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Les Aspirans de marine, volume 2

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XIX.
LA RENCONTRE EN MER.

Bien long-temps après toutes ces aventures et ces folies que je viens de vous raconter, je me trouvai avec une centaine d’autres petits aspirans comme moi, expulsés pour cause d’opinion, à ce qu’on nous disait alors, de cette marine militaire dont, un instant au moins, nous avions été l’espérance et presque l’honneur ; et proscrits sur les mers, où moi et mes compagnons d’infortune nous cherchions à gagner notre vie, nous nous retrouvions çà et là avec ravissement, dans tous les coins et recoins du monde, les uns négriers ou capitaines marchands, les autres devenus corsaires colombiens, mexicains, brésiliens, etc., et tous enfin gaspillant gaîment sur les deux océans, la science nautique, qu’à une autre époque nous nous imaginions avoir acquise pour le service de la France et la gloire de la patrie.

Dans ce partage si étrange de fortunes si diverses, le commandement d’un bâtiment de commerce m’était échu à la suite de bien des campagnes ; et, fidèle au sein de ma vie aventureuse, à toutes mes douces affections de jeunesse, j’avais cherché dans mes courses multipliées au Brésil, à la côte d’Afrique et aux Antilles, à découvrir les traces de mon ami Mathias et de Juliette, faibles et vaines traces sur ces flots, où leur destinée devait les avoir conduits après notre séparation. Mais, par l’effet sans doute de cette fatalité qui semblait s’être attachée de si bonne heure à l’existence de mes deux amis, il m’était arrivé de rencontrer à peu près toutes nos autres connaissances, sans pouvoir réussir à recueillir aucun indice sur le compte de ceux-là mêmes dont le sort m’intéressait le plus vivement.

Désespéré de l’inutilité de mes recherches, j’avais renoncé à demander Mathias et Juliette à tous les rivages que j’abordais, mais sans pour cela avoir oublié les deux êtres qui avaient eu le privilége de marquer dans ma carrière les deux époques les plus chères de toute mon existence… Amour et amitié, c’était sous ce double symbole que se présentait encore souvent à ma pensée, le souvenir de mes deux pauvres amis. Mais j’avais déjà tant parlé d’eux à tout le monde, que, pour éviter le ridicule de paraître attacher trop de prix à une ancienne liaison, j’avais pris la résolution d’attendre du hasard, plutôt que de mes démarches, le bonheur de les revoir un jour.

Ce hasard, cette autre providence des marins, dans laquelle j’avais placé mes dernières espérances, couronna enfin mes vœux au moment où je devais le moins penser que le sort me dédommagerait de la peine inutile que m’avaient jusque-là donnée toutes recherches épiques.

Voici comment : Parti du Brésil sur un joli trois-mâts de Nantes, que je commandais, je naviguais depuis trois semaines pour retourner en Europe, sans avoir rencontré encore aucun navire sur la route que je parcourais, lorsque, vers le soir de mon vingt-unième jour de mer, un des hommes de mon bord aperçut sur notre avant, mais à une grande distance encore, une voile qui paraissait suivre la même direction que nous. Sûr comme je l’étais de la marche plus qu’ordinaire de mon navire, je croyais pouvoir, en forçant de voile avec la brise que me ramenait la nuit, gagner facilement le bâtiment à vue, dont je croyais d’ailleurs n’avoir aucune raison de redouter l’approche ; et, après avoir donné des ordres à l’officier de quart pour qu’il fît autant de chemin qu’il serait possible jusqu’au jour, je descendis tranquillement dans ma chambre, où je m’amusai jusqu’à minuit à relire, le devineriez-vous ? d’anciennes lettres de Mathias et de Juliette, moi, qui depuis plusieurs années n’avais pas jeté les yeux sur les lambeaux précieux de leur correspondance ! Mais ce soir-là, je ne sais pourquoi, l’idée de mes deux amis semblait me poursuivre avec une sorte de persistance, qu’un autre que moi aurait prise peut-être pour un pressentiment, et que je ne regardais que comme un souvenir réveillé par le hasard qui m’avait fait tomber sous la main ces quelques lettres plutôt que tout autre objet. Bref, après avoir tout lu, je m’endormis, l’esprit rempli de l’image de mes deux pauvres amis, et, autant que je puis me le rappeler aujourd’hui, je crois que pendant mon premier sommeil je rêvai long-temps d’eux…

Vers cinq heures du matin, cependant, les gens de quart, occupés à laver le pont, comme ils avaient l’habitude de le faire chaque jour à cette heure, me réveillèrent au bruit retentissant de leurs pas, et j’entendis en ouvrant les yeux, l’officier de quart dire à l’un de ses marins : — Malo, va éteindre la lumière de la chambre et prévenir le capitaine que le navire d’hier est à une portée de fusil dans nos eaux.

Avant que le jeune matelot, chargé de me transmettre cet avertissement, fût descendu dans la chambre, j’étais monté sur le pont, et l’officier fut surpris de me voir, contre mon ordinaire, mettre une aussi grande diligence pour observer une circonstance aussi commune que la rencontre d’un navire à la mer.

Le bâtiment qui nous avait si lestement gagnés pendant la nuit, parut être une grande goëlette, et lorsque le jour qui se formait me permit de distinguer avec précision les objets qui se présentaient à ma vue, je remarquai que le pont de mon voisin était couvert de monde, et que la volée d’une demi-douzaine de caronades dépassait chacun de ses bords qui rasaient l’eau avec une vitesse prodigieuse.

— C’est un navire de guerre, me dit mon second, et qui doit escarpiner joliment pour nous avoir gagnés comme il l’a fait depuis hier au soir.

