Les Aspirans de marine, volume 2
XIV.
UNE CONQUÊTE D’ASPIRANT DE MARINE.
L’heureuse évasion de mon ami, qui venait en quelque sorte d’arracher à la sévérité de la discipline, une proie sur laquelle les autorités maritimes avaient peut-être compté, eut à Rochefort trop de retentissement pour qu’on ignorât long-temps la part que j’avais prise à la fuite de Mathias. La triste rigueur qu’on s’était proposé de déployer contre lui, menaça de s’étendre jusque sur moi, qui, en quelque sorte, devais être responsable d’une faute que l’on ne pouvait plus faire expier à celui que l’on appelait le vrai coupable ; et, pour échapper à ce reste de persécution et de haine, je pris le parti de m’éloigner d’une ville où l’on ne pardonnait ni aux belles actions ni au dévouement de l’amitié.
Muni d’une autorisation que le préfet maritime ne m’accorda que comme une faveur signalée, je retournai à Brest, d’où, quelques mois plus tôt, nous étions tous partis, moi et mes jeunes camarades, si pleins d’espérances, d’ardeur et d’illusions trompeuses.
Le lendemain de mon arrivée dans cette ville, après avoir joui du plaisir de revoir ma famille et mes amis, je crus n’avoir rien de mieux à faire que d’aller au spectacle, pour assister à une cabale d’aspirans qui, ce soir-là, devait éclater contre un acteur que je ne connaissais pas, mais que je me proposais de siffler avec toute l’ardeur que mes jeunes frères d’armes paraissaient vouloir déployer contre lui.
Le temps des cabales de spectacle est aujourd’hui passé dans les ports de mer. Mais, grand Dieu ! qu’à l’époque vers laquelle je reporte encore mes souvenirs, les aspirans de marine se montraient quelquefois redoutables dans les luttes du public contre les troupes dramatiques de la province ! Aucun moyen de triompher de la résistance des acteurs, ne répugnait à l’entêtement de ces âmes damnées, aguerries déjà contre des tempêtes bien autrement terribles encore que celles qui se déchaînaient sous les combles d’une salle de théâtre ! Une scène prise à l’abordage au milieu du vacarme : des coulisses renversées sur les musiciens de l’orchestre épouvanté ; des œufs gâtés tombant comme grêle sur la tête des spectateurs en fuite ; un lustre et des quinquets brisés sur les banquettes lacérées du parterre ; des oiseaux de nuit long-temps tenus en réserve dans des boîtes infernales, et lancés tout à coup dans l’espace, qu’ils remplissaient du bruit de leur vol sinistre ; des épées nues enfin se croisant quelquefois, au sein de ce désordre affreux, avec les baïonnettes de la garde appelée pour rétablir la tranquillité, tout cela n’était qu’un jeu pour ces jeunes diables à la figure encore imberbe et à la physionomie si naïve et si douce. Oh ! que les cabales aujourd’hui sont mesquines et froides auprès de ces cabales d’autrefois, si chaudes et si impétueuses ! Et l’on nous dit encore que le siècle s’est formé et que les mauvaises habitudes seules ont dégénéré !
A mon entrée dans la salle de spectacle de Brest, le vacarme projeté était commencé. En ma qualité de nouvel arrivé, je crus qu’il était de mon honneur de me signaler plus que les cabaleurs sédentaires, et de faire brillamment mes premières armes. Je ne risquai que trop, hélas ! de me faire distinguer dans cette mémorable soirée. De toutes les femmes que l’approche de l’orage avait épouvantées, une seule était restée dans les loges grillées des secondes galeries ; et, malgré l’ardeur avec laquelle je donnais l’exemple du tapage à mes autres camarades, je remarquai qu’au plus fort de la mêlée, la lorgnette de l’intrépide spectatrice n’avait pas cessé d’être dirigée sur moi. Quelque fat, à ma place, n’eût pas manqué d’attribuer au mouvement du plus tendre intérêt, l’attention avec laquelle la dame de la loge l’aurait observé. Mais moi, plus occupé encore de mes fonctions présentes que de vains projets de conquête, je pensai tout modestement ne devoir qu’à l’excès du zèle que j’avais déployé, la faveur d’être remarqué par l’inconnue, plus que ne l’avaient été les autres héros du scandale de la soirée.
