Les Aspirans de marine, volume 2
XII.
L’HOPITAL MILITAIRE. FUITE.
Que dans l’âge des passions égoïstes et de l’ambition, un homme souffre, languisse et meure de la soif insatiable de la fortune et des honneurs, ce n’est là subir qu’une de ces fatales destinées réservées à l’infirmité de notre espèce.
Qu’à cette déplorable époque de la vie où, désabusé des erreurs de la jeunesse et éclairé sur la valeur réelle de toutes les choses d’ici-bas, on se dépouille de l’existence comme d’un habit usé par les ans et par le frottement de la société, il n’y a dans ce dégoût de l’homme pour la terre rien qui puisse choquer profondément les cœurs désenchantés, dont le malheur est d’avoir trop vécu. Mais qu’un enfant, élevé dans les habitudes sévères qui ont hâté le développement de ses bouillantes facultés, se sente dévoré, à l’âge des illusions, d’une de ces maladies morales qui ne devraient attaquer que l’âge mûr, et qu’il meure frappé par l’injustice des hommes ou miné par l’ambition des dignités, voilà ce qui a droit d’affliger éternellement notre triste humanité, et voilà le spectacle désespérant que n’offrait que trop souvent le délire des jeunes hommes lancés avec toutes leurs passions précoces dans la rude carrière du service militaire.
Combien n’ai-je pas vu de mes amis adolescens, hommes avant le temps, ambitieux avant le terme marqué pour l’ambition, terminer dans les langueurs d’un marasme moral, ou par un suicide plus affreux encore que ce marasme, une existence que l’injustice leur avait appris à ne pas supporter ! Quelle histoire lugubre on ferait de toutes les malheureuses passions qui ont coûté la vie à tant de jeunes hommes !
Un petit appartement, situé à l’extrémité d’une des salles de l’immense hôpital de Rochefort, reçut notre camarade, presque inanimé ; et bientôt, autour du lit dans lequel on nous dit de le déposer, nous vîmes accourir les médecins de la marine. Après avoir gravement examiné l’état du jeune malade, le docteur en chef reconnut dans l’affection subite qui s’était déclarée chez lui, les symptômes caractéristiques d’une fièvre cérébrale. Le traitement le plus énergique fut de suite ordonné ; et, à l’empressement avec lequel tous les soins possibles se trouvèrent prodigués à notre pauvre ami, nous pûmes juger de l’intérêt général qu’inspirait sa douloureuse situation. Le médecin en chef, en sortant de la chambre de Mathias, manifesta du reste assez clairement le sentiment que lui faisait éprouver tant d’espérance et de courage, sacrifié à une trop indigne et trop puérile jalousie. — « La maladie de ce jeune homme, dit-il, n’a pu être produite que par une cause morale qui n’a que trop favorisé l’irritabilité naturelle de ses organes. Mais tout n’est heureusement pas encore désespéré, et nous tâcherons de conserver à la marine un sujet dont le mérite pourra un jour peut-être s’élever au dessus de tous les obstacles qu’il a déjà rencontrés sur sa route. »
Nous remerciâmes le vénérable médecin en des termes qui parurent le toucher fort vivement ; car, en nous quittant, il nous serra la main à tous, et ce mouvement de sensibilité fut d’autant plus remarqué, que le docteur, nous dit-on, se livrait plus rarement à des démonstrations de ce genre.
