Les guêpes — séries 1 & 2
«Depuis dix ans, monsieur le préfet, nous avons traversé bien des jours d’inquiétude, et toujours je vous ai dit: «Je réponds de ma population; elle est dévouée au roi et à la Révolution.» Aujourd’hui, tout est rompu: il y a irritation profonde contre le gouvernement de la peur partout et toujours; il y a mépris évident pour celui de la dignité duquel on a fait si bon marché; je ne puis plus dire: «Je réponds.»
Dans cette position, je crois devoir vous adresser ma démission.
GABRIE.»
M. Gabrie n’a pas voulu renoncer à l’encens que reçoit des journaux quiconque est en opposition avec le gouvernement,—à tort comme à raison,—et il a envoyé son épître à diverses feuilles, qui n’ont pas manqué de trouver que ce sont là de nobles sentiments qui honorent un citoyen et flétrissent un gouvernement pusillanime.
Pour nous, il nous est impossible d’y voir autre chose qu’un mélange du Prudhomme de Monnier et du tambour-major de Charlet:—«Je donne ma démission; le gouvernement s’arrangera comme il pourra.»
Jusqu’ici on ne connaissait pas assez la population de Meulan,—ou plutôt la population de ce bon M. Gabrie.—Il paraît que c’est une nation bien terrible, et que, sans l’intervention de M. Gabrie,—elle eût depuis longtemps mis Paris à la raison.—M. Gabrie ne répond plus de rien.—La commune de Meulan va-t-elle se borner à se déclarer ville libre et indépendante, ou viendra-t-elle assiéger la capitale? C’est le premier argument un peu fort que je vois en faveur des fortifications, et, peu partisan, jusqu’ici, des forts détachés et de l’enceinte continue, entre lesquels je n’ai pas vu une grande différence, je me propose d’examiner, avant d’en reparler, si l’état d’irritation où se trouve la commune de Meulan ne les rend pas nécessaires aujourd’hui que M. Gabrie ne répond plus d’arrêter ses indomptables administrés.
Je joindrai ma voix, monsieur Gabrie, aux éloges que vous avez reçus de plusieurs estimables carrés de papier, et je vous rappellerai les exemples des grands hommes qui avant vous ont plus ou moins volontairement renoncé au pouvoir.
Ne valent pas, monsieur, qu’on daigne être leur maître.
Sylla abdiqua la dictature;—Christine de Suède vint demeurer à Fontainebleau, etc.;—Denys, roi de Syracuse, se fit maître d’école;—Dioclétien quitta l’empire du monde pour se faire jardinier à Salone.
Aujourd’hui, monsieur Gabrie, libre du joug superbe où vous avait attaché l’amour de votre pays,—vous rentrez dans les douceurs de la vie privée, d’autant plus agréablement, monsieur Gabrie, que vous avez gagné près de cinq cent mille francs en deux ou trois ans,—grâce à une circonstance heureuse pour vous, alors notaire de Meulan, qui fit changer de mains presque toutes les propriétés de votre commune,—ce qui fait que vous n’avez besoin de vous faire ni jardinier, ni maître d’école,—de quoi je vous félicite sincèrement.
Tout cela, en général, a eu un air de comédie, ou plutôt de
mimodrame du Cirque-Olympique assez attristant.
Il fallait que le ministère Soult acquittât la promesse du ministère Thiers.
Cela avait parfaitement l’air, en effet, de quelque chose dont on s’acquitte.—On voulait en finir avec l’empereur.
On avait annoncé à tous les entrepreneurs que la cérémonie aurait lieu même si les préparatifs n’étaient pas terminés.
Un fourgon, tendu en velours, avait été envoyé en poste à Rouen et a suivi le bateau pas à pas,—prêt, au moindre obstacle causé,—soit par les glaces,—soit par une avarie au bateau,—à prendre le cercueil et à l’apporter au galop.
Le char, construit par le charpentier Belu, a été fait, pour ne pas
durer,—comme un décor de théâtre.
On conserve au garde-meuble le char funèbre du duc de Berry et celui de Louis XVIII.—Celui de l’empereur a été démoli;—aussi l’avait-on simplement doré en cuivre.—Le 15, à cinq heures du matin, la dorure n’était pas terminée.
La colonne de Courbevoie n’a été achevée que cinq jours après la cérémonie.
Les chevaux,—appartenant à l’administration des pompes funèbres,
quoique au nombre de seize,—ont eu beaucoup de peine à mettre la lourde
machine en train.—A la montée de Neuilly,—on a craint un moment qu’ils
ne restassent en route.
L’invention du cheval de bataille était du mélodrame ridicule dès
l’instant qu’il n’existait plus de cheval qui eût été monté par
Napoléon.—Aussi s’enquit-on d’abord d’un vrai cheval de bataille.
On en connaissait trois.
Un à M***, écuyer qui devait le conduire par la bride, mais—il était depuis trois mois empaillé au Jardin des Plantes.
Un autre à M. le duc de Vicence,—c’était un cheval bai du Melleraut,—qui avait été donné à madame de Vicence par l’impératrice Marie-Louise, dont elle était dame d’honneur;—mais il était mort huit mois auparavant, à l’âge de trente-cinq ans,—après une vieillesse entourée des plus grands soins.
Un troisième à Vire, en Normandie,—appartenant à un fermier;—mais, lors de son dernier voyage, le roi Louis-Philippe l’a monté.—De quoi le cheval, qui ne travaillait plus depuis longtemps,—était mort,—peut-être aussi de honte d’être monté par un simple roi.
On s’adressa alors au manége de M. Kousmann, qui avait offert de
prêter,—pour rien,—un cheval blanc assez joli,—appelé Aboukir,—et
qui passe pour fils d’un des chevaux de Napoléon.
Mais cette intention ne fut pas exécutée,—et les pompes funèbres, livrées à leurs propres ressources, prirent un vieux cheval allemand blanc qui, depuis dix ans, porte les vieilles filles aux cimetières.—On le laissa un peu se reposer,—on lui fit les crins,—on lui cira les sabots,—puis on le revêtit d’un équipage ayant réellement appartenu à l’empereur, et qui est conservé aux Menus-Plaisirs.
Le lendemain de la cérémonie,—quatre Anglais, dont un peintre, se
présentèrent à l’administration des pompes funèbres,—et demandèrent à
voir le cheval de bataille de l’empereur Napoléon.
Le cheval, rentré dans la vie privée, était sorti pour affaires.—Attelé avec un autre,—il conduisait au cimetière de l’Ouest une vierge sexagénaire qui prenait par là pour aller chercher au ciel la récompense de sa vieille vertu.
On répondit aux étrangers que le cheval, fatigué et peut-être ému de la cérémonie de la veille, ne recevait pas ce jour-là;—mais qu’ils pouvaient revenir le lendemain.
Le lendemain, on le leur montra, tout enveloppé de flanelle.—Ils le dessinèrent de côté, de face,—par derrière, de trois quarts,—de toutes les manières possibles,—puis ils partirent pour Londres,—où ils vont faire un ouvrage sur les funérailles de l’empereur,—où figurera le cheval de bataille.
On a permis à M. Dejean, directeur du Cirque-Olympique, de faire
annoncer dans certains journaux qu’il s’était rendu acquéreur des
caparaçons des chevaux du char,—lesquels caparaçons reparaîtront sur
son théâtre.—Je ne sais si je me trompe, mais cela me fait tout à fait
l’effet d’une indignité.
Quelques personnes ont crié par les rues,—mais ce sont toujours
les mêmes qui crient, n’importe quoi, et qui criaient: A bas
Guizot!—et demandaient la guerre et les fortifications, comme ils
criaient, il y a deux ou trois ans: A bas les forts détachés!
Une impression surtout m’a dominé pendant que, de ma chambre
fermée, j’entendais les cloches rares et tristes. Et cette impression,
la voici:
«Je veux bien croire aux regrets pieux du roi Louis-Philippe,—de M. Soult, soldat de l’empereur, et d’une foule d’autres;—mais je suis sûr qu’ils n’égalent pas ceux qu’ils eussent ressentis si l’empereur s’était levé vivant de son cercueil et avait dit: «Me voici.»
Décidément, à l’Académie,—le parti de MM. Étienne et compagnie,
le parti Joconde, est vaincu.—M. Hugo sera élu ainsi que M. de
Saint-Aulaire.
Ils auront pour compétiteurs: MM. Ancelot, Affre, Guyon, etc.
M. Bonjour se retire pour revenir avec de meilleures chances lorsqu’il s’agira du troisième fauteuil vacant.
Il n’y aura probablement que trente-deux votants,—mais beaucoup de tours de scrutin,—parce qu’il faudra dix-sept voix pour l’élection,—et que ceux d’entre les candidats qui en ont le plus ne comptent que sur quatorze.
M. Sébastiani veut, dit-on,—se présenter à l’Académie, parce que
le maréchal de Richelieu en était.
La réception de M. Molé avait réuni toutes les femmes du grand
monde—et tout ce qu’il y a d’élégant à Paris.—M. Molé a prononcé un
discours très-pâle, auquel Me Dupin a répondu par un discours
très-grossier, qui a fait dire au prince de C...:—«Il a mis ses
souliers ferrés dans sa bouche.»
Il est d’usage de faire une sorte de répétition avant la séance
publique,—et de soumettre les deux discours à une sorte de
censure.—Me Dupin avait dissimulé les grosses choses du sien,—en le
lisant très-bas et sur le ton monotone dont il lirait une purge
d’hypothèque.—A la séance, l’avocat a reparu, et il a fait ressortir
les énormités dissimulées.
M. Royer-Collard a grommelé tout le temps qu’a duré le discours, et
il a dit à la fin: «Mais, c’est un carnage!»
Sur la fin, Me Dupin a cru de bon goût, devant l’ambassadeur d’Angleterre, de parler de l’expulsion des Anglais du territoire français par Charles VII.—Il y a eu trois salves d’applaudissements, comme à Franconi.—Il y avait là une foule de Françaises fort disposées à jouer les Agnès Sorel,—sous prétexte de Jeanne d’Arc.
Cette séance de l’Académie avait ceci de remarquable, que M. Dupin,
qui n’est nullement un homme littéraire, répondait à M. Molé, qui ne
l’est pas davantage, et qui faisait l’éloge de M. de Quelen, qui l’était
moins que les deux autres.
En même temps que, le mois dernier, je parlais de certains parvenus
mécontents,—dont la scandaleuse fortune n’est pas encore au niveau de
leur ambition et de l’idée toute personnelle qu’ils se sont faite de
leur mérite,—je ne sais qui,—dans le journal le National,
gourmandait avec beaucoup de verve et d’esprit une autre classe de ces
parvenus de juillet, et les appelait raffinés de boutique et talons
rouges de comptoir.
C’est dans cette seconde classe que s’était, pour le moment, placé Me Dupin,—qui travaille tour à tour dans les deux genres.
Il a fait l’éloge de l’illustration de la famille,—et s’est bichonné lui-même, arrangé, poudré et attifé en ancêtre pour ses descendants.
Il a audacieusement professé cette doctrine qu’un bon citoyen ne
doit pas quitter ses places, parce que le gouvernement change,—et que
c’est à elles surtout qu’il doit la fidélité qu’il jure au gouvernement.
C’était la paraphrase de ce mot célèbre du maréchal Soult: «On ne
m’arrachera mon traitement qu’avec la vie.»
Il a fait l’éloge du courage civil.—M. de Pongerville a dit: «C’est pour faire croire aux départements qu’il est civil et brave.»
On parle de M. Empis, qui se présenterait lors de l’élection au
troisième fauteuil. Parlons un peu de M. Empis.
Voici le répertoire avoué de M. Empis:
Bothwell, drame en cinq actes, en prose, Théâtre-Français, 1824.
L’Agiotage ou le Métier à la mode, comédie en société avec Picard, Théâtre-Français, 1826.
Lambert Simnel ou le Mannequin politique, en société avec Picard: comédie en cinq actes, Théâtre-Français, 1827.
La Mère et la Fille, comédie en cinq actes, en société avec M. Mazères; octobre 1830, Second-Théâtre-Français.
La Dame et la Demoiselle, comédie en quatre actes, en société avec M. Mazères, 1830; Second-Théâtre-Français.
Sapho, opéra en trois actes, en société avec M. H. C., musique de Reicha; Grand-Opéra, 1827.
Un changement de ministère, comédie en cinq actes et en prose, en société avec M. Mazères; Théâtre-Français, 1831.
Une Liaison, comédie en cinq actes et en prose, en société avec M. Mazères; Théâtre-Français, 1834.
Lord Novard, comédie en cinq actes; Théâtre-Français, 1836. (Seul cette fois et seul à l’avenir.)
Julie ou la Séparation, cinq actes en prose; Théâtre-Français, 1837. (Toujours seul, n’ayant d’autre collaborateur que la liste civile.)
Un jeune Ménage, comédie en cinq actes et en prose; Théâtre-Français, 1838 (toujours seul).—Tout cela est imprimé en deux volumes, dont l’exhibition permanente est, dit-on, imposée à la montre vitrée de Barba. Pourquoi imposée? Pourquoi Barba? Parce que, dit-on toujours, Barba est locataire de la liste civile, et, en cette qualité, sous la dépendance de M. Empis.
RÉPERTOIRE NON AVOUÉ.
Vendôme en Espagne,—opéra donné en décembre 1823,—en société avec M. Mennechet, lecteur du roi.
Cet opéra a été fait à l’occasion de la campagne du Trocadero et du duc d’Angoulême.
HISTOIRE DES PIÈCES DE M. EMPIS.—M. Empis, en sortant du lycée
impérial, entra dans une étude de notaire ou d’avoué d’où il sortit pour
aider de son expérience contentieuse, MM. de la Boullaye et de Senonne,
secrétaires généraux de la liste civile.
A propos, dans le volume de décembre, j’ai parlé de M. de Senonne,
qui est mort, en voulant parler de M. de Cayeux, qui est vivant, et dont
je reparlerai.
Les théâtres royaux relevaient alors de cette administration, ou
plutôt de ce ministère; conséquence: Bothwell, 1824; l’Agiotage,
1826; Lambert Simnel, 1827; Sapho, opéra, 1827; et l’opéra désavoué
de Vendôme en Espagne, 1823.
Peu de temps après, le duc d’Aumont, plus connu sous le nom de duque d’Aumont, arriva à la liste civile.—A la demande de madame la baronne M***, la salle Feydeau fut abattue et la salle Ventadour construite.—Elle coûta cinq millions, et on la vendit peu de temps après deux millions cinq cent mille francs à M. Boursault.
Le maréchal Lauriston remplaça le duc d’Aumont,—et on joua encore un peu M. Empis, fort protégé par mademoiselle L***.
On le joua moins sous M. Sosthènes de la Rochefoucauld.
Surviennent les trois journées.
Il est nommé, par MM. Baude, Audry de Puyraveau et La Fayette, directeur des domaines de la liste civile.
Laissé de côté d’abord, puis nommé ensuite par M. de Montalivet,—paraissent alors pas mal de cinq actes faits avec M. Mazères.—Mais Picard meurt, et M. Mazères est préfet,—et cependant M. Empis a toujours en portefeuille l’intention de toucher des droits d’auteur.
Le Théâtre-Français obéré ne peut payer les loyers à son propriétaire, S. M. Louis-Philippe.—M. Empis, directeur des domaines de la liste civile, accorde un délai et fait jouer Une Liaison, cinq actes, 1834.—Deux années se passent; le Théâtre-Français doit cent cinquante mille francs au roi; mais on accorde un nouveau délai, et on joue Lord Novard; même manœuvre en 1837; Julie ou la Séparation.—En 1838, Un jeune Ménage est représenté, et le Théâtre-Français doit au roi deux cent vingt-cinq mille francs.
Mais le directeur de l’époque, M. Vedel, éprouve le besoin d’un acte administratif qui triomphe des récriminations des sociétaires contre lui, et qui le maintienne dans son poste.—On parle de la possibilité d’obtenir du roi la remise entière de l’énorme arriéré, s’élevant à trois cent cinquante-deux mille francs.—Par hasard, à cette époque, un traité secret est passé entre M. Vedel et M. Empis, par lequel celui-ci exige que quatre pièces de son répertoire, la Mère et la Fille, la Dame et la Demoiselle, Lord Novard et Julie ou la Séparation, seront remontées et jouées un certain nombre de fois chaque mois, et qu’à chaque infraction au traité les droits d’auteur seront payés comme si les pièces avaient été jouées.—M. Vedel est renversé en 1840.—Mais le roi accorde la remise, sur le rapport de M. Empis, et réduit le loyer de vingt-cinq mille francs.—M. Buloz, en qualité de commissaire royal et de directeur de deux revues, s’empare de l’autorité, et se croit assez fort pour braver M. Empis; on le ménage toutefois, et l’on attend que le roi ait consenti à se charger de la restauration de la salle, dont la dépense s’est élevée à quarante-trois mille francs. Alors M. Buloz donne un libre cours à son ingratitude.—Le traité est mis de côté, ainsi que le répertoire Empis, le lendemain du succès du Verre d’eau.—Mais M. Empis invoque son traité, et un commandement survient, il y a moins d’un mois, pour que le Théâtre-Français ait à lui payer une somme de quinze à dix-huit cents francs pour son répertoire.
