Les guêpes — séries 1 & 2
L’attitude du peuple.—J’assemble Gatayes.—Spartacus.—Mantes.—Porcs vendus malgré eux.—Yvetot.—Rouen.—Bolbec.—Le Havre.—L’Aimable Marie.—Le Rollon.—Le Vésuve.—L’Alcide.—La réforme électorale.—Le pays selon les journaux.—Etretat.—Les harengs et l’Empereur.—Deux abricotiers en fleurs.—Un bal à la cour.—Histoire d’un maire de la banlieue et de son épouse.—La dotation du duc de Nemours.—La couronne et la casquette du peuple.—Les avaleurs de portefeuilles.—M. Thiers.—M. Roger.—M. Berger.—M. de la Redorte.—M. Taschereau.—M. Chambolle.—M. Teste.—M. Passy (Hippolyte-Philibert).—Où trouver trente-voix?—Les 221.—M. de Rémusat.—Madame Thiers.—Madame Dosne.—M. Duchâtel.—Mademoiselle Rachel.—M. de Cormenin.—MM. Arago, Dupont (de l’Eure) et Laffitte.—La crise ministérielle.—M. Molé.—M. Guizot.—La curée.—L’Académie.—M. Hugo.—Ne pas confondre M. Flourens avec Fontenelle, d’Alembert, Condorcet, Cuvier, etc.—M. C. Delavigee.—L’avocat Dupin.—M. Scribe.—M. Viennet.—M. Royer-Collard.—Mariage de la reine d’Angleterre.—L’ami de M. Walewski.—Le duc de Nemours.—Le prince de Joinville.—Le duc d’Aumale.—Mademoiselle Albertine et mademoiselle Fifille.—Accès de M. le préfet de police.—L’amiral Duperré.—Les armes de M. Guizot.—La croix d’honneur.—Mystification de quelques lions.—Le sabre de M. Listz.—M. Alexandre Dumas et Mademoiselle Ida Ferrier.—M. de Chateaubriand.—M. Nodier.—M. de Balzac.—Spirituelle fluxion du maréchal Soult.—Derniers souvenirs.—Un assaut chez lord Seymour.—De M. Kalkbrenner et d’une marchande de poisson.—M. de Rothschild.—M. Paul Foucher.—Un seigneur rustre.—Sort des grands prix de Rome.—M. Debelleyme.—Abus des grands-pères.—Les hommes et les femmes dévoilés.—Les femmes immortelles.—Recette pour les tuer.—La torture n’est pas abolie.—At home.—Un mauvais métier.—M. Jules de Castellane.—Un nouveau jeu de paume.—Moyen adroit de glisser vingt vers.—Réponses diverses.
Étretat.
Un matin des premiers jours de février, comme je lisais un journal—j’y vis ces mots, qui me frappèrent singulièrement, à propos de la réforme électorale: «Si le gouvernement veut s’instruire, il n’a qu’à regarder l’ATTITUDE DU PEUPLE dans toute la France.»
Mon Dieu! me dis-je à moi-même, que ces messieurs des journaux sont donc savants et miraculeusement informés!—Ils n’ignorent rien, rien ne leur échappe. Le monsieur qui a écrit ces lignes était hier soir à l’Opéra, eh bien! il sait tout ce qui se passe en France jusque dans les bourgades les plus cachées. Il paraît que l’attitude du peuple est fort menaçante, il paraît que le peuple français est semblable au peuple que représentaient hier soir les figurants de l’Opéra—tous rangés sur une seule ligne—faisant les mêmes gestes—et chantant ou criant à la fois le même mot «marchons» ou tout autre, à peu près en mesure.
J’assemblai Léon Gatayes—mon conseil intime, et je lui proposai de nous en aller un peu voir ensemble l’attitude du peuple dans les départements.
Aussi bien j’avais eu l’imprudence d’annoncer à quelques amis que je méditais un petit voyage—et je n’ai jamais vu d’engagement aussi solennel, à l’exécution duquel on tienne aussi rigoureusement que la promesse imprudente d’un petit voyage.—Je devais une absence à mes amis—partout où l’on me rencontrait, on me disait avec un air fâché: «Ah! vous êtes encore ici;—vous ne partez donc pas?» Je voyais bien que j’encombrais Paris.
Aussi, le lendemain du conseil extraordinaire tenu avec Gatayes—nous nous mîmes en route pour la Normandie.
Comme nous passions les barrières, nous vîmes le peuple qui amenait aux marchés des charrettes chargées de légumes;—ce n’était pas là ce que nous cherchions;—nous nous représentions bien, d’ailleurs, d’après le journal, quelle devait être à peu près l’attitude du peuple.
Tout le peuple à la fois, dans toute la France, devait se tenir debout—la jambe droite un peu en avant, les bras croisés—la tête légèrement inclinée—en un mot, tout à fait semblable au Spartacus de marbre des Tuileries.
A MANTES, une partie du peuple vendait à l’autre partie d’horribles cochons blancs qui criaient à fendre les pierres.—Pour la réforme électorale, il n’en paraissait pas être question.
A YVETOT, il y avait des canards dans une mare et on les regardait nager.
A ROUEN, on vendait, on achetait, on transportait des balles de coton; le peuple remplaçait économiquement l’amadou pour allumer sa pipe par des pincées de coton arrachées en passant aux balles laissées sur les quais.
A BOLBEC, il y avait sur la place, autour d’une fontaine surmontée d’une très-jolie statue en marbre blanc,—un rassemblement assez nombreux de femmes et d’hommes;—pour le coup, cela avait bien l’air d’une attitude;—nous nous mêlâmes aux groupes:—on y parlait d’un voleur qui, la nuit précédente, s’était introduit dans l’église de briques de la commune et avait vidé le tronc des pauvres, où du reste il n’y avait que quatre sous.—Gatayes plaignit fort le voleur, qui était évidemment volé.
Nous arrivâmes au HAVRER:—la tour et les jetées étaient couvertes de monde,—on parlait beaucoup,—on était très-animé;—voici ce qu’on disait:
—Ce ne peut être que l’Aimable-Marie.
—Non, l’Aimable-Marie est chargée d’arcajou—et l’arcajou aurait fait enfoncer le bâtiment.
—L’arcajou n’enfonce pas.
—L’arcajou enfonce.
—Les pêcheurs ont rapporté un cadavre.
—On dit qu’il n’était pas mort.
—Il respirait encore, mais il n’a pu rien dire.
—Voilà une mauvaise année pour les assureurs.
—Je vous dis que c’est l’Aimable-Marie—capitaine Thomas.
—Venant d’où?
—De Santo-Domingo.
—S’il ne vient pas un peu de vent d’est, le port va être encombré.
—Voilà l’Alcide qui remorque un navire pour la sortie.
—Oh! c’est un Américain;—il n’y a qu’eux pour sortir par ce temps-là.
La mer en effet était forte et houleuse;—les grandes mauves grises se jouaient en criant dans le vent et dans l’écume. Le matin, des pêcheurs de Courseulles étaient venus annoncer qu’ils avaient rencontré un trois-mâts sur le flanc, à quelques lieues du Havre, en rade de Trouville, et ils avaient rapporté un cadavre.
Trois bateaux à vapeur, le Vésuve, le Rollon et l’Alcide, sortirent du port se suivant et se dépassant comme des chevaux de course;—chacun veut arriver le premier et avoir la meilleure part au sauvetage.
Nous passâmes la moitié de la nuit sur la jetée, à attendre le retour des remorqueurs,—enveloppés dans nos manteaux, avec nos amis Édouard Corbière et Félix Serville—fumant les cigares de Manille de Corbière—et songeant au sort de ces pauvres marins. Cinq mois auparavant, ils étaient partis du Havre, et revenaient mourir en vue du port—et de quelle mort!
La mort du noyé n’est plus cette mort à laquelle on s’essaye toute la vie par le sommeil de chaque jour;—ce n’est plus cette mort qui consiste à s’endormir une fois de plus sur l’oreiller où l’on s’endormait chaque soir depuis cinquante ans.—C’est une mort mêlée de lutte, de désespoir, de blasphème.—On n’y est pas préparé par l’affaiblissement successif des organes.—On n’arrive pas à n’être plus par d’imperceptibles transitions;—ce n’est pas un dernier fil qui se brise; ce sont tous les liens qui se rompent à la fois;—on meurt au milieu de la force, de la santé, de l’espoir, de la vie—sans amis, sans prêtres,—et dans ces immenses solitudes de l’Océan, poussant des cris de douleur et de désespoir que le fracas des vents et de la tempête et les cris de joie des mouettes et des goélands—semblent empêcher de monter jusqu’à Dieu.
Bientôt nous vîmes à l’horizon les feux des trois remorqueurs; le Rollon rentra le premier; il rapportait encore un cadavre.—Le Vésuve rentra ensuite—et l’Alcide traîna l’Aimable-Marie sur la plage de la Hève.
Le lendemain seulement, je pensai à m’informer de la réforme
électorale; on me dit que, quelque temps auparavant,—il y avait eu de
grandes hésitations entre deux projets pour la construction d’un nouveau
bassin;—les auteurs du premier projet s’étaient mis à recueillir des
signatures et en avaient obtenu un nombre considérable;—le second
projet se mit en campagne de son côté, et revint avec un nombre égal
d’acquiescements;—le nombre des signatures obtenues par les deux
projets dépassait beaucoup celui des citoyens du Havre:—on allait
s’étonner quand on s’aperçut que tous deux avaient les mêmes signatures.
On pensait qu’il en serait de même pour la réforme électorale.
Le lendemain nous partîmes du Havre pour voir ailleurs l’attitude du peuple; à Criquetot,—où nous passâmes le soir,—le peuple dansait autour d’un grand feu,—aucune des silhouettes noires ne ressemblait au Spartacus.
A Étretat,—où j’ai été pêcheur,—on nous reçut comme d’anciens amis. «Ah! voilà M. Léon!... et M. Alphonse aussi;—nous parlions de vous hier avec Valin le garde-pêche;—nous ne pensions pas vous voir en cette saison, quoique vous n’ayez peur ni du surouë ni de la mer.—Monsieur Alphonse,—où est donc Freyschütz, votre beau terre-neuvien?»—Et nous reconnûmes tout le monde;—à ce voyage du moins nous n’apprîmes la mort d’aucun de nos amis.—Voilà Césaire, et Onésime, et Palfret, et Martin Valin, et Martin Glam.—Bérénice n’est donc pas mariée?
Mais nous trouvâmes nos pécheurs bien pauvres;—la pêche a été bien mauvaise cette année;—tous les ans elle devient moins favorable;—le hareng quitte les côtes de France;—les pêcheurs disent que c’est depuis la déchéance de l’empereur.
Ce propos, qui m’a paru absurde au premier moment, comme il vous le paraît à vous-même, mon lecteur, est cependant fondé en raison.
Sous l’Empire, il y avait peu de pêcheurs; les marins étaient occupés sur les vaisseaux de l’État et sur les corsaires:—de plus, les pêcheurs étrangers n’osaient pas venir sur nos côtes. Aujourd’hui elles sont sillonnées en tous sens par des bateaux à vapeur, et couvertes d’innombrables barques de pêcheurs, ce qui à la fois écarte le poisson, et divise à l’infini le produit de la pêche; c’est une industrie qui ne tardera pas à disparaître;—toute cette population des côtes est ruinée et dévouée à la misère;—tous ces gens-là sont représentés à la Chambre par un député,—mais ce député a bien d’autres choses à faire que de s’occuper de ces détails;—il faut soutenir ou renverser tel ou tel ministre, et ni ministre ni député ne s’occupe de trouver pour des populations entières une industrie pour remplacer celle qui s’en va. L’attitude du peuple était triste à Etretat; de nombreuses familles demandaient de l’ouvrage;—les pêcheurs, en jetant un regard de regret sur la mer, s’en allaient, les uns travailler à ferrer la route, les autres s’embarquer pour des voyages de longs cours, laissant leurs femmes et leurs enfants, qu’ils ne reverront peut-être plus.—Personne ne demandait des droits politiques—ni le suffrage universel.
Le suffrage universel, en effet, et l’exercice des droits politiques paraissent une chose ravissante à cette partie de la nation qui vit dans les cafés, fume, boit de la bière, joue au billard,—et aime à attribuer aux fautes du pouvoir la misère qu’elle se fait par la fainéantise, et les débauches sans plaisirs.
C’est là ce que les journaux appellent le peuple,—la nation,—le pays,—et voilà les intérêts qu’ils représentent.
Mais les bons ouvriers,—mais les cultivateurs,—mais les pêcheurs qui m’entourent,—quand c’est l’époque de semer le blé, ou de couper les foins, quand le vent souffle de l’est, et annonce qu’il faut aller pêcher les maquereaux, croyez-vous qu’ils abandonneront ces soins pour voter et exercer des droits politiques?—et, si vous arrivez à pervertir leur jugement au point de les faire agir ainsi,—croyez-vous que la récolte et la pêche en soient beaucoup meilleures?
J’étais assez attristé, et Gatayes me dit: «Pour un homme qui n’a d’autre état que de vendre de l’esprit, je ne te cacherai pas que je te trouve assez bête aujourd’hui.—Mais c’est dimanche, et peut-être es-tu comme les marchands anglais, qui ferment scrupuleusement boutique le jour du Seigneur.»
Nous retournâmes au Havre et nous passâmes à Honfleur sur le
Français, par une mer assez dure;—le peuple avait sur le paquebot une
attitude qui se rapprochait encore assez peu de celle du Spartacus des
Tuileries;—le peuple avait le mal de mer—et mordait frénétiquement
dans des citrons;—un monsieur,—le vent aidant,—offrit à Neptune en
courroux son chapeau et sa perruque.
La Normandie, du reste, était déjà bien belle:—pendant notre
voyage il y avait eu un petit printemps de quelques jours. Quelques
primevères jaunes fleurissaient dans l’herbe,—les troënes, dans les
haies, avaient gardé leur feuillage étroit et leurs grappes de baies
noires,—les genévriers avaient aussi conservé leurs branches épineuses
d’un vert glauque,—les toits des chaumières, couverts de mousse,
semblaient revêtus du plus magnifique velours vert, et sur leur crête
s’élevaient des iris au feuillage allongé comme des fers de lance,—et
des fougères découpées comme de riches guipures. Les sommités des
peupliers prenaient une teinte jaune, et celles des tilleuls
s’empourpraient de la séve qui allait bientôt jaillir en bourgeons et en
feuillage.
Sur les côtes, les ajoncs couvraient les falaises de leurs fleurs jaunes comme d’un drap d’or.
Et sur tout le soleil—qui faisait tout riant, vermeil, heureux,—le soleil, qui donne à tout la couleur du bonheur et de la vie;—le soleil, ce doux regard d’amour que Dieu laisse tomber sur la terre.
Et, comme nous revenions par Vernon, le peuple regardait deux grands abricotiers déjà couverts de fleurs,—et, en pensant au froid qui allait revenir,—il disait: «Pauvres fleurs!»
