Les Aspirans de marine, volume 2
XIII.
LE CAPITAINE MOULSON ET LE CORSAIRE
LE SOLANGER.
Caché sous le costume d’emprunt qui recouvre son frac, et sous le tricorne abbatial qui ombrage sa figure encore pâle et souffrante, Mathias s’avance vers les portes de l’hospice. Le concierge, trompé par le déguisement qui favorise la fuite de l’aspirant, ouvre, en causant nonchalamment avec l’officier de garde, la grille qui nous sépare encore de l’espace que nous brûlons de parcourir en liberté. L’officier, en me voyant suivre, à la distance de quelques pas, le jeune abbé qui vient de sortir, me regarde sous le nez pour s’assurer de l’identité de ma personne, et ne pas s’exposer à laisser s’évader le malade que l’on a signalé à sa rigoureuse surveillance. Satisfait du résultat de son investigation, le chef du poste rentre au corps-de-garde, et moi je m’élance, sans perdre de temps, sur les traces de mon heureux fugitif. Tous deux, en nous voyant réunis, hors de toute atteinte et sans avoir éveillé encore le moindre soupçon, nous nous embrassons comme deux prisonniers qui viennent de briser leurs fers ; et puis, nous voilà courant les champs, au milieu de la nuit, et laissant derrière nous l’hospice de Rochefort, dont la masse immobile va bientôt se perdre dans les ténèbres qui nous environnent, en nous cachant enfin à tous les yeux.
Ce ne fut qu’après avoir marché jusqu’à l’épuisement de ses forces que Mathias me demanda où nous allions.
— Mais nous allons vers Fouras, lui répondis-je.
— Et, une fois rendus là, que ferons-nous ?
— Nous nous embarquerons dans un bateau qui, moyennant quelques francs, ne demandera pas mieux que nous conduire sur la rade de l’île d’Aix, à bord du corsaire le Solanger. Est-ce que ce n’est pas là ce que nous avons de mieux à faire ?
— C’est ma foi vrai ! s’écria Mathias. J’ai la tête encore si faible, que j’avais presque oublié notre plan de campagne. Mais sais-tu bien que ce qui nous arrive est au moins fort plaisant, à présent que j’y réfléchis ? Qui m’aurait jamais dit qu’un jour je serais réduit à fuir, caché sous l’habit d’un prêtre, l’hôpital inhospitalier de Rochefort, et cela pour avoir sauvé un vaisseau de ligne, et cela pour m’être permis, moi, dernier échelon de la hiérarchie navale, de vouloir corriger l’insolence d’un officier supérieur de la marine ! Étrange destinée que la mienne et que la nôtre ! Te rappelles-tu le vieux major-général de Brest, qui voulait nous envoyer à la gloire, pour nous arracher à la prétendue corruption de la vie que nous menions auprès de Juliette ? Quelle gloire, mon ami, il nous a fait trouver, ce brave homme, et de quel prix on paie quelquefois l’honneur de servir sa majesté l’empereur et roi !
— Ah bah ! il n’est plus question de tout cela maintenant. Et le but que nous devons nous proposer, c’est d’arriver avant le jour à Fouras.
— Oui, tout cela est bien facile à dire… Arriver avant le jour ! mais c’est la force qui me manque un peu.
— Eh bien, je te porterai quand tu seras au bout de la provision de vigueur qui t’est nécessaire pour arriver à bon port.
— Et puis, c’est aussi cette diable de soutane, qui contrarie à tout moment mes fonctions ambulatoires. A chaque pas, elle s’engage dans mes jambes, qui déjà ont assez de peine à me porter. Vois plutôt, tiens.
— Et pourquoi ne la quittes-tu pas, ta soutane ?
— La quitter, et jeter sitôt le froc aux orties ! Non pas, s’il vous plaît. Lisette… L’aventure est trop piquante pour ne pas pousser la farce jusqu’au bout. Un aspirant courant les champs, sous la défroque d’un abbé, pour aller se réfugier à bord d’un corsaire ! Je ne donnerais pas ma part de folie dans cette escapade grotesque, pour un galion d’Espagne chargé de lingots d’or. Allons, voyons : attrape à jouer des fourchettes, à présent que me voilà un peu reposé des fatigues de la première étape. En avant ! monsieur l’aspirant de première classe, en avant ! L’abbé Mathias se fera un vrai plaisir de vous suivre et de naviguer dans vos eaux.