Quelques personnes se plaisent à faire des rapprochements fâcheux pour M. Empis entre les dates de la représentation de ses pièces et les services qu’il a pu rendre au Théâtre-Français.
Mais les titres seuls de ses ouvrages militent, selon moi, puissamment en sa faveur.—Presque tous sont une satire contre les intrigues.—Il faut renoncer à juger un auteur par ses écrits, si les services rendus par M. Empis au Théâtre-Français ne sont pas parfaitement désintéressés.
M. Thiers a été nommé rapporteur pour l’affaire des
fortifications, par la négligence de M. de Lamartine, qui est arrivé
trop tard.—Ah! monsieur, c’était bon, quand vous étiez poëte, d’oublier
les heures et de les laisser insoucieusement vous échapper.
Le même jour, M. Thiers a été nommé, à l’Institut, membre de la classe des sciences MORALES et politiques.—Or, M. Mignet dispose du plus grand nombre des voix.—M. Mignet est ami de M. Thiers, et lui a donné sa voix à l’unanimité.
Le but de M. Thiers, en se faisant recevoir dans cette section de morale,—n’est autre que d’abuser les gens de bonne foi au moyen d’un jeu de mots, et de leur faire croire que M. Thiers est entré là pour ses vertus, ce qui répondrait bien avantageusement à M. Desmousseaux de Givré, et ferait croire que, si on pense généralement que M. Dosne est beau-père de M. Thiers, c’est un bruit que ses ennemis font courir.
M. L... dit, en parlant de cette élection de M. Thiers: «Je serai enchanté de le voir vice-président de la vertu.»
Dans la Favorite, représentée sur le théâtre de l’Opéra,—il y a
encore une église,—il y en a maintenant dans tous les opéras.—Ce qui
doit écarter naturellement deux sortes de personnes,—d’abord les
personnes pieuses, qui n’aiment pas qu’on permette à des acteurs de
semblables représentations; et celles qui, n’allant pas à la messe, ne
veulent pas non plus la trouver sur des planches, où elles viennent
chercher autre chose.
Les premiers aiment mieux aller à la messe;—les seconds préfèrent le bal Musard.
Mais tout se mêle, tout se confond dans un étrange tohu-bohu.—Si l’Opéra, à certains jours, a l’air d’une église,—nous avons l’église de Notre-Dame-de-Lorette, qui a bien l’air d’une salle de spectacle ou de bal, et qu’on a justement appelée une église Musard.
C’est, tous les dimanches, le rendez-vous de beaucoup de danseuses et de toutes les filles entretenues du quartier.—Aussi y rencontre-t-on une foule de jeunes gens, moins assidus autrefois aux offices divins.
C’est probablement à cause que cette église n’est pas très-bien composée—qu’on y met beaucoup de sergents de ville en uniforme,—probablement pour empêcher les danses inconvenantes.—On annonce un grand bal à Notre-Dame de Paris.
A propos de ces danses inconvenantes et des sergents de ville, gardes municipaux, etc.,—qui sont chargés de réprimer, dans les établissements publics,—les cachuchas populaires et les fandangos exagérés,—ne peuvent-ils pas commettre de graves erreurs?—Dernièrement, un homme arrêté par eux pour un semblable délit, développait, devant la sixième chambre, des théories embarrassantes.
—Nous avons, disait-il,
Le cancan gracieux,—la saint-simonienne,—le demi-cancan,—le cancan,—le cancan et demi,—et la chahut;—cette dernière danse est la seule prohibée. Je dansais le cancan gracieux.
Ne serait-il pas opportun d’ouvrir, en faveur de MM. les sergents de ville et les gardes municipaux, une école spéciale de danses bizarres,—où on leur apprendrait à discerner parfaitement les caractères particuliers de ces danses qui en ont trop.
Dans le monde, quand un homme a invité à danser une femme qui ne
peut accepter à cause d’une invitation antérieure, il s’adresse à une
autre, et me paraît faire une impertinence aux deux femmes. A la
première, cela veut dire: «Je m’adressais à vous par hasard, sans choix,
sans préférence; je ne danse pas avec vous; eh bien! je danserai avec
une autre.»—A la seconde: «Je vous prends faute de mieux; si la femme
que j’ai invitée d’abord eût été libre, je n’aurais jamais pensé à vous;
elle est plus jolie, plus élégante, plus spirituelle que vous.»
Quelques-uns, pour éviter cela, ne dansent pas quand la femme dont ils ont fait choix n’est pas libre;—mais il peut alors arriver que l’on passe la nuit sans danser, quelque envie que l’on en ait.
Voici ce qu’on fait dans plusieurs villes du Midi:—chaque homme, en entrant, choisit dans une corbeille une fleur artificielle,—et, quand il va engager une femme à danser,—au lieu de cette formule peu variée:
«Madame veut-elle me faire l’honneur de danser avec moi?» il offre la fleur,—qu’elle garde à sa ceinture jusqu’à ce qu’elle ait dansé la contredanse promise;—puis, la contredanse finie, elle lui rend le bouquet, qu’il va offrir à une autre.—Par ce moyen, on ne s’expose pas à inviter une femme déjà engagée,—puisque chaque femme qui n’a pas de fleur est libre et attend un danseur.
M. Kalkbrenner, le célèbre pianiste, a un enfant prodigieux, qu’il
aime à faire travailler en public.—Dernièrement, l’enfant s’arrêta
subitement au milieu d’une brillante improvisation.
—Eh bien! va donc.
—Mais, papa... c’est que... je ne me rappelle pas.
Voici un mot de la reine Christine à Espartero,—quelques personnes
le connaissent,—mais celles-là l’entendront deux fois: il est digne de
Corneille.
«Je t’ai fait duc de la Victoire,—marquis de ***,—comte de ***;—mais jamais je n’ai pu te faire gentilhomme.»
On parlait de l’opéra nouveau de M. A. Adam,—la Rose de Péronne.
C’est un auteur charmant,—il est bien populaire. «Oh! cela est vrai, dit une femme,—il est bien populaire—et même un peu commun; c’est le Paul de Kock de la musique.»
M. Sauzet préside assez mal à la Chambre des députés et dit sans
cesse: «J’invite la Chambre à se taire.»—On a fait ainsi le résumé de
ses fonctions:
«M. Sauzet invite la Chambre à se taire toute la semaine et à dîner le dimanche.»
Une femme disait à un artiste dans l’atelier duquel elle voyait un
grand nombre de statuettes de femmes nues d’une grande beauté:—«On a
tort d’avoir de semblables objets sous les yeux,—on se gâte
l’imagination, et ensuite on exige des pauvres femmes des choses qui ne
sont pas dans la nature.»
J’admets peu, d’ordinaire, les prétextes vertueux que prennent les
femmes du monde pour paraître sur un théâtre quelconque,—et je n’ai
qu’une médiocre indulgence pour les exhibitions d’épaules faites au
bénéfice du premier fléau venu.
Je ne dirai cependant rien de la vente au profit des Polonais, faite cette année.—Je suis arrêté par mon admiration pour la princesse Czartoriska.—Cette respectable femme n’a d’autres occupations, d’autres plaisirs, que de soulager la détresse de ses compatriotes.—Son année entière se passe à préparer cette vente.—Elle fait des visites,—encourage les dames patronnesses,—console les malheureux, et trouve encore le temps de faire des ouvrages dignes des fées.—Il y a d’elle, cette année, deux paravents d’une grande beauté.
La comtesse Lehon était la plus charmante marchande qu’on pût voir.—Elle avait pour associées et pour rivales une foule de femmes d’une grande beauté.—Madame Hugo, qu’on oublie d’appeler vicomtesse, parce que c’est assez pour elle d’être madame Hugo;—madame de Radepont,—madame Friant,—lady Dorsay,—madame de Rémusat.—On remarquait aussi mademoiselle Dangeville, célèbre par son ascension au Mont-Blanc.
La vente a été très-productive.
Les Russes ont affecté d’acheter beaucoup et de payer très-cher,—ce qui a été jugé de fort bon goût.
J’ai reçu de M. Ganneron, l’ex-épicier millionnaire mécontent, mon
colonel, une circulaire relative aux inondés de Lyon.—C’est plus
français par les sentiments que par le style.—Exemple:
«Paris, 1er décembre.
«Plusieurs compagnies ont ouverTES des souscriptions, etc.»
J’ai dénoncé la précipitation des journaux, qui, le lendemain de sa
naissance, avaient déjà montré peu d’indulgence pour le second fils du
duc d’Orléans.
M. Séguier, premier président de la cour royale,—a fait du nouveau-né un éloge qui n’est pas moins plaisant;—il l’a félicité de s’être hâté de naître.
—Mon cher, disait l’autre jour un officier de la garde, nationale à
un officier de l’armée,—depuis combien de temps êtes-vous
lieutenant-colonel?
—De 1832.
—Oh! alors, je suis plus ancien que vous.
On demande où commencent et où finissent maintenant les annonces
des journaux.—De la quatrième page elles ont passé à la troisième, où
elles sont déguisées sous le titre de réclame.—De la troisième elles
ont sauté à la seconde, au feuilleton.—Quelques personnes ne s’en
aperçoivent pas; d’autres, au contraire, croient que tout est
annoncé.—Les journaux les plus hurleurs de vertus—ne se font aucun
scrupule de se rendre complices des filouteries des marchands de
n’importe quoi—en ne négligeant rien pour faire croire à leurs lecteurs
que les annonces payées à tant la ligne sont le résultat de l’examen et
l’expression de la pensée du rédacteur.
Si un journal vous trompe sur une chose à acheter, ce qui amène une perte d’argent,—quel scrupule aurait-il de vous tromper sur une chose à penser,—ce qui n’amènerait qu’une erreur?
Quand l’annonce avait une place et une forme communes, on savait à peu près ce que cela voulait dire;—mais, depuis que tout cela est changé,—et que le marchand fait parler le journaliste lui-même, et lui fait dire: Nous ne saurions trop recommander, etc.,—j’avoue que je ne comprends pas bien comment on peut croire à la bonne foi politique de carrés de papier complices volontaires de tant de tromperies commerciales.
Parlons un peu de la garde nationale de Carcassonne, qui vient
d’être licenciée sur un rapport de M. Duchâtel.
Je ne me rends pas bien compte des bons effets du licenciement comme punition.
Je crois entendre le pouvoir,—comme Dieu au jugement dernier, ayant les justes à sa droite, et les méchants à sa gauche,—dire aux premiers:
—Vous, messieurs,—ou plutôt, excellents citoyens,—ou plutôt, chers camarades;—vous qui accomplissez votre devoir avec amour; vous qui passez, avec plaisir, des nuits à garder une guérite, ou à vous promener bruyamment pour ne pas surprendre les malfaiteurs,—votre conduite mérite des éloges, les voilà; et des récompenses, les voici:
Vous doublerez votre service,—vous multiplierez les patrouilles,—vous perdrez plus de temps,—vous aurez le double de rhumatismes,—vous userez le double d’habillements et d’objets tricolores,—je vous accorde ces faveurs dont (se retournant à gauche) vos misérables camarades se sont rendus indignes,—aussi je les condamne à dormir tranquilles, tandis que vous veillerez sur eux.
(Se retournant à droite.) Plaignez-les,—car, tandis que vous bivaquez dans la neige, que vous laissez votre maison et votre femme au pillage,—ils dorment et ronflent honteusement chez eux,—dans leurs lits,—ou ils dansent ignominieusement au bal,—plaignez-les,—et instruisez-vous, par ce funeste exemple,—à ne pas dévier de la ligne du devoir.
Une des premières gardes nationales qui aient été licenciées est celle de Clamecy, patrie de l’avocat Dupin, qui refusa de marcher contre les flotteurs.
Un seul garde national, commandé par le chef de bataillon, deux capitaines, un sergent-major et un sergent, était accouru en foule à la voix de l’autorité, et s’était empressé d’opposer ses rangs à la fureur des factions, et, fredonnant lui-même la Parisienne, faute de musique, il ébranlait ses colonnes pour marcher au-devant de l’émeute, lorsque les divers officiers, n’ayant pas été d’accord sur la marche à tenir, et ayant tous donné simultanément des ordres différents, il n’avait plus su auquel entendre, s’était commandé volte-face et était retourné chez lui.
Depuis le licenciement de la garde nationale de Carcassonne, les récalcitrants des environs se sont réfugiés dans cette heureuse ville;—les loyers y sont hors de prix;—les maisons regorgent,—on bivaque dans les rues;—des familles entières se logent dans les armoires.
A la fin de novembre 1840, la France a pu se convaincre tristement
que ses députés n’avaient jusqu’ici étudié l’histoire du pays que dans
les vaudevilles joués par Lepeintre aîné et dans les lithographies de
Charlet.
Le général Bugeaud,—espèce de paysan du Danube qui dit souvent de fort bonnes choses,—mais dont les immortels ne conduisent pas assez la langue, relativement au charme et à la facilité de l’élocution, le général Bugeaud, parlant contre la prétention de faire la guerre à toute l’Europe, que manifestaient certains orateurs, a dit:
«Pendant les guerres de la Révolution, les armées rassemblées contre nous ne s’élevaient pas à plus de cent cinquante mille hommes. C’était le système de guerre partiel, de cordon, comme on l’appelait; ce système donna du temps à la Révolution. On eut le temps d’avoir une armée. Les commencements ne furent pas heureux. Plusieurs fois nous fûmes battus.»
—Comment vaincus!—Comment battus!—s’écria-t-on aussitôt de toutes parts dans la Chambre,—mais c’est une infamie,—mais c’est une trahison.—A l’ordre!—A l’ordre!
Et de longs murmures interrompirent l’orateur.
Les écrivains comiques sont bien malheureux de ce temps-ci,—on ne peut rien inventer d’un peu divertissant que quelque grand homme ne s’empresse de mettre la chose en action sérieusement sur une plus haute scène politique, et vous perdez le bénéfice de votre invention.
Voici un fragment d’une bouffonnerie que j’ai écrite il y a plus d’un an:
HORTENSE à Fernand. Vous êtes méchant!
FERNAND. Nullement, ce monsieur a pour profession d’amuser. Il doit m’amuser à ma guise, et il m’amusera.
Ici on parla du prix de l’orge, d’un arrêté de M. le maire, qui fut attaqué par les uns et défendu par les autres; cela allait bien mieux sous l’empereur; un vieux soldat porta la santé de l’empereur; on raconta plusieurs anecdotes.
HORTENSE à Fernand. M. Quantin va placer son calembour sur l’empereur.
FERNAND. Tenez-vous à l’entendre?
HORTENSE. Pourquoi me demandez-vous cela?
FERNAND. C’est que, si vous y teniez, je ne vous en voudrais pas priver.
HORTENSE. Je l’ai entendu une trentaine de fois.
FERNAND. Alors, c’est bien.
M. QUANTIN. Savez-vous pourquoi Napoléon a été vaincu?
FERNAND. Monsieur, Napoléon n’a jamais été vaincu.
LE VIEUX SOLDAT. Bravo!
UN AUTRE. Bien répondu!
M. QUANTIN. Cependant l’histoire est là.
FERNAND. Oui, monsieur, elle est là, et précisément pour appuyer ce que j’avance.
FERNAND. L’empereur n’a jamais été vaincu: il a été trahi.
LE VIEUX SOLDAT. Bravo, bravo, bravo!
FERNAND. Et tout homme ami des gloires de la France est forcé d’être de mon avis.
LE VIEUX SOLDAT. Et celui qui dirait le contraire aurait affaire à moi.
M. SORIN. Vive l’empereur!
M. QUANTIN. Je suis parfaitement de votre avis.
FERNAND. J’en étais sûr.
M. QUANTIN. Et ce que je voulais dire en est la preuve.
LE VIEUX SOLDAT. Voyons.
M. QUANTIN. Je vous demandais: Pourquoi Napoléon a-t-il été vaincu?
FERNAND. Je vous répète, monsieur, que Napoléon n’a jamais été vaincu.
TOUS. Napoléon n’a jamais été vaincu!
M. SORIN. Vive l’empereur!
TOUS. Vive l’empereur!
M. QUANTIN. Mais laissez-moi finir, et vous verrez que nous sommes d’accord.
FERNAND. Non, monsieur.
TOUS. Non, non, non!
Ce qui ne laisse pas que d’être encore assez singulier,—c’est que c’est presque immédiatement après son discours en faveur de la paix qu’il a été décidé que M. Bugeaud irait faire la guerre en Afrique à la place du maréchal Valée. De quoi toute l’armée sera enchantée.
CORRESPONDANCE.—Un monsieur m’envoie de Liége une lettre de papier
blanc: sa plaisanterie consiste à me faire payer vingt sous de port.