Nous nous arrêtâmes un moment,—et nous dîmes plus tristement encore que les autres: «Pauvres fleurs!»
Dix jours après notre départ, nous rentrions à Paris,—et je disais
à Léon Gatayes: «Est-ce que par hasard ces messieurs des journaux ne
seraient pas aussi savants et aussi miraculeusement bien informés que je
le croyais en partant?»
Il se passait beaucoup de choses à Paris.
Paris.
UN BAL A LA COUR.—Entre les choses qui se passaient à Paris lors de notre retour, il y avait un bal à la cour.
Quel bal et quelle cour!
Jamais un bal masqué de théâtre de troisième ordre n’offrit plus horrible cohue;—on se poussait, on se heurtait, on se bousculait,—surtout du côté des buffets, que l’on mettait au pillage.—Les salons étaient jonchés de rubans, d’épaulettes, de gants;—quelques bottes avaient marché sur quelques souliers de satin, que les pieds n’avaient pu retrouver.—Les femmes étaient fripées et chiffonnées,—marbrées et zébrées de coups de coude.
HISTOIRE D’UN MAIRE DE LA BANLIEUE ET DE SON ÉPOUSE.—Au dernier bal des Tuileries, le maire d’une petite commune de la banlieue, ayant reçu une invitation,—arriva à huit heures en carriole d’osier avec son épouse, parée de tous ses bijoux et de toutes les couleurs du prisme. Arrivé au guichet du quai, on l’arrête et on refuse de laisser entrer sa carriole;—mais il y a si peu de chemin à faire;—la cour est si bien sablée;—nous irons bien à pied jusqu’au péristyle. «Eh bien! Jean, tiens-toi en dehors et couvre Cocotte.»—On arrive au péristyle. Là, on demande à M. le maire ses billets d’invitation.—Il présente celui qu’il a reçu.
—Mais, monsieur, il n’y en a qu’un;—où est celui de madame?
—Est-ce que mon épouse en a besoin?
—Tiens, moi j’ai cru qu’en m’engageant on avait aussi prié mon épouse.—Nous allons toujours partout ensemble;—nous ne faisons qu’un.
—Il m’est impossible de laisser entrer madame, qui n’est pas invitée, puisqu’on ne lui a pas envoyé de billet.
—Diable! c’est bien désagréable d’avoir fait tant de frais pour rien:—Comment faire?
—Comment faire?
—Écoute, ma bonne, pour que tout ne soit pas perdu, je vais te laisser un moment chez M. le concierge, et je ferai seulement le tour du bal pour jouir du coup d’œil,—et puis aussi parce que le roi serait peut-être fâché de ne pas me voir.—Monsieur le concierge, je vous confie mon épouse,—que je vais venir reprendre.
—Ne sois pas longtemps, mon ami.
—Je t’ai déjà dit, ma bonne, que je ne veux que faire le tour du bal.
Madame la mairesse s’assied chez le concierge,—et son mari monte. Il entre dans la galerie, où se trouve une foule immense.—Il se glisse de côté, il pousse,—non sans exciter des murmures et provoquer des apostrophes,—pour arriver à la salle des maréchaux, où se tiennent la reine et les princesses.—Il y parvient à grand’peine; mais là il n’y a pas moyen de bouger;—on y respire tout au plus;—l’espace nécessaire à une personne est occupé par cinq ou six.—On valse, il faut attendre la fin de la valse.—Après la valse, il se remet en route,—poussant et bousculant de plus belle,—emporté par un flot de la foule et rapporté par un autre flot,—perdant en un instant le travail qu’il a employé à tourner un gros invité. A une heure, il arrive de l’autre côté de la salle pour voir la famille royale;—mais Leurs Majestés passaient dans la salle du souper;—il les suit, moitié de gré, moitié de force;—il voit la famille royale à table.—Il pense alors à son épouse, et veut s’en aller.—Quelle scène elle va lui faire, et quelle humeur pendant toute la semaine!—Impossible de traverser et de sortir;—les femmes y sont, il faut attendre le tour des hommes.—Il est trois heures, il faut bien prendre quelque chose.—Nouvelle lutte, nouveau combat, nouvelle victoire du magistrat municipal; il mange quelques truffes et boit un verre de vin de Champagne.—Enfin, ce n’est qu’à quatre heures passées qu’il va chercher son épouse, qui dormait chez le concierge.
Le couple retraverse la cour,—et remonte dans sa carriole d’osier.
LA DOTATION.—Il s’agissait d’obtenir pour M. le duc de Nemours une
dotation de cinq cent mille francs, et le ministre s’était chargé du
succès...
Au moment où j’écris ces lignes, un de mes amis entre chez moi et me dit:
—Je suis fort inquiet de savoir ce que vous direz de la dotation.
—Parbleu, j’en dirai ce que je pense.
—Êtes-vous pour,—êtes-vous contre la dotation?
—Je suis pour la dignité, pour le bon sens, pour la logique.
Il n’y avait rien de si constitutionnel, et en même temps de si humble, que de demander cette dotation.
Il n’y avait rien de si constitutionnel, et en même temps de si mesquin et de si peu conséquent, que de la refuser.
Tout le monde a agi dans son droit;—personne n’a agi avec dignité et avec noblesse.
Si j’étais roi de France,—j’aimerais mieux vendre les diamants de ma femme et de mes filles—et donner hypothèque sur mon château de Neuilly—que de m’humilier ainsi jusqu’à demander de l’argent aux avocats de la Chambre et de faire de mes fils des hommes à gages du peuple.
Si j’étais membre de la Chambre des députés, et du parti populaire,—je serais monté à la tribune et j’aurais dit: Jamais la royauté n’a plus humblement reconnu la souveraineté du peuple que dans la démarche qu’elle fait aujourd’hui. Le peuple, appelé à exercer sa générosité princière, ne doit pas laisser échapper cette occasion de se montrer roi—par le plus bel attribut de la couronne,—par la libéralité.
«Cette demande que fait aujourd’hui la royauté est la dernière de ses abdications, à elle qui en a tant fait, et nous devons l’accepter avec empressement.»—Mais, de part et d’autre, on a agi autrement.
La couronne a mérité l’humiliation du refus par l’humilité de la
demande.
Le peuple, fidèle à sa logique ordinaire d’exiger à la fois la plus grande magnificence et la plus stricte économie,—a profité de la première occasion de se montrer roi—pour redevenir un bourgeois chipotier et liardeur.
Le peuple, qui avait tant demandé la royauté,—au moment de mettre la couronne sur sa tête,—a avisé que, puisque la royauté consentait de si bonne grâce à échanger cette couronne—contre sa casquette de loutre, à lui,—il fallait que cette casquette fût plus chaude aux oreilles, et cette couronne plus ornée d’épines qu’il ne l’avait supposé.
Il a repris sa casquette et laissé tomber la couronne qu’il tenait déjà à la main,—et que la royauté a reprise, malgré elle,—un peu plus bossuée et fêlée encore qu’elle ne l’était.
REMARQUABLE HABILETÉ DU MINISTÈRE.—Nous avions en ce temps-là des
ministres fort habiles, et voici la part qu’ils prirent à l’action. A
propos de la dotation, les bureaux de la Chambre avaient nommé une
commission extrêmement favorable au projet du gouvernement:—six membres
sur neuf appuyaient le projet;—les ministres s’endormirent sur les deux
oreilles et attendirent l’événement.
Le jour de la discussion publique approchait:—le parti radical, malgré tout le tintamarre qu’il avait fait et tout le mouvement qu’il s’était donné, n’avait réussi à rassembler que les cent soixante et dix voix républicaines, démocratiques, légitimistes, etc., que l’on compte à la Chambre. On rallia alors à grand’peine le parti toujours si nombreux des mécontents,—tous les gens qui tiennent au notariat, menacé par M. Teste, tous les gens qui ont des rentes cinq pour cent, menacées par M. Passy,—tous les gens intéressés dans le sucre indigène, ruiné par le ministère du 13 mai,—tous les gens intéressés dans la canne à sucre, qui doit donner à la betterave une indemnité de quarante millions. Cette autre dotation à la betterave amènera aussi des embarras que le 13 mai ne doit pas être fâché de léguer à ses héritiers,—et encore quelques partisans du ministère précédent, un peu amis de tous les ministères, et qui se seraient volontiers ralliés au 13 mai si celui-ci n’avait pas eu la maladresse de ne pas les avouer.
Ce ramas hétérogène ne faisait pas encore une majorité:—il manquait trente voix; où trouver trente voix?
Les joueurs de gobelets et de portefeuilles, les saltimbanques politiques, voyant la situation, ont pensé que c’était le moment de jouer contre le ministère du 13 mai, toujours assuré de son succès et ne voyant rien de ce qui se passait,—absolument le jeu qui avait été joué par le même ministère Soult contre le ministère Molé, renversé par lui.
M. Thiers alors,—l’aspirant perpétuel, envoya ses aides de
camp,—MM. Roger, Berger et de la Redorte,—vers la gauche, pour
lui faire savoir que, si elle voulait être sobre d’éloquence, ou plutôt
se taire tout à fait dans la discussion générale,—en échange de son
précieux silence—on lui apporterait le nombre de voix dynastiques
nécessaires pour compléter son triomphe. MM. Taschereau et Chambolle
acceptèrent pour la gauche et se rendirent garants de la parfaite
exécution de la manœuvre.—Pendant ce temps, le ministère continuait
à se frotter les mains sans gants de M. Passy (Hippolyte-Philibert).
L’affaire arrangée avec la gauche, M. Thiers chargea ses officiers d’ordonnance d’une nouvelle mission.—Ils allèrent trouver les 221, et leur dirent: «Prêtez-nous trente voix, et avec ces trente voix nous renversons le ministère qui a renversé le ministère Molé, et qui vous demande présomptueusement et insolemment vos votes sans vous avouer. Les conditions faites, l’affaire bien arrangée, les ministres sont arrivés à la séance avec une confiance toujours croissante.
Personne n’a pris la parole dans la discussion générale sur l’ensemble du projet,—et on a été au scrutin pour savoir si on passerait à la discussion des articles;—plus heureux que jamais, les ministres ont cru que c’était dans leur intérêt que la discussion se trouvait ainsi étouffée,—et un membre innocent du cabinet a écrit au roi pendant le scrutin pour lui dire que de l’avis de M. de Rémusat, chargé de la manœuvre ministérielle, on pouvait promettre à Sa Majesté un vote favorable, avec une majorité de quarante voix.
Comme beaucoup de membres de cette nouvelle coalition auraient été
fort embarrassés de justifier leur alliance avec le parti
démocratique,—vingt membres des plus compromis se sont dévoués pour
demander le scrutin secret, aux termes de la loi.
Pendant que les secrétaires faisaient le dépouillement du scrutin secret, les députés se pressaient, se poussaient vers leurs bureaux pour en connaître le résultat avant la proclamation qui allait en être faite.—Ce résultat—déclarait, à une majorité de deux cent vingt-six voix contre deux cents, que l’on ne passerait pas à la discussion des articles, et que par conséquent le projet du ministère serait considéré comme non avenu.
On vit alors M. Thiers jeter un regard de triomphe sur une loge où étaient madame Thiers, madame Dosne et l’ambassadeur d’Espagne. M. Taschereau se tourna vers l’antre des journalistes.
M. Duchâtel avait envoyé un billet de premières loges à mademoiselle Rachel, pour qu’elle pût étudier la diction parlementaire;—elle n’a assisté qu’à des scrutins.
Ainsi finit cet imbroglio, véritable journée des dupes,—car la victoire que le parti radical croit avoir remportée—ne sera profitable qu’aux appoints qu’on lui a donnés.
Aussi le même parti radical, qui avait songé dans son premier enivrement à faire illuminer, par les marchands du petit commerce parisien, en l’honneur d’un vote qui leur enlève la consommation de quelques millions que le mariage du prince eût jetés dans la circulation, a ensuite décommandé les lampions, et a décidé qu’on se contenterait d’une souscription pour offrir une médaille à M. de Cormenin.
SUR LA MÉDAILLE DE M. DE CORMENIN.—Cet honneur que l’on va rendre au spirituel pamphlétaire ne peut manquer d’être médiocrement agréable à MM. Arago, Dupont (de l’Eure), Laffitte, etc., momentanément éclipsés et relégués parmi les nébuleuses, pour se voir remplacés sur les autels de la République par M. le vicomte de Cormenin.
Cette souscription offre au parti l’occasion de compter son monde et de faire un nouveau recensement de ses forces.
C’est du reste, pour M. de Cormenin, une excellente spéculation que de se faire ainsi l’avocat d’office de l’économie et du désintéressement.—On comprend son silence à la tribune,—Verba volant.—Les paroles le voleraient—de tout ce que ses écrits lui rapportent.
A peine un homme aujourd’hui a-t-il paru à la surface, qu’on s’empresse de faire son buste, sa statuette, sa biographie,—toutes choses autrefois à l’usage exclusif des morts;—on l’immortalise d’avance et en effigie,—ou plutôt de ce moment on le considère comme mort et enterré; ses fossoyeurs prennent sa place, jusqu’à ce qu’ils soient à leur tour enterrés sous les couronnes.
La France aujourd’hui produit trop de grands hommes pour sa consommation,—elle craint d’être consommée par eux;—car on sait qu’en français—immortel est un des synonymes de mort.
Ce serait là une heureuse transition pour arriver à l’Académie,
dont j’ai quelques petites choses à dire,—si je n’avais encore à parler
du ministère qui s’en va et du ministère qui vient.
UNE VÉRITÉ.—Il faudrait enfin voir que dans toutes ces luttes,
dans ces guet-apens, dans ces combats, il n’y a qu’ambition et avidité;
que l’intérêt du peuple, le bien de la France, la liberté, le
patriotisme, etc., etc., ne sont que des armes avec lesquelles on
s’assomme de part et d’autre;—armes que le vainqueur a bien soin de
jeter après la victoire, pour n’en avoir pas les mains embarrassées à
l’heure du butin.
On comprendra alors que chaque chef de parti a la curée vendue d’avance à sa meute;—qu’il n’y a pas une partie, quelque petite qu’elle soit, des entrailles de cette pauvre France aux abois et éventrée, qui ne soit marquée et promise à quelqu’un des chiens haletants et affamés qui ont chassé et aboyé pour lui;
Que si trois chefs de parti arrivaient aux affaires ensemble,—il se trouverait au moment de la curée plus de bouches avides qu’il n’est possible de faire de morceaux.
L’ACADÉMIE.—Qu’allait donc demander M. Victor Hugo à l’Académie? Il reconnaît donc l’Académie? Il admet donc sa prétendue autorité littéraire, et il pense que la réputation d’un écrivain a besoin de sa sanction? Mais alors il fallait être conséquent: quand un orfèvre se propose de présenter ses ouvrages au contrôle de la Monnaie, il a soin de les mettre au titre qu’elle exige. M. Hugo a-t-il pensé à l’Académie en écrivant ses plus beaux livres? Pourquoi demander la voix de gens dont il n’a jamais cherché le suffrage? La révolte de M. Hugo ressemblait-elle donc à l’incorruptibilité de tant d’hommes politiques, qui n’a pour but et pour résultat que de les faire acheter plus cher?