Nous passâmes trois jours et trois nuits au chevet de notre malade, toujours livré à la plus cruelle agitation et au plus violent délire. Dans ses momens de transport, ses lèvres tremblantes et altérées ne s’ouvraient que pour exprimer le désordre de ses idées ou l’exaltation de sa tête tourmentée par les rêves les plus affreux… A peine pouvions-nous saisir quelque suite dans les mots qui s’exhalaient, avec son haleine brûlante, de sa bouche convulsive… Feu ! feu ! s’écriait-il sans cesse… Feu sur ces lâches !… oh ! les lâches !… L’Indomptable !… Juliette !… oh ! si Juliette savait… Non, non, il y aura trop de sang !… car il vous en faut, n’est-ce pas ?… Vous êtes juges, dites-vous ? Eh bien ! faites fusiller Juliette par décret impérial. Ah ! ma pauvre amie, si tu savais combien je souffre là ; oui, là… Ils m’ont fendu la tête d’un coup de hache, les brigands !… Et tu danses, tu chantes, toi, Juliette ! La tra la la ! tra la !… Feu ! feu, dessus ! tiens bon ; ne les laisse pas fuir : c’est un brûlot… Juliette, sauve-toi ! laisse-moi tout seul. Moi ! Moi !… Gare ! te dis-je. Ils veulent mettre le feu à ton beau bonnet des dimanches… Tiens, mets vite mes bottes ; prends mon chapeau d’uniforme et sauve-toi, plus vite que cela, fille de ma vie, princesse de mon amour, reine de tous mes sentimens !… O mon Dieu ! que je souffre !…
Et à toutes ces sombres folies produites par le délire de notre pauvre camarade, et à toutes ces fantasques saillies de son imagination bouleversée, nous pleurions, nous, enfans comme lui, au pied de son lit de douleur ; nous pleurions de ces mots bizarres et ridicules qui, dans toute autre situation, auraient tant excité la gaîté naturelle de notre âge !
Dans les hôpitaux militaires, il existe de ces pieuses et saintes filles qui, après avoir fait à Dieu le sacrifice d’elles-mêmes, s’immolent encore une fois, pour prodiguer aux malades ce que les soins d’une femme ont de plus délicat et de plus touchant, et pour offrir au premier malheureux venu, ce baume que le monde dédaignerait de verser sur les plaies repoussantes de la triste humanité. Là, où la pitié des autres hommes s’arrête par égoïsme ou par indifférence, la céleste mission de ces chastes filles commence… C’est dans leurs bras qu’expire le moribond délaissé ; c’est à leur voix angélique que l’espoir renaît dans le sein presqu’inanimé d’où la vie semblait avoir fui… Le blessé, le phtisique, sur lesquels l’art des médecins s’est épuisé en efforts impuissans, deviennent leurs malades à elles, dès que tout au monde les a abandonnés. Ce sont elles qui étudient les caprices de la souffrance pour les satisfaire, qui flattent le délire de la douleur pour en adoucir la poignante amertume ; ce sont elles qui offrent l’appui de leurs bras infatigables, aux premiers pas du convalescent dont leur dévouement a ranimé l’existence ; et quand tout espoir s’est éteint dans le cœur expirant du pauvre matelot ou du jeune soldat, ce sont elles encore qui reçoivent le dernier soupir de l’infortuné, pour l’offrir au ciel, avec la prière fervente qu’elles élèvent vers Dieu, au nom de celui que leur tendre zèle accompagne encore au-delà du tombeau.
Un de ces anges d’humanité ne put voir, sans être profondément émue, l’intérêt que nous inspirait l’état presque désespéré de Mathias. La sœur Minime, affectée, malgré l’éclat de sa beauté et de sa jeunesse, au service de la salle des officiers, était parvenue sans peine à commander, par ses nobles vertus, le respect qu’à son âge toutes les autres sœurs n’auraient pas obtenu peut-être au même degré de tous leurs malades. Bienveillante sans familiarité, réservée sans mystique pruderie, elle remplissait ses devoirs les plus pénibles avec une convenance et une bonté qui donnaient à ses soins les plus simples un charme inexprimable. Pendant tout le temps que nous passâmes auprès de notre ami, elle voulut partager nos veilles et nos fatigues ; et, lorsque nous perdions tout espoir, c’était elle qui nous ranimait, en nous assurant avec cette confiance qu’elle puisait dans l’habitude d’observer les malades, que notre camarade ne mourrait pas…
Un vieux prêtre, dont plus tard nous eûmes occasion d’apprécier le dévouement et l’obligeance, désira aussi s’associer aux soins que tout le monde, dans l’hospice, prodiguait à l’aspirant de l’Indomptable, non pour lui offrir des secours spirituels que le pauvre jeune homme était trop peu en état de recevoir, mais pour nous donner des avis dont bientôt nous devions profiter…
La force physique du jeune malade, secondée par l’efficacité d’un traitement héroïque, triompha de la gravité du mal. Mathias, au bout de soixante-douze heures de souffrances inouïes et de délire continu, recouvra l’usage de ses sens et de sa raison… En renaissant pour ainsi dire à la vie, il ne se montra nullement étonné de nous retrouver auprès de lui. Il lui sembla que nous n’avions fait que ce qu’il aurait fait lui-même pour chacun de nous ; et sa main affaiblie, en pressant la nôtre, nous dit tout ce qu’il avait à nous dire… Peu de jours suffirent ensuite pour le conduire vers une convalescence que nous attendions avec la plus vive impatience ; car il nous semblait, sans trop pouvoir encore nous expliquer le motif de nos vagues appréhensions, que notre collègue ne serait en sûreté que lorsqu’il aurait réussi à quitter l’hôpital de Rochefort.