J’ordonnai de faire hisser notre pavillon national, et quelques minutes après que cet ordre se trouva exécuté, nous vîmes s’élever majestueusement, au pic de grand’voile de l’agile goëlette, un large pavillon au centre duquel nous crûmes apercevoir un demi-blanc représentant une tête de mort avec deux os en croix.

— C’est quelque pirate, me dit encore à demi voix mon second. Nous sommes au reste dans leurs parages… Le voilà qui s’approche : il vient de lofer, et va probablement nous hêler.

Effectivement, un homme monté sur le bastingage de l’arrière sous le vent, dresse perpendiculairement un porte-voix sur sa bouche, et nous fait entendre avec brusquerie, ces mots en espagnol.

— Oh ! du trois-mâts ! oh !

— Holà, lui répondis-je ?

— Mettez en panne ! J’exécutai immédiatement cet ordre, et quand la goëlette eut fait la même manœuvre que moi, le même homme me demanda :

— D’où venez-vous ?

— De Fernambouc, lui répondis-je en français.

— Où allez-vous ?

— A Nantes !

— De quoi êtes-vous chargé ?

— De sucre, de cuirs et de coton.

— Le nom du navire ?

— Le Télémaque.

— Le nom du capitaine ?

Je répondis mon nom…

Et l’homme grimpé sur le bastingage de la goëlette cessa de me questionner… Le plus profond silence, du reste, avait été observé par le nombreux équipage du bâtiment chasseur, pendant ce laconique échange de demandes et de réponses entre le capitaine et moi… Les gens de mon bord, en voyant groupées sur le pont de notre compagnon de route les têtes hideuses du forban, coiffées de bonnets noirs, bruns ou rouges, avaient cessé de se livrer aux chuchottemens dont les matelots font suivre habituellement les conversations qui s’établissent entre les capitaines de navires qui se parlent à la mer…

Plus préoccupé que satisfait de la rencontre que je venais de faire, j’attendais avec une certaine anxiété le parti qu’il plairait à mon corsaire de prendre à mon égard, lorsque le capitaine de la goëlette, assis cette fois sur le dôme de sa chambre, m’adressa encore ces mots, toujours en espagnol :

— Mettez votre canot à la mer et que le capitaine vienne à bord !

En toute autre circonstance, je me serais peut-être permis de faire observer à mon nouveau compagnon qu’il n’était pas dans l’ordre des choses ordinaires qu’un capitaine quittât ainsi son navire, pour se rendre aux ordres d’un autre capitaine quand surtout ce dernier lui est tout-à-fait inconnu. Mais l’apparence du voisin auquel je me voyais avoir affaire, me paraissait telle, que je pensai qu’il me serait tout au moins inutile de lui rappeler les règles usuelles de la marine ; et je me décidai à obéir à l’injonction très précise que je venais de recevoir.

Quelque diligence cependant que je misse à faire descendre mon canot de porte-manteau, à la mer, le capitaine du corsaire parut être assez peu satisfait de la promptitude avec laquelle on exécutait son commandement à mon bord ; car il prit soin de me crier une seconde fois :

— Allons donc, espèce de traînard ! vite à bord ou je te coule !

En me voyant embarquer dans un canot avec quatre de mes meilleurs matelots, mon second et mon lieutenant pensèrent qu’ils ne me reverraient plus, et tous deux me serrèrent la main avec une expression nerveuse, que je crus très-bien comprendre dans la circonstance critique où je me trouvais.

Poussée par sept ou huit bons coups d’aviron, ma frêle embarcation me transporta en une minute sur le dos de la lame qui s’élevait entre les deux navires, le long de la redoutable goëlette. Une amarre me fut dédaigneusement jetée de l’avant du corsaire, et je grimpai alors sur le pont du bâtiment.

Quel aspect, bon Dieu ! m’offrit l’intérieur de ce navire infernal ! Toutes ces affreuses figures sur lesquelles j’avais cru d’abord distinguer à la longue-vue le caractère de quelques physionomies européennes, ne s’offrirent plus à mes yeux que barbouillées de noir, de suie et de peinture ; et cette teinte horrible, en donnant aux yeux hagards des individus, une expression encore plus féroce et plus funeste que celle qui leur était naturelle, me glaça de dégoût et d’effroi. Dès-lors les doutes que j’avais pu jusque-là concevoir sur les intentions de ces misérables, ne me furent plus permis ; car je savais depuis long-temps que, pour ne pas s’exposer à être reconnus plus tard par les marins qu’ils pillaient, tous les forbans avaient soin, comme ceux que j’avais sous les yeux, de se barbouiller le visage pour se livrer avec moins de crainte à leurs plus cruels attentats…

Dès que j’eus mis le pied sur le gaillard d’arrière, un des bandits que je pris pour un officier à l’impudence de ses gestes, me fit signe d’aller parler au capitaine…

Ce capitaine, vêtu d’une chemise de jinga, comme l’étaient ses matelots, et tout barbouillé de noir aussi comme eux, était assis les jambes croisées sous lui à la manière des tailleurs, sur le capot de la chambre. En m’approchant de lui d’un air qui pouvait peut-être trahir l’émotion que je cherchais à lui cacher, je portai la main à mon chapeau sans qu’il daignât répondre à la politesse de mon salut…

Les premières paroles qu’il m’adressa fort dédaigneusement, en continuant de s’exprimer en espagnol, ne furent pas très-propres à dissiper les craintes que j’éprouvais :

— As-tu peur, me demanda-t-il en braquant sur moi deux yeux de lion, dont le blanc émail contrastait horriblement avec la teinte de son visage recouvert d’une épaisse couche de noir.

— Peur ! lui répondis-je… non : il y a long-temps que dans le métier que je fais je me suis guéri de ce mal-là.

— As-tu servi ?

— Oui.

— Où, comment et qui ?