Je comprendrais le besoin d’une sanction imposante pour un écrivain qui pourrait douter de lui-même et de son succès: mais aucune formule de la louange n’a manqué à M. Hugo.—Elle a trouvé moyen d’aller jusqu’à l’exagération,—quoiqu’il faille monter bien haut pour qu’une louange donnée à M. Hugo soit de l’exagération.
Vous voulez des honneurs? Bel honneur pour un poëte que d’être le quarantième d’un corps quelconque,—et surtout d’un corps dont vingt membres au moins n’ont aucune valeur ni aucune autorité.
Vous ressemblez à un de ces corsaires si redoutés des Anglais dans nos anciennes guerres maritimes,—qui aurait demandé un jour à être nommé lieutenant de vaisseau dans la marine royale,—pour son avancement.
Vous voulez des honneurs?—Vos honneurs, ô poëte! c’est de faire battre de jeunes et nobles cœurs au bruit de vos beaux vers;—c’est de faire répandre de douces larmes à cette femme si belle sous les lilas en fleurs, et lui traduire ces pensées confuses qui s’épanouissent dans son âme au milieu du silence et aux premiers rayons du printemps;—c’est de verser un baume salutaire sur les blessures du cœur; c’est de dire au pauvre tout ce que la nature lui a réservé de richesses gratuites.
Monsieur Hugo!—monsieur Hugo!—est-ce que votre royaume serait de ce monde?
Mon Dieu!—est-ce qu’il n’y a pas de poëtes?
Est-ce que tous ceux-là sont des menteurs qui disent en vers et en prose qu’ils aiment mieux les violettes que les améthystes,—les gouttes de rosée que les diamants,—le bandeau de cheveux bruns d’une jeune fille que le diadème des rois?
Est-ce qu’ils sont des menteurs ceux qui disent en si beaux vers qu’ils préfèrent la voûte étoilée du ciel aux plus riches lambris,—qu’ils ne reconnaissent de véritable grandeur que dans les merveilles de la nature,—qu’ils n’admirent aucune pompe royale à l’égal du soleil d’automne qui se couche dans son lit somptueux de nuages rouges et violets?
Est-ce qu’ils n’existent pas, ces hommes que j’ai tant aimés sans les connaître,—ces rois de l’intelligence qui trouvent dans leurs cœurs et dans leur génie des trésors qui les rendent si supérieurs aux rois de la terre?—est-ce que toutes ces belles pensées sont des mots et des phrases qu’ils vendent le plus cher possible, pour acheter, avec le prix qu’ils en retirent, tout ce qu’ils font semblant de mépriser?
L’Académie a repoussé M. Victor Hugo,—pour accueillir dans son
sein M. Flourens, médecin, et secrétaire de l’Académie des sciences.
M. Flourens n’est connu dans les lettres que par la nomination de l’Académie.
Les académiciens se défendent contre les reproches qu’on leur adresse, et citent des précédents qui constatent que le secrétaire de l’Académie des sciences a très-souvent été admis par l’Académie française.
Oui certes, messieurs,—mais les secrétaires de l’Académie s’appelaient alors, non pas Flourens, mais Fontenelle;—non pas Flourens, mais d’Alembert;—non pas Flourens, mais Condorcet;—non pas Flourens, mais Cuvier.
Le secrétaire de l’Académie des sciences était, dans ce cas-là, non pas un obscur savant, mais un grand écrivain,—sans en excepter Mairan, auteur plein de finesse et d’élégance.
Et d’ailleurs, messieurs des lettres, c’est de votre part une
grande humilité, car je n’aperçois pas que l’Académie des sciences ait
l’habitude de prendre des membres parmi vous.
M. Flourens était fort protégé par M. Arago.
M. Viennet a voté pour M. Hugo, malgré son antipathie contre le romantisme.—M. Viennet a agi en honnête homme et en homme d’esprit:—il aurait voulu, a-t-il dit, que l’Académie fît de temps en temps une élection littéraire, ne fût-ce que pour n’en pas perdre l’habitude.
L’avocat Dupin devait être partisan de la médiocrité;—il a voté pour M. Flourens.
M. Delavigne, l’écrivain chauffé, logé, nourri et indépendant du château, a voté contre M. Hugo.
M. Scribe, l’auteur d’une médiocre comédie, représentée le même jour au Théâtre-Français, a voté contre M. Hugo.
M. Royer-Collard,—ne trouvant pas, dans ses idées, M. Hugo un assez grand écrivain pour l’Académie, n’a pas cru cependant que M. Flourens lui dût être préféré, et il s’est abstenu.
Tous les gens qui n’ont pas écrit,—tous ceux qui ne devraient pas être de l’Académie,—ont voté avec frénésie pour M. Flourens;—leur enthousiasme pour ce médecin rappelle la reconnaissance du duc de Roquelaure pour ce seigneur sans lequel il eût été l’homme le plus laid de France.
MARIAGE DE LA REINE D’ANGLETERRE.—Quand régnait l’empereur Napoléon, il y avait toujours à la broche, au château, un poulet pour Sa Majesté, afin qu’elle n’attendît pas une minute quand elle demanderait à manger. Dès qu’on retirait un poulet, on en mettait un autre.
Il en est de même pour les princes de Cobourg:—on en tient toujours un à la broche très-tendre, tout plumé, tout rôti, tout bardé, tout prêt à épouser les reines d’Angleterre.
S’il y a dans le monde une position étrange, c’est celle du mari de
la reine d’Angleterre.
En effet, au renversement des lois divines et humaines, dans une semblable alliance, c’est l’homme qui doit soumission et obéissance à sa femme; la femme, protection à son mari.
L’acte de naturalisation qu’il a obtenu lui donne le titre de citoyen anglais et le fait sujet de sa femme.—Jolie situation que celle d’un mari dont la moindre infidélité peut être considérée comme une haute trahison,—et que sa femme a le droit de faire pendre pour incompatibilité d’humeur!
Aux termes des lois, jamais le prince Albert ne pourra commander les armées, jamais il ne pourra être conseiller légal de la reine, jamais il ne pourra siéger au parlement.
L’aristocratie anglaise lui a refusé la préséance sur les princes du sang royal.
Ses fils, s’il en a, et il en aura, ou il sera pendu,—marcheront devant lui dans les cérémonies. La chambre des communes a rogné l’allocation qu’on demandait pour lui.
Une femme indignée a dit à quelqu’un qui le défendait: «Vous avez beau dire, ce n’est jamais qu’un prince entretenu.»
Dans les discours qu’on lui a adressés, on ne lui a parlé que des enfants qu’il doit faire à la reine. Voici son humble réponse à l’adresse du maire et de la corporation de Douvres:
«Je joins mes prières les plus ferventes aux vôtres, afin que l’événement heureux qui vient de m’unir si étroitement à l’Angleterre soit suivi des résultats que vous désirez,—et je mettrai constamment mes soins et toute mon étude à répondre à vos espérances.»
L’ami de M. Walewski, qui lui avait conseillé d’inonder le
deuxième acte de sa comédie de traits d’esprit, est allé le trouver et
lui a dit: «Mon cher, vous devriez faire à Janin une réponse
spirituelle, mordante, une réponse sans réplique—enfin.»
On est allé voir pendant quelques jours la voiture de M. Guizot.
Les armes attirent beaucoup l’attention;—elles sont de celles qu’on
appelle armes parlantes;—elles se composent d’un aigle, d’un
oignon et d’un serpent;—on fait là-dessus bien des commentaires.
Une femme a dit: «Ce sont des armes pleurantes.»
L’artiste chargé de les peindre: «Il y a de l’oignon; l’aigle est forcé de se faire serpent.»
Voici une plaisanterie de l’avocat Dupin, après le rejet de la
dotation du duc de Nemours:
«Eh bien! le prince ira à Jérusalem épouser une Juive, il trouvera sa dot à Sion.»
L’amiral Duperré a dit, en parlant du vote de la Chambre: «Le ministère a reçu dans le ventre un boulet qui est allé se loger dans le bois de la couronne.»
La reine a appris le rejet de la dotation du duc de Nemours par le
duc d’Aumale,—qui est entré chez elle en disant: «Ma mère, ne vous
affligez pas, je suis riche pour deux.»
On parle beaucoup de l’adresse de deux bayadères de treizième ordre qui se sont fait donner quatre-vingt mille francs par la famille de deux jeunes gens de très-bonne maison, pour quitter Paris et l’Opéra, où elles gagnaient huit cents francs par an à montrer le soir un peu plus que leurs jambes, du reste fort médiocres.—Cela fait à peu près cent ans d’appointements.—On cite un mot plein de naïveté d’un des jeunes gens,—auquel son Almée disait, pour justifier son obéissance:
—On m’aurait mise en prison.
—En prison! s’écria le jeune homme;—nous ne sommes plus sous le régime du despotisme et du bon plaisir;—nous vivons sous un gouvernement constitutionnel.—Vive la Charte!
Bon jeune homme!
Le préfet de police, dans un accès de moralité,—avait, ces jours
derniers, défendu, dans quelques cercles de jeu qu’il autorise, la
bouillotte et l’écarté. Sur les instances de plusieurs députés dont
on croyait avoir besoin pour le vote de la dotation, l’ordonnance a été
rapportée.
La suppression du jeu et de la loterie n’est pas étrangère à la fièvre qui a ruiné tant de gens, depuis plusieurs années, sous prétexte d’entreprises par actions.
Il faut que les passions aient leur cours et leurs exutoires.
Il serait peu logique de supprimer les égouts en haine des ruisseaux;—c’est cependant la même chose.—Quelque inconvénient qu’eût le jeu public, il en avait moins que le jeu clandestin.
Le jeu est un instinct et un besoin chez beaucoup de gens; chassé de ses asiles, il s’est réfugié dans la politique et dans l’industrie;—au lieu d’y perdre des fortunes particulières, on y met et on y perd—le crédit, la fortune politique, la confiance et tous les intérêts du pays.
On fait beaucoup de moralité contre les vieux vices usés qu’on laisse pour en prendre d’autres.
L’opposition a cru faire un bon tour au gouvernement en limitant
le nombre de croix d’honneur dont il pourrait disposer chaque année:
elle s’est figuré par cet obstacle lui ôter un moyen d’influence, et
elle s’est trompée en cela qu’elle a fait précisément le contraire de ce
qu’elle voulait et de ce qu’elle croyait faire;—le ruban rouge allait
tous les jours se déconsidérant de telle sorte, grâce à la ridicule
profusion avec laquelle on le donnait!... Mais voyons d’abord avec
quelle libéralité les divers ministres qui passaient aux affaires se
l’offraient entre eux, en qualité de petit cadeau pour entretenir
l’amitié.
L’amiral Duperré est devenu grand-croix au mois de janvier 1831.
M. le baron Bignon a été nommé grand officier; M. Charles Dupin, commandeur; MM. Passy et Pelet (de la Lozère), officiers; M. Thiers, officier, et puis commandeur; MM. Sauzet et Teste, chevaliers.
Voici les avancements les plus remarquables par leur rapidité:
M. le duc de Broglie, officier en 1833, commandeur en 1834, grand officier en 1835, grand-croix en 1836.
M. Guizot, commandeur en 1833, grand officier en 1835.
M. Dupin aîné, officier en 1832, commandeur en 1833, grand officier en 1835, grand-croix en 1837.
M. de Montalivet, officier en 1832, commandeur en 1833, grand officier en 1835.
MM. d’Argout, Barthe et Persil ont eu le même avancement.
Au moment de sortir du ministère, dans les premiers jours de mars 1839, M. le lieutenant général baron Bernard a été nommé grand-croix; MM. Salvandy et Martin (du Nord), grands officiers; et M. Lacave-Laplagne, commandeur.
Mais la promotion la plus remarquable est incontestablement celle de M. le comte Molé, qui, de simple officier qu’il était, franchissant tous les grades intermédiaires, a été nommé grand-croix au mois d’octobre 1837, pendant qu’il était président du conseil.
Il serait trop long de parler de toutes les croix de la garde nationale, des croix données aux vaudevillistes,—de celles que l’on voit avec tant d’étonnement et si peu de prétexte à la boutonnière de certaines personnes que l’on rencontre, qu’aucune de leurs connaissances, comme d’un accord unanime, n’ose les en féliciter, dans la crainte de leur causer de l’embarras.
Le ruban rouge donc—allait tellement se déconsidérant, qu’entre les mains du gouvernement ce n’aurait bientôt plus été qu’une monnaie de billon avec laquelle on n’aurait pu payer que des objets sans importance et des bagatelles.
Les limites restrictives imposées par la Chambre ne peuvent manquer d’en élever le titre et de lui rendre un peu de valeur.
Quelques demoiselles ont inventé, pour le carnaval de cette année, une plaisanterie qui a beaucoup de succès et cause un scandale qu’il est presque impossible de réprimer.—Un dandy, un lion, est abordé au bal de l’Opéra par un domino—bien ganté, bien chaussé, masqué scrupuleusement,—en un mot, présentant tous les signes de la distinction.—On cause: le domino est spirituel, amusant; il laisse tomber quelques noms de la haute société;—le lion est le plus heureux des hommes; il demande et obtient avec peine une seconde rencontre pour le prochain bal.—Le domino, plus sémillant, plus ravissant encore que la première fois, finit par avouer son nom, mais après les serments, les paroles d’honneur les plus solennels du plus profond secret;—puis il donne une carte sur laquelle on lit le nom de madame de ***, ou de ***, ou de ***.
Plusieurs femmes, ainsi compromises, se sont crues obligées de rester chez elles et de recevoir le samedi, pour que leur absence du bal de l’Opéra fût bien constatée.
M. Thiers a fait donner à sa femme, par la reine d’Espagne, la croix de Marie-Louise;—cette croix donne la grandesse et des honneurs particuliers; la duchesse de Berry seule l’avait en France.—Le ruban est blanc avec un liséré violet, et se porte en bandoulière,—ceci a pour but et pour résultat de faire singulièrement enrager les bourgeoises du commerce de Paris.
On n’a obtenu des 221 les voix d’appoint pour le rejet de la dotation de M. de Nemours—qu’en promettant que M. Thiers s’entendrait avec M. Molé pour la composition d’un cabinet; M. Thiers l’a promis, et quelques innocents de la banque le croient encore.
TRAVAUX DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.—Cette grave question a été
posée dans les bureaux de la Chambre: Quel est l’animal extraordinaire
que forment trois d’entre nous? Le bœuf à vingt
cornes—(Lebœuf-Havin-Corne).
M. Litz, pianiste, a reçu des Hongrois un sabre d’honneur qu’il a
juré de ne tirer que pour la défense de la Hongrie,—et il court en ce
moment l’Allemagne, jouant du piano le sabre au côté.—M. Al. Dumas a
épousé mademoiselle Ida Ferrier;—les témoins étaient M. Villemain,—M.
de Chateaubriand,—M. Ch. Nodier—et plusieurs comtes dont le nom
m’échappe.—M. Victor Hugo prépare un volume de vers, et a présenté une
pièce au théâtre de la porte Saint-Martin.—Le Vautrin de M. de
Balzac est en pleine répétition au même théâtre.