Nos craintes instinctives n’étaient, hélas ! que trop bien fondées.
Un matin, notre bon curé, ainsi que nous l’appelions, arrive tout essoufflé. Il paraissait nous porter une grande nouvelle sur sa ronde et large figure. Il rassemble à la hâte son conseil d’amis : la sœur Minime était présente. — Vous ne savez pas ! nous dit-il avec mystère ; je viens d’apprendre que l’ordre d’arrêter notre convalescent est donné, et que cet ordre doit être exécuté dès que M. Mathias voudra sortir…
— Serait-il possible ! nous écriâmes-nous.
— Tout ce qui est rigoureux est possible avec votre discipline militaire qui ne pardonne jamais, nous répond le vénérable ecclésiastique.
— Mais que faire, monsieur le curé, dans cette inconcevable situation !
— Aller au devant des projets de ces misérables, dit Mathias, et me livrer à eux, à peine échappé aux angoisses de la mort : ce sera plus beau !
— Ce serait une folie, m’empressai-je de lui répondre. Il faut, au contraire, leur échapper…
— Et comment encore ? me demandent mes autres amis. Les portes de l’hospice sont si sévèrement gardées et toutes les issues si bien surveillées…
Nous nous perdions en vaines recherches sur le moyen de soustraire notre camarade au nouveau danger qui le menaçait. La sœur Minime n’avait encore rien dit. Elle attendait, avec ce tact si fin et si sûr qu’ont toutes les femmes, que nous eussions chacun exprimé notre avis pour dire le sien ; et, lorsque nous en fûmes arrivés à repousser toutes les idées que notre imagination nous avait d’abord suggérées, la bonne sœur se contenta de regarder le vieil abbé en lui disant : — Quelques jeunes prêtres entrent à l’hospice et en sortent sans éveiller aucun soupçon ; et, à votre place, monsieur l’abbé, il me semble que j’aurais déjà trouvé le moyen d’épargner peut-être un acte de rigueur à la cruelle justice des hommes. Notre devoir, à nous, c’est de nous sacrifier sans cesse pour la conservation des autres… On pourra condamner ici-bas notre charité… mais notre justification est ailleurs…
— Je vous comprends à merveille, ma sœur, reprend vivement le vieillard ; mais comment voulez-vous que je m’expose ?…
— Je ne veux rien, monsieur l’abbé… Je souhaite seulement que le ciel vous inspire, et je prie Dieu que l’infortuné que nous avons arraché à la mort, ne soit pas sitôt abandonné par la divine providence.
Sœur Minime nous quitta en prononçant ces derniers mots, qui semblaient avoir jeté un trouble indéfinissable dans l’esprit de notre vieux pasteur… Nous lui parlons sans qu’il nous réponde ; nous implorons son assistance sans que nous puissions deviner s’il nous écoute et s’il nous comprend. A la fin le brave homme, échappant, comme par l’effet d’une explosion d’idées, à la stupeur dans laquelle nous l’avons cru plongé, nous dit avec résolution et mystère : — Ce soir, vous aurez de mes nouvelles… Et il nous laissa tout interdits de sa confidence et fort incertains sur le projet qu’il paraissait avoir si long-temps médité.
