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Les Aspirans de marine, volume 2

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XI.
DÉGOUT. DÉLIRE.

« Au moment même où, pour épargner la coupable tête de notre ancien chef, je mentais à ma conscience devant le conseil de guerre, un instinct secret, plus sûr que l’expérience que j’ai acquise depuis, m’avait dit assez que je venais de me fermer pour jamais la carrière dans laquelle j’avais cru faire un pas immense en conservant un vaisseau de ligne à l’état. Ce pressentiment cruel ne m’avait que trop bien révélé l’avenir qui m’était réservé. Les hommes que j’ai forcés à rougir, en remplissant le devoir sacré auquel un des leurs avait manqué, ont voulu me punir de mon heureuse audace et de la leçon sévère que j’avais su leur donner. Ces gens haut gradés, qui oublient si vite l’esprit de corps qu’ils devraient avoir dans les momens où le service du pays leur prescrit l’union et la discipline, ne savent que trop s’entendre entre eux, lorsqu’il ne s’agit plus que de venger l’incapacité ou la faiblesse d’un de leurs collègues, sur le pauvre diable dont le mérite et le zèle ont pu humilier leur orgueil ! Crois-tu, par exemple, qu’aujourd’hui ils m’en veulent tous, pour avoir sauvé par pitié la vie du commandant ! Ils disent qu’en arrachant l’Indomptable aux mains des Anglais, j’ai établi un précédent qui pourra devenir funeste à la subordination, et ils ajoutent même qu’en dédaignant de déposer contre l’accusé, j’ai flétri, par un acte d’orgueilleuse générosité, la dignité de la grosse épaulette ! La subordination, à les entendre, me prescrivait de laisser les péniches ennemies amariner notre vaisseau ; et le respect que je devais au grade d’officier supérieur, ne me permettait pas de trahir la vérité pour laisser tomber, comme par dédain sur la tête de la victime, un mensonge officieux qui devait l’arracher à une mort terrible, mais juste ! Oh ! combien tant de sotte susceptibilité et de bassesse me dégoûte et m’irrite ! Tiens, j’ai plus vécu et j’ai plus vieilli dans un mois, que je ne l’eusse fait en vingt ans sans les événemens au milieu desquels le sort m’a si violemment jeté… Aurais-tu pu penser que ce qui m’arrive aujourd’hui, dût m’arriver jamais, quand sortant avec moi de la séance du conseil de guerre, tu me disais : Tu viens d’acquérir l’estime de tous ceux qui ont du cœur et de la générosité… Je venais en cet instant de me préparer pour toute ma vie, des contrariétés et des dégoûts, des injustices et des vexations inouïes, si toute ma vie du moins, j’étais d’humeur à supporter une tyrannie qui me révolte autant qu’elle m’humilie. »

C’était ainsi que quelque temps après le dernier événement dont je viens de retracer les détails, mon ami Mathias m’exprimait les sentimens que lui inspiraient les haines trop réelles que sa noble conduite avait soulevées contre lui. En vain, pour apaiser son trop juste ressentiment, employais-je les meilleures raisons que je pusse trouver dans le peu de philosophie et de résignation dont j’étais pourvu moi-même : les raisons qu’il avait pour crier à l’injustice, valaient toujours mieux que celles que j’alléguais pour l’engager à prendre patience et à espérer.

— Vois, me répétait-il souvent avec amertume, la situation insupportable à laquelle je suis condamné ! Il y a près d’un mois qu’ennuyé, fatigué de rester à terre, je sollicite un de ces ordres d’embarquement que l’on accorde si volontiers à tous mes camarades. Eh bien ! t’imaginerais-tu qu’il n’est pas à Rochefort un seul commandant qui consente à me prendre à son bord, non avec le grade que j’ai mérité, mais avec le simple titre d’aspirant de seconde classe, que j’avais à bord de l’Indomptable.

— Les malheureux ! ce sont pourtant là les chefs que l’on nous ordonne de respecter !

— Hier encore j’ai été trouver le préfet maritime qui paraissait me vouloir un peu de bien. Je me suis plaint à lui de la défiance avec laquelle on m’accueillait partout. Et sais-tu ce que le préfet m’a répondu ?

— Que toutes les places sans doute étaient prises à bord des navires en armement !

— Pas du tout, il s’y est pris, je dois lui rendre cette justice, d’une manière plus franche que cela. Il m’a répondu qu’il croyait devoir me prévenir, pour m’épargner l’inutilité de quelques démarches pénibles, que tous les commandans s’étaient entendus pour qu’aucun d’eux ne me prît à son bord ; qu’il était le premier à déplorer cette résolution injuste, mais qu’il ne pouvait que la blâmer, sans qu’il lui fût permis de chercher à la vaincre.