Un autre m’envoie de Mulhouse une lettre écrite.—Celui-ci est furieux.—J’ai dit que ce monsieur avait parlé dans un banquet trop longtemps au gré des convives et il me répond:
«Si la caisse des fonds secrets ne paye pas bien cher vos provocatrices dénonciations de basse police,—dénoncez-la elle-même,—comme ne sachant plus rémunérer les plus lâches turpitudes.»
Le monsieur a demandé par écrit à un journal l’insertion de sa lettre:—le journal a cru devoir refuser.—Moi, je rends à ce monsieur le petit service auquel il semble tenir beaucoup.
Je lui dirai seulement que les lettres du genre de la sienne ne s’envoient pas par la poste:—on vient soi-même (port payé), on les apporte et on reçoit tout de suite la réponse.
Décidément c’est une triste invention que l’écriture, l’ubiquité qu’elle donne aux personnes.—Si ce monsieur ne savait pas à peu près écrire,—il serait simplement bête à Mulhouse;—tandis que, par sa lettre, il est bête à la fois à Mulhouse et à Paris.
Beaucoup de personnes m’envoient des renseignements dont je leur sais très-bon gré, et dont je ne fais pas usage.—Je ne puis, en accueillant des notes anonymes et sans garantie, m’exposer à me rendre l’écho d’une calomnie ou d’une étourderie.
Je reçois chaque mois pour cent cinquante francs d’injures anonymes.—Je trouve cela décidément un luxe au-dessus de mes moyens. J’ai résolu de mettre à l’avenir ces braves gens à l’amende du port de leur lettre, et je ne recevrai plus que les lettres affranchies.
Février 1841.
Nouveau canard.—L’auteur des Guêpes est mort.—Les Parisiens à la Bastille.—Scènes de haut comique.—Les fortifications.—M. Thiers.—M. Dufaure.—M. Barrot.—Influence des synonymes.—Les soldats de lettres.—Le lieutenant général Ganneron.—Tous ces messieurs sont prévus par Molière.—Chodruc-Duclos.—Alcide Tousez.—Madame Deshoulières.—M. de Lamartine.—M. Garnier-Pagès.—Les fortifications et les fraises.—Ceux qui se battront.—Ceux qui ne se battront pas.—Invasion des avocats.—Les hauts barons du mètre.—Les gentilshommes et les vilains hommes.—Cassandre aux Cassandres.—La tour de Babel.—Avénement de messeigneurs les marchands bonnetiers.—Le bal de l’ancienne liste civile.—Costume exact de mesdames Martin (du Nord), Lebœuf et Barthe.—Costume de MM. Gentil,—de Rambuteau,—Gouin,—Roger (du Nord), etc., et autres talons rouges.—Mehemet-Ali.—Le bal au profit des inondés de Lyon.—On apporte de la neige rue Laffitte.—M. Batta.—M. Artot.—Relations de madame Chevet et d’un employé de la liste civile.—M. de Lamartine et les nouvelles mesures.—La protection de madame Adélaïde.—Les lettres du roi.—M. A. Karr bâtonné par la livrée de M. Thiers.—Envoi à S. M. Louis-Philippe.
FÉVRIER.—Voici ce qu’on lit dans le journal la Presse:
«On a envoyé à tous les rédacteurs de journaux une lettre contenant à peu près ces mots: «J’ai la douleur de vous apprendre que M. Alphonse Karr a été tué ce matin en duel. M. M..., son adversaire, a immédiatement quitté Paris.» Cette fausse lettre anonyme était signée du nom d’un des amis de M. Karr, ce qui lui donnait une triste probabilité. La sinistre nouvelle s’est répandue dans tout Paris avant que M. Karr ait eu le temps de rassurer sa famille. Connaissez-vous rien de plus affreux que cette mystification? Avec de pareilles plaisanteries, on peut tuer une mère, une sœur ou toute autre femme dévouée. Mais est-ce une plaisanterie? M. Karr le croit. Il y a, dit-il, des gens qui aiment à rire. Quelques-uns prétendent que c’est une méchanceté; cela ne serait pas une excuse; les plus fins disent: «C’est une rêverie de poltron.» Mais que ce soit une plaisanterie, une méchanceté ou un doux rêve, tout le monde est d’accord pour s’écrier: «C’est une infamie!» En vérité, la gaieté française fait des progrès effrayants.
«Vicomte CH. DELAUNAY.»
Il faut réellement que le monsieur qui a pris la peine d’écrire vingt lettres aux journaux ait le rire difficile et soit peu chatouilleux pour ne pouvoir se contenter des bouffonneries de tous genres dont nous régalent les hommes sérieux de ce temps-ci.
Les directeurs des différents journaux,—à l’exception d’un seul, je crois,—ont pris la peine d’envoyer chez moi aux informations et n’ont pas inséré la lettre.—Tous mes amis, cependant, ayant appris la nouvelle dans les théâtres et dans le monde,—sont venus demander s’il était vrai que je fusse mort, et, ayant appris que je n’étais que sorti,—se sont en allés en disant: «Ah! tant mieux!» Ce qui m’a fait, malgré moi, penser au jour où la chose sera vraie et où les mêmes amis se le feront confirmer et diront: «Ah! tant pis!»
Après quoi tout sera fini.
O monsieur!—mon bon monsieur,—vous qui êtes si gai,—que vous
avez donc dû vous amuser quand cette idée si plaisante vous est venue:
tiens, je vais écrire aux journaux qu’Alphonse Karr est mort,—hi, hi,
hi!—Que cela sera donc drôle!—que je suis donc amusant!—mon Dieu! que
j’ai donc d’esprit!—mort,—tué,—un cadavre.—Oh! c’est trop
bouffon;—cela fait mal de rire comme cela.—Un corbillard!—oh! la, la,
les côtes!—Un enterrement!—il faut que je me roule par terre,—je
m’amuse trop.
Mon bon monsieur, vous que je suis plus près peut-être de deviner que vous n’en avez envie,—permettez-moi de vous dédier ce présent petit volume,—et devons montrer certaines choses qui auraient pu vous inspirer quelque gaieté,—sans cependant vous distraire aussi agréablement qu’en me faisant passer pour mort.
Nous commencerons, monsieur, s’il vous plaît, par les scènes de haut comique,—de comique sérieux.
Je l’ai dit le mois dernier,—l’étranger, dont on parle tant à la Chambre et dans les journaux,—n’est pas la cause, mais le prétexte des fortifications.
Le roi voulait avoir ses forts détachés.—J’avais cru d’abord que ce n’était que pour les bâtir,—mais j’hésite dans cette pensée depuis que j’ai vu le gouvernement essayer d’éviter ou d’ajourner l’enceinte continue.
M. Thiers comprenait que, si la loi ne passait pas,—la Chambre ne pouvait se dispenser de le mettre en accusation—pour avoir commencé les travaux sans son assentiment. Le parti radical,—dont toute la puissance est à Paris, a voulu pouvoir gagner la partie en un seul coup de dé, en un seul coup de main.
Beaucoup de gens ont cédé à l’envie de prendre sans danger des airs belliqueux.
M. Dufaure, qui a prononcé un discours très-remarquable contre le
projet de loi, disait le lendemain:—«Je ne recommencerai pas,—ce
pauvre roi, cela lui a fait réellement trop de peine.»
La gauche et M. Barrot,—qui, il y a trois ans, jetaient de si
beaux cris—contre l’embastillement de Paris,—ont soutenu les
fortifications.—Je le répète,—on gouverne la France avec des
synonymes.—Vous changez—gendarmerie en garde
municipale,—conscription en recrutement,—Charles X en
Louis-Philippe,—embastiller en fortifier,—et tout le monde est
content.
La plupart des Parisiens sont enchantés du vote de la loi.—Ils ont
démoli la Bastille, où on ne pouvait guère les mettre que les uns après
les autres;—aujourd’hui,—on bâtit autour de Paris, à leurs frais, une
immense bastille,—où on les met tous avec leurs maisons, leurs
enfants, leurs femmes, etc., et ils sont ravis.—Il y a progrès.
Comment, monsieur, ne vous amusiez-vous pas beaucoup à voir tous
ces militaires de plume,—ces soldats de lettres:—le connétable
Thiers,—le maréchal Chambolle,—le lieutenant général Ganneron,—le
général de division Gouin,—le capitaine Rémusat,—le colonel Duvergier
de Hauranne,—le lieutenant Léon Faucher, parler tour à tour ou tous à
la fois—de courtines et d’ouvrages avancés,—de bouches à feu, de
demi-lunes et de lunes tout entières;—ces messieurs ne vous
semblaient-ils pas autant de Mascarilles prévus par Molière?
N’avez-vous pas beaucoup ri de leur escrime de citation, de ces grands noms d’une autre époque transformés en pions—que l’on avançait de part et d’autre:
Vauban—dit oui.
Bousmar—dit non.
Napoléon,—Lamarque,—Thucydide,—Carnot;—et chacun venant apporter les opinions les moins applicables à la question qu’il avait trouvées le matin dans des livres ouverts pour la première fois;
Puis les noms s’épuisant, à Napoléon on répondit par Chicard,—à Vauban par Chodruc-Duclos,—ou par Arnal,—ou par Alcide Tousez,—ou par madame Deshoulières,—ou par Jean Racine,—ou par la Contemporaine,—ou par la Cuisinière bourgeoise;—puis—on opposait Napoléon à Napoléon lui-même:—il a dit oui un jour et non un autre.—Vauban à Vauban:—il a d’abord été pour les fortifications, puis il a changé d’avis.
Et, comme personne ne voulait paraître moins érudit que les autres,—chacun apportait sa liste de noms,—sa kyrielle de mots qu’il ne comprenait pas,—et il ne s’est levé personne pour dire:
Il serait possible que ceux qui pensaient d’une façon en ce temps-là fussent d’une opinion contraire aujourd’hui que les choses sont changées.—Il faut même le croire dans l’intérêt de leur renommée et de leur bon sens; car la France d’aujourd’hui,—ce n’est pas la France de leur temps,—car Paris n’est pas leur Paris, nos passions ne sont pas leurs passions;—car nous ne sommes pas aujourd’hui à une époque guerrière, et la meilleure preuve en est que l’on laisse MM. les avocats parler de guerre et de fortifications—sans qu’il s’élève dans toute la France un immense éclat de rire et de huées universelles.
Vous n’avez pas ri à vous tordre, monsieur, de M. Gouin-Vauban,—de
M. Piscatory-Follard? Vous ne vous êtes pas roulé par terre dans des
convulsions de gaieté en voyant M. Polybe-Thiers raconter à M. Soult le
siége de Gênes, et n’être pas arrêté par le vieux maréchal, qui lui
disait en vain: «Mais j’y étais, monsieur;—mais c’est moi qui l’ai
fait, ce siége, avec Masséna;—mais j’y ai eu la cuisse
cassée,—monsieur.»
Ah! monsieur,—cela était cependant bien plus réjouissant que de me
faire passer pour mort.
M. de Lamartine a été courageux et éloquent.—M. Dufaure a été vrai
et raisonnable. (Voir plus haut ses remords.)—M. Garnier-Pagès a été
non-seulement spirituel et sensé, mais il s’est intrépidement séparé de
son parti.
Et on n’a pas compris que Paris devient un château fort du moyen
âge,—et que la province est supprimée,—que sur un coup de
main,—appelé émeute quand cela ne réussit pas, et glorieuse révolution
quand cela réussit,—la France entière, selon le vainqueur, sera livrée
aux jésuites ou à la guillotine.
On n’a pas compris que la France entière, désintéressée dans la
question, pourrait être traversée pacifiquement par une armée ennemie
qui payerait ses vivres.
Paris sans fortifications—peut être pris, mais est impossible à
garder.
Mais Paris fortifié au prix de la fortune publique,—Paris attaqué ne tiendra pas une semaine; on l’a dit: «que les fraises manquent pendant trois jours—et Paris ouvrira ses portes.»
Les hommes qui se battront à Paris sont des hommes qui n’y
possèdent rien,—c’est-à-dire le peuple et les ouvriers;—mais les
propriétaires,—vous croyez qu’ils exposeront leurs maisons,—et les
propriétaires sont à la Chambre,—et ils sont les maîtres de faire une
capitulation,—attendez seulement la première bombe qui descendra par la
cheminée se mêler aux légumes du pot-au-feu,—et Paris pris,—l’ennemi
le gardera au moyen des fortifications.
Parisiens, mes bons Parisiens,—on vous a persuadé—qu’il fallait
vous faire une chemise d’amiante pour le cas où votre maison brûlerait,
au lieu de vous conseiller d’éteindre le feu, je le veux bien.—Je sais
bien que j’attaque l’opinion de la majorité,—que je n’ai de mon côté
que les gens d’esprit et de bon sens, c’est-à-dire le petit nombre;—je
sais bien qu’on va encore m’écrire des lettres anonymes injurieuses et
menaçantes;—mais, voyez-vous, en vérité, je vous le dis,—il viendra un
jour—où personne ne voudra avoir été partisan des fortifications,—où
la Chambre qui les a votées en tirera quelque sobriquet fâcheux.
Depuis que M. Thiers a le projet d’écrire l’histoire de
Napoléon—et qu’il a écrit son nom sur les bottes de la statue de bronze
de la place Vendôme, il s’identifie avec le personnage d’une façon
extraordinaire,—chaque fois que, dans la discussion des fortifications,
on a parlé de l’empereur,—et Dieu sait si on en a assez parlé!—il a
demandé la parole comme pour un fait personnel.
Un matin,—en lisant le compte rendu de la séance de la Chambre des
députés, dans un journal partisan des fortifications—j’ai espéré qu’il
était arrivé des forts détachés comme autrefois de la tour de Babel, et
que nous en étions délivrés,—voici ce que disait le journal partisan
des forts:
«L’agitation et les sentiments produits par ce discours se manifestent librement lorsque M. Soult est descendu de la tribune. M. Odilon Barrot essaye en vain de parler; le tumulte couvre sa voix. M. Billault court à la tribune; l’assemblée est hors d’état de rien entendre. Bientôt tous les membres quittent leurs places et descendent dans l’enceinte. Les ministres restent dans une solitude complète et dont ils paraissent effrayés. La séance reste suspendue.»
Cette chance de salut a manqué.
Tout en fortifiant Paris,—on a cependant, par un amendement, à peu
près établi que la capitale ne serait pas classée dans les villes
fortifiées.—C’est une critique assez heureuse de l’opération,—et, si
M. Lherbette l’a faite exprès, je l’en félicite sincèrement.
Cela rappelle un peu l’histoire de ce monsieur qui, ne trouvant pas son parapluie, écrivit à un ami chez lequel il croyait l’avoir laissé;—puis tout à coup, avisant qu’il l’avait serré,—cacheta cependant sa lettre après y avoir ajouté un post-scriptum:
«Mon cher ami, fais-moi le plaisir de chercher mon parapluie que je crois avoir laissé chez toi.
M***.»
«P. S. Ne t’occupe pas de mon parapluie, il est retrouvé.»
Paris non fortifié,—c’est le roi des échecs;—quand il est mat,
la partie est perdue;—mais on ne le prend pas et on recommence.
Paris non fortifié, c’est une ville de rendez-vous pour le monde
entier; c’est la capitale du plaisir, de l’esprit et de la pensée.
C’est là où viennent se reposer les rois exilés par les peuples, et les peuples destitués par les rois;—c’est là que de toutes parts on vient étaler ses joies et cacher ses misères.—Paris, c’est la grande Canongate du monde entier.
L’ennemi! mais, Parisiens, mes bons amis,—il est au milieu de
vous;—l’invasion, mais elle est faite;—votre ville! mais elle est
prise,—par les brouillons, par les bavards, par les ambitieux de bas
étage, par les avocats parvenus et les fabricants de chandelles enrichis
et mécontents.
Invasion plus cruelle mille fois que celle de l’étranger,—car
l’étranger respecterait Paris,—Paris, où il vient s’amuser,—Paris, son
rêve et son Eldorado,—Paris, qui appartient au monde et auquel le monde
appartient.
Parisiens,—Parisiens,—vous me rappelez les Troyens introduisant
dans leur ville le cheval de bois,—cette horrible machine,—machina
feta armis,—pleine d’armes ennemies,—et moi,—semblable à
Laocoon,—je lance ma javeline contre le cheval de Troie, et je m’écrie:
..................
Mais je suis la Cassandre de Troie,—et je parle à des Cassandres.
Aut hæc in nostros fabricata est machina muros,
Aut aliquis latet error.......
Les grands peuples libres se sont défendus avec des murailles de
poitrines et de bras.—Les peuples fatigués ou déchus se cachent
derrière des murailles.
N’avez-vous pas ri,—mon cher monsieur, quand vous avez vu que
juste à l’instant où l’on votait une loi ruineuse, honteuse et ridicule
pour préserver Paris des horreurs de l’ennemi et notamment de la
perfide Albion, les membres des deux Chambres anglaises—parlaient
avec affectation de leur estime et de leur sympathie pour la
France,—et prononçaient à l’envi des paroles de paix et
d’amitié,—comme pour rendre la chose plus drôle et y ajouter encore un
peu de comique, s’il était possible.