Une nuée d’officiers-majors, qui m’avaient observé avec autant d’attention que la belle, mais avec des dispositions moins bienveillantes peut-être, m’entourèrent bientôt, pour me conduire probablement du sein de mon triomphe à bord du vaisseau amiral, lieu ordinaire réservé au châtiment des peccadilles des jeunes officiers de marine. Je devinai heureusement assez à temps les intentions hostiles des limiers du major-général, pour opérer rapidement la retraite que me prescrivait la prudence ; et, du pas le plus agile, j’abandonnai, au moment le plus critique, le théâtre d’une victoire que la police maritime ne m’aurait disputée qu’avec un succès trop certain.
Je franchis, en un clin d’œil et à la faveur de l’obscurité, les portes du théâtre, encore entourées de troupes. Quelqu’un suit mes traces, et je redouble de vitesse, m’imaginant avoir à mes trousses un officier-major au moins… Une voix m’appelle par mon nom. J’écoute : c’est une voix de femme, et je m’arrête… — Trouvez-vous demain, à cinq heures du matin, rue de la Filerie, numéro 11, maison de madame Delatour, dentiste, me dit une personne que je crois reconnaître pour une une vieille dame. Je veux répondre, mais l’officieuse ménagère a déjà disparu dans la foule qu’elle a regagnée, en laissant seulement à mes oreilles le son de ces mots que je me répète avec étonnement : Trouvez-vous demain, à cinq heures du matin, rue de la Filerie, numéro 11, chez madame Delatour, dentiste.
A dix-huit ans, avec de l’éducation et quelque esprit, on a tout ce qu’il faut pour se croire destiné à devenir un homme à bonnes fortunes. Mais, grand Dieu ! qu’il en coûte quelquefois, aux débuts de la carrière de Lovelace, pour attendre, avec une certaine philosophie, l’heure d’un rendez-vous avec une femme que l’on ne connaît pas ! Je sortis après avoir entendu les mots que la vieille venait de me dire si précipitamment, persuadé que de toute la nuit il me serait impossible de fermer l’œil ; et, pour mettre autant que possible le temps de l’attente à profit, je courus dans la rue de la Filerie, avec l’intention de guetter au passage la belle avec laquelle je m’attendais le lendemain à avoir le plus délicieux tête-à-tête. Je ne vis rien, si ce n’est le numéro de la maison qu’on m’avait indiquée, et aussi l’enseigne de la dentiste, qui occupait le rez-de-chaussée. Il me vint bien à l’idée, faute d’indices plus satisfaisans, de prendre des informations dans le voisinage sur le compte des locataires qui habitaient le logis ; mais la crainte de commencer par une indiscrétion dangereuse une aventure qui s’annonçait pour moi sous l’apparence du plus piquant mystère, me fit bientôt renoncer à mon projet d’enquête, et je pris le parti d’attendre, en me promenant et en me repromenant dans les quartiers silencieux de la ville, l’heure encore si éloignée du bonheur qui me procurait déjà les plus voluptueuses rêveries.
Que de femmes, pendant ce temps, passèrent dans mon imagination si tendrement excitée par le vague espoir que l’avertissement de la veille avait jeté dans mon cœur et dans ma jeune tête ! Nul doute, me disais-je avec complaisance, que la dame à laquelle j’ai plu, ne soit celle qui, pendant la cabale, m’a lorgné si obstinément… Mais quelle peut être cette belle inconnue ? Quelque femme de la petite vertu ? Oh non ! elle occupait une des loges louées à l’année ; sa mise m’a paru de la dernière élégance, et la maison qu’elle habite offre une certaine apparence de luxe… Et si c’était plutôt quelque femme de bon ton qui se fût éprise de moi en me voyant faire plus de vacarme que tous les autres ensemble… On dit que les femmes de la société ont un faible très-prononcé pour les mauvais sujets ; et ma foi, à ce titre, il se pourrait bien que ma conduite au spectacle eût séduit, par l’éclat même du scandale, quelqu’une des beautés qui font l’ornement des salons de nos autorités… Pardieu, il serait plaisant qu’une circonstance qui devait me conduire, en bonne conscience, tout droit au vaisseau amiral, me procurât une de ces aventures exquises pour lesquelles j’ai toujours