M. Villemain, après le rejet de la dotation, sans discussion, a
dit: «Nous venons d’être étranglés par des muets.—C’est souvent le sort
des eunuques, a répondu un homme d’esprit.»
Le maréchal Soult a repris sa fluxion annuelle;—l’année dernière, elle a duré dix jours, pour lui laisser le temps de voir se débrouiller les choses.
On ne dit plus la famille, mais le haras des Cobourg.
M. Dupin a dit au roi: «Sire, voilà bien des ministères que vous me
faites commencer sans que j’en finisse jamais aucun.»
M. Kalkbrenner, le célèbre pianiste, donnait, un de ces jours
derniers, un grand dîner;—il crut devoir se transporter lui-même au
marché pour se procurer un beau poisson;—il en vit un comme on n’en
voit pas. «Combien le poisson?—Rien.—Comment, rien?—Il est vendu un
louis.—J’en offre deux. Impossible, c’est pour M. de
Rothschild.—Écoutez, ma bonne, quatre louis!—Non.—Eh bien! tâchez de
m’en trouver un autre avant quatre heures, voici mon adresse.—Quoi!
s’écria la marchande de poisson en lisant la carte,—vous êtes
Kalkbrenner?—emportez mon poisson.—Mais M. de Rothschild?—M. de
Rothschild s’en passera; un pianiste comme Kalkbrenner est au-dessus
d’un banquier comme Rothschild!» (Authentique, raconté par M.
Kalkbrenner lui-même.)—M. Paul F. a fait répandre le bruit dans les
maisons où il va d’ordinaire qu’il ne peut reconduire une femme en
voiture sans se rendre extrêmement dangereux.—Ses amis prétendent que
c’est pour n’avoir personne à reconduire, et faire une notable économie
de fiacres pendant son hiver.—Un seigneur étranger, ou plutôt un
étrange seigneur, a donné des coups de cravache à une femme du monde
avec laquelle il avait eu d’assez longues relations, et qui lui avait
fait de grands sacrifices.—Les hommes de la société, depuis ce temps,
lorsqu’il entre dans un club ou dans un cercle, se retirent et le
laissent seul,—pour lui apprendre à vivre en société,—etc., etc.,
etc., etc.
Quand un jeune musicien a obtenu, après de longues études, un premier prix qui l’envoie à Rome,—il s’abreuve à longs traits de la joie du succès.—On le reçoit à Rome dans un palais plus beau que celui du pape.—Là, on le garde trois ans dans le luxe et la mollesse; puis on le renvoie à Paris, où il trouve toutes les positions prises par des Italiens,—et où il traîne une existence misérable, donnant des leçons au cachet, ou copiant les manuscrits de ses heureux confrères en i.
Tandis qu’à leur retour de Rome également les peintres font des enseignes et les sculpteurs des portes cochères, les graveurs gravent sur de la vaisselle les armes nouveau-nées—de gros financiers, protecteurs éclairés des arts.
Ce n’est pourtant pas pour ceux que la munificence nationale traite avec tant de somptuosité à la villa Médicis que M. Debelleyme a fondé le dépôt de mendicité.
On sait cependant qu’une clause du privilége du directeur de l’Opéra-Comique, qui reçoit à ce sujet une grosse subvention, l’oblige de jouer le premier ouvrage de tout pensionnaire de l’Académie qui rentre en France.
Un des bons élèves de Lesueur, premier prix de Rome, vient de donner à Rouen, en désespoir de cause, un opéra (les Catalans) qui a obtenu un beau succès.—D’autres, moins tenaces, se découragent.—On en pourrait citer qui se sont, de guerre lasse, jetés dans l’industrie.
Pourquoi ne pas les faire commencer par là?—pourquoi les leurrer par des appâts menteurs,—si on croit devoir donner en France aux Italiens l’empire de la musique? (Le Conservatoire est dirigé par un Italien, et trois noms en i se font remarquer à l’Institut.)
Les femmes portent plus que jamais des tableaux pour broches à leur cou;—il en est d’une grandeur incroyable;—on choisit pour ces exhibitions des portraits de famille.—Dernièrement, du salon où j’attendais qu’une femme à laquelle je faisais une visite—fût en état de me recevoir,—j’ai entendu une femme de chambre qui disait: «Madame mettra-t-elle son grand-père ou son petit chien?»
Cette manifestation d’ancêtres est embarrassante pour une grande partie de l’aristocratie nouvelle,—dont la génération précédente a oublié de peindre les grands-pères, ou qu’il eût fallu représenter,—qui en cuisinier,—qui en garçon de caisse,—qui en marchand de vin,—qui en bonnetier, etc.
Je trouve singulier, du reste, cet usage de porter sur la poitrine, dans les bals et les fêtes, des portraits de personnages morts.—Cela donne aux femmes un petit air de catafalque médiocrement divertissant.
LES FEMMES.—I. Il y a déjà bien longtemps que les hommes et les
femmes vivent ensemble, et ils ne se connaissent point;—ils n’ont les
uns à l’égard des autres que des aperçus très-faux, ou du moins
très-vagues et très-incertains.
Ainsi, il y a à peu près cinq mille ans que les femmes font accroire aux hommes qu’elles sont faibles et délicates, et que, sous ce prétexte, elles leur imposent tout le travail et toutes les fatigues.
J’ai suivi dans le monde quelques femmes cet hiver,—et je puis affirmer que moi, espèce de rustre,—endurci par tous les exercices violents,—moi qui ai fait de longs voyages à pied, et de rudes traversées sur la mer,—il m’est tout à fait impossible d’accompagner plus de trois jours la plus faible, la plus grêle, la plus délicate, la plus mignonne, la plus vaporeuse des femmes. Deux nuits passées de suite m’attristent et m’abattent à un degré que je ne saurais dire; à la troisième nuit, j’ai l’air d’une ombre qui cherche un tombeau pour se reposer.
Et si, par une de ces soirées glaciales du mois de janvier, je m’étais avisé d’ôter ma cravate,—quel rhume, bon Dieu! et quel enrouement pendant trois jours!—Mais les femmes, décolletées, les unes trop, les autres davantage,—restent roses et fraîches en subissant des épreuves qui tueraient un portefaix en moins d’une semaine.
Les femmes sont immortelles,—mais à la manière d’Achille;—il n’y a qu’un point par lequel on peut les tuer.
Les femmes ne meurent pas plus de vieillesse que d’autre chose.—D’ailleurs, il n’y a pas de vieilles femmes.—La nature, on ne sait pourquoi, à une certaine époque de leur vie, déguise les femmes en vieilles femmes,—comme la fée enferme la belle princesse dans une hideuse peau d’âne.—Mais au dedans elles sont toujours jeunes;—elles ont les mêmes goûts, les mêmes plaisirs,—le même cœur.
La seule chose qui fatigue et qui tue les femmes, c’est l’ennui.—Jamais une femme n’est morte d’autre chose.—Si une vieille femme meurt, ce n’est pas parce qu’elle est vieille, ce n’est pas parce qu’elle a beaucoup vécu;—c’est parce qu’elle s’ennuie,—et parce qu’on la laisse s’ennuyer.—Donnez à Baucis des plaisirs, des fêtes, des amoureux, des amants,—amusez-la, elle se donnera bien de garde de mourir.
De leur côté, les hommes, pour se venger, ont fait croire aux
femmes que la beauté à leurs yeux consistait, non pas à avoir la taille
souple, svelte, élégante,—mais à avoir la taille plus mince que les
bras, plus mince qu’aucune des femmes de la connaissance de chacune
d’elles.
Que la beauté consistait, non à avoir un pied—mince, étroit, dans des proportions convenables à la taille; mais plus petit qu’aucun pied que l’on connaisse;—de telle sorte que lorsque les femmes, en voyant de ces informes souliers chinois,—disent: «Mais c’est horrible!»—elles lancent cet anathème avec moins de conviction que d’envie.—Ainsi trompées, les femmes, de temps immémorial,—se serrent les pieds et le corps, et se condamnent à d’effroyables et perpétuelles tortures.—L’une, du temps de la question, s’appelait la torture des brodequins. Les hommes les plus robustes ne pouvaient la supporter plus de cinq minutes sans défaillir. L’autre ne ressemble qu’au supplice infligé aux gens que l’on rompait, et qui causait la mort immédiatement.—On a renoncé à toutes deux, même pour les assassins et les parricides.
Le tout pour se montrer toute leur vie faites de telle façon,—qu’une femme mourrait de chagrin et son amant de dépit, si le soir elle se trouvait faite précisément comme elle s’est donné tant de mal pour le paraître tout le jour.
LES FEMMES.—II. Il y avait autrefois un endroit qu’on appelait la
maison. C’était l’empire de la femme.
Là, les femmes étaient à l’abri de tous les tracas et de tous les ennuis de la vie extérieure; elles ignoraient les lois du pays;—car dans la maison il n’y avait pas d’autres lois que leur volonté—à elles, reines absolues, reines par l’amour.
Si elles embellissaient la maison,—elles tiraient de la maison un charme indéfinissable;—tout ce que la maison,—cet asile sacré,—renfermait de paix, d’élégance, de tranquillité, d’amour et de bonheur, semblait s’exhaler d’elles—comme un parfum.
Dans la maison, au charme d’être belles elles joignaient celui plus puissant encore d’être belles pour un seul,—de se réserver pour lui,—d’être avares d’elles-mêmes pour lui,—tant elles comprenaient qu’elles étaient un trésor,—et le plus précieux de tous les trésors.
Mais aujourd’hui les femmes ont quitté la maison,—elles ont abdiqué leur noble et bel empire héréditaire, dans de fausses idées de conquêtes et d’agrandissement.
Et elles ont emporté avec elles toute la paix, tout le charme et tout le bonheur de la maison.
Et je leur dis,—comme le génie d’un conte de fée dit à la belle princesse qui s’éloigne:
«Retournez-vous, madame, et voyez derrière vous la maison qui s’écroule et n’est plus que ruines et décombres.»
LES FEMMES.—III. Ce que nous signalons est un plus grand malheur
qu’on ne le saurait exprimer,—et je plains à ce sujet les femmes plus
que je n’ose les blâmer.
Le métier d’honnête femme est devenu,—grâce à l’aveuglement des hommes,—le plus mauvais de tous les métiers.
Ce n’était pas assez qu’on donnât à une funambule, à une sauteuse, à une acrobate,—pour faire une exhibition publique de gros pieds et de cuisses maigres,—plus d’or vingt fois qu’on n’en donne à la plus belle et à la plus honnête des femmes pour tenir sa maison et élever ses enfants.
Ce n’était pas assez que tout le luxe,—qui est l’air des femmes, fût pour ces créatures;
Que, s’il vient à Paris un châle de l’Orient d’une beauté remarquable,—les marchands savent d’avance qu’une honnête femme n’y peut prétendre;
Que, si un diamant miraculeusement gros est envoyé de Golconde, il est trop beau pour une honnête femme, fût-elle princesse,—fût-elle reine;—qu’il est destiné au front banal ou au cou public d’une fille de l’Opéra.
Ce n’était pas assez de leur donner des diamants;—on leur a jeté des fleurs.
Ce n’était pas assez:—les poëtes leur adressent leurs vers,—les journalistes écrivent que leur départ est un malheur public;—on vante une décence, un esprit qu’on imagine pour elles;—on les recherche, on les fête, on les honore;—on a même renoncé à les entretenir, pour ne pas blesser leur susceptibilité;—on leur fait la cour, on les séduit,—on les épouse.
(Je ne parle pas de l’exagération de respect de ceux qui se font entretenir par elles.)
On a épuisé pour les louer tout l’écrin poétique;—il ne reste pas un mot à dire à une honnête femme—qui n’ait déjà servi à trois ou quatre sauteuses.
Aussi les femmes les envient et tâchent de leur ressembler.—Sous prétexte des Polonais, elles ont vendu publiquement dans les bazars établis chez le comte Jules de Castellane; sous prétexte des pauvres, elles ont chanté publiquement dans les églises.
Cela était bien quelque chose:—elles avaient montré, sinon le talent, du moins l’effronterie des chanteuses;—mais il leur fallait un théâtre,—un vrai théâtre,—où elles pussent combattre leurs rivales sur leur propre terrain;—il leur fallait cette rampe magique qui prête tant de charmes—que la plus laide des actrices a plus d’amoureux que la plus belle femme du monde.
Ce but de tous leurs vœux est enfin atteint:—c’est encore chez M. de Castellane que la chose a été décidée.—L’hôtel Castellane est une sorte de jeu de paume à l’usage des femmes.
Sous le prétexte un peu usé des mêmes Polonais, des femmes du monde vont jouer la comédie et chanter l’opéra sur le théâtre de la Renaissance! et cela sera public, et on ouvrira les bureaux—et qui voudra entrera.
Tout l’empire romain fut saisi de honte quand l’empereur Néron descendit dans le cirque.
Je sais bien que ce que je dis là va m’attirer des lettres toutes pleines de dédain,—où l’on me dira,—comme on m’a déjà dit, à l’occasion de certains de mes livres:
«Vous êtes un sauvage,—toutes ces choses dont vous vous blessez sont les choses les plus simples;—elles vous choquent, parce que vous n’allez pas dans le monde; tout vous étonne, parce que vous n’avez rien vu, etc., etc.»
Il faut, pendant que j’y pense, que je réponde à cela et à quelques autres choses.
RÉPONSES.—J’aurais depuis cinquante ans l’avantage d’être dans le monde,—avantage que je partagerais avec un grand nombre d’imbéciles de votre connaissance, madame, que je ne me soumettrais à rien de ce qui m’arriverait douloureusement au cœur;—et je vous avoue qu’il me serait entièrement impossible d’être amoureux à ces conditions.
Je ne vais pas non plus chez les anthropophages,—et cependant je crois avoir le droit de blâmer leur habitude de manger les voyageurs.
De la fleur que tu sens, de l’air que tu respires,
Qui s’embaume dans tes cheveux;
Du bel azur du ciel que contemplent tes yeux.
De son premier rayon venant teindre d’opale
Tes rideaux transparents.
Que ton œil cherche en vain tout blotti sous sa tente
D’épine aux rameaux blancs.
Dans un coin reculé de la forêt déserte,
Gardant, sur son velours, l’empreinte de tes pieds.
J’aurais été jaloux du tissu qui te touche;
Qui te touche et te cache,—ô trésors enviés!
Sur ton front eût osé poser,
Et de l’eau de ton bain t’embrassant tout entière,
Tout entière d’un seul baiser.
Il va sans dire que je n’aurais pas aimé voir jouer la comédie sur le théâtre de la Renaissance à celle à qui ces vers sont adressés.