Les deux ou trois lieues que nous avions à faire pour réaliser notre projet d’embarquement, sont parcourues tant bien que mal. Nous arrivons, avec l’aube naissante, sur la côte de Fouras. Quelques pêcheurs, encore à moitié endormis, préparent négligemment leurs bateaux pour quitter le tranquille rivage et aller chercher au large leur fortune de chaque jour. La brise venait de la mer, mais elle était faible et douce, et ne pouvait empêcher les barques de s’éloigner. J’aborde un des patrons avec l’air d’aisance que je cherche à me donner…
— Allez-vous du côté de l’île d’Aix ? demandai-je à ce bourru.
— Nous irons ou nous n’irons pas : c’est suivant comme ça nous fera plaisir.
— Vous n’êtes guère poli, mon brave homme, avec des gens qui font pourtant le même métier que vous !
— Et à quoi ça servirait-il donc de prendre des mitaines pour parler à un aspirant ? Pourquoi venez-vous me demander si j’irons ou si je n’irons pas ? Est-ce que ça se dit, ça ?
— Mais ça se dit quand on a des raisons pour vous demander si vous allez à l’île d’Aix ou si vous n’y allez pas !
— Et queux raisons encore avez-vous ?
— Si vous m’aviez donné le temps de m’expliquer, je vous aurais dit que nous cherchions une embarcation pour nous rendre en rade.
— En rade avec monsieur le curé ?
— Pourquoi pas ?
— Un curé dans une barque de pêche ! belle chance que nous aurions là ! Vous ne savez donc pas encore ce que la calotte porte de malheur à la ligne ? Je suis bien sûr que si nous embarquions ce passager-là, il n’y aurait pas un piloneau à crocher au bout de nos avançons, de toute la journée.
— Eh bien ! on vous paiera votre pêche, et la journée, par conséquent, ne sera pas perdue pour vous.
— Et combien est-ce que vous nous larguerez pour le fret de cette cargaison de cathédrale ?
— Combien nous prendrez-vous pour le voyage ? C’est à vous de larguer le premier vos amarres.
— Vingt-cinq francs.
— Dix francs.
— Vingt francs : pas à moins ; et que la malédiction du bon Dieu ne tombe pas sur le bateau ! v’là tout ce que je demande.
— Vingt francs pour si peu de chemin ?
— Et donneriez-vous bien un sou par chaque coup d’aviron qu’il nous faudra hâler, premier que de crocher l’île d’Aix ?
— Allons, voici quinze francs, et qu’il n’en soit plus parlé.
— Je prends toujours. Mais, si les trois garçons qui ont part dans la barque ne veulent pas se charger de monsieur l’aumônier, je vous avertis qu’il n’y aura rien de fait. Je vas d’abord conter mon bagout aux autres.
Au bout de quelques minutes de délibération, le patron revint vers nous pour nous annoncer que nous pouvions nous embarquer dans le bateau, et que ses co-associés consentaient à nous trinquebaler à l’île d’Aix.
Le trajet fut long et pénible ; car, pendant deux heures il nous fallut ramer contre le vent et la marée. Le patron de la barque placé à la barre, profitant de la liberté d’esprit que lui laissait la manière dont nous naviguions, se prit à nous accabler de questions, auxquelles, dans toute autre circonstance, nous nous serions fait un devoir de ne pas répondre. Mais, pour ménager la susceptibilité des quatre malotrus à qui nous avions encore affaire, nous prîmes le parti de ne pas trop mal accueillir leurs continuelles importunités.
— Sans être trop curieux, nous demanda le maître-pêcheur, pourrait-on savoir ce que va faire à l’île d’Aix M. le curé ?
— Ce n’est pas à l’île d’Aix, je vous l’ai déjà dit, que se rend M. l’abbé ; c’est à bord du corsaire américain le Solanger !
— Et pour qui faire encore, un ex-clésiastique à bord d’un corsaire ? Pour leur-z-y dire la messe à ce tas de rénégats ?