Provisoirement,—il faut jeter les yeux sur les ravages que va faire autour de Paris le génie militaire,—et se demander—si une invasion de Tartares et de Cosaques causerait une pareille désolation.
TRACÉ DES FORTIFICATIONS.—Le tracé du rempart bastionné à élever à l’entour de Paris restant comme le génie l’a tracé, et la zone de servitudes étant fixée à deux cent dix mètres, ainsi qu’on l’annonce, voici, d’après le Journal du Commerce, la liste exacte des bois, plantations, maisons, usines, à raser:
1. Une partie du village du Point-du-Jour, sur la route de Sèvres;
2. Près de la moitié du bois de Boulogne, car la zone actuelle a à peine cinquante mètres devant le fossé;
3. Toute la porte Maillot, au bois de Boulogne;
4. Tout le quartier d’Orléans ou de la Mairie, à Neuilly et aux Thernes;
5. Une bonne partie du parc royal de Neuilly;
6. Plusieurs usines et maisons particulières situées au levant de la route de la Révolte;
7. Tout le village situé entre les Batignolles et Clichy, sur la route de la Révolte;
8. Plus de quarante maisons, bâtiments, auberges et usines sur la route de Saint-Denis à la Chapelle;
9. Une partie de la Petite-Villette;
10. Presque tout le village des Prés-Saint-Gervais, qui se trouve à la gueule du canon du rempart couronnant les hauteurs de Belleville à l’ouest;
11. Une partie du village de Pantin;
12. Toutes les maisons de la rue qui conduit de la place des Communes de Belleville à Romainville;
13. Toutes les plantations des lieux dits les Bruyères et la Justice;
14. Une partie du village de Bagnolet;
15. Plus de la moitié du village de Saint-Mandé;
16. Plus de cinquante maisons de maraîchers dans la vallée de Féchamp;
17. Le parc et le château de Bercy tout entiers;
18. Une partie du village de la Maison-Blanche, sur la route de Fontainebleau;
19. Une partie de Gentilly;
20. Presque tout le Petit-Montrouge;
21. Enfin plus de deux cents maisons, usines et manufactures, à Vanvres, Clamart, Vaugirard, Issy, Grenelle et Beaugrenelle.
Quant aux arbres à abattre, aux jardins à détruire, aux clôtures à renverser, aux carrières à fermer, le nombre en est énorme.
Toutes les voies de petite communication se trouveront interceptées; les embarras et la gêne qui en résulteront sont incalculables.
Puis enfin il faudra jeter des ponts-levis, masqués par des ouvrages avancés, sur toutes les grandes routes.
Donc, par un vote de la Chambre des députés,—Paris est
détruit.—Il faut créer un autre Paris morne,—ennuyeux, ennuyé;—tu
l’as voulu,—Georges Dandin;—ce n’est pas cependant que ceux qui le
demandaient avec le plus de ferveur y tinssent en réalité beaucoup; non,
il faut crier pour ou contre quelque chose;—l’enthousiasme avec lequel
on crie n’a pas de rapport à la chose pour laquelle ou contre laquelle
on crie;—pour crier,—tout est bon pour prétexte. Vous
rappelez-vous,—il y a deux mois à peine,—l’indignation, les cris, les
lithographies,—les plâtres—pour Mehemet-Ali,—qui allait être
abandonné par la France;—le jour où son affaire a été décidée, vous
auriez cru que les cris allaient redoubler?—pas du tout; on n’y pensait
plus.—Mehemet-Ali,—qu’est-ce que Mehemet-Ali?—Ah! oui,—un vieux,—un
Égyptien.—Oh! bien, oui; mais il s’agit des fortifications.
Parmi les choses que l’on fait croire aux Français,—il faut compter celle-ci: qu’ils ont un gouvernement constitutionnel composé de trois pouvoirs égaux.
Il serait curieux de savoir quel est le pouvoir qu’exerce la Chambre des pairs;—elle n’a pas encore voté la loi des fortifications, et il n’est personne qui ne la considère comme parfaitement établie.
Cependant, messieurs les pairs, vous qui comptez parmi vous la
plupart des grandes illustrations du pays,—ce serait là pour vous
l’occasion d’un beau réveil.
Ce serait une grande et belle chose,—qu’un vote à une immense majorité, qui dirait:
«Halte-là, messieurs les avocats parvenus,—messieurs les marchands de bas retirés,—messieurs les épiciers enrichis;—nous, les derniers gentilshommes;—nous, les descendants des héros qui ont rendu la France glorieuse et triomphante;—nous, les restes de la vieille noblesse française;—vous avez assez ruiné, dévasté et avili ce pauvre pays,—nous vous défendons d’aller plus loin.»
N. B. Deux ou trois pairs feront des discours spirituels contre
le projet de loi;—après quoi la Chambre votera pour le projet de loi.
La France est jouée—à pile ou face entre les talons rouges du
comptoir et les tribuns de l’estaminet. La pièce tombe face.
Et ici, avec le vote de la Chambre, commence
LE RÈGNE PROVISOIRE des talons rouges du comptoir,—Qui, au moyen des fortifications, se font hauts barons et seigneurs féodaux.
M. Casimir Delavigne a eu l’honneur de faire hier la révérence au
roi; on a remarqué, comme costume de bon goût, son habit de taffetas
céladon, et ses bas de soie de couleur de rose;—il aurait bien voulu
monter dans les carrosses du roi,—mais il n’a pu faire ses preuves,
quoiqu’il se pique de bonne maison; mais sa famille était de robe et n’a
jamais été dans les grandes charges.
On a hier promené par la ville, en grande procession, le chef de
saint Jean-Baptiste, pour empêcher les vignes de geler par le froid qui
a repris.
MM. T. de R.,—R. de G.,—et Eug. B., les deux premiers jeunes
gentilshommes appartenant à monseigneur le Dauphin, et le dernier de
plume, sont sortis hier d’un cabaret de la place de la Bourse, après le
couvre-feu, et un peu jolis garçons; arrêtés par le guet, ils ont
battu l’exempt et ses archers;—M. le lieutenant civil en a été
informé et veut, dit-on, porter l’affaire au parlement.
On assure que la petite***, de l’Opéra, plus connue sous le nom
de Fifille, qui a été à M. le duc de***, et qui a passé depuis au comte
de***, va entrer en religion.
M. Alphonse Karr, gazetier, qui s’est permis de réciter dans
quelques ruelles une épigramme contre monseigneur Thiers, grand
connétable de France, a été rudement bâtonné par sa livrée.—Il a
chargé M. Léon Gatayes d’appeler M. Thiers, mais MM. les
maréchaux—ont décidé que M. Karr, n’étant pas d’épée, n’avait aucun
droit à une réparation de ce genre.
M. Roussin vient d’être nommé général des galères de Sa Majesté.
MM. Th. Burette et Léon Bertrand, pris en flagrant délit de
braconnage sur les terres du roi,—ont été condamnés à être pendus
haut et court.—Leurs parents ont voulu se jeter aux pieds du
roi,—mais, malgré la protection du R. P. Oll***, confesseur de Sa
Majesté et de M. Barthe, qui vient de traiter de la charge de premier
président de la cour des aides avec M. Persil, ils n’ont pu parler à Sa
Majesté.
Au bal de l’ancienne liste civile, la société a paru mieux composée
qu’au bal au profit des inondés de Lyon, où il faut dire qu’elle était
beaucoup plus nombreuse.—M. de Ganneron, duc de la Cassonnade, l’un de
nos plus élégants seigneurs,—y a dit ce mot, qui a été approuvé: «Le
Parisien est généreux, mais très laid.»
Monseigneur le Dauphin—y a paru avec une magnifique cotte de
maille de Milan et un pourpoint garni de vair.
Les jeunes gens du commerce semblaient s’y être donné rendez-vous,
ils étaient tous si frisés et si pommadés, que la réunion de ces divers
cosmétiques produisait un mélange horriblement nauséabond.
Une femme du monde disait: «C’est singulier, à chaque instant, je crois voir une figure de connaissance, et ce n’est qu’après que je me rappelle que ce monsieur que j’ai failli saluer n’est connu de moi que pour m’avoir vendu du satin ou de la dentelle.—Celui-ci—est très-cher,—celui-là surfait beaucoup,—cet autre aune à ravir.—La Truie qui file y avait ses représentants,—ainsi que l’Y grec,—les Deux Magots,—le Chat qui pêche,—et la Balance d’or.
On remarquait la fleur de la nouvelle noblesse française, de
puissants barons et des seigneurs avec leurs dames:
M. GENTIL, vidame de Saint-Ouen,—duc du Chat qui pêche,—avait un costume des plus galants: surcot mi-parti avec blasons de l’un en l’autre doublé de petit-gris et menu vair, tricot également mi-parti d’écarlate verte et d’écarlate blanche, manches déchiquetées en barbe d’écrevisse, souliers à la poulaine, rattachés au genou avec une chaîne de pierreries, camail nacarat à queue du même, aumônière en dague, gants de fauconnerie en buffle, garnis avec un tiercelet d’autour dûment chaperonné et clocheté.
On a remarqué sa voiture: il porte de sinople à deux ablettes
d’argent, adossées, écartelé de gueules à trois chats au naturel,
passant, avec un bonnet de coton, en abîme au trescheur d’or, le tout
timbré d’un chapeau de soie imperméable avec des lambrequins assortis,
et l’ordre de la Légion d’honneur contournant.
Madame MARTIN (du Nord), la chancelière, avec la tunique à la
Spartiate, fendue sur la cuisse, et retenue d’agrafes de pierreries, le
manteau de peau de panthère, la demi-lune de diamants et les cothurnes
opales glacées de paille, et le sourire bleu de ciel de Diane allant
visiter Endymion; elle a sur le dos la trousse (pharetra) de rigueur
où elle serre ses gants, ses flacons de sels d’Angleterre, son mouchoir
de Chapron (spécialité), et les trente-deux sous pour son fiacre.
Madame BARTHE,—femme du lieutenant criminel,—rotonde goudronnée
et fenestrée en truelle de poisson, béguin à la Médicis orlé de
perles, corsage à pointe, manches déchiquetées et tailladées à
l’espagnole, vertugadin à sept pans, souliers carrés losangés de rubans
feu, gants cousus et brodés d’or de Florence, parfumés de benjoin et de
civette, aumônière de velours incarnadin, ouvré et ramagé de la façon la
plus galante du monde, chemise et robe de dessous garnies de point de
Venise.
M. FOULD,—comte de Jérusalem,—turban à l’orientale, caftan de
brocart, barbe pailletée de limaille d’or, l’anneau de Salomon à l’index
de la main gauche, une roue jonquille au milieu du dos, et les
pantoufles jaunes de rigueur.
M. DE RAMBUTEAU,—échevin de la ville de Paris,—poudré à
frimats, coiffé à l’oiseau royal, habit à la française de velours
épinglé, gorge de colombe, boutons tabatière, renfermant chacun une
lettre du nom de ce monsieur, veste lilas glacé, brodé de soie couleur
sur couleur, boutons en pointe de diamants, culotte de drap d’or doublée
de toile d’argent, claque garni de plumes, à un louis le brin, cravate
en maline de la bonne faiseuse, épée la poignée en bas, à lame de
baleine, fourreau de chagrin, dragonne de rubans d’argent, baudrier
congrant deux montres à miniature; bonbonnière en ivoire de Dieppe,
garnie de pralines à la Reine.
Madame LEBŒUF, duchesse du denier douze,—coiffée en hérisson
avec un œil de poudre, deux repentirs au naturel des assassins au
coin de la bouche, un corset cuisse de nymphe émue, lacé d’une échelle
de rubans assortis, jupes de linon des Indes, à paniers relevés de roses
pompon et de papillons de porcelaine de Saxe, les bas chinés à coins,
mules à talons rouges, patin d’un demi-pied de haut, du rouge.
Monseigneur GOUIN, baron de la rue Tiquetonne.—Ancien
surintendant général des finances, perruque in-folio, canons du grand
volume, juste-au-corps à brevet, veste mordorée, jarretière de diamants,
souliers à oreilles, canne d’ivoire à tête de porcelaine, tabac
d’Espagne dans les poches, à la façon de M. le prince, solitaire
extravagant au petit doigt de la main droite.
M. ROGER (du Nord), grand maître de l’artillerie.—Juste-au-corps
de buffle, ceinturon bouclé de fer, bottes à entonnoir, grègues de cuir
de Cordoue, agréments de non-pareille rouge, col rabattu, colichemarde
de Tolède, baudrier piqué, feutre à plume rouge, gilet de flanelle à
maille d’acier, royale et moustaches poignardant le ciel.
A la Chambre, pendant la discussion des fortifications, M. de
Lamartine s’est embrouillé dans les nouvelles mesures et a proposé de
charger un canon avec plusieurs milliers de poudre.
A la représentation au bénéfice de Mario, mademoiselle Albertine
avait un diadème en pierreries si indécent,—que le prince de Joinville
et le duc de Nemours, ne pouvant en supporter l’éclat, se sont retirés
au fond de leur loge,—pendant tout le temps qu’elle a dansé.
M.***, qui m’a paru un honnête garçon de quarante-cinq ans
environ, a eu autrefois le bonheur de rendre un service important à
madame Adélaïde, sœur du roi.
Tout récemment, et peut-être en voyant l’état peu agréable des rues de Paris, il a pris fantaisie à M.*** de travailler à l’embellissement et à l’assainissement de la grande cité.—Il se rend alors chez son ancienne obligée, lui expose des plans, des résolutions, et reçoit d’elle, avec l’accueil le plus gracieux et le plus cordial, une lettre de recommandation pour le chef de l’édilité parisienne.
Cette lettre était conçue en termes tellement vifs et pressants, que M.*** dut penser naturellement à l’embarras qu’éprouverait M. Delessert pour satisfaire la princesse sans se démettre de ses fonctions en faveur du recommandé.
La lettre remise, on annonça une réponse prochaine. Il fallait bien, en effet, prendre au moins quelques jours pour se décider à accomplir le sacrifice que la princesse paraissait désirer, ou du moins, pour l’éviter d’une manière convenable et par un palliatif suffisant.
Enfin, la lettre d’investiture arrive, et voici ce qu’elle contenait:
«Monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que vous serez incessamment admis PROVISOIREMENT à remplir les fonctions «DD’ASPIRANT AU SURNUMÉRARIAT dans l’administration de la salubrité publique.
«J’ai l’honneur d’être, etc.»
M.*** assure qu’il a répondu par une lettre très-piquante.
Il y a en Belgique plusieurs contrefaçons des Guêpes—à divers
prix.—Mon ami Gérard de Nerval m’écrivait dernièrement:—«J’ai vu votre
portrait dans la contrefaçon belge,—je ne vous cache pas que vous êtes
fort contrefait.»
Un autre voyageur m’écrit aujourd’hui même:
«J’ai vu les Guêpes, je te porterai le volume où est ton portrait,—Dieu! que tu es laid.»
La contrefaçon belge,—pardon, messieurs les libraires belges, de vous faire imprimer ceci—la contrefaçon belge est appelée par les gens sévères—un vol.
Car, sans faire entrer les auteurs dans le partage d’aucun bénéfice, la librairie belge—fournit à leur détriment leurs ouvrages à toute l’Europe,—à un prix naturellement inférieur à celui auquel les vendent les libraires français, qui sont obligés de partager avec les auteurs.
Pour moi, je ne me plains jamais de ces choses-là,—et, chaque fois
que je mange un pain et deux harengs,—je serais enchanté que les
miettes pussent nourrir cinq mille hommes,—et je n’élèverais aucune
réclamation—quand ces miettes auraient un peu l’air de rognures.
M. Jamar,—celui qui, je crois, contrefait les Guêpes en Belgique avec le plus de succès, connaît sans doute cette insouciance, car, en me priant de faire quelque chose qui lui sera agréable,—il commence ainsi sa lettre:
«Monsieur A. Karr,
«En ma qualité d’éditeur de votre ouvrage, les Guêpes, à Bruxelles, je me crois permis de vous adresser une demande, etc., etc.
JAMAR.»
On disait hier, en grosse compagnie, que M. Couveley, peintre du
roi, qui a l’habitude de porter beaucoup d’or sur lui,—a été assailli
par des malandrins qui lui ont pris la bourse et ses deux montres.
M. Cousin a acheté la charge de premier porte-parasol du roi.
A une soirée, un de ces jours derniers.
Un jeune homme, appelé Batta, a joué du luth avec quelque succès;—on a également applaudi le téorbe du sieur Artot.
Malgré les craintes sinistres inspirées par M. Gabrie, le maire de
Meulan, les cultivateurs de cette commune ne sont pas encore venus sur
Paris.—Puissent les fortifications être prêtes à temps pour repousser
ces barbares. M. Chambolle, nommé mestre de camp par ordonnance royale,
vient de lever une compagnie de mousquetaires.
M. de Montalivet, intendant de la liste civile, va prendre le titre
de trésorier de l’épargne.