Quelques personnes m’écrivent des injures vagues sans signature;—on en a allumé mon feu tout cet hiver;—une lettre de ce genre était signée,—l’adresse était jointe à la signature:—M. Ducros, rue de Louvois, 2.—Je crus devoir une visite à l’auteur.—M. Ducros me dit n’être pas l’auteur de la lettre.—Beaucoup me félicitent et me témoignent une sympathie dont je suis fort reconnaissant et fort encouragé.—Quelques-uns, au nom de la liberté, me défendent de plaisanter sur certains sujets;—ceux-là voudront bien avoir pour moi l’indulgence que j’ai pour eux, et me permettre d’être amusant comme je leur permets de ne l’être pas.—C’est, du reste, avouer peu adroitement, selon moi, que la guerre qu’ils font contre le despotisme a moins pour but de le renverser que de le conquérir.—Un autre m’a écrit que j’étais vendu à l’or du château.—Oh! oh!—cela vient de ce que je parle en termes polis du roi, le seul homme de France qui ne puisse pas demander raison d’une insulte, et de la reine, qui est une femme, absolument comme s’ils étaient de simples particuliers.—Hélas! mon bon monsieur, je ne serai, pour vous être agréable, ni manant, ni grossier, ni mal élevé.—L’or que je reçois du château se résume en ceci:—Le roi a pris aux Guêpes un abonnement d’un an,—comme vous, mon bon monsieur;—c’est douze francs sur lesquels, après que j’ai payé le marchand de papier,—l’imprimeur,—le clicheur,—le brocheur,—les commis, etc.,—et après que j’ai donné à mon éditeur la part qui lui revient, il me reste précisément trois francs pour me corrompre pendant un an.
Avril 1840.
Avénement des hommes vertueux au pouvoir.—Le roi.—M. Thiers.—Le Journal des Débats.—Le grand Moniteur et le petit Moniteur.—Le Constitutionnel.—Le Messager.—Le Courrier français.—Sonnez cors et musettes.—Les moutons roses.—Lettre du maréchal Valée.—M. Cubières.—M. Jaubert.—M. Pelet de la Lozère.—M. Roussin.—M. de Rémusat.—M. Vivien.—M. Cousin.—M. Gouin.—M. Molé.—M. Soult.—Remarquable invention de M. Valentin de la Pelouze.—M. Lerminier.—La Revue de Paris.—La Revue des Deux-Mondes.—M. Buloz.—M. Rossi.—M. Villemain.—Les Bertrand.—Le quart d’heure de Rabelais.—La curée.—Expédients imaginés par la vertu.—M. de Balzac.—Vautrin.—M. J. Janin.—M. Harel.—M. Victor Hugo.—Soixante-quatre couteliers.—M. Delessert.—Le ministère et le fromage d’Italie.—M. Cavé.—Madame de Girardin.—M. Laurent, portier et directeur du Théâtre-Français.—Deux cordons à son arc.—M. de Noailles.—M. Berryer.—M. Barrot.—M. Bugeaud.—M. Boissy-d’Anglas.—M. Lebœuf et madame Lebœuf.—M. F. Girod de l’Ain.—M. Mimaut.—Me Dupin.—M. Demeufve.—M. Estancelin.—M. Chasseloup.—M. Bresson.—M. Armand.—M. Liadières.—M. Bessières.—M. Daguenet.—M. Fould.—M. Garraube.—M. Pèdre-Lacaze.—M. Poulle.—M. Lacoste.—M. F. Réal.—M. Bonnemain.—Les sténographes affamés.—M. Desmousseaux de Givré.—M. de Lamartine.—M. Etienne.—M. Véron.—Croisade contre les Français.—Noms des croisés.—M. Thiers, roi de France.—Abdication de S. M. Louis-Philippe.—M. Garnier-Pagès.—Les Français sont décidément trop malins.—Un apologue.—Affaire de Mazagran.—M. Chapuys-Montlaville plus terrible que les Arabes.—Bons mots d’icelui.—Musée du Louvre.—Ce que représentent les portraits.—Qu’est-ce que la couleur?—M. Delacroix.—Portrait d’un chou.—Portrait d’un nègre.—La garde nationale.—M. Jacques Lefebvre.—La femme à barbe.—Souscription pour la médaille de M. de Cormenin.—Le sacrifice d’Abraham.—Le supplice de la croix.—Profession de foi.—Rapacité des dilettanti.—M. Bouillé.—M. Frédéric Soulié.—A. Dumas.—Madame Dudevant.—M. Gavarni.—M. Henri Monnier.—Abus que fait le libraire Curmer de quelques écrivains.—Protestation.—Les dames bienfaisantes.—Le printemps du 21 mars.
. . . . . . . . .
...Ac toto surget gens aurea mundo.
Pardon si je parle latin.—Mais l’avénement de tous ces hommes vertueux—me reporte malgré moi à ceux que j’ai admirés en thème,—et d’ailleurs c’est surtout en fait de louanges que
Mais le lecteur français veut être respecté.
Et je n’oserais dire en français: l’enthousiasme et les transports frénétiques et presque érotiques des plus vieux et des plus indépendants carrés de papier—qui s’intitulent eux-mêmes, ainsi que je l’ai déjà signalé, organes de l’opinion publique.
Mais, procédons par ordre dans le récit épique que nous avons à faire.
Nous avons raconté avec quelle naïveté le ministère Soult-Duchâtel,
etc., dit du 15 mai, s’était laissé renverser.
Tout le temps qu’il avait duré, les journaux, amis, alliés, associés, et compères de M. Thiers, s’étaient fort attendris sur la misère du peuple,—sur notre humiliation à l’étranger,—sur la cherté du pain,—sur la pluie,—sur la gelée,—sur tout.
Tout allait mal;—il fallait tout changer:—administration à l’intérieur,—politique à l’extérieur;—c’était vraiment un gouvernement et un pays à refaire. On traitait le roi lui-même fort lestement;—c’est un courage peu dangereux dont les journaux aiment à faire parade, et qui leur donne, vis-à-vis d’une partie de leurs abonnés, un certain air matamore et sacripant qui leur sied à ravir.
Le roi Louis-Philippe était appelé ironiquement—gouvernement personnel—pensée immuable—couronne—trône—haute influence—quelqu’un—haut personnage.—M. Thiers, de son côté, était un gaillard qui avait dit au roi son fait en plus d’une circonstance, et qui ne rampait pas avec les courtisans, et chez lequel, dans l’intimité, on appelait le roi papa Doliban.
Pendant tout ce temps, pour les journaux ministériels—les Débats—le grand et le petit Moniteur, etc., tout allait le mieux du monde;—la pluie et la gelée arrivaient à propos;—ceux qui voulaient renverser le ministère étaient des brouillons et des agitateurs ennemis du pays.
Mais, le ministère Soult renversé, lorsque le roi manda M.
Thiers,—dès le lendemain les journaux avaient changé de langage,—les
imprimeurs avaient retrouvé dans leurs casses les deux lettres
proscrites: S. M.—M. Thiers, mandé par le ROI,—s’était rendu AUX
ORDRES de Sa Majesté.
Et enfin, le 1er mars 1840,—une ordonnance du roi, insérée au Moniteur, apprit à la France qu’elle était gouvernée par un nouveau ministère dont voici la composition:
Présidence du conseil et ministère des affaires étrangères,
M. THIERS.
Ministère de la guerre,
M. THIERS, sous le nom de M. DE CUBIÈRES.
Ministère des travaux publics,
M. THIERS, sous le nom de M. JAUBERT.
Ministère des finances,
M. THIERS, sous le nom de M. PELET DE LA LOZÈRE.
Ministère de la marine,
M. THIERS, sous le nom de M. ROUSSIN.
Ministère de l’intérieur,
M. THIERS, sous le nom de M. DE RÉMUSAT.
Ministère des cultes et de la justice,
M. THIERS, sous le nom de M. VIVIENE.
Ministère du commerce,
M. THIERS, sous le pseudonyme ridicule de M. GOUIN.
Le Constitutionnel,—le Courrier Français,—le Messager, le
Siècle, entonnèrent la trompette—et dirent en faveur du nouveau
ministère—précisément ce que les journaux amis du 12 mai disaient en sa
faveur.—Ceux-ci mirent en avant, contre le ministère Thiers, juste ce
que les amis de ce ministère avaient dit contre le ministère
Soult,—absolument dans les mêmes termes—et sans y changer une virgule.
Les trompettes chantèrent alors—comme je le faisais au commencement du présent chapitre—la fameuse églogue de Virgile à Pollion:—Les hommes vertueux arrivent aux affaires—le vertueux Barrot et sa vertueuse phalange donnent leur appui au vertueux Thiers.
«Pollion, c’est sous ton consulat que tout ce bonheur nous sera donné:—la terre prodiguera les fruits sans culture;—il n’y aura plus besoin de teindre la laine--nec varios discet mentiri lana colores,—le bélier se fera un véritable plaisir d’être naturellement vêtu d’une toison jaune ou rouge, au gré des personnes,—les agneaux se promèneront dans les prairies tout accommodés aux petits oignons,—et on pourra prendre sur les moutons des côtelettes immortelles et cuites à point, qui se renouvelleront sans cesse comme le foie de Prométhée sous le bec recourbé du vautour.»
Je ne vous cacherai pas que d’abord je pris au pied de la lettre toutes ces belles choses—et que je me dis:—Ma foi, c’est fort à propos qu’il en soit ainsi,—car, réellement, les essais du gouvernement constitutionnel n’ont pas été heureux jusqu’ici;—il est temps que la nation se repose des tiraillements auxquels elle est en proie depuis tant d’années—et ce que ces messieurs lui annoncent de bonheur et de félicité—elle ne l’aura pas volé.
Ce qui surtout causait ma confiance,—c’était, je l’avouerai, l’air tout à fait bonhomme, et patriarcal de ces messieurs des journaux;—ils étaient si sévères pour les ministères précédents, ils avaient fait tant de si longs articles sur les malheurs du pays;—ils étaient eux-mêmes si désintéressés, si vertueux!
Il est vrai qu’ils n’avaient pas toujours parlé aussi favorablement de M. Thiers.—A rechercher dans leurs colonnes un peu antérieures,—on trouverait, accumulées contre lui-même, toutes les injures adressées depuis et avant lui aux autres ministres,—ce qui parfois me ferait croire—que les injures et les malédictions s’adressent tout simplement aux détenteurs du pouvoir, des places et de l’argent, quels qu’ils soient.
PARENTHÈSE.—A ce sujet—je remarque que les journaux ont fait une
chose sage et savante d’agrandir leur format—de se faire imprimer le
plus mal possible avec des têtes de clous sur du papier sale, mou,
facile à déchirer et un peu infect,—de telle sorte qu’on ne les garde
jamais, car ces feuilles de papier, arrivant incessamment et
invinciblement tous les matins, ont bien vite encombré les
cartons—débordent et vous chasseraient de la maison envahie par eux en
moins d’un an, si on n’avait soin de les consacrer a toutes sortes
d’usages domestiques.
D’ailleurs, les conservât-on, qui aurait la force, le temps, la patience et le courage de feuilleter et de chercher parmi toutes les choses insignifiantes dont ils se remplissent avec une perfide adresse—la phrase ou le fait dont on a besoin?—L’odeur du papier serré encore humide combiné avec l’odeur de l’encre de l’imprimerie—a quelque chose d’étrangement nauséabond et je dirai même vénéneux, qui à la fois débilite l’estomac et irrite les nerfs: que le bruit et le mouvement du papier que l’on déploie et que l’on feuillette et la difficulté de lire une impression serrée, pâteuse et confuse achèvent d’exaspérer.
Je m’en rapporte à ceux qui, comme moi, ont eu quelquefois l’audace d’entreprendre un semblable travail.
De telle sorte qu’il devient, grâce à cette savante manœuvre, presque impossible de constater les inconséquences, les contradictions et les palinodies des hommes politiques et des journaux eux-mêmes.
Cela serait bien moins commode pour eux, si une bonne loi,—que l’on pourrait substituer aux fameuses, terribles, exaspérantes, impopulaires et impuissantes lois de septembre,—les obligeait à adopter le format des livres,—et à s’imprimer sur beau papier, en caractères neufs et bien lisibles.
Ces chers journaux donc, comme je vous le disais, avaient chacun en
leur temps attribué à M. Thiers, avec force invectives, tous les maux
dont aujourd’hui, selon eux, le même M. Thiers peut seul délivrer la
France.
Il est réellement fâcheux de voir toutes les vertus dont ledit M. Thiers se trouve si abondamment orné—exposées au souffle impur du pouvoir;—car je ne lui donne pas trois mois pour qu’une partie de ses plus terribles enthousiastes découvrent en lui tous les vices, tous les défauts, tous les forfaits reconnus chez les ministres précédents,—et à plusieurs reprises chez lui-même.
En effet, voyez un peu dans nos numéros précédents,—car les Guêpes, entre autres audaces, ont eu celle de s’exposer au danger évité si soigneusement par toutes les feuilles périodiques:—on peut les relire;—voyez dans le numéro de décembre les engagements pris par M. Thiers envers les dictateurs de ces divers organes de l’opinion publique.
Voyez dans le numéro de mars—ce que nous disons—qu’il a été promis plus de morceaux qu’il n’est possible d’en trouver dans la France, quelque menu qu’on la hache.
Et vous comprendrez tout ce qu’il va y avoir, sous peu de temps, de mécontents, d’incorruptibles,—de leurrés, de vertueux ennemis pour ce même M. Thiers porté si haut aujourd’hui.
UNE LETTRE DU MARÉCHAL VALÉE.—Je crois bon de couper cette sorte de discussion, plus sérieuse que je ne le voudrais, par un intermède assez divertissant dû à une nouvelle saillie du maréchal Valée, qui continue à faire en Afrique tout simplement ce qui lui plaît.
Comme il était question d’envoyer là-bas un général avec un commandement supérieur,—il écrivit au général Schneider:
«..... Envoyez en Afrique qui vous voudrez, pourvu que ce ne soit pas ce..... de Cubières.»
Or, pendant que le maréchal écrivait sa lettre,—le ministère du 12 mai était renversé,—et la lettre, adressée à M. le ministre de la guerre, fut décachetée et lue par M. de Cubières lui-même,—qui eut l’esprit de la montrer à ses amis et d’en rire avec eux.
Les vertus de M. Thiers jetèrent tout d’abord un si vif éclat,—que
personne ne se trouva qui ne se hâtât de répudier ses antécédents, ses
convictions avouées et proclamées pour se ranger sous sa bannière. Le
Courrier français inventa le mot commode de défection honorable; les
deux Revues, la Revue de Paris et la Revue des Deux-Mondes,
soutenues et choyées par M. Molé,—s’étaient données à M. Soult—et se
donnèrent à M. Thiers;—quelques écrivains alors s’en retirèrent.
Mais ils ne tardèrent pas à être remplacés par des gens avides de contribuer à l’œuvre de régénération qui allait s’accomplir.