— Non pas la messe ! mais pour confesser un des officiers américains qui a réclamé, au lit de mort, les soins spirituels de monsieur.
— C’est donc pas tous des inchrétiens que ces corsairiens de la Neuve-York ?
— Pas plus inchrétiens que vous, et parmi eux il se trouve même de très-fidèles et de très-bons catholiques.
— Catholiques, catholiques ; ça vous plaît-z-à dire ! C’est pas l’embarras, je me suis laissé conter que c’était en partie des Français qu’il y avait à bord de ce grand coquin de forban ; et des écumeurs de mer, ça peut bien être des catholiques apostoliques et romains tout aussi bien comme nous !… Allons, avant un coup, mes garçons, nous ne sommes plus qu’à deux encâblures de l’Américain, et M. le curé, à ce qu’il m’a dit, a une double ration de sacré-chien à vous payer une fois rendus à bord, sous sa vareuse d’église (sa soutane).
En nous voyant nager pour nous rendre à leur bord, les gens de l’équipage du Solanger se groupèrent le long des bastingages du corsaire pour examiner avec curiosité le personnage qui leur arrivait sous l’accoutrement d’un prêtre… Jamais pareil uniforme ne s’était montré à leurs yeux, et leur surprise redoubla encore, lorsque mon ami, saisissant les porte-haubans de tribord, ne fit qu’une seule enjambée pour sauter avec la légéreté d’un gabier, sur le pont du navire…
Le capitaine Moulson se promenait en cet instant sur le gaillard d’arrière, et ce ne fut qu’après avoir reçu le très-humble salut de Mathias, qu’il sembla sortir de la préoccupation à laquelle il paraissait livré, en faisant gravement les quinze ou vingt pas compris entre le grand mât et le couronnement de son brick.
— A quelle circonstance dois-je l’honneur de votre visite, messieurs, nous demanda d’abord le capitaine ?
— A une circonstance fort singulière, répondit mon ami, et cette lettre de votre respectable cousin va vous l’expliquer.
Le capitaine lut précipitamment le petit mot que le curé de l’hôpital nous avait donné pour lui, et puis tendant cordialement la main à Mathias, il s’écria :
— Quoi c’est vous qui avez ramené l’Indomptable à terre ?
— Hélas oui ! mon capitaine, et vous voyez que je n’en suis pas plus fier pour cela.
— Et pourquoi cette friperie de prêtre sur vos épaules ?
— Cette friperie m’a servi à brûler la politesse aux braves gens qui, pour prix de ma conduite, avaient pris tous les moyens nécessaires pour me faire arrêter à la sortie de l’hospice.
— Et qu’a-t-on fait au commandant de l’Indomptable, pour avoir exposé son vaisseau à tomber dans les griffes des Anglais ?
— On l’a acquitté.
— Et vous, on veut vous mettre la patte sur le collet, pour avoir fait ce qu’il aurait dû faire lui-même ! Ah ça ! ils sont donc fous en France à présent !
— Mon Dieu non ; ils ne sont que stupides, envieux et méchans, et c’est à vous que je viens demander un refuge contre les bontés dont il leur a plu de m’accabler.
— Ce n’est pas de refus, jeune homme, ce n’est, ma foi, pas de refus ; vous êtes un bon garçon, et moi j’aime les lurons taillés sur votre gabarit. On a voulu vous donner la chasse, à ce que m’écrit mon cafard de cousin, mais nous sommes là pour un coup, nous autres. En montant sur le pont du Solanger, vous avez mis le pied sur la terre américaine, et ce que le bon Dieu ou le hasard vient de faire pour vous, le diable ne vous l’ôtera pas, je vous en donne ma parole. Qu’il vous suffise de savoir, pour être tranquille, que ce pavillon-là, voyez-vous, qui flotte sur l’arrière de mon brick, couvre et garantit la marchandise… Vous naviguerez avec nous, et si je ne vous pousse pas rondement dans la partie de la course, vous pourrez dire que c’est qu’il n’y aura plus d’eau à boire sur mer… Quel est ce monsieur qui vous accompagne ?
— C’est un aspirant de mes amis à qui je dois le bonheur de me voir libre.