eu un goût si déterminé et jusqu’à présent si stérile… Et Juliette, cette pauvre Juliette, que j’avais tant promis à mon ami Mathias de voir pour lui et pour moi à mon arrivée à Brest ! Malheureux que je suis ! je n’y ai encore pas plus songé qu’à l’an quarante… Je n’ai pas même pensé à m’informer de ce qu’elle peut être devenue et quel sort il a plu à la Providence de lui réserver après notre brusque départ… Elle gémit peut-être, la pauvre créature, en implorant, dans sa détresse, le souvenir de ses anciens amis, comme un talisman contre la séduction dont elle a été probablement environnée, sans expérience, sans protection, sans défense ; et, tandis qu’avec tant de facilité je pourrais trouver encore en elle une maîtresse, une amie, et je soupire après le moment de faire une infidélité à la seule femme que je devrais chercher parmi toutes les femmes…
Cinq heures sonnèrent enfin, et j’étais en face du numéro 11… Mes yeux, depuis une bonne demi-heure au moins, n’avaient pas cessé d’être fixés sur la porte de cette bienheureuse maison. La porte s’entr’ouvre doucement, et une femme d’une cinquantaine d’années, l’index posé discrètement sur la bouche, me fait signe de la suivre… J’étais déjà sur ses pas avant qu’elle fût rendue au pied des escaliers… Je monte tout palpitant d’espoir, en effleurant à peine les marches que je monte quatre à quatre. Un loquet claque sur la porte d’un des appartemens du deuxième étage : j’entre, et je tombe étonné, ravi, enchanté, dans les bras de Juliette…
Ma joie fut si vive, en retrouvant d’une façon si inattendue notre ancienne gouvernante, que, quelques minutes après l’avoir embrassée, j’eus à peine assez de calme d’esprit pour lui dire : — Et à quelle faveur du ciel dois-je le bonheur de te revoir si bien mise et si bien logée, ma pauvre Juliette ?
— Tu vas le savoir, mon ami, me répondit-elle presqu’aussi émue que moi ; mais, avant tout, apprends que je m’appelle maintenant mademoiselle Olinda.
— Et pourquoi Olinda et plus Juliette ?
— Parce que mon protecteur a trouvé sur la carte marine le nom d’Olinda, qui est, m’a-t-il dit, celui d’une province du Brésil. Ce nom lui a paru plus distingué que celui sous lequel j’étais connue quand j’étais avec vous autres ; et, en effet, je commençais aussi à le trouver bien commun.
— Ah ! c’est la raison pour laquelle on t’a donné le nom d’Olinda ! Mais quel est donc ton protecteur ?
— J’ose à peine te le dire, puisque tu ne l’as pas encore deviné. Je crains que tu ne m’en veuilles, mon ami ; mais le malheur qui semble avoir présidé à ma naissance, et ma triste destinée, m’ont réduite à la nécessité d’accepter les bienfaits d’un galant homme…
— Et de quel galant homme encore ?
— De l’homme le plus généreux et le plus aimable, et que je voudrais pouvoir aimer autant qu’il mérite de l’être… Ouf !
— Et quel est encore, voyons donc, cet homme généreux et aimable ?
— Tu te rappelles peut-être cette lettre que tu surpris un jour dans mes mains, et que j’écrivais au…
— Au major-général de la marine… Oh ! va, je ne l’ai pas oublié. Ce serait donc lui ?…
— Eh bien ! oui, mon ami, c’est lui. J’aime mieux que ce soit toi que moi, qui l’aies nommé…
— Ah ! j’avais donc bien deviné dans le moment ! et tu nous trompais tous déjà, petite perfide…
— Ne te fâche pas, Édouard ; tu le tromperas à ton tour… Il te sera si doux, mon ami, de te venger de moi et de lui, que tu me pardonneras ma faute passée, n’est-ce pas, en faveur de ma faute présente ?… Oh ! comme hier au soir je t’ai reconnu avec bonheur, faisant tant de bruit au spectacle ! Si tu savais avec quel orgueil je me suis dit à moi-même, en te retrouvant tel que je t’ai aimé : Voilà bien un de mes aspirans ; car, aussi vrai que je me nomme Olinda maintenant, vous m’avez donné une si mauvaise habitude, que je n’ai jamais pu aimer que des aspirans depuis vous, depuis toi surtout, et depuis ce pauvre Mathias dont tu ne m’as pas encore dit un mot.
— Pourquoi t’en aurais-je parlé quand tu nous as tous sacrifiés, nous, tes premiers et tes meilleurs amis, à ce vieux drille de major-général ?