M. Lerminier,—dont la défection a le malheur d’avoir eu lieu avant que le rigide Courrier français imaginât d’accoler à ce synonyme de trahison l’épithète d’honorable,—n’était, comme on sait, qu’une triste et malheureuse invention de M. Villemain;—il se hâta de devenir l’organe de M. Cousin et de se charger de la rédaction politique de la Revue de Paris.
Celle de la Revue des Deux-Mondes—fut sollicitée et obtenue par M. Rossi, dont nous avons raconté l’histoire avec de convenables et curieux détails,—et qui doit son élévation récente au ministère du 12 mai.
Plusieurs autres journaux, qui croyaient à la durée du ministère Soult—ou à un retour du ministère Molé,—et qui avaient jugé prudent de se déclarer contre M. Thiers,—ont soin aujourd’hui de ne pas se compromettre davantage,—et ne disent pas un mot des affaires.—Ils ont découvert un intérêt inusité dans la guerre que font les Anglais aux Chinois;—ils remplissent leurs colonnes avec quelques assassinats,—quelques paricides; les histoires d’araignées mélomanes et de veaux à deux têtes reparaissent.—Quelques écrivains voient avec surprise le compte rendu d’ouvrages déposés à la rédaction depuis un an sans qu’on en ait dit un mot.
On attend, l’arme au bras, les avances du nouveau pouvoir.
Qui déjà cependant,—le malheureux qu’il est, va avoir un quart d’heure de Rabelais assez difficile à passer avec ses amis—associés et Bertrands divers.
Or, il est très-facile de renverser un ministère,—grâce à
l’invention récente des coalitions,—par laquelle les partis et les
hommes les plus inconciliables et les plus antipathiques se réunissent
contre celui qui est aux affaires.—De telle sorte que, de quatre partis
à peu près qu’il y a à la Chambre des députés:—les légitimistes,—les
républicains,—la gauche—et les conservateurs,—comme il ne peut y en
avoir qu’un au pouvoir à la fois,—à peine celui-là, quel qu’il soit, y
est-il arrivé, qu’il a immédiatement les trois autres contre lui,—et
que ceux mêmes de son parti dont le désintéressement ne se croit pas
convenablement payé,—et le désintéressement est fort avide
aujourd’hui,—imaginent une nuance pour un nouveau drapeau et se
réunissent à ses adversaires.
La chose une fois inventée et son succès constaté, il n’y a aucune raison pour que cela finisse, et on doit penser qu’il en sera toujours ainsi jusqu’à la consommation des siècles.
Aussi, quand on a renversé un ministère, n’a-t-on fait de la besogne que la partie la plus insignifiante. Il faut conserver la place que l’on a conquise; et je déclare qu’il n’y aura plus dans toute l’existence de la monarchie constitutionnelle un ministère qui aura un an de durée.
LE QUART D’HEURE DE RABELAIS.—LA CURÉE.—LA VERTU EMBARRASSÉE.—Le
pouvoir forcé,—il fallait donner la curée,—mais, tout vaincu qu’il
était, le pouvoir faisait tête à ses assaillants et ne voulait pas se
laisser arracher—les fonds secrets—jecur et viscera;—c’était une
nouvelle bataille à gagner.
La situation du parti vertueux n’était pas très-facile en outre—à cause de sa composition.—M. Cousin, chef de l’école panthéiste, à la tête de l’Université, n’était pas, aux yeux des rigoristes, une chose d’une grande convenance.
Ces rigoristes s’étonnaient aussi de voir M. Vivien à la tête de l’administration des affaires ecclésiastiques, lui qui a publié un Code des théâtres et le Mercure des salons, journal des modes.
Quelques associés étaient de leur côté également embarrassants à cause du peu de sérieux de leurs antécédents.
Le Constitutionnel, le plus ferme appui de M. Thiers, est dirigé par M. Véron, le plus habile directeur qu’ait eu l’Opéra,—et par M. Etienne, auteur de Joconde et autres pièces à ariettes,—membre du Caveau et d’une foule de sociétés chantantes et buvantes.
Le Courrier français n’est connu que par la protection qu’il accorde à une danseuse maigre.
M. Barrot s’était élevé avec violence contre les fonds secrets, et, en 1837, il avait dit hautement qu’ils n’étaient bons qu’à enfanter la corruption.
On remplirait cent volumes semblables à celui-ci, en petit-texte, des phrases plus ou moins sonores et retentissantes qu’avaient commises depuis dix ans, contre les fonds secrets, les plus fermes appuis du nouveau ministère.—Et il fallait cependant demander et obtenir les fonds secrets—Les molosses vainqueurs s’impatientaient et semblaient prêts déjà à se retourner contre les chasseurs.
EXPÉDIENTS IMAGINÉS PAR LA VERTU.—Premier
expédient.—D’abord—on ne parlera plus de fonds secrets—la vertu n’a
pas besoin de moyens aussi ténébreux;—on ne demanda pas un million cinq
cent mille francs comme le ministère Molé, on ne demanda pas douze cent
mille francs comme le ministère Soult.
Un ministère parlementaire—représentant le vœu et les intérêts du pays, un cabinet, réelle expression de la majorité—un cabinet vertueux n’a pas besoin d’avoir la corruption et la subornation pour auxiliaires.
Et si on demandait un mauvais million—ce n’était pas qu’on en eût besoin—ni qu’on voulût en faire un moindre usage, c’était simplement pour obtenir de la Chambre une marque de confiance qui constatât la majorité. C’est pour cela qu’on ne tenait pas à la somme: un million était un compte tout rond dont probablement on ne saurait que faire.
Le mot trouvé—il fallait mériter la confiance qu’on demandait—et on se mit à faire des choses vertueuses.
Deuxième expédient.—La première chose vertueuse fut faite à l’occasion de Vautrin, de mon ami M. de Balzac. Je n’ai pas vu la pièce de M. de Balzac;—j’étais en Normandie quand on en a donné la première et dernière représentation.
Il paraît que c’est quelque chose dans le genre de Robert-Macaire,—plus le talent de M. de Balzac.—La critique s’en émut;—mon autre ami Janin en fut surtout indigné: il fit une catilinaire contre l’auteur.—O tempora, ô mores!—Il se récria contre les exemples et les entraînements du théâtre. Il était impossible de voir la pièce M. de Balzac sans se sentir comme un germe de crime dans le cœur;—lui-même, Jules Janin, a eu besoin de toute l’énergie et de toute la force de caractère qu’on lui connaît—pour ne pas dévaliser quelque passant en rentrant chez lui, rue de Vaugirard.—Le Constitutionnel et le Courrier français, accoutumés aux nudités de l’Opéra, se déclarèrent scandalisés par la représentation de Vautrin;—le National, apôtre de la liberté, demanda à quoi servirait la censure.
Alors M. de Rémusat défendit qu’on continuât de jouer la pièce:—la presse tout entière applaudit;—les dames, qui vont se décolleter au profit des Polonais sur le théâtre de la Renaissance, louèrent fort la mesure;—M. Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, qui avait cru pouvoir faire des dépenses pour une pièce d’un auteur célèbre, autorisée par la censure,—déposa son bilan;—M. Victor Hugo, qui avait applaudi la pièce, fit, nous a-t-on assuré, une démarche inutile pour obtenir qu’on rapportât l’ordonnance,—et dit: «On ôte le crime à la tragédie et le vice à la comédie;—les auteurs s’arrangeront comme ils pourront.
Il y a une sottise de la critique que nous nous permettrons de
constater en passant:
«Comment mener à une semblable pièce sa femme ou sa fille.»
Mes chers amis du feuilleton,—qu’avez-vous fait de votre érudition dramatique? Et vous, chers bourgeois, où avez-vous pensé qu’en menant vos filles au théâtre vous pourriez économiser les chaises de l’église et les leçons de la pension?—Quelle est la pièce où l’on pourrait conduire sa femme ou sa fille à votre point de vue de rigorisme?—Corneille et Racine représentent sans cesse l’adultère et l’inceste, et emploient tout leur talent à nous attendrir sur Jocaste et sur Phèdre;—Molière rit du mariage et de la paternité,—les beaux rôles chez lui sont remplis par des femmes qui trompent leurs maris, par des fils qui volent leur père;—et les maris trompés et les pères volés, Molière ne les trouve pas encore traités suivant leurs mérites;—il les bafoue, il les ridiculise de toutes les manières.
D’après cela il est évident que, sous le ministère de M. Thiers, le théâtre sera chargé de moraliser la nation,—et on y conduira les pensions le jeudi.
O ministère!—ô feuilleton!—ô bourgeois! il appartient bien à une époque de corruption comme la nôtre de faire ainsi la bégueule et la renchérie? Mais je défie M. de Balzac d’avoir mis dans son Vautrin la centième partie des choses infâmes qui se font chaque jour dans la politique et dans le commerce.
Il n’y a que des filles entretenues pour avoir des exagérations de pudeur;—j’en ai vu une qui, fourvoyée, je ne sais comment, dans une maison honnête,—répondit à un homme qui faisait l’éloge de sa main: «Monsieur, pour qui me prenez-vous?»
Troisième expédient.—Le succès obtenu par M. de Rémusat devait
fort encourager le cabinet vertueux. On fit une descente chez tous les
couteliers et on saisit les couteaux qu’il plut aux agents chargés de
l’exécution de considérer comme ayant un rapport plus ou moins éloigné
avec des poignards, et on mit soixante-quatre couteliers en accusation.
C’est donc une chose bien terrible qu’un couteau-poignard!—Mais oui, absolument comme un couteau de table.
M. Delessert, encore aujourd’hui préfet de police, était dérangé par le bruit que faisaient des piqueurs qui sonnaient de la trompe de chasse dans un cabaret voisin de la préfecture de police;—il défendit la trompe de chasse dans Paris,—mais il permit, par omission, la trompette, le cornet à piston, la clarinette, le serpent, etc., etc., etc.—Le couteau-poignard n’a pas jusqu’ici obtenu la préférence des assassins;—les instruments de cordonnerie, de menuiserie, de sellerie, ont tour à tour servi aux malfaiteurs.—Louvel s’est servi d’un poinçon;—Lacenaire affectionnait le tirepoint;—d’autres préfèrent le marteau.—Une femme a été dernièrement étranglée avec une jarretière; pourquoi ne défendrait-on pas les jarretières?—Une autre femme a fait manger son enfant par des porcs, et les porcs sont tolérés!—Si le ministère savait cela, il prohiberait le fromage d’Italie.
Un philosophe mourut pour avoir avalé de travers un grain de raisin.—O cabinet prévoyant! vous avez six mois devant vous pour faire arracher les vignes.
Voici d’autre part ce qui arrive à Paris à propos d’armes.—Il est
défendu de porter des armes sous peine de quinze francs d’amende.
Le bourgeois timide obéit à la loi;—le voleur, qui s’expose en l’attaquant à la peine de mort, se soucie peu d’encourir en sus les quinze francs d’amende.
Si les voleurs et les assassins avaient le cœur un peu bien situé, ils feraient une rente à la police en reconnaissance des services que leur rend l’exécution de cette ordonnance.
Pour moi,—je demeure dans un quartier désert, et je rentre tard;—je prendrai la liberté d’être armé—jusqu’au moment où il sera parfaitement établi que, grâce à la surveillance de la police, on aura été un an sans arrêter, dépouiller, assommer ou noyer quelqu’un.—Mais tant que j’aurai un louis dans ma poche, je m’exposerai aux quinze francs d’amende de la police pour ne pas le laisser prendre;—c’est un bénéfice net de cinq francs.
M. de Balzac et soixante-quatre couteliers sacrifiés—n’établissaient pas encore suffisamment la vertu du cabinet.—M. Cavé fut désigné comme victime, et le Constitutionnel comme sacrificateur.—On assure même que, pour exciter son zèle, on lui promit la place de directeur des Beaux-Arts, comme on donnait autrefois la chair de la victime aux anciens pontifes.
En vain M. Cavé avait offert en holocauste à M. Thiers et à sa grandeur imminente madame de Girardin et l’École des journalistes.
Le Constitutionnel porta de graves accusations;—on fit circuler contre lui des mots attribués à M. Thiers.
L’existence de M. Cavé menacée a fait comprendre à ses amis et à ses protégés qu’il fallait se hâter.
M. Buloz, directeur de la Revue de Paris et de la Revue des Deux-Mondes, tout en passant sous le drapeau de M. Thiers,—s’est cependant dépêché d’aplanir les difficultés que trouvait son projet d’être à la fois directeur et commissaire royal du Théâtre-Français.—Il a donné le titre de régisseur général à M. Laurent, qui jusqu’ici, et depuis fort longtemps, se contentait du titre et des fonctions modestes de portier au même théâtre.
Alors s’est engagée la grande bataille pour la conquête des fonds
secrets.
GRANDE BATAILLE DES FONDS SECRETS.—Les troupes de M. Thiers se
composaient, outre son armée connue, de plusieurs troupes auxiliaires,
telles que M. Barrot et ses vertueuses phalanges.—On comptait aussi sur
la droite, qui avait donné un coup de main utile pour renverser le
ministère Soult, et sur M. Berryer, dont nous avons déjà signalé les
sympathies pour M. Thiers.
Mais le parti légitimiste se rassembla chez M. de Noailles,—et là on établit que, si M. Barrot oubliait la rue Transnonain,—M. Berryer devait se souvenir de la trahison de Deutz et de la captivité de Blaye;—que, sans se faire philippiste, il était de la dignité et de l’honneur du parti de rester conservateur, et qu’en conséquence on refuserait tout appui à M. Thiers, non-seulement pour le vote des fonds secrets, mais encore pour tout ce qu’il pourrait demander à la Chambre.
M. Thiers avait contre lui la droite et les 221; mais combien sont
les 221?
Quand on se rangea en bataille, les 221 se trouvèrent n’être que 195.
M. Thiers, qui avait suffisamment flatté la gauche et le parti
révolutionnaire dans ses discours, et qui ne pouvait plus compter sur la
droite et le parti légitimiste, écrivit soixante deux billets à
soixante-deux deux cent vingt et un,—ou députés conservateurs,—pour
leur dire confidentiellement: «Les agaceries à la gauche sont une
nécessité gouvernementale:—vous savez que je suis conservateur,—ma
femme va au bal chez vous.»
Puis, en post-scriptum, il disait:
A M. Bugeaud: «Vous aurez le commandement de l’armée d’Afrique.»
A M. Boissy-d’Anglas: «J’étais l’ami du maréchal Maison.»
A M. Lebœuf: «Je vous débarrasserai de M. de Ségur,—et votre femme sera invitée aux Tuileries.»
A M. Félix Girod de l’Ain: «Vous serez maréchal de camp.»
A M. Mimaut: «Une cour royale vous demande pour président.»
A M. Dupin: «La Chambre des pairs sera heureuse de vous voir remplacer M. Pasquier.»
Et une foule de promesses analogues à MM. Demeufve,—Estancelin,—Chasseloup,—Bresson,—Armand,—Liadières,—Bessières,—Daguenet,—Fould,—Garraube,—Pèdre-Lacaze,—Poulle,—Lacoste, Félix Réal,—Bonnemain,—etc., etc., etc.