Jamais prêtre ne fut plus fidèle à sa parole que notre respectable curé. Le soir il nous arriva, dans la chambre du convalescent, plus volumineux que nous ne l’avions encore vu. Un jeune abbé l’accompagnait… Après avoir fermé en dedans la porte du cabinet, il tira de dessous sa robe une soutane, un petit chapeau et une ceinture noire.
En deux mots il nous eut bientôt instruits de son dessein, et indiqué à Mathias ce qui lui restait à faire. — Allons, mon brave jeune homme, dit-il à notre ami, faisons vite notre toilette de voyage… Je viens vous conférer tous les ordres en une minute. Monsieur l’abbé, que vous voyez, et qui a eu la bonté de m’accompagner dans notre expédition, restera ici pendant que vous passerez, sous son nom, les portes qu’il vient de franchir… Mais, jurez-moi bien que, sous le respectable habit que vous allez endosser pour un moment, il ne se passera rien contre la pureté de mœurs dont ce costume est l’indice et le symbole…
Le travestissement parut original à Mathias ; et il ne fallait rien moins qu’un expédient aussi bizarre pour l’engager à renoncer à la résolution qu’il avait prise de ne pas fuir. Il promit au bon curé tout ce qu’il voulut, en cachant son frac d’aspirant sous la soutane officieuse, et en nouant la ceinture noire à franges sur le ceinturon de son poignard.
— C’est fort bien tout cela, lui dit le curé dès que ce changement de costume fut opéré. Vous faites maintenant un fort joli prêtre ; mais, qu’allez-vous devenir une fois que vous aurez laissé derrière vous les portes de l’hospice ?
— Ma foi, nous n’en savons rien encore, répondit Mathias ; mais le ciel, qui doit veiller sur ceux qui sont devenus siens, nous assistera probablement ; et, ma foi, je m’abandonne à lui avec la plus entière confiance.
— Enfans que vous êtes, répondit le vieux prêtre ; il faut donc encore penser pour vous à toutes les choses de ce bas monde ? Tenez, prenez cette lettre de recommandation, et lisez-moi cette adresse :
« A monsieur le capitaine Moulson, commandant le corsaire américain le Solanger, en rade de l’île d’Aix. »
— Quoi ! monsieur le curé, ce capitaine de corsaire porte votre nom ?
— Mais il me semble qu’on le porterait à moins : c’est un de mes cousins-germains. Vous voyez qu’il est bon d’avoir des amis partout.
— Et des amis comme vous surtout.
— Vous vous présenterez à Moulson, à qui j’ai déjà écrit un mot de notre affaire. Il vous recevra bien, parce qu’il sait déjà que vous êtes un brave garçon, et qu’il aime tous ceux qui lui ressemblent. Vous ferez la course avec lui, ou vous débarquerez aux États-Unis d’Amérique, comme il vous plaira ; et si, dans votre carrière, il vous tombe un grain de bonheur à bord, rappelez-vous au moment de l’embellie, votre vieux curé de Rochefort : c’est tout ce qu’il vous demande, ce pauvre homme… Ah ! c’est-à-dire non : il vous demande encore que vous l’embrassiez une fois pour lui, et une autre fois pour la sœur Minime, qui l’a chargé de procuration…
Tous nous sautâmes au cou de notre obligeant ami. Mais qui êtes-vous donc ? lui demandions-nous en l’étouffant de nos caresses.
— Qui je suis, mes bons amis ! nous répondit-il en nous poussant vers la porte et en pleurant de joie et d’attendrissement ; un ancien corsaire, comme vous le serez peut-être un jour ;… un vieux pécheur converti qui veille, avec une âme de père, sur tous les jeunes pécheurs comme vous… Allons, partez en double, et que le bon Dieu vous pilote !… Adieu, adieu ! bon voyage, et défiez-vous de la marée qui porte au vent. Adieu !