Un monsieur, qui occupe une position assez importante sous ses
ordres,—a trouvé un moyen ingénieux d’augmenter ses appointements; il
écrit de temps à autre des lettres très-menaçantes—aux
gardiens,—portiers ou conservateurs,—je ne sais comment on les
appelle,—des résidences royales et des châteaux appartenant à Sa
Majesté.—Il leur annonce que divers rapports l’obligent à mettre en
doute leur zèle et leur activité dans les fonctions qui leur sont
confiées.—Certes, il lui répugnerait beaucoup de leur causer du
chagrin; mais, cependant, il ne peut, sans manquer lui-même à son
devoir, se taire plus longtemps sur l’inexactitude de celui-ci, sur la
négligence de celui-là, etc., etc.
Ces braves gens, qui savent parfaitement ce que veut dire le monsieur,—font tuer quelques chevreuils,—quelques lièvres,—quelques faisans, sur les terres du roi,—et les expédient en bourriches à leur farouche censeur, qui les vend immédiatement à madame Chevet, veuve d’un célèbre maître queux du Palais-Royal.
Au bal de l’Opéra, on a toujours l’usage de souper après le bal,
vers trois heures du matin,—usage charmant qui méritait bien d’être
conservé comme il l’est.—En effet, on passe la nuit au bal, morne,
froid, taciturne, endormi. Après quoi on fait un excellent souper qui
vous réveille pour aller vous coucher, vous met en belle humeur et vous
inspire les plus jolis mots que vous dites au cocher de fiacre.—Vous
frappez à votre porte avec une gaieté folle. Il n’est pas de mots
piquants, fins, spirituels, que vous n’adressiez à la portière.—Vous
montez votre escalier en riant vous-même de ce que vous vous dites de
joli.—Vous faites à votre domestique des épigrammes sanglantes, et vous
vous couchez en proie à la plus heureuse disposition d’esprit pour
veiller et amuser vous et les autres.
M. Paul Foucher a, hier, donné les violons à mademoiselle de
C***.—Le guet a voulu s’y opposer à cause de l’heure avancée; mais
ce jeune gentilhomme l’a mis à la raison, lui et ses hallebardes, au
moyen de quelques pistoles.
M. Lherminier, qui est, dit-on, grand clerc, vient d’être, par
lettres du roi, nommé conseiller au parlement de Rennes.
Le même jour, on a donné à M. Roger (du Nord) le gouvernement de
Beauvoisis.
A la dernière représentation de la petite Rachel,—on a étouffé
deux portiers du théâtre.—MM. les échevins de la ville devraient bien
faire en sorte que de tels accidents ne se renouvelassent pas.—On a
remarqué sur les bancs du théâtre la fleur de la noblesse française.—M.
Barthe, ex-procureur au Châtelet, a voulu s’y aventurer; mais, quoiqu’il
fût mis au goût du jour, avec un habit de satin à fleurs, des culottes
fleur de pêcher et des bas verts,—les jeunes seigneurs se sont arrangés
pour qu’il n’y pût trouver place.
Plusieurs journaux ont imprimé des lettres du roi—assez
bizarres.—Ces lettres traitent fort mal la France et Paris et ses
aimables faubourgs.—Elles manifestent de temps à autre un vif désir
de voir les Français écrasés, etc., etc.
Certes, si les lettres étaient authentiques, le roi n’aurait absolument qu’à s’en aller.
Mais les journaux qui les ont publiées sont déférés au procureur du roi sous l’accusation de faux et de diffamation.
Il paraît cependant que les trois premières sont vraies et qu’on ne peut leur reprocher que des interpolations; les autres sont, dit-on, fabriquées à Londres.
On assure que l’on a déjà fait acheter au roi plusieurs lettres de ce genre, et que cette fois on espérait le même résultat.
On dit que la Contemporaine est compromise dans ce trafic.
Mais, comme le roi demandait ce que c’était que ces lettres et
combien on en voulait, on lui répond: «Trois mille francs de chaque.
—Elles sont apocryphes!» s’écria-t-il.
C’est sur le refus de la liste civile qu’on les a données ou
vendues aux journaux. Le ministère espérait mettre la main dessus dans
les nombreuses saisies qui ont été faites,—mais on n’a pas réussi.
Il serait bien singulier que l’humanité, sous prétexte de progrès,
fût dans une fausse route et qu’il lui fallût essayer maintenant de
revenir sur ses pas.—Voici le résumé d’un travail statistique fort
important; les recherches que nous venons de faire nous ont conduit à
établir.
1º Qu’à mesure que l’instruction s’est propagée d’année en année, le nombre des crimes et des délits s’est accru dans une proportion analogue;
2º Que, dans le nombre de ces délits ou de ces crimes, la classe des accusés sachant lire et écrire entre pour un cinquième de plus que la classe des accusés complétement illettrés, et que la classe des accusés ayant reçu une haute instruction y entre pour deux tiers de plus.
En d’autres termes, quand 25,000 individus de la classe totalement illettrée fournissent 5 accusés,
25,000 individus de la classe sachant lire et écrire en donnent plus de 6;
25,000 individus de la classe ayant reçu une instruction supérieure en donnent plus de 15;
3º Que le degré de perversité dans le crime et les chances d’échapper aux poursuites de la justice sont en proportion directe avec le degré d’instruction;
4º Que les récidives sont plus fréquentes parmi les accusés ayant reçu l’instruction que parmi ceux qui ne savent ni lire ni écrire.
J’ajouterai que ce résultat ne m’étonne pas le moins du monde,—et, s’il me restait du papier blanc,—je développerais ma pensée, ce qui sera pour un autre jour.
Passons à d’autres progrès.
L’asphalte des boulevards, qui fond l’été, rend le nettoyage plus difficile l’hiver et a causé un nombre effroyable d’accidents.
Le gaz se gèle—ou éclate—et a asphyxié une famille de six personnes.
Le chemin de fer de Saint-Germain met souvent trois heures à faire la route, une heure et demie de plus qu’un bon cheval.
Les caisses d’épargne ont élargi la conscience des domestiques—et leur permettent de se figurer que le vol n’est que de la prudence;—ils dépouillent leurs maîtres sans scrupule, maintenant que cela s’appelle:—Songer à l’avenir.
Il viendra un jour un homme qui inventera les routes pavées de grès et bordées d’ormes,—et cet homme sera appelé le bienfaiteur de l’humanité.
La baronne de Feuchères a laissé par son testament cent mille
francs à M. Ganneron, duc de la Cassonade,—et cent mille francs à M.
Odilon Barrot, marquis de la Basoche.—Ces deux seigneurs ont d’abord
laissé dire qu’ils avaient donné leurs legs aux pauvres.—Puis ils ont
fait mettre dans les journaux qu’ils ne pouvaient avoir donné des legs
qu’ils n’avaient pas encore reçus.—Sans dire cependant ce qu’ils en
comptent faire ultérieurement.
Or, j’ai la douleur de dire à ces deux seigneurs que je ne trouve pas qu’ils manifestent en cette occasion suffisamment de courage et de loyauté.—Si madame de Feuchères leur a laissé ce souvenir,—c’est qu’ils étaient non-seulement ses conseils,—mais ses amis fort dévoués,—du moins ils le lui disaient, ce que je sais de fort bonne part.—Laisser penser par de semblables réticences qu’ils n’accepteront peut-être pas le legs,—c’est donner une force nouvelle à tout ce qui a été dit contre madame de Feuchères.
Le libraire Ladvocat m’est venu voir il y a quelques jours et m’a
dit:
—Je ne suis plus libraire;—considère-moi comme un billet de faire part de la librairie.
—Et pourquoi? lui demandai-je.
—Ah! pourquoi! c’est que, pour vendre des livres,—il faut d’abord qu’il y ait des livres.
—Eh bien?
—Eh bien! la politique et les affaires m’ont pris tous mes écrivains,—tous mes ouvriers.
S’il n’était pas ministre,
M. Villemain ferait son Histoire de Grégoire VII et des Pères de l’Église,—pour laquelle il avait déjà rassemblé des matériaux. Sans la politique qui les a tous pris,
M. de Barante écrirait son Histoire du Parlement de Paris;
M. Thiers, celle du Consulat et de l’Empire;
M. Mignet, l’Histoire de la Ligue;
M. Guizot, l’Histoire de la Révolution d’Angleterre;
M. Malitourne, l’Histoire de la Restauration;
M. de Salvandy, l’Histoire de Napoléon;
Etc., etc.; à peu près soixante-dix volumes.
Tous travaux commencés et qui m’étaient promis.
Les difficultés qu’a faites l’Académie pour recevoir M. Hugo l’ont
fait plus honnir depuis quelques années peut-être qu’elle ne l’a jamais
été.—Les académiciens, du moins le parti Joconde, lui attribuent ces
avanies, et l’un d’eux a dit le jour de la nomination: «M. Hugo entre à
l’Académie comme on épouse une fille qu’on a deshonorée.»
Au moment où on faisait semblant d’enlever les neiges et les
immondices, ainsi que je l’ai raconté dans le volume précédent, je
descendais la rue Laffitte dans un cabriolet de louage;—je remarquai un
tombereau arrêté,—ce tombereau était chargé de neige, et le charretier
qui le conduisait jetait cette neige dans la rue Laffitte. «C’est
étonnant,—pensai-je en regardant d’énormes tas contre les maisons;—il
y a cependant assez de neige dans la rue Laffitte. Pourquoi y en
apporte-t-on?» Après avoir longtemps réfléchi, je demandai à mon cocher
s’il savait pourquoi on apportait de la neige rue Laffitte;—le cocher
le savait parfaitement, et il m’expliqua le mystère.
Les conducteurs de tombereaux, à mesure qu’ils sont chargés, reçoivent, pour chaque tombereau, un cachet que plus tard ils échangent contre deux francs, prix fixé pour chaque voyage.—Mais, au lieu de conduire le tombereau à la rivière ou à tout autre endroit désigné,—ils rejettent dans une rue ce qu’ils ont pris dans une autre;—par ce moyen, ils ménagent leurs chevaux, et font quatre fois autant de voyages dans une journée.
—Dis-moi donc, Gustave, à quelle époque, au
collége,—commencions-nous à fumer de l’anis dans des pipes neuves, et
des morceaux de baguettes à habit?
—C’était, je crois, en troisième.
—Eh bien!—aujourd’hui, on fume en troisième du tabac de caporal dans une pipe culottée.
Te souvient-il qu’en sixième, nous étions—tout déchirés, déguenillés,—montant aux arbres,—jouant à la balle et aux barres;—les élèves de sixième aujourd’hui sont des messieurs, ont des cannes, et le fils de***, du Théâtre-Français, lisse ses cheveux avec des bâtons de cosmétique.
Voici du reste une annonce que je prends dans un journal:
A l’occasion de la Saint-Charlemagne et à la demande des élèves, on donne aujourd’hui au Palais-Royal Vert-Vert, Madame de Croutignac, Indiana et Charlemagne, le Lierre et l’Ormeau.
C’est-à-dire les pièces les plus libres du répertoire.
L’éducation du collége est bien plus complète que de notre temps.
Je ne m’aperçois pas que M. Villemain fasse la moindre attention à cela.
A propos d’une pièce de M. Gozlan, ridiculement tour à tour
permise,—défendue, repermise et définitivement défendue,
On raconte que M. Boccage, artiste dramatique,—voulant rassurer le ministre de l’intérieur, qui craignait que cette pièce ne fût le prétexte de quelque tumulte, dit à M. Duchâtel: «Monsieur le ministre, je réponds de tout,—je réponds qu’il n’y aura pas de bruit.—Monsieur Boccage, aurait répondu le ministre, je m’en rapporte bien à vous; mais si, par hasard cependant, vos prévisions étaient trompées, et si on me demandait des explications à la Chambre, j’aurais mauvaise grâce à monter à la tribune et à dire: «Messieurs, M. Boccage m’avait répondu qu’il n’y aurait pas de bruit.»
A propos de la même pièce, M. Boccage a, dit-on, écrit à M.
Perpignan, censeur: «Je vous jetterai par les fenêtres.»
M. Perpignan lui a répondu:
«On ne jette plus par les fenêtres,—c’est une expression vieillie qui m’obligerait à vous répondre par une locution non moins surannée,—je vous couperai les oreilles.»
Outre les vaudevillistes invalides que j’ai déjà signalés comme se
reposant de leurs travaux dans les sinécures administratives, il faut
remarquer,—à propos de la Chambre des députés,—qu’elle renferme un
grand nombre de commerçants qui, à l’âge où ils se retirent du négoce,
c’est-à-dire quand ils ne se sentent plus capables du commerce de détail
et de demi-gros,—se mettent à gouverner le pays,—au lieu de se
retirer à la campagne et de se livrer à la pêche à la ligne,—comme ils
faisaient avant l’invention du gouvernement dit représentatif.
Au sujet des lettres attribuées au roi, on a fait arrêter le gérant
et le rédacteur en chef du journal la France,—contrairement aux lois
qui régissent la presse.
Le National, qui a fort poussé aux fortifications, s’en étonne et s’en indigne. Pour moi, je m’étonnerais plus qu’un roi auquel on donne des citadelles et des bastilles plus qu’il n’en demande ait la magnanimité de ne pas faire pendre M. de Montour et M. Lubis.—A propos de quoi, je prie S. M. Louis-Philippe d’agréer l’hommage de mon admiration pour sa mansuétude extraordinaire.—Mais un roi qui sort de dix ans de constitutionnalité—ressemble beaucoup à un oiseau échappé de sa cage:—il ne prend pas son vol tout de suite.
La plaisanterie si ingénieuse qui consiste à me faire passer pour
mort n’est pas une nouvelle invention. Il y a quelques années,—M. C.
avec M. D. et quelques-uns de leurs amis, en imaginèrent une semblable
au Café anglais, sur M. Duponchel, alors directeur de la scène à
l’Opéra.
On fit imprimer des lettres de faire part, annonçant la perte douloureuse qu’on venait de faire de M. Duponchel, et on envoya à toutes les personnes qui tenaient de près ou de loin à l’Opéra une invitation d’assister aux convoi, service et enterrement; on se réunira à la maison mortuaire à neuf heures. Puis on alla à l’administration des pompes funèbres commander un convoi convenable.
A huit heures, le portier de la maison de M. Duponchel vit arriver avec étonnement des ouvriers de l’administration, qui tendirent la porte de noir;—puis arrivèrent le corbillard et six voitures de deuil,—et au même instant se présentaient, vêtus de noir et avec une figure de circonstance,—les chanteurs, les danseurs, les choristes, les machinistes, les lampistes, se disant: «Est-ce étonnant, je l’ai encore vu avant-hier!
—Et moi aussi.»
Enfin, on frappe discrètement au logis du mort, et c’est lui qui vient ouvrir.
Je remarquais dernièrement au bal de la liste civile jusqu’où peut
conduire le funeste avantage d’avoir un signe dans le dos.—J’ai vu une
femme qui a dû avoir à soutenir une grande lutte entre la modestie, que
je lui suppose, et l’irrésistible besoin de montrer un signe qui
relevait d’une manière invincible la blancheur de sa peau.—Le signe
était fort bas.
M. Auguis, baron de la rue de la Huchette, a annoncé qu’il
renonçait à exercer le droit de jambage dans ses domaines.
Les nommés Victor Hugo,—Ch. Delaunay,—A. de Vigny,—Théophile
Gautier,—et A. de Musset,—vilains, taillables et corvéables à
merci,—ont, dit-on, refusé d’aller battre la nuit les fossés qui
entourent le château de M. Jacques Lefebvre, trésorier de l’épargne,
comte de Onze pour cent, afin d’empêcher les grenouilles de crier.—M.
le lieutenant criminel a mis quelques exempts à la poursuite de ces
manants.
Parisiens, mes amis—et vous mes bonnes gens de la province, qui
aviez, je suppose, envoyé vos députés à Paris pour tout autre
chose;—les affaires vont ainsi parce que la pièce est tombée face,—il
arrivera une autre fois qu’elle tombera pile,—et vous m’en donnerez de
bonnes nouvelles.
Je n’ai pas besoin d’apprendre au roi Louis-Philippe qu’à dater du vote de la Chambre des députés sur les fortifications de Paris, il n’est plus roi constitutionnel,—à moins que ce ne soit tout à fait son bon plaisir.
Mars 1841.
L’auteur au Havre.—La ville en belle humeur.—Popularité de M. Fulchiron.—Ressemblance dudit avec Racine.—La Chambre des pairs.—Le duc d’Orléans.—Le roi et M. Pasquier.—M. Bourgogne et madame Trubert.—Les femmes gênées dans leurs corsets par la liberté de la presse.—M. Sauzet invente un mot.—M. Mermilliod en imagine un autre.—Les masques.—Lord Seymour.—Mésaventure du préfet de police.—Histoire de François.—Sur les dîners.—La liste civile fait tout ce qui concerne l’état des autres.—A M. le comte de Montalivet.—Le roi jardinier et maraîcher.—Plaintes de ses confrères.—Les Guêpes n’ont pas de couleur.—Un poëme épique.—Un bienfaiteur à bon marché.—Une croix d’honneur.—La propriété littéraire—Une prétention nouvelle du peuple français.—M. Lacordaire et mademoiselle Georges.—Les princes et les sergents de ville.—Une anecdote du général Clary.—M. Taschereau.—M. Molé.—M. Mounier.—M. de la Riboissière.—M. Tirlet.—M. Ancelot.—M. de Chateaubriand.