Puis chaque soir, sur l’hôtel des Capucines, on voyait fondre des
sténographes affamés qui venaient, en attendant mieux, chercher de la
part des journaux amis des subventions provisoires d’idées, de phrases,
d’injures, contre les adversaires.
Et les trois jours commencèrent.
M. Desmousseaux de Givré—avait tellement peur de ne pas parler dans la question du vote de confiance, qu’il alla à minuit au secrétariat de la Chambre,—se fit faire du feu, passa la nuit dans un fauteuil, et, au jour, se fit inscrire le premier.
Les mêmes gens qui aujourd’hui ont demandé un vote de confiance de un million,—ont si bien, à une autre époque, établi que les fonds secrets n’étaient qu’un instrument de corruption,—que je me suis laissé convaincre par eux. Il me semble donc démontré que la différence qui existe entre le vice et la vertu est que, si le vice corrompt pour douze cent mille francs, la vertu ne corrompt que pour un million;—ce qui prouve que la vertu achète mieux et paye moins cher.
Le premier jour du combat, M. de Lamartine fit un fort beau
discours plein d’idées justes et élevées. Il avait été convenu entre M.
Thiers et M. Barrot que ce dernier s’abstiendrait de parler,—parce
qu’il ne pouvait parler que pour expliquer son alliance avec M. Thiers,
et que la chose était difficile à faire honnêtement;—mais M. de
Lamartine le pressa, le harcela avec tant d’insistance, d’obstination et
de vivacité—qu’il fallut monter à la tribune, où ledit M. Barrot
pataugea considérablement.
Le Constitutionnel, c’est-à-dire M. Étienne, l’auteur de Joconde,—et M. Véron, le directeur de l’Opéra, s’en indigna;—il ne trouva pas convenable que M. de Lamartine, qui n’est qu’un poëte,—se permît de se mêler de choses sérieuses;—on le renvoya à sa lyre, à sa nacelle, à Elvire.
Hélas! mes chers messieurs,—si vous ne voulez pas que les poëtes montent à la tribune,—je vous avouerai que j’ai quelquefois aussi un peu de chagrin de les voir descendre jusque-là,—de les voir jouer de grandes idées et de belles paroles, contre le patois diffus et creux des avocats que vous admirez,—et quitter les immortelles choses de Dieu, de la nature, et de l’humanité,—pour s’occuper des intérêts étroits et mesquins des coteries, et des mauvais petits ambitieux qui se partagent et s’arrachent les lambeaux de ce qui ne sera bientôt plus un pays.
Calmez cette sainte horreur contre les gens qui ont de nobles pensées, et qui parlent un beau langage;—ne craignez pas qu’ils gâtent le métier,—ils seront toujours en grande minorité parmi vous.—Dans cent ans d’ici,—tous vos grands hommes seront morts et oubliés avec les intérêts étroits auxquels ils se mêlent;—le temps, qui fait justice de toutes les ambitions, ne gardera dans l’avenir, comme il n’a gardé dans le passé, que les poëtes;—et si on se rappelle quelquefois M. Thiers, ce sera parce qu’il a écrit l’histoire de la révolution française.
Le second jour, M. Berryer prit la parole au nom de son parti;—sa
parole puissante et animée, sa voix vibrante et nerveuse, servant à la
fois d’organe à une logique rigoureuse,—firent sur la Chambre l’effet
d’un tonnerre lointain qui gronde.
Le troisième jour, les amis de M. Molé se réjouirent fort, et
préparèrent leur cabinet pour remplacer immédiatement celui qu’ils se
croyaient sûrs de renverser le soir même:—c’est ce qui les perdit.
Refuser tout à fait les fonds secrets était une chose très-grave,—car, le ministère une fois renversé par ce refus, il fallait le remplacer et vivre de la portion congrue qu’on lui aurait faite.
On fit alors proposer, par M. d’Angeville, un des deux cent vingt et un,—un amendement tendant à diminuer de cent mille francs l’allocation demandée.
Taux auquel le ministère présomptif consentait à gouverner, à sauver la France, et à faire son bonheur.
Pourquoi ne pas entreprendre le gouvernement tout de suite et franchement, comme les fournitures de bois,—au rabais et sur soumissions cachetées.
L’amendement fut rejeté à une majorité de 103 voix.
Le million, ensuite, fut voté à une majorité de 86 voix.
Ce qui prouve qu’il y a à la Chambre dix-huit membres qui, sans distinction de parti, ne veulent pas que le ministère, quel qu’il soit, ait moins d’un million pour récompenser le dévouement qu’ils sont bien décidés à avoir.
Et le ministère présomptif fut déclaré présomptueux.
Singulière époque que celle-ci, où l’on n’accepte pas comme principe suffisamment libéral le fils d’un régicide—mis lui-même sur le trône par une révolution. Voilà M. Thiers roi de France.
Voici donc M. Thiers roi de France,—et le roi Louis-Philippe passé
à l’état de fétiche, de grand Lama,—ayant dans l’État précisément la
même influence qu’aurait un de ses bustes de plâtre qui décorent les
mairies et les théâtres.
Car on sait que M. Thiers est l’auteur de la maxime:—le roi règne et ne gouverne pas.
Or, comme le roi n’est ni électeur, ni juré, ni garde national,—il se trouve qu’il est aujourd’hui le moins important, le plus humble, le moins considéré de tous les Français;—qu’il n’y a pas un épicier, ni un bonnetier,—ni un écrivain à échoppe qui n’ait plus de droits politiques et plus d’influence que lui.
M. THIERS.—Pour nous, qui n’espérons et ne craignons rien de M. Thiers, qui n’avons aucune espèce d’intérêt dans tout ce gâchis,—nous parlerons de lui sans colère, comme sans aveuglement.
M. Thiers n’est pas un esprit libéral ni progressif,—loin de là, il n’a d’idées gouvernementales que celles de l’Empire,—il fait la politique au point de vue des cafés et des estaminets, et est impuissant en dehors de ces limites.—Depuis la révolution de juillet, M. Thiers a passé à peu près huit ans au pouvoir,—quels sont les grands travaux qu’il a fait exécuter?—à quelles améliorations matérielles a-t-il présidé?—M. Thiers s’est opposé à l’entreprise des grandes lignes de chemins de fer par le gouvernement,—parce que de grands travaux sont tout à fait contraires aux vues et aux moyens d’action des hommes de son caractère et de son parti;—les agitateurs n’ont de pouvoir que sur les esprits oisifs, les travailleurs ne mordraient plus aux paroles des avocats.
Il y a quelque temps, M. Thiers et M. Garnier-Pagès se sont trouvés faire partie de la même commission. Il s’agissait de prolonger le privilége de la banque de France qui expire en 1842.—Eh bien! M. Pagès, membre d’un parti qui ne brille pas par le côté de la science gouvernementale, s’est prononcé pour le développement de ce privilége, et pour une extension favorable à l’industrie.
M. Thiers, au contraire, a maintenu l’état actuel.
Et vous, mes amis les Français,—savez-vous qu’on vous a joué un
tour bien perfide—le jour qu’on vous a fait croire que vous étiez
extrêmement malins,—ainsi que vous vous en rendez perpétuellement
hommage à vous-mêmes.
Grâce à cette opinion qu’on vous a donnée de votre malice et de votre pénétration,—on vous fait passer sous les yeux d’étranges choses.
Pendant que ces messieurs se disputent votre argent et vos dépouilles,—qu’ils perdent au profit de leur avidité et de leur ambition le plus beau pays du monde,
Vous les regardez faire, assis à ce beau tournoi, dans vos stalles bien payées;—vous prenez parti dans leurs débats et dans leurs querelles;—vous pariez pour l’un ou pour l’autre;—vous vous passionnez;—vous applaudissez celui qui réussit à prendre votre argent;—vous sifflez celui qui se le laisse enlever.
Bravo! mes bons amis.—Les enfants trop spirituels deviennent, dit-on, fort bêtes à l’âge de raison.
APOLOGUE.—Un voyageur rencontra, un jour, dans une savane de l’Amérique, deux sauvages, deux peaux rouges qui, assis sur l’herbe, et ayant déposé leurs casse-têtes à côté d’eux, jouaient avec beaucoup d’attention à un jeu d’adresse avec de petits cailloux. Le voyageur s’arrêta près d’eux et les regarda faire.—Il faut croire, pensa-t-il, que la partie est intéressée, car ils jouent avec une application et une émotion peu communes. Ce petit qui a un soleil bleu sur le front est bien adroit;—mais le grand, qui est décoré d’un serpent jaune, ne le lui cède pas.—Bravo! le serpent jaune.—Ah! très-bien, le soleil bleu.—Voilà le coup décisif.—Ma foi, c’est le soleil bleu qui a gagné.—Eh bien! je n’en suis pas fâché!—Il me plaît beaucoup, le soleil bleu.
—Soleil bleu, recevez mes félicitations!
Visage pâle, mon ami,—dit le soleil bleu,—c’est en t’apercevant venir là-bas, que nous nous sommes mis à jouer, et je ne te cacherai pas que nous avons joué à qui te mangerait.
AFFAIRE DE MAZAGRAN.—Pendant que les avocats parlaient à la
Chambre,—cent vingt-trois hommes se défendaient, dans la petite place
de Mazagran, contre dix mille Arabes,—et les forçaient d’abandonner le
terrain.—Je ne ferai pas compliment au maréchal Valée d’une nouvelle
imprévoyance qui condamnait cent vingt-trois soldats à mort,—s’ils
n’avaient égalé les prodiges les plus fabuleux de la bravoure des temps
antiques et modernes.—Ce trait héroïque est consolant à une époque où
on se sent prêt, à chaque instant, à désespérer de la France livrée aux
avocats et aux ambitieux de bas étage.
On a annoncé qu’on s’occupait de récompenser dignement les défenseurs de Mazagran;—ce sont de ces choses qu’on ne doit pas chercher,—que le cœur doit trouver au milieu même de l’émotion que cause un semblable récit.—Je ne crois pas qu’il se trouvât personne en France pour juger mauvais qu’on donnât la croix aux cent vingt héros qui ont survécu,—et que cette compagnie reçût le nom de Compagnie de Mazagran,—et ne se recrutât pas tant qu’il en restera un homme;—que les noms des trois morts fussent toujours prononcés à l’appel les premiers, et qu’on répondit: Morts à Mazagran.
Le principal hommage qu’aient reçu jusqu’ici nos héros est un récit
ridiculement ampoulé, fait par M. Chapuys-de-Montlaville.—C’est surtout
quand il s’agit de choses si grandes par elles-mêmes que l’enflure est
si ridicule qu’elle devient odieuse,—et que l’on accuse l’écrivain qui
en est coupable de n’avoir pas senti la grandeur d’un héroïsme qu’il
essaye d’embellir par des mots prétentieux.
La compagnie entière,—dit M. Chapuys-de-Montlaville,—s’écria:
«Je garderai ce poste contre l’Arabe, son armée couvrît-elle de ses feux épars la colline et la plaine.»
«Un registre est ouvert pour l’assaut: deux mille Arabes s’y inscrivent aussitôt, etc.»
Ce même M. Chapuys-de-Montlaville est particulièrement connu par l’âpreté, l’obstination et quelquefois la bouffonnerie avec laquelle il demande des économies à la Chambre des députés.—Un jour de la session précédente, je ne sais plus de quoi il était question, mais M. de Montlaville s’écria:
.....Je demande une réduction de huit cent mille francs?
Un membre.—On ne saurait trop approuver les sages vues d’économie de l’honorable préopinant,—seulement, dans la circonstance présente, il y a un grand inconvénient et une grave difficulté à l’exécution de sa proposition.—M. Chapuys-de-Montlaville vient, messieurs, de vous proposer sur le chapitre en discussion une réduction de huit cent mille francs,—et l’article n’est que de cent quarante mille.
Un autre jour,—c’était à propos du mariage du duc d’Orléans.—«Cent trente mille francs d’épingles, s’est écrié M. de Montlaville, j’ai une tante qui en dépense pour douze sous par an,—et qui en perd considérablement!»
MUSÉE DU LOUVRE.—Je vais peu au Salon; je ne connais pas
d’exercice aussi violent, de fatigue aussi désespérante.
Les expositions se suivent et se ressemblent:—Quelques bons tableaux, un certain nombre de mauvais, et surtout une très-affligeante quantité de médiocres.
MM. Préault, sculpteur, et Rousseau, paysagiste;—deux âmes en peine, deux ombres errantes dans les galeries,—tous deux repoussés par l’opiniâtre malveillance du jury.
Certes, je ne suis pas pour qu’on aplanisse les abords des carrières libérales;—il est juste que les aspirants passent par des épreuves et des initiations;—il est bon que, comme les hommes qui accompagnaient Josué, ceux-là seuls qui ont force,—courage et vocation—suivent l’art dans les régions élevées qu’il habite.
Depuis qu’on a réhabilité les comédiens,—nous n’avons plus de comédiens.—Le jour où on leur a rendu la terre sainte,—on a commencé par y enterrer leur art.
Si l’on pendait tous les ans le 1er janvier:—dix peintres, dix musiciens et cinquante écrivains,—il ne resterait dans cette lice chanceuse que les véritables vocations.
Mais le jury montre peu de discernement. Il faudrait que le meilleur des tableaux refusés—fût plus mauvais que le dernier des tableaux reçus. Eh bien! il n’en est pas ainsi:—il y a dans les tableaux refusés vingt toiles supérieures, sous tous les rapports, à une toile exposée par M. Bidault, qui est de l’Institut.
Il y a des hommes d’un talent reconnu qui ne doivent être jugés que par le public.
Il y en a d’autres qui ont acquis de la popularité et de la réputation par la persécution du jury,—dont personne n’a jamais rien vu, et dont tout le monde proclame le talent;—le jury n’a pas l’esprit de leur jouer le mauvais tour de les admettre.
Les peintres, du reste, une fois arrivés, n’ont pas à se plaindre;—seuls ils sont assurés de la protection et des commandes du gouvernement.
Les peintres ont depuis longtemps couvert, et au delà, la surface de toutes les murailles intérieures: on invente des palais pour y loger de nouveaux chefs-d’œuvre. On achète, on commande des tableaux; rien de mieux. Nous désirons qu’on en fasse tant, qu’on arrive à les mettre trois les uns sur les autres; cela donnera toujours le moyen d’en cacher deux.
Un reproche que l’on fait annuellement au Musée, c’est de renfermer cette année trop de portraits.
Il faudrait dire: trop de mauvais portraits. Les peintres ont, en général, intérêt à accréditer cette critique facile, à la portée de toutes les intelligences. Presque aucun peintre ne sait faire un portrait.—On ne compte que quelques beaux portraits dans les annales de la peinture, et un beau portrait est une des choses les plus saisissantes comme les moins communes de l’art.
On sait ce qu’on appelle portrait en général: c’est un assemblage de deux yeux, d’une bouche et d’un nez, qui, s’il arrive quelquefois à ressembler à quelqu’un, a presque toujours le malheur que ce ne soit pas à la personne qui a posé devant le peintre.