— Dans la marine militaire de France, à Brest, à Rochefort, comme aspirant, sous le règne de l’empereur.

— A Brest ?… Qui as-tu connu là ?

— Tous les officiers, tous les aspirans de la marine qui servaient en même temps que moi.

— Mais les meilleurs ?

— Eugène Delt… Adolphe Tur… Pierre No… Achille Mathias…

— Mathias, dis-tu ? Mais lequel, encore ? Mathias le pirate ?

— Le pirate ! Je ne sais s’il est pirate, mais alors il était aspirant.

— Eh oui, le pirate ! qu’y a-t-il là qui doive t’étonner ? Mais comment est fait encore ce Mathias que tu dis avoir connu ? Quel homme est-ce enfin, car je suis bien aise de voir si tu ne me trompes pas, et si tu as réellement connu ce gueusard-là.

— Ma foi, c’était un homme de ma taille à peu près, un peu plus grand, peut-être, brun, noble, brave, généreux, incapable d’une mauvaise action, et capable de tout ce qu’il y a de beau et de sublime au monde…

— Assez, assez, bon Dieu ! on ne t’en demande pas tant ! On dirait, à t’entendre, que c’est lui tout justement qui a coupé la patte du singe de Madras ! Le reconnaîtrais-tu bien, toi, qui dis avoir été l’ami de ce forban ?

— Si je le reconnaîtrais ! Plût à Dieu que je fusse à même de le reconnaître !

— Ah ! ah ! ah ! plût à Dieu ! Il est bon là, cet autre avec son plût à Dieu ! Dis donc plutôt plût au diable !… Mais nous verrons bientôt jusqu’où ira ta science en fait de reconnaissance amicale. Ça sera touchant, une effusion de cœur en pleine mer, et ça m’amusera joliment, moi qui aime les farces !

A ces mots, le corsaire, qui venait de m’interroger d’une manière si étrange, sauta de son dôme dans l’escalier de la chambre, et disparut à mes yeux.

Plus interdit que je ne pourrais l’exprimer ici, de la singularité de cette entrevue et de la position dans laquelle elle venait de me placer, je restai sur le pont sans savoir quelle attitude prendre, et sans me douter encore du sort qu’il plairait au pirate de me réserver. Les officiers et les matelots forbans, devinant probablement mon embarras et mes craintes, continuaient à me regarder avec une certaine curiosité, mais sans chercher à augmenter, par des démonstrations menaçantes, l’effroi assez naturel que leur premier aspect m’avait inspiré. Pas un d’eux ne proféra une seule parole en ma présence : ils avaient même cessé de causer entre eux pendant l’absence momentanée de leur chef ; et, quelque peu rassuré que je fusse sur les suites de l’événement, je commençai à concevoir quelque espoir de me retirer de leurs mains, en entrevoyant, dans le silence qu’ils observaient, la discipline sévère qui devait exister à bord d’un navire dont l’équipage paraissait être aussi docilement soumis à une seule volonté.

Au bout de dix à douze minutes d’anxiété, un petit mousse, que j’aurais plutôt pris pour un diablotin que pour un jeune enfant, vint me prévenir respectueusement que le commandant me demandait dans sa chambre.

Deux matelots, qui, jusque-là, s’étaient tenus en faction, le sabre à la main, à l’entrée du capot de l’arrière, s’écartèrent pour me laisser le passage libre, et je descendis l’escalier du dôme, afin de me rendre, sans perdre de temps, aux ordres du commandant qui venait de me faire l’honneur de me demander.

La grande chambre du corsaire, dans laquelle il me fallut d’abord passer, était éclairée par une large lampe, quoiqu’il fît alors grand jour sur le pont. Dans le premier moment, je ne distinguai que très-faiblement, à la lueur de la lumière, vacillant au roulis, les objets nouveaux qui se présentaient à ma vue encore tout éblouie de la clarté du jour que je venais de quitter pour pénétrer dans l’intérieur du navire. Mais, en m’avançant peu à peu dans la profondeur de l’appartement, mes regards s’arrêtèrent tout à coup sur un homme placé à l’extrémité de l’arrière de la chambre… A l’aspect de cet individu dont je démêlais encore à peine les traits, je sentis un frisson électrique circuler dans toutes mes veines. Je restai comme anéanti ou frappé de vertige, et je ne revins de ce moment de stupéfaction que lorsque j’entendis une voix que je ne connaissais que trop bien, me dire :

— Eh bien ! il m’a donc fallu me débarbouiller et refaire ma toilette pour être reconnu des amis !

— Ah ! mon ami, m’écriai-je, c’est toi !

Et je tombai à moitié bouleversé, presque évanoui, dans les bras de Mathias, qui me tint pendant une minute serré sur son cœur.

— Oui, c’est bien lui que tu retrouves, mon brave Édouard, me dit-il après ce moment d’effusion, c’est toujours lui, le coquin ! et le pirate Matheasso, tel que tu le vois, ne donnerait pas une journée de mer aussi bien commencée, pour tous les lingots d’or de Minas-Geraës… Embrasse-moi donc encore, maintenant que je me suis essuyé la mine, et que tu n’as plus peur de ma vilaine frimousse et de mon baragouin espagnol.

— Mathias, écoute-moi : je vais passer toute la journée avec toi. Il ne sera pas dit que le hasard nous aura réunis si miraculeusement après une si longue séparation, pour nous séparer aussitôt… Raconte-moi ta vie ; je veux savoir tout ce que tu as fait. Donne-moi des nouvelles de… tu sais bien qui ? Dis-moi si elle a réussi à te rejoindre ?

— Elle est là !

— Qui ?

— Elle.

— Qui, elle ?

— Mais pardieu elle, ma femme !

— Oh ! parle, de grâce, nomme-la-moi bien vite. C’est de Juliette que je veux te parler.