— Oh ! lui, il m’a écrit au moins ce bon Mathias ; il n’a pas fait le dédaigneux et le paresseux comme toi.
— Il t’a écrit, dis-tu, Mathias ?
— Toutes les semaines, excepté pendant sa maladie à l’hôpital de Rochefort. Et qu’y a-t-il de si surprenant à cela, monsieur, s’il vous plaît ? L’excellent et digne jeune homme ! c’est cela un cœur !
— Et je l’aurais encore parié. Il n’est que trop vrai : ce malheureux t’aimait à la folie.
— Et pourquoi, monsieur, cet imparfait de l’indicatif t’aimait à la folie ? J’espère bien qu’il m’aime encore.
— Oh ! de la science grammaticale à présent ! Tu connais l’imparfait de l’indicatif ? Et où diable as-tu donc appris tout cela ?
— Où diable ? mais, par Dieu ! dans les livres et avec les professeurs, que mon bienfaiteur a voulu que j’apprisse et que je prisse. Crois-tu donc avoir toujours affaire à la pauvre et ignorante Juliette ?… Tu n’as seulement pas encore remarqué le changement qui s’est opéré dans mes manières : c’est cependant, je crois, assez frappant… Vois comme mes mains, autrefois endurcies par le travail auquel j’étais condamnée, sont devenues douces et blanches. Regarde mes yeux, qui ont pris une autre expression, et ma taille, qui s’est si élégamment formée… Tu ne remarques donc plus rien à présent, toi ?
— Si, si, je remarque tout fort bien, au contraire ; et, pour t’en donner une preuve, je te ferai observer, à mon tour, sans vouloir ici te faire un reproche de prendre avec moi un ton de familiarité qui s’accorde, du reste, au mieux avec l’attachement que j’ai pour toi, je te ferai observer que tu me disais toujours vous autrefois, et qu’à présent tu me tutoies !
— Ah ! c’est qu’écoute donc, autrefois ma position était si éloignée de la vôtre par le malheur de ma naissance et l’ignorance dans laquelle j’avais été élevée ; au lieu qu’aujourd’hui, c’est bien différent. L’éducation que j’ai acquise, la place que j’ai prise enfin dans le monde, m’ont rapprochée de toi de manière à me faire croire que je suis à peu près ton égale… Tu dois me trouver bien drôle peut-être avec mes prétentions ; mais, que veux-tu ?…
— Moi ? non. Je te trouve charmante, et voilà tout.
— A la fin, voilà le premier compliment que tu m’aies encore fait depuis une heure que nous sommes ensemble. Oh ! si tu pouvais t’imaginer combien il me tardait de te voir, pour jouir de la surprise que te causerait mon changement de fortune ! Je croyais qu’en me retrouvant grandie, formée, et, je puis le dire, embellie, tu ne reviendrais pas de ton extase. Mais, pas du tout : monsieur, après m’avoir embrassée, a paru me revoir comme si je n’avais pas changé d’état ! Oh ! que les hommes, mon Dieu, sont étranges et indéfinissables ! Je ne m’attendais guère, je te l’assure, à être payée par autant d’indifférence, du sacrifice que je fais en te recevant chez moi, et du danger que je cours peut-être en te retenant aussi long-temps ici.
— Et quel danger si grand ma présence peut-elle donc te faire courir ?
— Tu me le demandes, quand tu sais toi-même les minutieuses précautions qu’il m’a fallu prendre pour te faire entrer dans la maison sans qu’on pût te voir… Que deviendrait ma réputation si l’on venait à apprendre, et si le général savait surtout que… Rien que d’y penser, j’en tremble comme si j’avais fait un mauvais coup…
Au moment même où la tendre Olinda achevait sa phrase à effet, on entendit la porte de la rue se refermer assez brusquement… La pauvre fille resta muette en prêtant une oreille attentive au frottement d’un pied assez lourd qui paraissait s’appuyer sur les escaliers du premier étage…
— Qu’est-ce que ce bruit ? lui demandai-je.
— Chut ! tais-toi ! me dit-elle à voix étouffée… Je crois… oui, c’est ce vieux jaloux qui monte ; je reconnais ses pas… silence… Que peut-il vouloir à cette heure ?
— Que dois-je faire ?…
— Attends ! oui… il vaut mieux… Tiens, mon ami, mon lit est large, et tu es mince ; tu vas te placer…
— Où ? dessous ?