Pour notre part donc, nous ne reprocherons aux portraits que d’être mauvais; le reste du ridicule auquel ils sont généralement dévoués doit revenir aux personnes qu’ils sont censés représenter.
On ne saurait trop admirer la pudeur de gens parfaitement inconnus qui, dérobant avec soin leur nom sous le voile d’une initiale, moins obscure que ne le serait leur nom entier, n’hésitent pas à étaler aux yeux de la foule leur figure, leurs mains, leurs pieds, leurs beautés particulières et les infirmités qui les distinguent. Le Salon est rempli de femmes qui ne livrent qu’une lettre de leur nom et montrent au moins tout ce qu’elles ont d’épaules à la curiosité d’un public quelconque.
Les uns veulent être peints frisés, vernis, cravatés dans un désert, lisant un roman à cent cinquante lieues de toute habitation. Il est facile de voir les efforts du malheureux peintre, qui, ayant sous les yeux un canapé en velours d’Utrecht jaune, a été obligé de peindre un monticule couvert de mousse. Dans la forme de ces rochers, vous trouverez la forme moins pittoresque de la cheminée et de la pendule qui la surmonte. Vous vous apercevez que les chaises ont servi de modèle aux chênes séculaires, que les nuages recélant la foudre ont été faits d’après les ondulations des rideaux de damas, et la foudre, qui s’échappe en zigzags immobiles, d’après les tringles. L’eau de ce lac, au fond du tableau, a été étudiée par le peintre dans un flacon d’eau de Cologne placé sur un guéridon, le guéridon lui-même, avec son tiroir ouvert, a servi de modèle à une caverne.
S’il y a une chose intéressante dans l’aspect de ces portraits, pour la plupart peu agréables à la vue, c’est que, s’ils ressemblent peu aux personnes dont ils portent le nom, ils sont le portrait fidèle de leurs prétentions, dont ils ne laissent ignorer aucune.
Mais quel avantage mademoiselle M.... D...., placée sous le nº
7266, trouve-t-elle à nous faire savoir qu’elle a la peau
jonquille?—Mademoiselle M..., nº 1629, est-elle bien heureuse depuis
que tout Paris sait qu’elle a le visage bleu de ciel?—M. E... T..., nº
1374, ne pouvait-il vivre sans nous faire connaître son front chauve
ombragé de quelques cheveux pris à l’occiput, au moyen de cette formule
d’arithmétique: J’en emprunte un qui vaut dix.
Je n’ai pu admirer avec tout le monde le tableau de M. Delacroix,—la Justice de Trajan.—Le tout ressemble à la procession du bœuf gras.—Trajan a particulièrement un air de garçon boucher enluminé de rouge de brique.
J’ai demandé quel mérite on trouvait à cela.—On m’a répondu: «la couleur.»
Et j’ai demandé à tout le monde: qu’est-ce que la couleur? la couleur consiste-t-elle à faire un cheval blanc lie de vin? Cela me paraît une misérable excuse pour un dessin aussi incorrect que celui de plusieurs figures du tableau de M. Delacroix.—L’architecture est fort belle et d’une grande légèreté.
Il y a des gens condamnés à voir tout ou jaune ou rouge ou bleu.—Le 18 brumaire, de M. Bouchot, est écarlate.—Les États généraux, de M. Couder, sont d’un violet saupoudré de blanc.
Il y a des tableaux verts, il y en a de gris, il y en a d’orange.—Un monsieur paysagiste a inventé deux couleurs inusitées pour les bœufs, il en a fait un gris tourterelle, et l’autre pain à cacheter.
Pour ce qui est des batailles,—on n’en peint qu’une, toujours la même.—Une bataille représente toujours un endroit et un moment où on ne se bat pas,—ou bien où on ne se bat plus.
Il y a une heure où les tableaux exposés au Musée changent tout à
coup d’aspect, une heure où l’habileté du pinceau, la finesse de la
touche, la science de l’anatomie, de la perspective, disparaissent comme
par enchantement. Le public nombreux, le public qui vient de onze heures
à midi, ne fait aucun cas de ces qualités qu’il ne voit pas; il ne
s’inquiète que du sujet; s’il voit une bataille, il veut savoir
laquelle; si les Français sont vainqueurs, le tableau lui semble déjà
une fois meilleur.
Il est singulier de remarquer combien ce public, le plus étranger aux arts, admet facilement la convention, à quel degré il accepte l’intention du peintre pour le fait: quelque balai vert qu’on lui montre, il consent sans hésiter à le prendre pour un arbre, quelque chose qui ait une robe est une femme sans contestation;—une redingote grise, Napoléon;—une chose à deux pieds est un homme; si la chose a quatre pieds, c’est un cheval, un chien ou un bœuf, suivant la couleur. Du bleu en haut du tableau est reçu comme le ciel; si le bleu est en bas, c’est la mer.
Voilà des gens pour lesquels il est agréable de peindre; voilà un public!
CHOSES QUELCONQUES.—On continue à envoyer en prison les gardes
nationaux qui refusent de s’habiller;—cet impôt exorbitant excite les
plus vives réclamations.
C’est en effet une exaction odieuse que celle qui force une foule de gens à dévoiler à tous les yeux une misère qu’ils cachent avec tant de soin,—ou à s’imposer les plus dures privations pour ne pas déparer la compagnie de MM. tel ou tel.
Qu’on se représente un petit marchand qui arrive tout juste à payer ses petits billets et à faire honneur à ses petites affaires.—Qu’il soit un peu gêné;—que pour faire un remboursement il ait fait escompter à gros intérêts, à un Jacques Lefèvre quelconque;—qu’il ait mis son argenterie, la montre et la chaîne de sa femme en gage. C’est une situation où se trouve assez fréquemment le petit commerçant.
Il est pauvre, malheureux, il vit de privations, ou plutôt il ne vit pas; mais extérieurement, tout va bien, il noue les deux bouts.
Si vous lui imposez une dépense pour le moins de cent écus, et qu’il ne puisse retirer cent écus de ses affaires, ce que les petits marchands ne peuvent jamais,—il faut qu’il vienne devant ce conseil de discipline, composé d’autres marchands, avouer sa gêne et sa pauvreté.
Mais, le lendemain, il est ruiné, perdu,—il n’a plus ni crédit ni confiance, on exige des règlements,—ou plutôt on ne veut plus de sa signature.
Et tous ces pauvres gens qui ont tant de peine à conquérir sur le sort un habit propre, auquel ils doivent leur place, leurs amitiés, leurs amours, leurs plaisirs; cet habit, qui seul peut élever l’homme d’esprit et l’homme de cœur à l’égalité avec le sot et le cuistre, il faudra donc qu’ils le suppriment pour acheter votre habit d’arlequin, ou qu’ils viennent vous en dire tous les secrets,—les coutures noircies à l’encre, et les boutons rattachés, par eux-mêmes.
MM. les députés,—qui sont exempts de la garde nationale, nous ont donné ces loisirs.
Lorsque, pendant la discussion des fonds secrets,—il fut un moment
question de voir reparaître M. Molé,—madame Dosne s’écria:—Comment
penser à M. Molé quand on a des hommes comme nous!
Après le vote, un député a dit: «Voilà le Thiers consolidé.»
Le jury et les circonstances atténuantes vont toujours leur
train;—il y a en ce moment au seul bagne de Brest quatorze
parricides.
La souscription pour la médaille de M. le vicomte de Cormenin se
traîne assez péniblement.—Une petite lettre parfumée et toute féminine
m’assure que le beau-père dudit M. de Cormenin a envoyé aux journaux une
centaine de francs ainsi divisés:—un patriote, trois francs,—un ami du
peuple, deux francs, etc., etc.,—c’est bien méchant.—Sérieusement,
parmi les souscripteurs, beaucoup se sont glissés qui ne portent d’autre
intérêt à la chose que celui de lire leurs noms imprimés.
D’autres, plus habiles, font par ce moyen sur leur commerce et leur industrie, moyennant un ou deux francs, une annonce qui leur en eût coûté sept ou huit.
Ainsi j’ai lu dans le National:
Musch, quinze centimes,—Taillard, vingt centimes,—Dumon père, dix centimes,—Frainrie, doreur, rue Saint-Antoine, 168.
N. B. Il faut qu’un esprit aussi ingénieux que celui de M. Frainrie trouve sa récompense, je le prie donc de faire prendre chez moi un petit cadre gothique, qui a besoin d’être doré.
Voici une autre souscription que l’on m’envoie:
M. L., rue du Monthabor, 3,—qui a perdu son parapluie dans un fiacre, et promet une récompense honnête à la personne qui le rapportera,—deux francs.
A propos de la police, voici de sa part une remarquable preuve
d’intelligence: une ordonnance prescrit aux cabriolets de louage de
porter affiché à l’intérieur le tarif de leurs prix.
Dans les cabriolets, le cocher se met à droite pour conduire, et le bourgeois à gauche.—De quel côté supposez-vous que l’on mette la plaque contenant le tarif en question?—Sans doute à gauche, pour que la personne qui loue le cabriolet puisse le consulter. Nullement, l’ordonnance porte que la plaque sera à droite, c’est-à-dire, derrière le chapeau du cocher s’il est grand, et derrière son épaule s’il est petit, de telle façon qu’il est entièrement impossible d’en faire usage.
Une proposition a été faite à la Chambre tendant à faire établir
qu’une loi qui ne donnerait lieu à aucune réclamation serait dispensée
de discussion et de scrutin.—La proposition n’a pas été prise en
considération.
En effet, cela irait trop vite,—et ferait perdre à messieurs les avocats des occasions de discourir.
Madame de Girardin a bien voulu faire à ma dernière homélie sur les
femmes une réponse que je voudrais bien avoir faite moi-même.—A la
Chambre des députés, M. Abraham ayant cédé son tour et M. Delacroix
ayant parlé, on a dit: nous avons eu le sacrifice d’Abraham et le
supplice de la croix.—Un lycéen me conseille de parler un peu de son
proviseur et de détacher une guêpe de confiance sur la maison de M... à
l’heure où il fait servir le brouet à ses élèves.
Diverses circonstances qui se sont présentées depuis la publication de mes petits volumes,—des lettres anonymes que je reçois où on m’appelle diffamateur,—bretteur, etc., etc., m’obligent, une fois pour toutes, à faire une profession de foi nette et positive. Il y a onze ans que je me suis mêlé pour la première fois aux débats de la presse périodique—j’ai toujours admis la responsabilité de l’écrivain dans sa plus large acception.—Je n’ai jamais écrit une ligne sans la signer, au moins de mes initiales A. K. Je défie qui que ce soit de me reprocher, dans cette période de onze ans, d’avoir manqué une seule fois à la plus stricte loyauté.—Je ne crois pas avoir usé de l’arme que j’ai dans les mains,—arme dont je connais la puissance et le danger—autrement que dans l’intérêt de la vérité, du bon sens et du bien public.—La forme ironique que j’ai adoptée de préférence a pu blesser quelques personnes.—Mais c’est ainsi que je vois et que je suis, et le reproche que l’on me ferait à ce sujet équivaudrait à mes yeux à celui qu’on pourrait me faire d’avoir les cheveux bruns.—Il m’est arrivé bien rarement d’avoir l’intention d’offenser quelqu’un, et si, dans ce cas-là, j’ai cru devoir ne pas dissimuler cette intention; si, dans d’autres circonstances, j’ai cru devoir admettre comme meilleurs juges que moi des personnes qui demandaient une réparation à une blessure qu’elles avaient sentie sans que je crusse l’avoir faite, et me mettre à leur disposition; les personnes qui me connaissent me rendent la justice que, lorsqu’il m’est arrivé—et j’ai eu soin que cela arrivât rarement—d’avoir exprimé un fait inexact,—j’ai mis le plus grand empressement à reconnaître mon erreur quand elle m’a été prouvée.
Si l’on ne m’accuse pas d’avoir jamais reculé devant la responsabilité de mes écrits, on doit me rendre témoignage également que je n’ai, en aucune circonstance, pris des airs de matamore et de fanfaron, et que je n’ai jamais hésité à donner de franches et loyales explications, lorsqu’elles m’ont été convenablement demandées.
Quand arrivent les dernières représentations des Italiens, les
habitués se croient en droit de se faire donner bonne mesure, comme
disent les marchands, et, sous prétexte de bienveillance pour les
chanteurs, ils crient bis à tous les morceaux, et se font chanter deux
fois un opéra dans la même soirée. De plus, dans les entr’actes, ils
jettent sur la scène des billets dans lesquels ils demandent différents
morceaux à leur choix. Le dernier jour où on a joué la Norma,—comme
on était encore tout ému des accents passionnés de mademoiselle Grisi,
on a entendu des cris: «Le billet, le papier, ouvrez le papier, lisez
le papier!» Lablache s’est alors présenté en costume de druide,—a obéi
a l’injonction du public,—et a dit qu’il était désolé de ne pas pouvoir
se rendre au désir exprimé par le billet, mais que Tamburini était
absent pour le duo,—et qu’il n’y avait pas de piano pour l’air. Or,
le duo était un duo bouffe, celui du Mariage Secret, et l’air n’était
autre que la Tarentelle, de Rossini, qu’on voulait faire chanter à
Lablache en costume de druide, guirlande verte et manteau drapé.
Cela rappelle qu’en octobre 1830, Nourrit, sur l’ordre du parterre, chanta la Parisienne à la fin de Moïse, après le passage de la mer Rouge.
Les Égyptiens et les Israélites chantèrent le refrain en chœur.—M. de Lafayette était dans la salle, et, à son couplet, on fit lever tout le monde.
Chaque fois qu’il meurt une célébrité, une foule de gens, qui n’ont
jamais vu ladite célébrité, s’intitulent ses amis intimes, et, sous ce
prétexte frivole, la pleurent et prononcent sur sa tombe de longs
discours que les véritables amis sont forcés d’entendre,—ce qui serait
pour eux un raisonnable sujet de deuil.—Heureusement que, lorsque
l’improvisation s’embrouille, lorsque l’orateur commence à patauger dans
les phrases, son émotion l’empêche de continuer.
M. Bouilli prononce beaucoup de discours sur les tombes. Comme dernièrement il s’abstenait, au sujet d’un ami mort qu’il ne se souvenait pas d’avoir connu et dont il n’avait absolument rien à dire, un croque-mort s’approcha de lui, et lui touchant la manche: «Monsieur Bouilli, lui dit-il, est-ce que nous n’aurons rien de vous aujourd’hui?»
Les dames bienfaisantes répètent activement leur opéra au théâtre
de la Renaissance.—A chaque répétition la chose va plus mal.
On parle de joindre un ballet à l’opéra, c’est-à-dire des jupes courtes et une exhibition publique de jambes, et on sait tout ce que les bienséances du langage appellent les jambes des danseuses. D’autres bruits qui circulent, et auxquels je n’ajoute pas foi, feraient croire que la bienfaisance de ces dames ne s’arrêtera pas en si beau chemin.
21 MARS.