances, et je mis mon orgueil à ne montrer jamais qu’un visage placide et souriant, disant à mes ennemies que mon cœur planait si haut au-dessus d’elles, que je les défiais de l’atteindre.

Le travail fut mon refuge et ma consolation; je m’y jetai avec l’âpreté du désespoir.

Cependant je serais sans doute morte à Sainte-Marthe sans une circonstance futile.

Un jour de composition, j’eus une discussion avec ma plus implacable ennemie: elle se nommait Anaïs de Rochecote.

J’avais mille fois raison, je ne voulais pas céder, la directrice n’osait pas me donner tort.

Furieuse, Anaïs écrivit à sa mère je ne sais quels mensonges. Mme de Rochecote intéressa les mères de cinq ou six élèves à la querelle de sa fille, et un soir, ces dames vinrent toutes ensemble, noblement et courageusement demander l’expulsion de «la bâtarde.» Il était inqualifiable, disaient-elles, inouï, monstrueux, qu’on osât admettre dans la maison d’éducation de leurs enfants, une fille comme moi, sans nom, issue on ne savait d’où, et qui, pour comble, humiliait les autres de ses richesses suspectes.

La directrice voulut prendre mon parti; ces dames déclarèrent que si je n’étais pas renvoyée elles retireraient leurs filles... C’était à prendre ou à laisser...

Je ne pouvais pas n’être pas sacrifiée...

Prévenu par le télégraphe, M. de Chalusse accourut, et le lendemain même, je quittais Sainte-Marthe au milieu des huées!...

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