— Veut-il courir aussi bon bord avec vous ?
— Merci, capitaine, pour le moment du moins. J’ai des raisons qui me retiennent encore dans la marine militaire.
— Tant pis, car à mon bord, il y en a pour tout le monde. Mais si le cœur ne vous en dit pas, vous n’en mangerez pas, voilà tout, et la part sera plus forte pour les autres goulus… Ah ça ! dites donc, père Mathias, car c’est votre nom, n’est-ce pas ? si vous voulez me faire plaisir, vous vous dégréerez en double de cet uniforme de prêtre, qui commence à faire rire trop nos gens. Tenez, les voilà tous, les gueux, à crier déjà qu’il y a un corbeau à bord, et ces gaillards-là, voyez-vous, sont si superstitieux…
— Qu’à cela ne tienne, capitaine ; le désarmement, allez, ne sera pas long, et pour commencer je me dépouille de ma robe et de mon rabat, à moins cependant qu’il n’y ait quelqu’un à confesser de ses péchés à votre bord…
— En douceur, en douceur, M. l’abbé… Tenez, donnez-moi toutes ces guenilles au mousse qui va aller les amarrer, comme un paquet pour effrayer les oiseaux, à la paume du mât de misaine… Cela sera plus farce que de les envoyer par dessus le bord, et j’ai dans l’idée que ce cotillon de prêtre nous portera bonheur, dans notre prochaine croisière.
Avec des gens du caractère du capitaine Moulson et de ses officiers, il n’était pas difficile de faire prompte connaissance et d’aller vite en amitié. Quelques heures après son introduction à bord du corsaire, Mathias se trouva installé au milieu de l’état-major et de l’équipage, comme si toute sa vie il avait couru la fortune avec d’aussi nobles compagnons. Pour moi, enchanté de la réception qu’on venait de faire à mon ami, je passai la nuit à bord du Solanger, entre le punch que le maître d’hôtel faisait ruisseler sur les tables de la grande chambre, et les chansons joyeuses, dont nos aimables convives assaisonnaient leurs copieuses libations…
Quand le jour vint mêler ses premiers rayons à la lueur des flambeaux pâlissans qui avaient éclairé la longue orgie de la nuit, on parla d’appareiller ; car la brise s’était faite pendant le temps que nous avions consacré à toutes nos bachiques folies… Le capitaine Moulson, habitué à mener de front et avec une égale ardeur ses plaisirs et ses devoirs, la bamboche et le service, ne fit qu’un saut, de la table de la grande chambre sur son banc de quart, et sa redoutable voix alla réveiller son belliqueux équipage, encore endormi sur le pont où chaque officier avait déjà pris son poste…
Le corsaire le Solanger, manœuvré par ses deux cents vaillans matelots, eut bientôt livré ses vastes huniers au souffle des vents qui semblaient demander à l’entraîner loin du port, où il n’avait fait qu’un trop long séjour… L’instant arriva de quitter l’ami que je venais de confier à la fortune, sous l’empire de laquelle allait s’aventurer le corsaire… Mathias, qui, jusque-là, avait conservé toute la gaîté de son caractère, perdit presque l’usage de la parole en me pressant dans ses bras ; et, les larmes aux yeux, le malheureux ne sut que me dire, d’une voix faible et entrecoupée : — Tu vas revoir Juliette… tu l’embrasseras pour moi… et tu lui diras…
— Je lui dirai que tu l’aimes encore…
— O toujours ! toujours !… Adieu pour toi ! adieu pour elle !
Assis seul, jusqu’au soir, sur un des sauvages rochers de l’île d’Aix, j’attendis, pour abandonner le rivage, que la nuit eût caché aux bornes de l’horizon, le point aérien que formait encore, en s’éloignant avec la brise frémissante, la voile presque imperceptible du Solanger… Et quand ce point eut disparu pour jamais à mes yeux mouillés de larmes, je prêtai l’oreille aux vagues gémissantes qui venaient se replier sur la grève solitaire ; et il me sembla que ces vagues, sur lesquelles le corsaire avait passé en bondissant, murmuraient encore les mots d’adieu que mon ami leur avait peut-être confiés pour moi !