— Non pas : c’est trop commun… Tu vas te glisser entre le traversin et le chevet ; et, si tu m’aimes et que tu tiennes à ne pas compromettre mon avenir, tu ne respireras pas.
— C’est fort bien, mais, en prenant cette posture, je risque peut-être d’être exposé à quelque incident bizarre, qui pourrait bien ne pas trop être de mon goût.
— Enfant que tu es ! va, tu n’as rien à craindre de ce côté-là… Mais, je t’en supplie, fais vite, et sois muet et immobile, pour l’amour de moi.
En quelques secondes, je fus allongé transversalement sur la tête du lit ; et masqué par le traversin soyeux que ma princesse eut le soin d’arranger de manière à me couvrir sans me couper entièrement la respiration, j’attendis, en retenant mon souffle, l’événement que me préparait l’arrivée de mon rival sexagénaire.
L’entrée du major chez sa belle me sembla copiée sur celles des classiques oncles d’opéra-comique.
— Comment, levée déjà, s’écria celui-ci en refermant la porte sur lui. Levée avec l’aurore et plus fraîche qu’elle… Et par quel hasard ?
— J’avais l’intention d’aller respirer l’air de la campagne, ce matin, pour dissiper une migraine affreuse qui depuis hier…
— Une migraine sur ce joli front, si serein et si pur… Mais ce serait un volcan sous des fleurs… Permettez, mignonnette, que je baise ce joli front, qui souffre… En effet, il est presque brûlant.
— Vous me demandiez tout à l’heure par quel hasard je me trouvais levée si tôt aujourd’hui ; mais je pourrais vous demander à mon tour à quel miracle je dois le plaisir de vous recevoir si matin chez moi ?
— C’est à un miracle dont je me serais assez volontiers passé. Hier vous étiez au spectacle, vous avez dû même être étourdie du bruit infernal que nos jeunes gens se sont permis de faire, à propos de je ne sais quel acteur, que ces petits messieurs ont pris en grippe. Ma présence au théâtre étant devenue nécessaire pour mettre fin à ce désordre un peu scandaleux, je me suis transporté dans la salle, et au nombre de mes cabaleurs, je n’ai pas été peu surpris, je vous jure, de reconnaître un des lurons que ma prudence était parvenue, il y a quelques mois, à éloigner de vous…
— C’est vrai, j’ai reconnu moi-même ce jeune homme.
— Son apparition inattendue en ce moment m’a, je vous l’assure, un peu contrarié.
— Et pourquoi donc, monsieur ? Auriez-vous quelque raison de penser…
— Oh ! pas pour vous ! Je vous suppose trop de réserve et de sagesse pour m’alarmer des tentatives que fera sans doute cet aspirant, pour chercher à vous parler, à vous voir, peut-être. Mais la seule idée d’avoir à éloigner les importunités d’un jeune fou, m’effraie. Il est si doux à mon âge de savourer encore avec mystère le tranquille bonheur d’aimer une jolie femme, et d’en être aimé, un peu peut-être, n’est-ce pas Olinda ?
— Et comment n’aimerais-je pas le plus délicat, le meilleur, le plus généreux des hommes ?
— Tu m’aimes donc un peu, toi si belle et si bonne ?
— Devrais-je avoir à vous le répéter encore ? Ce n’est pas bien, en vérité, d’être si exigeant.
— Hélas ! on exige toujours beaucoup, trop peut-être, quand on devrait se trouver heureux de posséder ce qu’on veut bien encore vous accorder. Serait-ce trop exiger que de demander encore un baiser ?
— Oh ! non pas un, mais cent, mais mille… Et toujours de bon cœur !
— Elle est en vérité céleste… ! Je te dirai que pour être plus sûr de contrarier d’avance les intentions que je suppose à monsieur l’aspirant d’hier au soir, j’ai pris un parti assez sévère. J’ai donné ordre de le chercher pour le loger provisoirement à l’Amiral. Ce sera toujours autant de pris sur l’ennemi ; qu’en dis tu ?
— Mais qu’il a bien mérité ce que vous voulez bien faire pour lui.
— Il faisait un tapage ce gaillard-là !
— Un tapage horrible, j’en conviens, et qui m’a scandalisée au dernier point ; mais à votre place, au lieu de le punir et de risquer à l’irriter par un traitement qu’il attribuera à un sentiment dont vous êtes incapable, il me semble que je le laisserais tranquille.