— Eh bien ! elle est là, te dis-je.

— Dans cette chambre, Juliette ?

— Oui, Juliette, elle est là ; mais malade, mais presque mourante. Tu vas la voir… Silence, silence, surtout !

En prononçant ces derniers mots d’une voix altérée et avec l’accent d’un désespoir concentré, Mathias fit signe à un nègre couché près de l’entrée d’une cabine qui communiquait avec l’arrière de la grande chambre, d’ouvrir la porte… Il s’avança alors sur la pointe du pied, je le suivis palpitant d’émotion, et j’entrai, tout étourdi du rêve qu’il me semblait faire, dans l’appartement que mon ami m’indiquait en me tendant la main… Une femme pâle et décolorée comme les blancs vêtemens qui l’enveloppaient, sommeillait sur une ottomane qu’éclairait à peine le faible jour d’une claire-voie percée au dessus de nos têtes, à la surface du pont du navire… Au cri que je jetai malgré moi en reconnaissant les traits de cette infortunée, la compagne du pirate se réveilla en sursaut, et ses yeux, comme obscurcis par le sommeil auquel je venais de l’arracher si subitement, se fixèrent convulsivement sur les miens…

— Édouard ! Édouard ! s’écria-t-elle sans pouvoir proférer une autre parole, Édouard !

Et la malheureuse Juliette perdit l’usage de ses sens !…

Ce ne fut qu’après lui avoir prodigué les soins les plus empressés, que nous pûmes rappeler la malade à la vie, et alors un torrent de larmes sembla soulager pour un instant l’oppression suffocante que ma vue si inattendue lui avait fait éprouver, et bientôt même elle recouvra assez de force et de calme pour me dire, en me tendant sa main affaiblie :

— Vous ici ! Oh ! que je remercie le ciel ! Avant de quitter pour toujours mon mari, vous m’aurez retrouvée digne d’être pardonnée et d’être pleurée par vous !

— Eh bien ! tu vois, me dit Mathias avec tristesse, tu vois le spectacle désespérant qui depuis près d’un mois afflige constamment mes regards et me déchire le cœur ! Juliette malade a exigé, pour échapper aux massacres qui épouvantaient le port de Carthagène, qu’elle habitait en mon absence, que je l’amenasse sur les mers et dans mes courses périlleuses. Cette pauvre amie, à qui j’ai fait partager ma fortune et mon nom, a voulu partager aussi mes dangers et ma terrible existence ; et voilà le prix que le sort réservait à son dévouement pour moi… Sans cesse tourmentée du désir de revoir sa patrie, où, dans son funeste délire, elle veut, dit-elle, expirer, elle fait à la fois des vœux pour retourner en France et pour ne pas se séparer de moi ! Conçois-tu ce fatal vertige ?… En France, environnée de ces soins que l’on est toujours sûr de recevoir, au sein de l’opulence que j’ai su lui ménager, elle recouvrerait la santé en attendant que je pusse la rejoindre dans son pays. A bord, au milieu de ce tas de renégats à qui je ne commande qu’en exposant chaque jour ma vie, elle se meurt d’épouvante en proie à des souffrances que je ne puis ni lui épargner ni adoucir pour elle ; et cependant, malgré toutes mes instances, mes prières et mes larmes, elle s’obstine à rester avec moi…

— Et ne vaut-il pas mieux, murmura Juliette d’une voix expirante, mourir près de toi, que séparée de tout ce que j’ai de plus cher au monde…

— Non, s’empressa d’ajouter Mathias. C’est ce ciel que tu implores depuis si long-temps, qui veut t’arracher aujourd’hui au sort qui te menaçait si cruellement… C’est lui qui, après nous avoir séparés pendant si long-temps de notre ami, vient de conduire Édouard auprès de nous, pour t’offrir l’occasion de revoir ton pays, et de recouvrer la vie… Ma femme, si je te suis encore cher, si tu tiens même à l’existence, pour moi, tu feras ton devoir, et tu me laisseras faire le mien… Tu partiras avec Édouard…

— Moi te quitter, au moment peut-être de te perdre pour jamais ! Non, non ; mon dévouement n’ira pas jusque-là, sois-en bien sûr.

— Oui, me quitter, mais pour me revoir bientôt en France : c’est ma dernière course, tu le sais bien, que je termine en ce moment… Édouard, parle toi-même, que ferais-tu à ma place ?

— Ce que tu veux faire toi-même. Il faut que Juliette me suive. Je jure ici, sur l’honneur, que j’aurai pour elle tous les soins que je prodiguerais à ma sœur, si elle se trouvait dans la même position qu’elle. Et à ta place, Mathias, j’exigerais de Juliette le sacrifice qu’elle doit imposer à sa tendresse…

En ce moment, le second du corsaire mit la tête à la claire-voie de la petite chambre où nous nous trouvions, pour dire à son capitaine que l’on venait de découvrir à l’horizon, et dans le nord-ouest, une voile qui paraissait grossir à vue d’œil.

— C’est bon, se contenta de répondre Mathias à son second. Aujourd’hui nous ne chasserons aucun navire. C’est fête pour tout le monde. Qu’on donne une double ration d’arack à l’équipage, et que l’on se contente seulement d’observer la manœuvre du bâtiment que l’on vient de découvrir… Continuez à veiller sur le pont.

Nous redoublâmes d’instances pour déterminer Juliette à me suivre en France, en insistant sur toutes les raisons qui devaient l’engager à se séparer momentanément de son mari, pour le revoir dans un moment plus heureux. A mon bord, lui disais-je, vous serez sûre de rencontrer tous les égards de l’amitié la plus dévouée. La saison est belle ; mon navire marche bien, ma traversée sera courte ; et s’il est dans le monde quelqu’un à qui, après votre mari, vous puissiez vous confier, surtout dans la position où vous vous trouvez, cet homme, bien certainement, c’est moi, n’est-ce pas ?