MARS.—J’arrive du Havre,—jamais je n’ai vu une ville en aussi
belle humeur.—M. Breton, du Journal du Havre, avait, dans un article
fort bien fait, dénoncé à la ville un discours prononcé à la Chambre des
députés par M. Fulchiron,—et la ville riait à perdre haleine.
J’allai sur la jetée, on parlait de M. Fulchiron, et on riait.
—M. Fulchiron a découvert les vents alisés, disait Corbière, enveloppé dans son manteau brun.
—Il a bien découvert le mousson,—répondait le capitaine Lefort.
—Ce que nous appelons la mousson?...
—Précisément,—à moins cependant que ce ne soit toute autre chose, car son mousson à lui mène DIRECTEMENTN aux îles de la Sonde,—ce que ne fait nullement la mousson,—attendu qu’elle ne règne pas par là—et qu’on n’arrive aux îles de la Sonde qu’en courant des bordées.
—Il ajoute que cela se fait sans aucune peine.
—On voudrait l’y voir.
—Il assure qu’il n’y a qu’à tendre les voiles et à marcher devant soi.
—Certainement,—disait M. Baron,—c’est juste comme pour jouer de la flûte; il n’y a qu’à souffler dedans et à remuer les doigts.
—Venez-vous dîner?
—Je ne mangerai pas, j’ai réellement trop ri.
Je descendis sur les quais;—des calfats qui travaillaient à la coque d’un navire—parlaient et riaient à la fois.—Je m’approchai d’eux,—et ils disaient:
—Dites donc, M. Fulchiron qui dit à la Chambre des députés—que, pour aller à Pondichéry, il faut SORTIRI des vents réguliers et entrer dans les vents variables.
—Comme si les enfants ne savaient pas qu’il faut, au contraire, entrer dans les vents réguliers et sortir des vents variables.
Et les calfats riaient aux éclats.
Le lendemain,—j’avais passé du Havre à Honfleur, et j’étais à Trouville.—C’était la marée basse,—et les filles pêchaient aux équilles, les pieds et les jambes nus sortant de leurs jupons courts.
Il y en avait une brune fort belle qui disait à une autre:
—M. Fulchiron a dit qu’il fallait deux ou trois fois plus de temps pour aller à Pondichéry que pour aller à Java.
—Deux traversées égales.
Et les filles riaient à se faire mal.
Il y avait au bord des enfants qui jouaient dans une flaque d’eau qu’avait laissée la mer en se retirant.—Ils avaient fabriqué un navire avec une petite planche;—le mât était une grosse allumette et la voile une feuille de chou.—L’un d’eux dirigea mal le vaisseau, car il resta en panne au milieu de la mare. «Il faut, disait l’armateur au pilote maladroit, que tu sois bien Fulchiron.»
Racine, qui faisait des tragédies comme M. Fulchiron,—a commis
également,—autre point de ressemblance,—une faute du même genre quand
il a fait dire à Mithridate:
Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
«Oui, certes, j’en doute,» s’écria un spectateur.
Il est fâcheux que M. Fulchiron ne réserve pas ces choses-là pour ses tragédies.
Le duc d’Orléans et le roi se donnent un soin extraordinaire pour
entraîner le vote des pairs en faveur des fortifications.—M. Pasquier,
qui a le bon esprit d’y être fort résolument opposé, a passé deux heures
avec Sa Majesté. Le soir, M. Pasquier disait: «J’ai longtemps causé avec
le roi;—j’espère l’avoir ébranlé.»
Le roi, de son côté, disait: «J’ai eu avec M. Pasquier une longue conversation; je crois l’avoir ébranlé.»
Le lendemain, le roi a dit: «Si cependant mes arguments n’ont pas
produit sur M. Pasquier plus d’effet que les siens sur moi,—il doit
être bien affermi dans son opinion.»
Au moment où j’écris ces lignes,—je ne sais pas encore ce qu’il adviendra des fortifications à la Chambre des pairs,—je crains bien qu’il n’arrive précisément ce que j’ai annoncé le mois dernier;—cependant les hommes les plus considérables de la Chambre sont tout à fait contraires au projet;—il restera toujours ceci de fort honorable pour eux, que le parti qu’ils prennent les prive à la fois de la faveur et de la popularité.
En effet, d’ordinaire, en France,—il suffit de déplaire à la cour pour mériter les amours du public;—mais dans cette circonstance, unique peut-être dans l’histoire,—le gouvernement et l’opposition sont d’accord pour forger une arme dont chacun espère se servir pour écraser l’autre, pour piper des dés avec lesquels chacun espère tricher l’autre.
Certes, si les pairs voulaient se donner le libertinage de se mettre mal avec la cour—pour laquelle on leur reproche tant de complaisances, il leur était facile de choisir une occasion dans laquelle cet accès d’opposition leur attirât la bienveillance publique;—mais, en prenant celle-ci, ils mécontentent tout le monde,—et on ne peut attribuer leur résistance qu’à une opinion fondée sur le bon sens.
Dans l’Auberge des Adrets, Serres, auquel les gendarmes demandent
sa profession, répond: «Ma femme prend des enfants en sevrage.»—M.
Bourgogne, si on lui adressait une semblable question, répondrait: «Ma
femme fait des corsets.»
Voici un bienfait incontestable de la presse. Madame Bourgogne fait des corsets;—madame Trubert n’est pas contente d’un corset que madame Bourgogne a fait pour sa fille;—M. Bourgogne fait imprimer une brochure qu’il répand dans Paris—avec ce titre:
Lettre adressée à madame Trubert, rue Miroménil, 29, par M. Bourgogne, rue Hauteville, 28.
Paris,—typographie de Firmin Didot frères,—imprimeurs de l’Institut, rue Jacob, 56.—1841.
Ce n’est plus le temps aujourd’hui où on pouvait impunément, abusant d’un odieux privilége, ne pas prendre chez une marchande de corsets un corset que l’on ne trouvait pas fait à son goût;—le peuple a reconquis ses droits;—le marchand de corsets, grâce à la presse, appelle, de votre refus de prendre son corset, à la France, à l’Europe, au monde entier;—honneur donc à M. Bourgogne!—il a accompli un devoir—sans se laisser arrêter par cette futile objection, que la liberté de la presse menace de s’engraisser du carnage qu’elle fait des autres libertés;—que bientôt elle sera seule;—et qu’enfin la liberté de la presse semble un peu ici restreindre celle qu’on aime à trouver dans son corset,—et la liberté de choisir ses fournisseurs.
J’ai pris tant de plaisir à lire la brochure de M. Bourgogne, que je veux faire participer mes lecteurs à ma satisfaction, et en même temps contribuer à donner à cette œuvre de courage une publicité dont son auteur doit être désireux.
LETTRE ADRESSÉE A MADAME TRUBERT PAR MONSIEUR BOURGOGNE.—Madame,
en me présentant chez vous, lundi dernier, j’espérais que vous voudriez
bien m’entendre, afin de juger avec connaissance de cause une affaire
grave, puisque les rapports mensongers et malveillants qu’on a pu vous
faire pourraient compromettre la réputation de notre maison. N’ayant pas
été reçu, j’ai l’honneur de vous écrire.
Je vais, madame, vous dire l’exacte vérité: J’ai tout entendu; ce que mademoiselle Marie pourra confirmer.
Lorsque ces dames vinrent la première fois, mademoiselle Trubert aînée, en entrant dans le salon, commença par dire: «Nos corsets vont bien, madame Bourgogne;» la gouvernante ajouta: «Quant à celui de la petite, il va comme un cochon.»
N’attendant pas qu’une dame considérable, qui se trouvait dans le salon, eût fini de lui faire ses observations, elle répéta: «Il va comme un cochon.»
Lorsque cette dame fut partie, madame Bourgogne demanda à voir le corset sur mademoiselle, à quoi ces dames répondirent avec un peu d’aigreur qu’elles étaient beaucoup trop pressées, qu’elles reviendraient mercredi ou jeudi.
Ainsi, on est venu seulement avec l’intention d’humilier madame Bourgogne devant le monde, sachant qu’à cette heure on en trouve toujours.
Elle fit observer à la gouvernante que ce mot inconvenant la blessait, qu’elle lui renvoyait ce mauvais compliment. (Comme qui dirait: Vous en êtes un autre.) Mademoiselle Trubert aînée dit alors: «Mais voilà comme nous parlons à tous nos fournisseurs.—Tant qu’il vous plaira, mademoiselle, moi, je ne le souffrirai pas.» (Dignité,—leçon donnée à propos.)
La seconde fois, lorsque la gouvernante vint avec mademoiselle Marie, pour faire voir le corset, il y avait encore des dames qui faisaient à madame Bourgogne de sincères compliments (douce consolation pour une artiste méconnue), et qui avaient la bonté de rire aux éclats avec elle (bonté touchante en effet); ce qui augmenta sans doute son impatience, car, sachant ce qui s’était passé, j’entrai dans le salon pour arranger le feu, afin de l’observer. Je la vis assise derrière la porte du boudoir, à l’endroit le plus sombre, feignant de lire un journal de modes; mais, à ses mouvements convulsifs, elle me parut fort agitée.
Lorsque ces dames furent sorties, madame Bourgogne l’engagea, ainsi que mademoiselle Marie, à entrer dans le boudoir, en la saluant humblement, sans recevoir aucun signe de politesse. Elle la salua une seconde fois, auquel salut elle répondit par un bonjour bien sec. Le corset étant mis, madame Bourgogne demanda si madame Trubert l’avait vu sur mademoiselle. «Pourquoi me demandez-vous cela? reprit la gouvernante d’un ton hautain.—Parce que ce corset n’est qu’un peu aisé dans toute sa longueur, ce qui convient aux jeunes personnes, et que je ne trouve pas qu’il aille comme vous avez dit[D].» Alors, sa fureur commença. «Je n’ai pas dit cela, vous en avez menti! c’est mademoiselle Trubert qui l’a dit, et vous devriez me faire vos excuses. Je représente ici madame Trubert; voyez votre corset, et taisez-vous; je vous défends de causer avec moi, vous ignorez qui je suis, je ne veux pas vous répondre.» Madame Bourgogne fit alors la même question à mademoiselle Marie; mais, en anglais, elle lui défendit de répondre. Sans doute, mademoiselle Trubert aînée, par bonté pour sa gouvernante, à voulu prendre ce mot sur elle; mais j’affirme que c’est elle qui l’a dit et répété plusieurs fois.
[D] On se rappelle comment avait dit la gouvernante.—On doit remarquer ici la délicatesse avec laquelle madame Bourgogne évite de répéter le mot.
«Comment! dit alors madame Bourgogne, vous niez ce fait, ayant vu les paroles sortir de votre bouche! D’ordinaire, une personne qui s’estime soutient ce qu’elle a dit. (Haute moralité.) Quoi qu’il en soit, je ne souffrirai pas qu’on me parle sur ce ton. Je reçois des personnes de distinction, qui toujours sont polies envers moi, et jamais une gouvernante ne m’en imposera.»
Alors sa fureur augmenta; levant la main sur madame Bourgogne... (Je vis ce mouvement à travers le rideau.)
(Pardon,—que faisait M. Bourgogne derrière le rideau d’une pièce où on essaye des corsets?)
...Disant avec une exaspération violente: «Taisez-vous, ou sinon! Je vous l’ordonne, taisez-vous! Vous êtes une bête! Je vous méprise profondément; vous ignorez qui je suis; vous aurez de mes nouvelles: il vous en coûtera cher. Taisez-vous!»
Il fut impossible à madame Bourgogne de se taire (aveu naïf); elle répliqua vigoureusement et sur le même ton; alors, le scandale fut au comble. (Cela devait être gentil.)
Voulant mettre un terme à un pareil train, je frappai à la porte et lui imposai silence. (Lui, pourquoi pas leur, puisque ces dames parlaient du même ton?)
Elle se calma peu à peu, mais en répétant dans ses dents: «Je vous méprise, vous aurez de mes nouvelles, vous ne savez pas à qui vous parlez...»
Lorsqu’elle sortit, elle ferma la dernière porte avec fracas, et criant sur le palier de toute la force de ses poumons: «Je vous méprise tous, tous, je vous méprise;» elle parlait avec tant de véhémence, que les voisins se mirent aux fenêtres.
Voilà, madame, à peu près comme cette scène de désordre se passa.
S’il n’en eût rien résulté, j’aurais dédaigné la conduite et les emportements de cette furibonde; mais elle a agi contre l’honneur et l’intérêt de notre maison: je dois les défendre.
Le soir même, ses menaces furent suivies d’effets; vous écrivîtes, madame, que vous ne prendriez pas le corset que mademoiselle Marie avait laissé à corriger, de vous renvoyer de suite, sans y toucher, le corset que vous veniez de donner à blanchir et réparer, et de vous envoyer votre mémoire, ne voulant plus avoir aucun rapport avec madame Bourgogne.
Le lendemain, madame Damaison, femme du notaire, et sa demoiselle vinrent, courroucées, demander leur facture en disant: «Nous avons passé hier la soirée chez madame Trubert, et, au salon, nous avons appris de belles choses sur votre compte.
«Vous ne saviez donc pas à qui vous répondiez de la sorte? c’était à la comtesse***, de la famille de la branche aînée des Bourbons... (Ce n’est pas la branche cadette qui ferait des choses pareilles; aussi M. Bourgogne doit-il se féliciter d’avoir jonché Paris de son cadavre en 1830, comme tout le monde, pour l’expulsion de ladite branche); que madame Trubert considère et chérit depuis douze ans. Vous avez cru parler à une femme de chambre: cela vous fera un tort immense; nous et toutes nos connaissances ne mettrons plus jamais les pieds chez vous.»
Madame Bourgogne répondit qu’elle n’avait offensé personne; qu’au contraire on l’avait insultée chez elle, qu’elle ignorait que la gouvernante fût comtesse (concession légère, il est vrai, et corrigée par le reste de phrase,—mais concession cependant aux préjugés autocratiques, qui m’étonne de la part de madame Bourgogne), qu’en tout cas madame la comtesse s’était grandement oubliée.
En remettant la facture à madame Damaison, je lui dis: «Quel que soit le titre de cette femme (très-bien), elle n’avait pas le droit de venir faire du scandale dans une maison honorable.» A ce mot honorable, madame Damaison hocha la tête et regarda sa fille en souriant de pitié.
Je ne sais où la comtesse-gouvernante (sarcasme) a puisé ses renseignements, mais, assurément, elle a été mal informée; ce ne peut être qu’une machination d’intrigants qui, jaloux de la prospérité de notre maison, et dans l’intention de la déprécier, ont fait agir cette méchante dame: car, de la manière dont elle a osé parler, il semblerait que madame Bourgogne est de la plus vile extraction, que sa vie est immorale et honteuse; bien que madame Bourgogne n’ait pas de titres de noblesse en parchemin (autre sarcasme), elle n’est pas non plus de basse naissance. (Elle n’était pas née pour faire des corsets.)
Je me trouve ici obligé, à regret, de dire un mot sur son origine et sa vie tout entière. (Modestie honorable.)
Sa mère, Dorothée Young, était d’une des meilleures familles de Mayence, fille du célèbre statuaire Young, dont les ouvrages sont considérés aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre. Elle épousa, malgré l’aveu de son père (mépris des préjugés dans le sang), François Krempel, honnête artiste attaché à la chapelle du prince de Metternich; le mariage fut signé du prince; le père, irrité, déshérita sa fille. M. Krempel, sans fortune, n’eut que son talent pour soutenir et élever sa famille. Il était, à Coblentz, voisin et ami intime de M. Weskery, qui est encore aujourd’hui à Paris premier secrétaire à l’ambassade de Prusse. Par suite, les Français envahirent l’Allemagne; le prince quitta le pays. (Était-ce bien une raison suffisante d’envahir l’Allemagne, et les Français n’ont-ils pas agi un peu légèrement?)
Kunégonde Krempel, aujourd’hui madame Bourgogne, naquit (remarquez tout ce qu’il y a d’aristocratique dans ce prétérit) au château de Coblentz; la comtesse Kunégonde, parente du prince, voulut qu’elle fût tenue en son nom sur les fonts de baptême.
Elle perdit sa mère à l’âge de neuf ans; son père la mit en pension, et vint à Paris, où le comte sénateur Saur le fit entrer à la chapelle de Napoléon, pour la contre-basse; il entra aussi premier pour cet instrument au théâtre des Variétés (première contre-basse aux Variétés!), était compositeur et professeur de plusieurs instruments.