— Tu le crois ? C’est pourtant un assez mauvais garnement, et l’occasion de le punir m’a paru belle.
— Raison de plus, peut-être, pour ne pas donner à la malignité ordinaire de ces messieurs un prétexte d’élever des doutes sur le motif qui vous ferait agir.
— Oui, ce que tu dis là me paraît en effet assez bien pensé… Nous y réfléchirons encore et puis nous verrons… Mais à propos, ma tendre et belle amie, puisqu’une circonstance toute particulière m’a amené aujourd’hui chez toi de si bonne heure, je me permettrai de réclamer de ta complaisance le sacrifice que tu veux bien faire, tous les deux jours, à l’une de ces faiblesses que les hommes de mon âge ne peuvent pas toujours vaincre… C’est du reste, et tu me rendras cette justice, la seule exigence que je me permette avec toi… Tu as ici tout ce qu’il te faut, n’est-ce pas ?
Ces paroles du général, encore assez obscures pour moi, me firent trembler. Je me crus exposé à être surpris comme un nigaud dans la cachette où l’imprévoyance d’Olinda m’avait relégué, et malgré les signes tranquillisans que la belle me faisait à l’insu du général, je ne fus pleinement rassuré que lorsque celui-ci dit en s’adressant à la belle, et après avoir jeté sur le lit son habit et sa cravate :
— Je conçois fort bien, ma toute jolie, tout ce que l’idée d’une telle jouissance, peut offrir de bizarre en apparence. Mais quand on a vécu comme moi, et que l’on sait attacher un prix réel aux douces complaisances d’une amie, il est de ces riens qui enchantent, qui vous suffisent et qui font qu’on aime cent fois plus qu’on ne le ferait sans eux, la femme assez bonne pour flatter nos petits caprices… Crois-tu, belle-belle, que l’eau que tu as au feu soit assez chaude ?
— Elle n’est que tiède, mon ami.
— C’est ce qu’il faut : voilà de l’essence de savon qui n’a pas sa pareille, et dont je me suis muni ce matin même. Que ta douce main, déjà si jolie, sera belle dans cette mousse si blanche, et pourtant moins blanche encore que tes doigts caressans…
Je l’avouerai, quelque envie de rire que dût me donner la singulière fantaisie du général, je ne pus m’empêcher de faire des réflexions assez sérieuses sur la scène étrange qui s’offrait à mes yeux, et je me trouvai presque humilié pour ce vieil officier que quelques bons services avait illustré, en le voyant se livrer avec la capricieuse docilité d’un enfant, à la manie de se faire savonner le menton par la main de sa maîtresse… Jamais l’idée d’une aussi bizarre volupté ne s’était présentée comme une chose possible à mon esprit, encore assez peu versé dans la connaissance des infirmités amoureuses de notre espèce… Voilà donc, me disais-je, un homme dont le courage a été éprouvé dans cent combats, dont l’autorité est respectée par tout un corps honorable, réduit, pour satisfaire la plus sotte et la plus puérile envie, à implorer la complaisance d’une grisette qui le méprise en cédant à la bizarrerie de son puéril caprice ! Oh, si tous les officiers de marine qui ont éprouvé la sévérité de notre major-général pouvaient le voir comme moi, se faisant savonner le menton par Juliette, quelle opinion ils auraient de leur vénérable chef !… Et c’est lui qui voulait m’envoyer à l’Amiral pour avoir fait du bruit au spectacle ! Ah qu’il y vienne, maintenant que je tiens le secret d’une de ses honteuses faiblesses ! Je l’en défie bien, le vieux sybarite à savon mousseux…
Dès que l’office du rasoir fut devenu nécessaire, le général se leva pour aller se poser devant un miroir, et achever, en se rasant lui-même, l’opération importante qu’Olinda avait si bien commencée… Pendant le temps qu’il employa à se gratter le menton, Olinda ne cessa de contrefaire toutes ses grimaces, au risque de me faire éclater de rire, et de m’exposer à trahir ma présence, dans ce lieu réservé aux mystères de la toilette de mon rival… Je n’en pouvais plus, et sans le parti que prit enfin le général de se retirer rasé, lavé et parfumé, je ne sais trop ce qui serait résulté de la position insoutenable que j’avais gardée jusque-là, entre le traversin et la tête du chaste lit de mon amante !