La malade, à ces mots, fit un signe de tête affirmatif…

— Eh bien, ajoutai-je, pourquoi persister à vous priver, par un coupable entêtement, du bonheur de revoir votre pays et de recouvrer la santé ? Pourquoi hésiter à vivre un mois ou deux loin de votre mari, quand il s’engage à venir vous rejoindre aussitôt qu’il aura terminé sa dernière campagne !…

Juliette m’interrompant alors par un geste de la main, me fit comprendre que jamais elle ne consentirait à abandonner son époux.

Mathias, que tant d’obstination paraissait cruellement fatiguer, se désespérait, et le mouvement d’impatience qu’il laissa échapper en cet instant, arracha de nouveau des pleurs à la mourante…

— Commandant, vint encore dire le second, à la claire-voie, le navire aperçu tombe rondement sur nous, tribord-amures. C’est un brick… On croit voir un pavillon à la tête de son mât de misaine…

— Et quel est ce pavillon ? demanda Mathias, sans quitter la posture qu’il avait prise en s’étendant sur un caisson, en face de moi.

— On ne distingue pas encore bien sa couleur, à la longue-vue.

— C’est bon, laissez-le accoster. On le verra mieux, peut-être, quand il sera sur nous.

— Eh bien, reprit Mathias, en laissant échapper un soupir, et en s’adressant à moi, les mains fortement appuyées sur ses deux genoux : tu me vois, mon ami, dans une des situations les plus pénibles de ma vie… Depuis la conduite que tu me fis à bord du Solanger, j’en ai vu d’assez cruelles, comme tu le penses bien. Je te dirai même que, depuis ce temps-là, j’ai passé par bien des étamines où d’autres auraient laissé leur peau, et sans compter dans tout cela les épreuves, les combats que j’ai soutenus, les balafres qu’il m’a fallu recevoir sur la figure, la corde de potence que j’ai été obligé de couper, pour ne pas rester pendu au bout ; mais jamais, je t’en donne ici ma parole d’honneur, non jamais, je n’ai été aussi malheureux que je le suis aujourd’hui. Et tout cela pour une femme ! Oh, s’il ne s’agissait que d’enlever une frégate à l’abordage, pour me dégager de là, comme tu me verrais manœuvrer pour taper à son bord, et l’élonger de bout en bout !… J’ai des piastres plein ma cale, des paquets de quadruples chez tous les banquiers de New-York : eh bien, si l’on me disait à présent, au moment où je te parle : envoie tout cela, tout ce que tu as au monde par dessus le bord, et Juliette s’en ira en France, je t’attraperais toute la boutique en double, et l’affaire serait bientôt faite, aussi vrai que le père éternel est mon patron de chaloupe… Mais il n’y a pas moyen. Il y a l’entêtement d’une femme, entre ce que je veux et ce qui est… La voilà qui pleure, tu le vois bien, et je suis forcé d’amener mon pavillon devant sa volonté !…

— Commandant, vint dire encore le second, mais cette fois d’une voix un peu essoufflée, on voit à présent le signal d’un brick : c’est un damier noir et rouge, que le pavillon qu’il a hissé en tête de son mât de misaine !

— Un damier noir et rouge ! s’écria Mathias en se levant brusquement sur ses jarrets… Puis après avoir fait à grands pas deux ou trois tours dans la petite chambre, il reprit d’un ton irrité : C’est ce gueux de Zumala ! c’est son signal… Édouard, monte avec moi sur le pont.

Je suivis précipitamment mon ami…

L’agitation qu’il éprouvait était inconcevable, pour moi surtout, qui ignorais encore le mot de l’énigme que les événemens seuls devaient me faire deviner. Mathias, après avoir tenu quelque temps sa vue braquée sur le brick qui s’avançait sur nous à toutes voiles, me dit, en se promenant avec précipitation sur le gaillard d’arrière : C’est lui ! Je ne m’étais pas trompé : c’est ce gredin de Zumala, qui a promis de me couler… Depuis plus de trois mois nous nous cherchons, moi et cette infâme canaille, et aujourd’hui nous allons en découdre… Le brigand ! enfin, je le tiens dans mes pattes… Édouard, mon ami, retourne à ton bord… Mais avant tout, tu vas emmener maintenant Juliette avec toi, de gré ou de force, car nous allons nous taper… Attends, je vais descendre, quand j’aurai donné mes ordres… Va toujours en bas : je te suis à l’instant… ! Second !…

— Plaît-il, commandant ?

— Faites faire le branle-bas général de combat. Qu’on monte les grappins d’abordage au bout des vergues, toutes les armes sur le pont, et chacun à son poste… Allons vite… Il n’y a pas de temps à perdre… Les pieds me brûlent.

— Oui, commandant… Maître, avez-vous entendu ? Branle-bas général de combat ; les gens de la batterie, à la batterie ; les gens de la manœuvre, à la manœuvre, et silence partout ! Le premier qui parlera aura affaire au commandant.

Un mouvement extraordinaire se fit alors à bord du corsaire… Le dessus de la petite chambre de Juliette, dans laquelle j’étais descendu précipitamment avec Mathias, retentit bientôt sous les pas des matelots qui se rangeaient à leur poste de combat, sur le gaillard d’arrière.

— Quel bruit entends-je sur ma tête ? nous demanda la malade, en nous voyant revenir auprès d’elle.

— Le bruit qui va précéder un engagement terrible, répondit Mathias… Mon amie, écoute-moi : c’est Zumala qui vient m’attaquer, et tu sais que je ne puis pas fuir devant le misérable qui m’a si insolemment défié… L’affaire sera courte, mais elle pourra devenir meurtrière… Il faut nous séparer, non pour long-temps peut-être, mais au moins pour le moment du combat… Édouard va t’emmener à bord de son trois-mâts.

— Et pourquoi me séparer de toi, s’il y a du danger ?

— Pour ne pas t’exposer à une mort inutile ; pour ne pas intimider, par ta présence à bord du corsaire, la résolution des gens de mon équipage, qui m’est si nécessaire dans cet instant décisif. Une femme, disent-ils, porte malheur à bord, dans des circonstances semblables… Le temps presse… Je ne puis rester un instant de plus ici… Il faut te résigner ; il le faut pour toi, pour moi, pour mon honneur…

— Oui, je vois maintenant à tes regards qu’il le faut… Mais jure-moi, sur cet honneur, dont tu viens de me parler, jure-moi, Mathias, avant de nous séparer, qu’après l’horrible combat qui se prépare, tu viendras me reprendre… Jure-le-moi, mais sur ton honneur, et je n’hésite pas.

— Je te le jure !

— Sur ton honneur ?

— Sur mon honneur… Es-tu maintenant satisfaite ?

— Embrasse-moi, embrasse-moi, si je ne dois plus te revoir, et jure-moi encore que je mourrai près de toi, si le ciel te rend un seul instant à ma tendresse… Oh ! maintenant, je pars moins malheureuse… Je marcherai toute seule ; oui, je marcherai… Édouard, soutenez-moi seulement ; j’ai assez de force encore… donnez-moi seulement un peu le bras…

Ce ne fut que bien lentement et avec les plus grandes précautions que nous parvînmes à embarquer dans mon canot la malheureuse Juliette… Dieu ! quels regards jeta l’infortunée en traversant, pour se rendre dans mon embarcation, sur les groupes des matelots rangés à leurs postes de combat sur le pont formidable de la goëlette… Pour lui épargner autant que possible l’aspect terrible de cet appareil de carnage, j’emportai la malade dans mes bras… J’allais déborder du corsaire avec mon canot chargé de ce précieux fardeau, quand Mathias me cria : Attends un peu, mon ami. Comme il est bon de tout prévoir, en semblable occasion, je ne veux pas te laisser embarquer sans biscuit. Prends dans ton canot ces quatre petits barils que mes gens vont t’affaler en double, pour mieux lester ta yole. Ils pèsent dix fois plus lourd qu’ils ne sont gros, ces diables de petites futailles de précaution. Ce sont des quadruples en bel et bon or… Juliette ! à revoir, ma chérie, et surtout sois bien tranquille… Adieu, bonne amie… A tout à l’heure !… Un peu de patience ; l’affaire ne sera pas longue… Évente le grand hunier, la barre au vent, et borde l’écoute de foc à babord !

Je m’éloignai de toute la vitesse possible de mon canot, du corsaire qui venait de quitter la panne qu’il avait tenue jusque-là, pour se mettre par mon travers en m’ordonnant de faire route comme lui… J’exécutai cet ordre, après avoir rehissé mon canot à bord et avoir décidé Juliette à descendre dans ma chambre, pour se reposer un peu des efforts qu’elle avait faits en se rendant de la goëlette à bord de mon trois-mâts. Le brick de Zumala, en voyant la manœuvre de Mathias et celle de mon navire, continua à courir pour nous rallier ; et une fois rendu à une petite portée de fusil de moi, il prit la bordée que nous tenions, pour me suivre, en se tenant à babord à moi, c’est-à-dire du côté opposé à celui par lequel me restait la goëlette. Placé étroitement entre les deux corsaires qui semblaient me servir d’escorte, je pus observer à loisir le bâtiment nouveau venu, avec lequel je ne craignais déjà que trop d’avoir quelque vilaine affaire à démêler.

C’était un brick très-fin, très-élancé, d’une médiocre dimension ; mais bien gréé et qui paraissait être armé de quatorze ou quinze canons, et monté par un fort équipage. Le damier rouge et noir, qu’il avait arboré d’abord, à la tête de son mât de misaine, fut amené dès qu’il nous eut approchés, et un long pavillon rouge à croix blanche fut hissé au pic de sa large brigantine.

Assez long-temps les deux corsaires continuèrent à suivre parallèlement la même route que moi, sans se faire aucun signal, sans s’adresser le moindre mot, quoique la distance qui les séparât fût cependant assez petite pour les engager à se hêler…

La brise était ronde, la mer belle, et le bruit monotone des vagues, que fendaient tranquillement nos trois navires, interrompait seul, de temps à autre, le silence de cette scène imposante dans laquelle j’étais destiné, moi, pauvre bâtiment marchand, à jouer un rôle si passif !

Résigné à subir le sort qu’il plairait au ciel de m’envoyer, j’attendais, avec mon équipage consterné, l’événement qui ne se préparait que trop évidemment pour nous, et j’aurais, je l’avoue, donné en ce moment, de bien bon cœur, tout ce que je possédais, pour que la fortune se prononçât d’une façon ou d’une autre à notre égard.

Le brick, en laissant arriver de manière à me serrer de plus près qu’il ne l’avait fait encore, me tira enfin d’incertitude…

— Où vas-tu ? me hêla Zumala au porte-voix.

— A Nantes, lui répondis-je, comme je l’avais déjà fait deux heures auparavant à Mathias.

— Matheasso t’a-t-il visité ?

— Eh oui sans doute ! demandez-le-lui, si vous le voulez !

— A-t-il enlevé quelque chose de ta cargaison ?

— Non ; il a respecté le pavillon sous lequel je navigue.

— Tu n’as donc rien de bon à prendre à ton bord ?

Je crus devoir ne rien répondre à cette dernière question du forban.

Mais lui, désirant sans doute couper court à la conversation, me cria :

— Mets en travers ; je vais te visiter à mon tour et à ma façon.

Mathias, ayant entendu cette dernière injonction, me cria de son côté :

— Capitaine, je t’ordonne de continuer ta route et de ne pas suivre l’ordre de ce brigand ; je réponds de tout.

Zumala, outré de colère, mais n’osant pas encore me punir du peu de cas que j’étais disposé à faire de ses ordres, força de voiles, gagna une assez grande distance sur l’avant à moi, et, profitant de son avance, après m’avoir dépassé, il envoya à mon bord, en la laissant dériver, une de ses embarcations armée de huit hommes.

Je crus ne pouvoir refuser d’élonger une amarre aux gens qui montaient ce canot, une fois que je les vis au moment d’accoster mon navire…

Le second du brick commandait cette corvée ; il sauta sur mon pont, les pistolets à la main et un poignard nu au côté.

Mais, presque au même instant, la goëlette de Mathias, ayant imité la manœuvre du brick, avait expédié aussi de son côté un de ses canots avec huit matelots commandés par le second du corsaire.

Les deux officiers de corvée, en se trouvant en présence l’un de l’autre sur mon gaillard d’arrière, se mesurèrent d’abord de l’œil, et, après un moment de silence :

— Pourquoi, demanda le second de Zumala à celui de la goëlette, ton capitaine laisse-t-il aller ce trois-mâts français sans l’amariner ?

— Parce qu’apparemment cela lui a plu, répondit le second de Mathias.

— Eh bien, comme il plaît aussi à Zumala, mon commandant, de prendre pour nous ce que vous n’avez pas voulu prendre pour vous, je te préviens que j’engante ce trois-mâts à notre profit.

— Toi amariner ce trois-mâts pour ton compte, quand nous lui avons donné carte blanche ? je t’en défie, brigand que tu es !

— Tu m’en défies… Eh bien nous allons voir qui mangera le lard… Attends un peu que je parle à Zumala !… Commandant Zumala !

— Ahie, ahie, répondit Zumala appelé par son second.

— Le second de la goëlette vous défie, au nom de Mathéasso, d’amariner cette barque française.

— Oui ! il m’en défie !… En ce cas, reviens à bord avec tes hommes. Démonte avant de partir le gouvernail du trois-mâts, pour qu’il ne s’en aille pas pendant le coup de feu, et puis nous allons voir à qui restera le bâtiment.

— Oui, j’y consens, canaille, répondit en entendant ces derniers mots, le redoutable Mathias, qui jusque-là n’avait adressé aucune parole à son ennemi… Le trois-mâts restera au plus fort des deux, et c’est moi, Mathéasso, moi, que tu as si stupidement provoqué, faillie mateluche que tu es, qui te défie aujourd’hui, lâche paria ; dans une heure il n’y aura plus un pouce de ta barque sur l’eau, ou j’aurai perdu mon nom et mon honneur !

Puis, s’adressant à son second resté encore à mon bord, l’intrépide corsaire ajouta :

— Rivaldo, aidez ces canailles à démonter en double le gouvernail du capitaine Édouard ; et quand vous aurez fini, revenez à bord avec notre canot… Nous allons lui tâter les flancs à ce pirate de bastringue.

Mon pauvre gouvernail fut enlevé de ses ferrures en un instant, par les seize corsaires, qui réunirent leurs efforts pour faire cette opération dans leur intérêt commun ; et quand ils eurent mis à la traînée sur ses sauvegardes, cette partie si essentielle de mon navire, sans laquelle je ne pouvais plus faire route, les équipages des deux embarcations se jetèrent sur leurs avirons, pour retourner chacun à leur bord, en abandonnant au gré des flots et des vents, mon pauvre navire privé de son gouvernail.

Les deux corsaires alors se laissèrent culer le long de moi, la goëlette par tribord, le brick par babord de mon bâtiment, et ils se trouvèrent bientôt en présence l’un de l’autre à un quart de portée de canon tout au plus.

L’engagement le plus horrible commença dès ce moment avec des chances de succès à peu près égales de chaque côté, leur artillerie étant à peu près égale en force, leurs équipages égaux en nombre. La goëlette de Mathias faisait un feu terrible, le brick lui ripostait avec un acharnement inconcevable ; et, en quelques minutes, la fumée qui jaillissait avec la foudre, des flancs enflammés des deux navires ennemis, enveloppa d’un nuage épais cette scène épouvantable, et alla s’étendre au loin avec les premières ombres de la nuit, poussées par la brise qui commençait à soulever déjà les flots ensanglantés.

Au premier retentissement du canon, l’infortunée Juliette, triomphant de mes instances, de mes efforts, et de son propre épuisement, avait réuni toutes les forces que lui donnait encore l’exaltation de la frayeur, pour venir se traîner comme un pâle fantôme sur le pont de mon navire… Et là, les yeux fixés sur le spectacle affreux qui se présentait à sa vue interdite, elle attendit dans l’attitude de la prière, sans proférer un mot, sans m’adresser une plainte, l’issue du funeste combat, qu’un nuage de poudre continuait à dérober à nos regards.