Il est mort chez lui (chez lui!) en 1833, rue de Rochechouart, 7 (de sorte que moi, je me trouve voisin de M. Krempel, comme M. Krempel était voisin de M. Weskery) âgé de quatre-vingt-trois ans, après vingt-trois ans de service à son théâtre (au théâtre des Variétés comme première contre-basse), qu’il ne quitta qu’à la mort.
En 1813, M. Krempel, étant remarié en secondes noces, fit venir sa fille à Paris; mais elle ne put sympathiser avec sa belle-mère (indépendance de caractère); elle préféra se placer, persuadée que, ayant reçu les principes de morale et de vertu de sa mère, elle pourrait se conserver dans toutes les positions. (Belle pensée!)
Ne sachant pas un mot de français, elle entra d’abord chez une maréchale, duchesse allemande; et plus tard dans d’autres honorables maisons que je pourrais citer.
Le 10 janvier 1820, je l’épousai (juste récompense!) à la mairie du deuxième arrondissement; la cérémonie eut lieu le même jour à Saint-Vincent-de-Paul. Étant moi-même sans fortune (aveu plein de noblesse), sa position ne fut pas améliorée (conséquence rigoureuse); elle se résigna, fit des économies, espérant un avenir meilleur.
En 1827, elle commença son établissement; là, de nouvelles peines l’attendaient. Elle éprouva des difficultés et des embarras de toute nature, que sa religion (l’application de la religion à la fabrication des corsets est une découverte de ce siècle), son courage surnaturel et son grand amour du travail lui firent surmonter.
Ce n’est que depuis 1832 que sa maison prend chaque année une extension croissante; elle est aujourd’hui une des plus fortes de son genre.
Étant arrivée, après tant d’années de tribulations, à former une maison honorable, je puis le dire hautement, peut-elle, de sang-froid, laisser un libre cours à la calomnie? Parce qu’elle n’a pu supporter les impertinences d’une gouvernante, verrait-elle ternir une réputation si bien acquise?
Ce n’est pas possible.
Ainsi donc, madame, j’ai l’honneur de vous prévenir que si une seule de ces dames venait encore lui parler de cette affaire, que pour son honneur la comtesse-gouvernante aurait dû taire, je distribue cette lettre à toute sa clientèle, qui se compose en grande partie de la haute société.
VICTOR BOURGOGNE.
Il faut croire que quelqu’une de ces dames a encore parlé de cette affaire à madame Bourgogne, car M. Bourgogne a rendu sa lettre publique. Comme on pourrait croire que j’invente la lettre et M. Bourgogne, la lettre restera déposée pendant trois jours au bureau du journal, rue Neuve-Vivienne, 46.
M. Sauzet, président à la Chambre des députés,—a dit: «L’honorable
membre consent-il au retirement de son amendement?»
M. Mermilliod, avocat et député, a dit: «Le réclamataire.»
Le dimanche gras,—je me suis trouvé pris dans la file des voitures
qui couvraient le boulevard;—tout Paris était là pour voir les
masques,—sans songer qu’il faudrait que quelqu’un se décidât à être
masqué.—C’est le contraire du gouvernement représentatif, où tout le
monde veut jouer les rôles, et où personne ne veut être spectateur.
Comme tout le monde regarde les masques, il s’ensuit naturellement qu’il n’y a pas de masques,—et les bonnes gens disent: «Ce n’est pas étonnant: le commerce va si mal à présent!»
Disons en passant que jamais on n’a vu une époque où on ait dit: Le commerce va si bien!
Il faut remarquer, au contraire, que jamais on ne s’est tant déguisé qu’aujourd’hui.—Autrefois on ne se déguisait que pendant les trois jours gras.—Aujourd’hui, trois fois par semaine, pendant deux mois, dix bals masqués sont encombrés chacun de plus de masques chaque jour qu’il n’y en a jamais eu à aucune époque sur le boulevard.
Je suis curieux de savoir pendant combien de temps on ira voir le jour, sur le boulevard,—les masques qui sont la nuit dans les théâtres,—et pendant combien de temps on s’étonnera de ne pas les voir où ils ne sont pas.
Par une bizarrerie assez ridicule,—l’autorité a fait ce jour-là
traverser Paris à quinze canons, avec des artilleurs à cheval,—la mèche
à la main.—On s’est obstiné à prendre le tout pour des masques,—et
plusieurs personnes du peuple ont dit: «C’est lord Seymour.»
Ce pauvre lord,—qui n’a à se reprocher aucune manifestation en ce genre, est victime d’un préjugé populaire, qui s’obstine depuis dix ans—à lui attribuer toutes les mascarades, à le reconnaître dans toutes les extravagances,—à lui mettre sur le dos tous les verres qu’on casse,—tous les cochers qu’on rosse,—toutes les vieilles femmes qu’on écrase.
Faute de masques, les gamins ont pris le parti de se réjouir de
toutes les figures un peu singulières qui circulaient sur le
boulevard.—Plusieurs promeneurs, non déguisés, se sont vus, à leur
grande surprise, déclarés masques,—et, comme tels, poursuivis de huées
et de cris joyeux.
Il y a quelques mois, arriva à Paris un M. Penckel;—c’est un
Allemand qui a voyagé longtemps en Russie, et qui s’est ensuite marié en
Italie.
Il descendit d’abord rue du Helder, nº..., jusqu’à ce qu’on lui eût préparé un logement, après quoi il s’en alla demeurer au faubourg Saint-Germain.
Une fois installé, il se rappela qu’il avait un frère qu’il avait laissé à Paris dix ans auparavant, et dont jamais, depuis, il n’avait reçu de nouvelles.—Il se transporta chez M. le préfet de police, lui fit part de sa pieuse inquiétude en le priant de faire faire toutes les recherches nécessaires pour le découvrir.—Il donna sa propre adresse, rue du Bac. Deux mois après,—comme il allait se mettre à table pour dîner, un homme se présenta, qui annonça avoir à lui parler de la part de M. Delessert;—il le fit passer dans le salon, et l’étranger lui dit:
—Le M. Penckel sur lequel vous avez demandé des renseignements est retrouvé.
—Grand Dieu!—où est-il?—menez-moi près de lui.
—Je ne le sais pas,—je ne peux vous conduire que chez M. le préfet, qui vous attend.
—Où est-il?
M. Penckel—descend sans chapeau,—prend un cabriolet qui passait,—abandonne le messager dans la rue, et arrive, pâle d’émotion, à la rue de Jérusalem.—Il demande à parler à M. le préfet.—M. le préfet dîne,—il attend, ses pensées se pressaient tumultueusement dans sa tête,—il allait revoir son frère.
Réjouis-toi,—honnête Penckel, tu sauras plus tard qu’à la fin de la vie les gens que tu aimes t’auront causé plus de chagrins, et de plus profonds, que tes ennemis.—Il est introduit.
—Monsieur, lui dit M. Delessert,—le M. Penckel dont vous êtes inquiet est retrouvé, du moins à peu près.
—Où est-il?
—Je ne le sais pas précisément, mais on est sur sa trace, et on ne peut tarder à connaître son adresse.—Voici ce qu’à force de soins, de recherches et de peines, la police a découvert.—Ce M. Penckel est Allemand.
—Je le sais.
—Il a été en Russie.
—Vraiment!
—Puis en Italie.
—Pas possible!
—Où il s’est marié.—De là, il est rentré en France, et il a logé rue du Helder, nº... C’est là qu’on a perdu ses traces, on ne sait plus où il est allé et on l’a perdu de vue.
—Eh bien! monsieur le préfet, je puis compléter vos renseignements.
—Comment cela?
—De la rue du Helder, M. Penckel est allé demeurer rue du Bac.
—Ah!
—Numéro...
—Vraiment?
—Et, aujourd’hui même,—comme il allait se mettre à table,—on est venu le chercher de votre part,—il est accouru sans chapeau,—et il est devant vous, où il admire votre profonde sagacité.
—Monsieur...
—Monsieur,—ce M. Penckel dont vous me parlez, sur lequel vous avez découvert tant de choses,—et dont vous avez perdu la trace rue du Helder,—c’est moi;—celui sur lequel je vous avais demandé des renseignements, c’est mon frère, Ludwig Penckel.—Vos gens se sont trompés.
Il y avait à la Salpêtrière un garçon de salle appelé François.
Un jour, à l’heure du dîner, on appelle François.
On cherche François; pas de François;—c’était lui qui servait à table;—grand embarras.—Cependant on se passera de lui.
On sert le potage.
Les malades le trouvent excellent.
La marmite de la Salpêtrière est grande comme une chambre.—On met et on retire la viande avec un croc pendu à une poulie.
Le potage mangé, on descend le croc et on retire le bœuf.
—Ah ça! s’écrie un des domestiques, j’ai vu ce bouilli-là quelque part.
—C’est étonnant, dit un autre, comme il ressemble à François.
—Mais il a la veste de François!
—Mais c’est François!
C’était François qui, las de l’existence, s’était jeté dans la marmite.—On ne l’a pas mangé.
L’homme commence par l’enfance et finit par l’enfance;—mais ces
deux états de faiblesse sont séparés par un long intervalle, un
intervalle de vie, de force, d’action, de puissance. Le gouvernement
représentatif, lui, a réuni ses deux enfances en une seule: enfance de
faiblesse et enfance de décrépitude;—enfance qui suit le néant et
enfance qui le précède.—Le gouvernement représentatif, semblable aux
enfants morts sans baptême, ne tardera que quelques années à s’en aller
dans les limbes;—enfant ridé et décrépit, enfant mort de vieillesse
avant d’avoir vécu.
C’est singulier comme l’habitude nous rend indifférents pour les
choses les plus révoltantes, à un tel degré que nous ne les voyons pas,
quoique tous les jours elles se passent sous nos yeux.
Ainsi, une petite bourgeoise qui a de l’ordre et qui tient bien sa maison, quelque jolie, mignonne et dégoûtée qu’elle puisse être,—envoie le matin sa cuisinière à une de ces morgues où les bouchers étendent des cadavres d’animaux—sans que cela attriste ni dégoûte les passants.
Puis, vers six heures, on se met à table,—et la maîtresse du logis,—bourgeoise—ou non,—supposez-la, si vous voulez, la plus élégante et la plus belle,—la plus éthérée et la plus diaphane,—dissèque et fouille successivement divers cadavres, s’efforçant de se rappeler de quel morceau du corps mort aime à se repaître tel ou tel convive.
Celui-ci veut que le cadavre soit encore saignant;
Cet autre le préfère un peu plus cuit;
Elle engage son voisin à manger l’œil du veau,—ou telle autre partie du cadavre qui passe pour plus délicate et plus recherchée.
Voici un homme qui n’a plus faim;—mais il mange encore.—C’est si amusant de faire tenir dans son estomac le plus de cadavre possible!—D’ailleurs, quelques-uns se font gloire d’être gros mangeurs,—et c’est leur position dans le monde.
Et puis, on a mêlé à tous ces corps morts des ingrédients qui en hâtent la décomposition dans l’estomac et permettent d’en entasser davantage.—Entre les animaux qui mange de la chair,—l’homme est le seul qui en mange pour son plaisir, c’est-à-dire au delà de sa faim.
De telle sorte qu’il m’est arrivé plus d’une fois—de voir à mes yeux se métamorphoser tout à coup la femme la plus gracieuse, donnant à dîner,—en une goule partageant un cadavre à une volée de corbeaux affamés.
Il est vrai qu’on a ajouté à tout cela l’usage dégoûtant de se rincer la bouche à table,—sordide propreté dont, pour ma part, j’ai soin de m’abstenir.
A propos de dîner, il faut encore remarquer que beaucoup de gens,
en invitant, songent beaucoup moins à être agréables aux gens qu’ils
reçoivent qu’à les écraser par l’opulence de leur maison,—beaucoup plus
à les étonner qu’à les nourrir.—C’est dans ces maisons surtout qu’on
mange des primeurs,—c’est-à-dire des légumes qui ont besoin d’être
étiquetés pour qu’on ne les prenne pas au goût pour une seule et même
herbe sans saveur. Beaucoup de personnes, en vous donnant des pois verts
à certaines époques, n’ont évidemment d’autre intention que de vous
montrer des pois chers.
J’ai déjà, à plusieurs reprises, donné à M. le comte de Montalivet
la preuve d’estime de lui dénoncer à lui-même les abus qui se commettent
dans son administration.
Je viens aujourd’hui lui apprendre qu’on fait du roi de France un jardinier et un fruitier,—et que les autres jardiniers et les autres fruitiers, ses confrères, se plaignent amèrement de lui.
Il y a à Versailles,—au château,—un potager fort beau et fort bien cultivé par le jardinier Grison. Ce potager produit beaucoup au delà de la consommation du château, surtout en fruits et en légumes de primeurs;—vous croyez peut-être que le surplus est consacré à des présents.
Nullement,—on le vend à beaux deniers comptants à divers fruitiers de Paris.
Et, comme ceux qui vendent les produits de Versailles les ont pour rien, ils les donnent aux marchands à un prix auquel les producteurs industriels ne peuvent abaisser les leurs.
Pour vous montrer que je suis bien instruit, nous allons procéder par exemples.
EXEMPLE:—Il n’y a qu’un seul jardinier qui fasse des haricots verts de primeur,—c’est un nommé Gauthier qui demeure au Petit-Montrouge.
Cette année, au 20 février, on n’avait encore vendu que deux fois des haricots verts à Paris.
Les premiers par le roi,—les seconds par M. de Rothschild, qui a un jardin à Boulogne,—à Maillez, fruitier, marché Saint-Honoré.
Aujourd’hui Gauthier, qui, avec moins de ressources que ses deux rivaux, arrive cependant presque en même temps qu’eux,—est obligé, pour rentrer dans ses frais, de vendre ses haricots vingt ou vingt-quatre francs la livre,—tandis que ses concurrents, le roi de France et M. de Rothschild, les donnent à meilleur marché.
L’année dernière,—Gauthier, plutôt que de donner ses haricots à vil prix, a mieux aimé en faire des présents.
C’est agir royalement.
AUTRE EXEMPLE:—L’an dernier, à Trianon, pour un dîner qui devait avoir lieu, on avait demandé trente ananas au potager de Versailles;—le dîner n’eut pas lieu, et le lendemain les ananas étaient vendus à Bailli, glacier, rue Neuve-des-Petits-Champs,—à un prix auquel ne peuvent les céder les producteurs, auxquels chaque ananas coûte de huit à quinze francs.
Autrefois, les cultivateurs de Versailles obtenaient la permission de faire prendre dans la forêt de la terre de bruyère, nécessaire à leur travail, qui y est fort bonne;—mais la liste civile a pris le parti de la réserver pour le potager de Versailles et pour les pépinières de Trianon,—tandis que les jardiniers marchands sont obligés de la tirer de Palaiseau et de Saint-Léger, c’est-à-dire de quatre à cinq lieues de là.
Les jardiniers ont un si grand besoin de feuilles d’arbres ramassées et de mousse, qu’ils les payent, l’hiver, huit ou neuf francs par voiture. Il y a quelques années, les pépiniéristes ont fait une pétition pour demander la réforme de quelques abus, et on leur a supprimé la permission de ramasser des feuilles,—permission qui, du reste, leur a été rendue depuis.
Je sais bien,—monsieur le comte,—qu’Abdalonyme était jardinier avant d’être roi,—et que Dioclétien le fut après avoir été maître du monde;
Mais je ne vois aucun prince qui ait cumulé ces deux professions de roi et de maraîcher, et qui les ait exercées simultanément.
J’en excepterais un duc de Pirmasentz, ville de soixante-dix-huit maisons, dont j’ai raconté l’histoire dans un livre appelé Einerley, et qui cultivait des œillets,—mais celui-là ne les vendait pas.
Croyez-vous, monsieur le comte, qu’il soit bien utile à la gloire du roi Louis-Philippe qu’il soit le premier à donner ce spectacle?
Voici ce que me rapporte une guêpe, qui a passé les barrières et qui est allée du côté de Versailles pour voir si le printemps s’avance.
On lit dans un journal, sous la rubrique de Calais: «L’éclipse de
lune a été la cause bien involontaire de l’échouement d’un de nos
bateaux pêcheurs.»
Voici des choses un peu fortes que me dit une guêpe nouvellement
enrôlée dans mes escadrons.—Si quelqu’un avait des preuves à me donner
contre les assertions de ma nouvelle recrue,—je les accepterais et les
enregistrerais avec plaisir,—ainsi que je le fais et le ferai toujours
chaque fois qu’on me démontre ou me démontrera que j’ai été ou que
j’aurai été mal informé.
Le maréchal Soult nous a appris entre autres choses, dans la séance du 22 janvier, qu’il avait gagné la bataille de Marengo tout en défendant Gênes.
Cette victoire, si opiniâtrément disputée par les Autrichiens au premier consul Bonaparte, ne lui est pas moins vivement contestée par les Français.
Du vivant de l’Empereur, certaines gens prétendaient que c’était le général Desaix qui avait gagné la bataille. Le fait est qu’il y fut tué.
Sous la Restauration, feu le duc de Valmy passait pour avoir gagné la bataille par une certaine charge de cavalerie.