— Et que lui as-tu dit alors ?

— Rien, j’étais trop indigné dans le moment pour lui exprimer le dégoût que soulevait en moi tant de haine et de jalousie. Mais un de ces officiers supérieurs qui m’appellent ironiquement l’aspirant sauveteur de vaisseaux, s’étant trouvé là, et ayant voulu se mêler de la conversation, m’a paru si impertinent, que je l’ai envoyé promener d’abord, en présence du préfet, et qu’ensuite je me suis oublié jusqu’à le menacer…

— Quoi ! tu l’as menacé devant le préfet maritime ?

— Et en face de vingt ou trente brosseurs, d’habits galonnés, accourus au bruit qu’avait déjà fait cette scène… Que veux-tu ? Je ne me connaissais plus, et mon indignation a été plus forte que le courage qu’il m’aurait fallu pour supporter tant d’insolence.

— Eh bien il ne manquait plus que celle-là !… Et qu’a fait l’officier insulté ?

— Il a crié, braillé comme à l’ordinaire !… On a ordonné aux officiers-majors et à la garde de la préfecture maritime de me saisir… Mais doucement ! Avec mon poignard je me suis frayé aisément une route entre tous ces arrêteurs, et sans être obligé, fort heureusement encore, de me servir de la pointe d’une arme que je réservais pour une meilleure occasion… A présent, me voilà, et j’attends…

— Non, il faut fuir, et prévenir, pendant qu’il en est temps encore, le danger trop certain qui te menace !…

— Fuir ! et pourquoi ? Pour éviter d’être jugé comme l’a été le commandant ! Mais tu n’y songes donc pas ! Ce serait le plus grand honneur que ces gens-là pussent me faire ! Ils l’ont absous d’avoir abandonné un vaisseau, et moi ils me condamneraient pour avoir sauvé ce même vaisseau ! Car ce serait pour avoir eu, comme ils le disent, l’insubordination de sauver l’Indomptable, abandonné par un officier supérieur, que les juges au moins me puniraient, me frapperaient, me feraient fusiller peut-être ! Oh non, non, la perspective est trop belle, pour que je quitte ainsi la partie. Je veux résister à l’injustice, à l’ignominie de leur conduite ; je veux me venger d’eux enfin : l’occasion est belle, et j’attends qu’ils osent me sacrifier !

L’effervescence qui s’était emparée graduellement des idées de mon pauvre ami, pendant cet entretien si animé, devint telle, que pour me prouver que je perdrais toutes mes peines à essayer de vaincre la résolution qu’il avait prise d’attendre son arrestation, il défit son habit et se jeta sur son lit.

Bientôt, en continuant de causer avec lui, je crus remarquer non plus de l’exaltation seulement dans ses pensées, mais du désordre dans ses paroles. Alarmé de la gravité des symptômes que cet état nouveau semblait me révéler, je passai la nuit près de lui avec quelques autres de mes amis. Le lendemain l’ancien médecin en chef de l’Indomptable vint le voir : il le trouva dans le délire et ordonna qu’il fût transporté de suite à l’hôpital de la marine… Nous nous disposions à faire placer notre pauvre camarade sur un cadre pour l’accompagner jusqu’à l’hospice, lorsque un brigadier et deux gendarmes de la marine se présentèrent pour s’emparer de lui et le conduire à l’Amiral, par ordre du major-général…[1]

[1] Voir pour ce mot Amiral la note à la fin de l’ouvrage.

— Allez rapporter à l’officier supérieur qui a obtenu l’ordre de faire arrêter M. Mathias, qu’il est trop tard, cria un de mes confrères aux gendarmes ; vous pourrez même ajouter que vous nous avez vus conduire à l’hôpital l’aspirant qui a été assez malheureux pour n’avoir pas été coupé en deux par un boulet anglais !

Les gendarmes déconcertés nous laissent enlever le cadre du malade que nous suivons vers l’hospice, comme on suit le cercueil d’un ami que l’on a embrassé pour la dernière fois ; et tous les habitans de Rochefort, en voyant passer devant eux ce simple et triste cortége, nous demandaient avec curiosité : « Quel est le jeune homme que l’on transporte ainsi à l’hôpital ? » Et nous à chaque pas, nous leur répondions avec dédain : « C’est le jeune homme qui a commis le crime de sauver l’Indomptable. Vous le connaissez bien, vous qui vouliez, il y a quelques jours, le porter en triomphe dans vos murs. »

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