La canonnade et la fusillade duraient depuis près de trois quarts d’heure, et la position de mon navire était telle, par rapport aux deux corsaires, qu’il m’eût été impossible de deviner auquel des combattans devait rester l’avantage d’un engagement déjà aussi long. De temps en temps, dans l’intervalle des volées, nous entendions s’élever dans les airs ébranlés, des cris de rage, des clameurs de mort, et bientôt les hurras, poussés jusqu’au ciel, étaient couverts par la détonation presque continuelle des pièces d’artillerie. Quand la brise parvenait à dissiper un peu la traînée de fumée qui obscurcissait le jour autour de nous, nous apercevions seulement au dessus de la sinistre vapeur, le bout de la mâture de chacun des navires combattans, placés toujours à une petite distance l’un de l’autre, et se tenant toujours en panne, pour mieux porter leur coup et pour être plus sûrs de se détruire le plus promptement possible. Un cri plus fort, plus général que tous ceux qui nous avaient encore frappés, parvint au bout d’une heure d’engagement, à nos oreilles et sembla enfin nous présager quelque chose de décisif… Un moment de silence ou de stupeur succéda à ce cri, et le feu cessa… Plusieurs de mes hommes, montés dans les haubans de mon navire, pour tâcher de suivre attentivement les incidens muets de cette action, annoncèrent qu’ils supposaient qu’un des corsaires s’était rendu, et avait amené son pavillon. La brise, qui quoique fraîche n’avait pas été assez forte jusque-là pour chasser entièrement devant elle la masse de fumée étendue sur les flots, s’élève et balaie la mer de la vapeur épaisse qui nous avait caché, pendant si long-temps, le théâtre de l’événement qui captivait si puissamment toute notre attention.

Un seul bâtiment apparut alors à notre vue… C’était la goëlette de Mathias… L’autre corsaire, que mes yeux cherchaient à découvrir près de la goëlette, ne se montrait plus du tout. Nous pensâmes d’abord qu’il avait fui ; mais rien au large ne nous indiquait sa présence, dans l’espace qu’il aurait eu le temps de parcourir depuis la fin du combat. Nous nous perdions déjà en conjectures sur cette disparition extraordinaire, lorsque mon second, perché en spectateur attentif sur le haut des barres de perroquet, me cria d’une voix tout émue :

— Capitaine ! capitaine ! regardez, regardez par notre hanche de babord ; c’est le brick qui coule ; on ne voit plus que ses mâts de perroquet au dessus de l’eau. Regardez vite ; là, par la hanche de tribord…

Et la goëlette victorieuse, dirigeant alors sa route sur l’endroit que me désignait avec tant de précipitation mon second, passe bientôt sur le corps du brick vaincu, sans daigner sauver les groupes d’hommes qui s’étaient réfugiés sur les barres et les vergues hautes du malheureux navire, que les flots allaient engouffrer…

Ce ne fut qu’en cet instant que la bouche de Juliette s’entrouvrit, pour me dire : Le ciel a exaucé la prière que je lui adressais… Mon mari est sauvé, nous allons le revoir… Ah ! je pourrai mourir ensuite !

Trop vain et trop cruel espoir !… La goëlette s’approcha de nous, après avoir sillonné les vagues au milieu desquelles le brick avait coulé ; mais quand elle fut rendue assez près de mon navire, pour se faire entendre de moi, une voix inconnue, une voix qui n’était pas celle de mon ami, m’adressa ces seuls mots :

— Capitaine, vous pouvez maintenant remonter votre gouvernail et continuer votre route… Adieu ! nous coulons presque bas d’eau, et nous allons relâcher à la première terre !…

En entendant ces paroles trop significatives, Juliette, la déplorable Juliette, s’évanouit entre mes bras… Et la goëlette de mon pauvre Mathias s’éloigna, en me laissant voir son pavillon amené à demi-mât, et ses vergues croisées en pantenne, en signe de deuil… Je n’avais plus d’ami, et Juliette plus d’époux : ce funèbre signal venait de nous l’apprendre…

Comment maintenant, retrouver en moi assez de force encore pour retracer le souvenir effrayant de ce qui se passa dans mon cœur et sous mes yeux, après cet événement si profondément funeste ! Malheureuse Juliette ! elle ne revint à la vie que pour éprouver tout ce que le délire des sens a de plus torturant, tout ce que l’agonie de l’âme et du cœur a de plus épouvantable… Attaché pendant deux jours et deux nuits au chevet de son lit de mort, il me fallut boire pour ainsi dire goutte à goutte, sans expirer avec elle, le fond du calice d’amertume et d’horreur de ses derniers momens… Vois, s’écriait-elle, en me serrant avec frénésie dans ses bras décharnés, et en pressant sur ma poitrine son sein exalté par l’excès de la douleur, vois si je t’ai trompé… Ma mère, tu t’en souviens encore, m’avait dit en expirant, tu mourras malheureuse, et je te disais, moi aussi, je mourrai malheureuse !… Eh bien, vois à présent si je t’ai menti… Je meurs… Je meurs… Oh ! le ciel ne pardonne donc jamais… Mathias… Mathias… Oh ! pardonne-moi, quand tu me reverras… J’ai si cruellement expié, par des larmes de sang, toutes les fautes de ma vie !… Je meurs ton épouse, Mathias, et tu ne refuseras pas un peu de terre à mon corps, une larme, une larme surtout à la mémoire de ta pauvre femme, de ta Juliette bien aimée… Édouard… Édouard… Est-ce toi… toi ici ? Dis-moi, as-tu oublié ?… Oh oui, tu as oublié, n’est-ce pas, tout ce qui humilie encore mon front, ce front qui se refroidit sous ma main… Dieu me pardonnera, moi, n’est-ce pas ? Je l’ai tant prié… Ah… Ah, mon Dieu : j’expire ! Je sens que j’expire… Mathias… Mathias… mon ami… Ah ! pardon ! pardon ! Oh oui, pardon au dernier moment !… Ah, j’étais donc maudite !…

Deux mois après ce lugubre événement, la terre de la petite île d’Ouessant reçut les restes mortels de la pauvre Juliette. L’infortunée avait demandé à reposer sous le sol natal, et l’une de ses dernières volontés fut du moins remplie par le seul ami, qu’en expirant sous mes yeux et dans mes bras, elle avait laissé au monde pour garder son souvenir, et répandre quelquefois des larmes sur sa tombe.

FIN.

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