Voici maintenant M. le maréchal Soult qui nous apprend qu’à lui seul est dû l’honneur de cette victoire, de même que celle d’Austerlitz.
Il y a trois ans, M. le maréchal Clauzel, dans ses Explications, apprit à toute la France qu’il avait gouverné Raguse et couvert de belles routes toute la côte dalmate. Il se vantait, en outre, d’avoir amené son corps d’armée à l’Empereur sur le champ de bataille de Wagram.
Vérification faite, il se trouva que tout ce que ledit maréchal Clauzel croyait avoir fait appartenait en propre au maréchal Marmont, duc de Raguse, sous les ordres duquel M. Clauzel était alors employé.
Pendant quinze ans le maréchal Macdonald s’est laissé appeler par tous les journaux vainqueur de Raab.
Cette bourde a été reproduite dernièrement par M. Ph. de Ségur dans un éloge qu’il a prononcé en Chambre des pairs.
Le fait est que la bataille de Raab a été gagnée par le prince Eugène Beauharnais, qui commandait l’armée d’Italie; à la vérité, le maréchal Macdonald, alors général de division, servait sous les ordres de ce prince, mais il n’assista même pas à cette bataille, étant avec sa division à une journée en arrière.
Toutes ces choses pourraient bien devenir de l’histoire si la critique contemporaine n’y met bon ordre. Celui de nos maréchaux qui vivra le plus longtemps finirait par avoir gagné, à lui tout seul, toutes les batailles de la Révolution et de l’Empire.
Nous avons déjà parlé des avantages incontestables que procurent au
pays les fréquents changements de ministère dont nous jouissons depuis
quelques années. A peine les administrations et les institutions
ont-elles commencé à recevoir une impulsion dans une ligne
quelconque,—qu’un autre ministère vient changer la direction pour une
autre, qui sera encore changée avant qu’on ait atteint aucun but.
Il y a encore d’autres agréments attachés à ce système, agréments qu’il n’est peut-être pas mauvais de dévoiler. Les ministres sortants—ressemblent à ces marins—dans une scène fort bien décrite par M. Sue,—qui, après dîner, s’amusent à jeter, par les fenêtres, la vaisselle et les meubles. On pourrait encore les comparer à ces marchandes de salade de la halle, qui, chassées à une certaine heure par les sergents de ville,—offrent, à un vil prix, le reste de leur marchandise.
Au moment du départ, toutes les complaisances, toutes les amitiés, tous les dévouements, sont admis à une grande curée de tout ce qui reste à la disposition des ministres: les croix, les emplois, l’argent, sont distribués à la manière des comestibles aux anciennes fêtes publiques.—Pendant que le ministre s’en va,—on l’arrête sur l’escalier, dans la cour,—à la porte du ministère,—il est encore un peu ministre: on lui fait signer, signer, signer. Tout cela se fait avec tant de confusion, qu’il est arrivé quelquefois, par hasard, et sans mauvaise intention, que l’on ait commis quelque mesure utile, que l’on se soit laissé aller à décerner une récompense méritée. Le plus sûr est pourtant de ne pas s’y fier.
Il est un reproche qu’on me fait fréquemment.—Je reçois une lettre ce matin qui est la soixantième, contenant à peu près les mêmes choses; je réponds aux soixante lettres et aux soixante reproches à la fois: Pourquoi n’avez-vous pas de couleur?
Il faut que j’explique ce qu’on appelle,—en journalisme,—avoir une couleur. Quand vous voulez avoir une couleur,—je vous fais grâce des nuances,—vous annoncez que vous êtes pour ou contre le pouvoir.
Si vous êtes pour le pouvoir, de ce moment vous êtes enchanté de tout ce qu’il fait et de tout ce qu’il fera; s’il pleut, vous en rendez grâce à sa haute sagacité, à sa paternelle prudence. Si le pouvoir dit: «Comment vous portez-vous?» vous citez le mot charmant; les cheveux de M. Bugeaud vous paraissent blond cendré; M. Fulchiron est un poëte distingué. Le pouvoir ferait guillotiner la moitié de la nation, brûler les moissons, rôtir les enfants, que vous n’en feriez pas moins l’éloge de son inépuisable bonté.—Si vous êtes dans l’opposition, tout ministre est un voleur, un traître. Le roi ne peut se promener dans son jardin sans que vous vous croyiez obligé de crier à la tyrannie et à l’arbitraire. A tout homme qui éprouve des contrariétés de la part de la police vous êtes obligé de tresser des couronnes. Le gouvernement répandrait l’abondance, la paix, l’union, dans toute la France, que ce n’en serait pas moins pour vous un gouvernement absurde, ennemi du pays, et qui pèserait sur la France.
Ne pas avoir de couleur, c’est ne suivre de règle que le sens
commun, c’est blâmer le mal, louer le bien, rire du ridicule, quel qu’en
soit l’auteur; c’est garder entre tous les partis du bon sens, de la
bonne foi, du jugement et de l’esprit.
Grande nouvelle: les journaux nous annoncent que nous avons enfin
un poëme épique, la divine épopée.—Il paraît que c’est une chose fort
agréable et fort utile que d’avoir un poëme épique,—car dans tous les
temps on a agité cette question: «Avons-nous un poëme épique?» Tous les
vingt ans—il en paraît un nouveau,—et on dit alors: «La France n’avait
pas de poëme épique.»
Si un poëme épique se compose de quelques milliers de vers très-ennuyeux, nous avions la Henriade de Voltaire, dont la France—ce me semble—aurait pu se contenter.
J’ai toujours entendu dire que la Henriade est un poëme épique;—un poëme épique est une chose dont on est fier, mais qu’on ne lit pas.
Je ne trouve pas que le peuple français,—en cette circonstance,—montre un enthousiasme suffisamment frénétique.
On a cependant fait beaucoup d’annonces pour apprendre audit peuple français l’événement qui devait le combler de joie.
Mais—entends donc,—peuple français, entends donc—la bonne nouvelle.—Peuple français, tu as un poëme épique;—la nature non plus ne se met guère en harmonie avec la circonstance,—l’hiver recommence,—les sureaux et les chèvrefeuilles, qui étaient tombés dans le piége que leur tendaient quelques rayons de soleil, ont vu sécher leurs premières feuilles déjà sorties,—absolument comme si nous n’avions pas de poëme épique;—mais qu’est-ce que cela te fait,—peuple français?—tu as un poëme épique;—du reste, c’était le vrai moment d’en avoir un.
On s’occupe beaucoup à la Chambre et dans les journaux de la loi
sur la propriété littéraire.—On a déjà prononcé beaucoup de discours,
on a écrit de longues pages, et nous ne sommes pas au bout. Il y a
quelques années déjà,—au milieu d’une discussion sur le même
sujet,—j’avais proposé une loi, qui a été jugée, en ce temps-là, par
les meilleurs esprits, si simple, si raisonnable, qu’on n’y a pas trouvé
la moindre objection. Ce projet de loi, le voici,—j’ai lu tout ce qu’on
a dit, tout ce qu’on a écrit sur la question; il répond à tout:
ARTICLE UNIQUE. La propriété littéraire est une propriété.
Et cette propriété, une fois reconnue, rentrerait dans toutes les lois et ordonnances relatives à la propriété en général. Cela est simple,—cela est facile à trouver,—ce qui n’empêche pas que cela ne sera pas pris en la moindre considération.
On a frappé de ridicule l’ancien amour romanesque,—qui attendait
cinq ans un regard,—cinq autres années un ruban,—cinq autres années un
baiser sur la main, et n’arrivait à recevoir le prix de son douloureux
martyre que lorsque ce prix était considérablement avarié et
décrépit.—Cependant l’amour ressemble beaucoup à un jardin au bout
duquel on arriverait en trois pas, si le chemin à faire n’était prolongé
en une foule de petites allées tournant capricieusement, fleuries et
embaumées.
La nature avait donné à l’homme sa femelle, comme à tous les animaux,—c’est l’homme qui a inventé la femme,—et c’est sa meilleure invention.
En ce temps-là, les romans et les romances ne vous peignaient que des Amadis ténébreux et des Galaors mélancoliques—chantant leur martyre dans leur délire, etc.
Aujourd’hui on a changé cela comme bien d’autres choses; les romans et les romances ne représentent plus que des femmes méprisées,—se roulant, se tordant aux genoux d’un homme,—ce qui est assez laid.
La même manie de changement qui a fait mettre sur les adresses le
numéro avant la rue,—a amené quelque chose de plus grave et de plus
satisfaisant pour la vanité des gens;—autrefois, quand on perdait un
parent,—la formule des lettres de faire part était celle-ci:
«Nous avons l’honneur de vous faire part de la perte de M..., etc.»
Puis, au bas de la lettre, en caractères plus petits, on ajoutait: «De la part de M. et de M...»
Il est évident que le mort jouait le premier rôle et que les parents, simples comparses,—n’avaient que le petit plaisir collectif et indirect d’étaler les titres et les décorations de leur mort. Cela ne pouvait durer ainsi, et on a changé la formule; on écrit aujourd’hui: «M..., chevalier de... de... et de...; M. le président de..., madame la marquise de..., etc.;» puis, quand il n’y a plus ni noms, ni titres, on ajoute au bas: «Ont l’honneur de vous faire part de la mort de...»
Ce qui me paraît peu décent;—mais de ce temps-ci tout le monde veut tellement paraître, qu’on est jaloux de l’attention posthume qu’usurpe le pauvre mort.
J’ai sous les yeux un exemple curieux de ce nouvel usage. Il s’agit de la mort de M. le baron Bl*** de B***, mort à Versailles.—Eh bien! si, averti par l’encadrement noir de la lettre, vous voulez savoir lequel de vos amis vous avez à regretter, il faut lire d’abord dix-sept noms suivis chacun de deux à trois lignes de titres et de décorations en petit texte, avant d’arriver au nom du mort, que rien ne sépare des noms de ses parents, afin qu’il soit impossible de le lire sans avoir préalablement lu les autres. Mais il s’est glissé dans cette lettre une singulière erreur:—on a confondu l’ancienne et la nouvelle formule, et on s’y est considérablement embrouillé.
Dans l’ancienne formule—on mettait: «De la part de MM. tels et tels, de mesdames telles et telles,—ses frère,—cousin,—neveu,—nièce, etc.»
Dans la nouvelle,—on doit mettre: «MM. et mesdames tels et telles vous font part de la mort de M. Bl***de B***, leur frère, cousin, oncle, etc.»
Dans la lettre de faire part de M. Bl*** de B***, on a confondu les deux formules,—et on dit: «MM. et mesdames tels et telles vous font part de la mort de M. Bl*** de Bl***,—leur père, beau-père, etc.,—nièce et petite nièce.»
De telle sorte que ce vieillard de quatre-vingt-trois ans se trouve, dans la lettre qui annonce sa mort, être la nièce et la petite-nièce de mesdemoiselles trois et quatre étoiles.
Je viens de lire dans un journal que feu M. de Quélen, l’archevêque
de Paris,—s’était adjoint—je ne sais plus quel prélat,—pour l’aider à
supporter le fardeau de l’épiscopat.—Cela me rappelle que je vois de
temps à autre dans d’autres feuilles et j’entends dire à la tribune—le
poids des affaires publiques,—le faix de la royauté,—etc., etc.
Ces phrases étaient bonnes à la rigueur et pouvaient espérer des dupes quand il était d’usage de couvrir son ambition et son avidité d’un manteau d’amour du bien public et de désintéressement;—mais elles sont bien ridicules aujourd’hui—que l’on joue les plus vilains jeux, cartes sur table.
UN BIENFAITEUR A BON MARCHÉ.—Un homme fort riche se délasse des
travaux qu’il ne fait guère à la Chambre et de ceux qu’il fait faire à
son argent—par des amours cachées; modeste, il n’a pas la prétention
d’être aimé tout à fait pour ses avantages extérieurs. Il ne peut pas,
comme César, donner un royaume à la femme qu’il aime;—il n’a pas de
royaume, et, s’il en avait un, il ne le donnerait pas,—il le prêterait
plutôt à quinze pour cent.
La belle, un de ces jours derniers,—était en conversation avec un rival heureux de son bienfaiteur—lorsque tout à coup la sonnette se fait entendre.
—C’est lui!
M. de *** se trouble.
—N’aie pas peur, mon ami,—je l’aurai bientôt renvoyé: j’ai un moyen.
On cache l’ami dans un cabinet.—Le bienfaiteur arrive:
—J’ai sonné bien longtemps,—dit-il.
—J’étais occupée à mettre en ordre des mémoires;—je dois à tout le monde,—vous êtes un horrible avare,—vous ne me donnez rien,—je suis dans la misère.
—Mais, ma bonne...
—J’attends des fournisseurs,—des créanciers.
—Mais...
—Tenez, allez-vous-en,—je ne peux pas supporter votre présence.—Allez-vous-en,—vous reviendrez demain.
Le bienfaiteur s’en va.—En sortant—il laisse clandestinement sur la cheminée un billet de mille francs. La belle ne s’en aperçoit pas et le reconduit—pour être plus certaine de son départ.
M. de ***, qui a vu le geste,—sort de sa cachette,—voit le billet de mille francs et le met dans sa poche.
—Comment, mon cher ange, dit-il à la déesse,—tu es gênée et tu ne m’en dis rien;—tu me caches tes chagrins, à moi qui serais si heureux de les effacer!—mais c’est mal,—c’est très-mal!—Comment,—tu ne pouvais pas me dire: «J’ai besoin d’argent.» Je suis bien en colère contre toi.—Tiens, j’ai là un billet de mille francs,—je veux que tu le prennes;—je ne te pardonnerai qu’à cette condition.
La belle hésite,—sans s’exposer cependant à être prise au mot.—M. de *** insiste,—fait accepter le billet de mille francs de son rival,—et s’échappe pour aller conter l’anecdote au foyer de l’Opéra.
M. le marquis de Basincourt, qui pendant les désastres de Lyon a
négligé ses propriétés pour celles des pauvres habitants, qui a sauvé à
la nage la vie de plusieurs personnes en danger,—a distribué de
l’argent et du pain à ceux que l’inondation avait le plus maltraités, a
été nommé officier de la Légion d’honneur.
C’est très-heureux et très-flatteur... pour la croix,—et c’est tout au plus si elle le mérite.
A la Chapelle-Saint-Denis, le cimetière est tenu par un homme qui
n’a d’autre charge que d’enterrer les corps qui lui arrivent.—Il n’a
pas de registres, et, conséquemment, ne peut donner aucun
renseignement.—Une fois qu’il a mis ses morts en terre, tout est fini
pour lui, et, à ce qu’il croit, pour les autres, tellement que l’autre
jour il trouvait fort mauvais la colère où était un monsieur qui
cherchait une fosse sans pouvoir la reconnaître; il n’a jamais pu la lui
indiquer.—Une autre personne, plus favorisée, a été guidée par lui;
mais, comme il ne va lui-même qu’au hasard, il l’a conduite sur une
tombe où était un autre mort que le sien,—ce dont elle ne s’est
aperçue—qu’après une assez considérable effusion de larmes pieuses.
Ce quiproquo de douleur rappelle ce qui se passa à Paris à l’église des Petits-Pères—à l’époque du choléra:—on prenait les morts dans des tapissières, où on en entassait une douzaine en ayant soin seulement de numéroter les cercueils.
Arrivé à l’église, le cocher faisait porter chaque bière pendant quelques instants dans le chœur.
Allons, nº 1;—les parents du nº 1, venez pleurer votre mort; assez pleuré le nº 1;—passons au nº 2.
Allons, les parents du nº 2,—finissons-en, nous ne sommes pas ici pour nous amuser,—dépêchons la douleur,—pleurons un peu vite.
Tout cela alla fort bien jusqu’au moment où on arriva au nº 6:—comment distinguer le nº 6 du nº 9;—l’un de ces deux chiffres peut être l’autre renversé.
A qui le mort?—voyons;—eh bien! les parents du nº 6 et les parents du nº 9;—pleurez ensemble et partons.
Les Français ont eu longtemps un ridicule qu’on retrouve du reste
plus ou moins chez les autres peuples,—c’est la prétention d’être
invincibles.—On en a vu récemment une dernière manifestation lorsque
messieurs les députés s’emportèrent si fort contre M. Bugeaud, qui avait
osé dire que les Français avaient été quelquefois battus dans le
commencement des guerres de la République.
Remarquons en passant, à propos de M. Bugeaud,—que son discours en
faveur de la paix a été récompensé par un commandement militaire.
Revenons à notre sujet:—la nouvelle prétention des Français est aujourd’hui d’être humiliés, insultés, foulés aux pieds;—vous avez vu le gâchis où ont failli nous mettre M. Thiers et les affaires d’Orient;—depuis ce temps il est impossible qu’un cuisinier anglais fasse une sauce,—qu’un serf russe coupe un arbre,—sans que les journaux annoncent à la France que c’est dans l’intention de l’insulter;—les bonnes gens le croient et sont prêts à crier comme le père du Cid: