Les nouvelles leçons d'amour dans un parc
LE MARIAGE DE POMME-D’API
Environ la deuxième année de son mariage avec M. de Fontcombes, Jacquette ne donnant pas signe de grossesse, le vieux baron de Chemillé lui dit en se promenant avec elle dans son jardin de curé :
— Ma filleule, votre mari est-il généreux?
— Pouf! fit Jacquette, c’est un jeune homme : je crois que recevoir lui est plus doux que donner.
— Il ne manque pas de galanterie envers vous, si je m’en rapporte à la scène de la bibliothèque — dont j’ai gardé plaisante mémoire, — que ne vous fait-il cadeau d’un enfant!
— Oh! dit Jacquette, je n’en suis pas si pressée ; les enfants sont insupportables.
— On l’a dit de tous temps et l’on a continué d’en avoir. Il n’y a pas vingt ans, je vous ai vue vous-même naître, sucer le lait de Marie Cocquelière et grandir en roulant comme une boule dans les allées du parc de Chamarande : qui donc s’en plaignait? Vous étiez divertissante.
— Maman s’est donné pour mon éducation beaucoup de mal…
Le baron retint un de ces sourires qu’il avait, disait-on, à double pointe, et piquants comme celui de son contemporain Arouet. Il se souvenait des peines inconsidérées que la pauvre marquise avait eues pour n’arriver à rien ; et il revoyait Mlle de Quinconas, l’institutrice, et l’austère Mme de Matefelon, et les confidences du capucin, et l’abbé Puce…
En effet, tout le mal que l’on prend pour bien élever les enfants est fertile en déceptions. Mais, comme l’une de ses marottes était précisément que son intervention personnelle avait mieux servi l’éducation de Jacquette que toutes les méthodes convenues, il repensa à la poupée Pomme-d’Api, et il dit :
— Ecoutez, ma filleule. Je ne me trompais pas l’autre jour, lorsque je vous ai fait allusion au goût que je soupçonne à Pomme-d’Api pour le mariage : elle m’en a touché mot…
— Mon parrain, dit Jacquette, il n’y a nul besoin d’un enfant dans la famille puisque vous êtes là. Vous ne serez jamais sérieux!
— Ni vous tout à fait fine, ma chère Jacquette, puisque, à l’exemple de tous les gens du commun, vous croyez que le « sérieux » gît dans un lieu déterminé, porte un habit d’une certaine couleur et emploie infailliblement le langage des dames nonagénaires. Le sérieux, il est dans la bouche d’un petit morveux souvent ; les poètes l’accordent généralement à des fous ; moi je le vois toujours où je l’attends le moins, et ce n’est pas ma faute si les seuls êtres qui me parurent doués de cette qualité, sans mélange, sont les marionnettes à l’invariable visage et à la tête de bois.
— Je sais bien que j’ai fini par attribuer à Pomme-d’Api des opinions, mais c’étaient les miennes ou bien celles que vous m’aviez affirmé qu’elle avait.
— Fort bien! mais toutes opinions que vous n’eussiez point du tout considérées si cette espèce de bûche n’eût été là pour vous les répéter moins désagréablement qu’une personne vivante. Je vous en prie, ne discutons pas sur la qualité intrinsèque de Mlle Pomme-d’Api ; je suis un vieux bonhomme et j’ai beaucoup vu ; croyez-moi : sa qualité est éminente. Je disais donc… Ah! vous me faites perdre le fil de mon discours…
— Vous disiez, mon parrain, des enfantillages.
— Et j’y reviens ; c’est-à-dire que je reprends mon sérieux. Pomme-d’Api a déjà vu trois prétendants.
— Ah. Et qui sont-ils?
— Je vous les montrerai. L’un, s’il vous plaît, est un ange…
Jacquette s’abandonna à l’hilarité sans aucune retenue.
— … Est un ange… poursuivit le baron. Il surmonte mon bois de lit ; il est fort bien taillé et peint ; il a des ailes ; il descend, sans nul doute, du ciel en droite ligne.
— Ah! ah! Et qu’en a dit ma poupée?
— Elle n’en veut pas entendre parler.
— Elevez-les donc religieusement!
— Je reconnais à Pomme-d’Api mille vertus ; mais elle donne dans le goût du jour avec une déplorable facilité.
— Et après l’ange, qui a-t-elle vu?
— Je lui ai présenté un poupard du temps du roi Henri, qui est richement accoutré, décoré de la Toison d’Or — une merveille — mais à la vérité d’aspect un peu ventru et gibbeux.
— Elle l’a repoussé?
— Moins rudement ; mais elle l’a repoussé. Savez-vous de qui cette jeunesse s’est entichée?
— Jouons avec vous jusqu’au bout, mon parrain. Je ne vois pas de qui pourrait s’éprendre une poupée.
— D’un jocrisse, mademoiselle! d’un grand efflanqué de Pierrot qui a le teint couleur de perruque, des yeux de moribond et une humeur de pendu!…
— Pauvre fille! Ah! que je la plains!
— Vous voyez que vous y êtes prise. Eh bien, c’est ce flandrin que Pomme-d’Api va épouser.
— Quand cela?
— La semaine qui vient. J’en ai prévenu madame votre mère à qui la chose sourit assez. La marquise veut inviter toutes les poupées et tous les poupards d’alentour ; ils viendront avec leur famille ; on fera, m’a-t-elle dit familièrement, une noce à tout casser.
Jacquette trépignait de joie :
— Enfin! s’écriait-elle, enfin, nous allons voir du monde!
— C’est Pomme-d’Api qui vous vaut cela. Voulez-vous voir le fiancé?
— Mais certainement.
Le baron ouvrit une immense armoire et y prit délicatement un objet d’une extrême mollesse, long de culottes comme de nez, blanc de vêtement comme de teint, noir aussi par endroits et faisant mine de déterré.
— Bonjour, lui dit Jacquette. Tu n’es pas gai, mon vieux!
Elle eut l’attention de se tourner d’un autre côté pour ajouter :
— Pas beau non plus, saprelotte! Ma poupée a un drôle de goût.
— Pomme-d’Api, dit le baron, fut toujours d’une nature originale.
Jacquette exhala un profond soupir. Elle ne l’eût pas fait dix minutes auparavant ; mais déjà elle commençait à douter si ces épousailles de poupée avaient quelque chose de véridique. Car, tant nous éprouvons, à notre insu, le besoin d’être poussés en pleine fiction, qu’une chiquenaude y suffit.
— Enfin, comment s’appelle-t-il?
— Pierrot.
— De bonne famille?…
— Heu, heu… dit le baron, faisant la lippe : Fantaisie, Poésie, Clair-de-Lune, Vapeurs, Langueurs et Cœur, Sérénades, Mascarades, Génie et Corde-au-Cou : voilà du chenapan le fantasque arbre généalogique.
— Que tous ces noms ont vieilli!…
— Aussi, c’est vous et vos pareilles qui avez grandi un peu vite! Mais sachez, ma filleule, que le vieux est plus jeune que votre dernière nouveauté.
— Comprends pas.
— Je veux dire que de ce que vous croyez neuf naîtra quelqu’un qui ressemblera au vieux à s’y méprendre.
— Grand bien lui fasse! Mais, mon parrain, savez-vous quand les fêtes commencent?
— Chut!… On a voulu vous en réserver la surprise : dans quatre jours, sans plus tarder.
Jacquette s’en fut en sautant et dansant, comme au temps où elle était petite. Chemin faisant, elle traversa la pièce où Pomme-d’Api, empalée, demeurait immobile sous son globe de verre.
— Pour ce qui est des conseils avant le mariage, ma fille, j’ai résolu de ne t’en donner aucun. J’ai fait ce que j’ai pu, quand j’étais jeune fille, pour t’épargner la vue des choses réelles, comme on le faisait pour moi. Entre nous c’était peine perdue. Nous avons tout vu, tout connu, et appelé chaque chose interdite par son nom ; n’est-ce pas vrai? Eh bien, je te dirai seulement ceci, c’est que ni toi ni moi ne savions rien, rien, rien de rien. Raison de plus pour que je t’instruise! me diras-tu. Non, ma pauvre : autant vaudrait te parler chinois. Bonsoir!
Et la jeune madame de Fontcombes, chantonnant, alla donner l’alerte à ses femmes de chambre et mettre les appartements sens dessus dessous, afin qu’on s’occupât de ses toilettes.
On y avait déjà mis la main en secret, et elle s’aperçut que tout le château travaillait dans l’ombre à la préparation méthodique et passionnée d’une grande fête nuptiale, activité destinée à la louable propagation de l’espèce, et que rien n’égale chez les humains, si ce n’est l’ardeur qu’ils déploient quand il s’agit précisément d’exterminer cette espèce même.
Comme jadis, aux grands jours, et presque dans les mêmes proportions qu’à l’occasion des noces de Jacquette, on put voir arriver, au cours d’une même après-midi, l’affluence des invités. Ils venaient de l’Est et de l’Ouest, suivant les voies qui bordent la Loire, les uns en carrosses assez boueux, car il avait plu, et les autres simplement par le coche d’eau, tant du côté de Chinon que du côté de Saumur. Apporter avec soi tout ce que châteaux ou riches demeures pouvaient contenir de poupées était le plaisant prétexte à la réunion, mais tout ce monde, cela va sans dire, était attiré par la promesse de festoyer, de danser et de tout ce qui s’en peut suivre.
Et personne ne fut déçu, que je sache ; ce qui vous laisse à penser que les repas furent copieux et les nuits de bal éblouissantes. Les divertissements que l’on ne goûte que peu fréquemment deviennent féeriques dans les esprits : douze chandelles allumées tous les trois mois font plus de clarté qu’un feu d’artifice hebdomadaire. Ces belles compagnies provinciales, convoquées au château de Chamarande pour y faire fête, s’en acquittaient avec transport. Et justement il se trouvait en ces années-là qu’une société jeune et alerte s’était développée, aux confins d’Anjou et de Touraine, beaucoup plus brillante et entreprenante qu’au temps de la jeunesse de Ninon, la charmante mère de Jacquette. Je n’en finirais pas si l’envie saugrenue me prenait de vous énumérer tous les hôtes du château et toutes les fantaisies qui furent imaginées pour leur plus grand plaisir, et je m’essoufflerais, cela va sans dire, s’il était question de suivre, seulement une heure, la jeune Mme de Fontcombes en ce tourbillon.
Durant trois nuits consécutives, les violons n’arrêtèrent pas leur crin-crin de cigales infatigables ; on dansait dans les salons ; on dansait dans les corridors ; et, le beau temps s’étant mis de la partie, on dansait aussi sous les charmilles, aux sons atténués du petit orchestre et à la lumière infiniment mesurée que vingt fenêtres du rez-de-chaussée semblaient faire exprès de pincer entre les tentures, pour favoriser les échanges d’une étroite entente entre les couples enfiévrés.
Jacquette, dit-on, prit tant de plaisir, que nul ne l’avait vue jusqu’ici en pareil état d’allégresse. De méchantes langues prétendent qu’elle se compromit avec un cadet de Gascogne, haut de six pieds, à tel point que son mari en eût eu de l’ombrage, s’il ne se fût lui-même lancé comme une toupie ivre au milieu de cinquante jeunes femmes pâmées d’aise et parmi lesquelles il reconnaissait à grand’peine, au souper, celle à qui il avait, un quart d’heure auparavant, fait la cour la plus inconsidérée.
Qui s’étonnera qu’un pareil entrain, tant chez les hôtes du château que chez les châtelains eux-mêmes, leur ait fait complètement oublier le motif de leur réunion et négliger, en vérité, d’ingrate manière, la poupée Pomme-d’Api, son fiancé, ainsi que toute la pouparderie? Non ; de toutes ces têtes de carton ou de cire, de tous ces membres de bois, de tous ces ventres de guenille ou de son, il ne fut pas plus parlé ni pensé que des origines du monde ou de la vie éternelle.
N’alla-t-on pas jusqu’à ne pas remarquer — tant la jeunesse à elle-même se suffit! — que le baron de Chemillé n’avait pas paru?
Ce ne fut que passé les fêtes, un beau matin, dans l’allée d’Eau où il se promenait, un petit livre de Juvénal à la main, que le vieux parrain de Mme de Fontcombes, rencontrant sa filleule, la fit soudain se souvenir qu’elle ne l’avait point vu d’une semaine.
Elle allait seule, elle aussi, sans nul livre, il est vrai, mais rêveuse :
— Ah ça! mon parrain, qu’êtes-vous devenu? J’allais faire prendre de vos nouvelles…
— J’étais un peu fatigué, dit le baron. A mon âge, la veillée ne me convient pas comme à vous…
— La veillée?…
— Trois nuits passées en compagnie de la jeunesse!…
— De la jeunesse?…
— Disons : de la folie. Et de la plus déréglée. Disons : au milieu de la bacchanale. Et de la plus éhontée.
— Comment avez-vous pu vous dissimuler au point que je ne vous aie point aperçu?
— Ah! Je tiens de vous, ma chère belle, que vous fûtes à la bacchanale!
— Mais comme tout le monde et vous-même…
— Oh! moi, je fus à certaine autre que vous eûtes peut-être tort de négliger!
Jacquette eut la figure de quelqu’un qui n’a vraiment rien négligé.
— J’ai tout bonnement, dit le baron, assisté, moi, au mariage de Pomme-d’Api.
En son visage boudeur, Jacquette eut un sourire qui contenait une once de pitié. Le baron reprit de plus belle :
— Ce fut surprenant, inoubliable!
— Allons, fit Jacquette avec condescendance, parrain, le temps est beau, voici mon bras ; promenons-nous et parlez-moi de ce mariage de Pomme-d’Api.
Et les voilà, vieillard malicieux et jeune femme pleine de grâces alanguies, s’engageant dans l’allée des balustres où sont distribués à intervalles égaux les caisses de lauriers et d’où la vue est si belle sur la Loire.
— Pomme-d’Api, dit fort sérieusement le baron, s’est conduite, en cette occasion, de la façon la plus singulière…
« Ayant reçu avec beaucoup de civilité les personnages assez baroques venus, comme leurs patrons, en carrosses ou par le coche d’eau ; leur ayant présenté son fiancé à la pâle figure, elle ne tarda pas à faire remarquer qu’elle avait, auprès des nouveaux venus, un succès considérable. Je dis tout de suite qu’il était mérité, car peu de ses pareilles, d’où qu’elles vinssent, lui allaient, comme on dit, à la cheville, soit par la parure soit par l’esprit. Les poupées, d’ailleurs, reconnaissons-le, sont pour la plupart niaises et sans beauté. Mais par contre, en ce petit monde, la gent masculine se distingue, dès qu’on y admet, comme ce fut le cas, des compagnies de marionnettes issues de tous les coins du monde : d’Italie, d’Angleterre, d’Allemagne et encore d’autre lieu, ainsi que vous l’apprendrez tout à l’heure, à votre plus grand scandale…
— Qu’entends-je?… « Scandale!… » Pomme-d’Api?…
— Patience! fit le baron. Vous avez élevé votre poupée avec les soins les plus scrupuleux et je comprends votre souci. Mais moi, je raconte ici une histoire vue et je dois la prendre par le commencement.
« Pomme-d’Api, dis-je, étant assurée qu’elle plaisait, conçut aussitôt des audaces que nul de nous ne l’eût soupçonnée de dissimuler sous sa réserve quasi proverbiale. J’ai vu ailleurs, il est vrai, certaines natures essentiellement bridées se livrer soudain aux déportements dès que la certitude de séduire eut amolli et rompu tous les liens… Toujours est-il que notre prude poupée manifesta sur l’heure une connaissance de ses intérêts primordiaux, et une faculté politique propre à les satisfaire dans le plus court délai, qui ne laissa pas de hautement me surprendre.
« Il est superflu de vous informer que les compagnies de marionnettes à qui notre Pomme-d’Api eut affaire, ayant traîné sur maints tréteaux d’Europe et vécu la vie dissolue des comédiens, ne sont pas, loin de là, pour inspirer, en dépit des rôles sublimes qu’elles savent jouer, les parfaites délicatesses de la meilleure société. Loin d’être rebutée par ces rudesses de mœurs, Pomme-d’Api se montra tout aussitôt à l’unisson et laissa entendre, par d’indubitables signes, que les fiançailles d’une poupée n’ont pas obligatoirement la rigueur des engagements orthodoxes et qu’une occasion sans pareille s’offrant à elle de choisir entre un grand nombre d’hommes, trois nuits, en somme, lui restaient pour réfléchir au grand acte du mariage qu’elle avait résolu d’accomplir.
« J’abrège, ma chère filleule, et je ne rends ici qu’un sens très ramassé de la pantomine destinée à mettre hors de doute le cynique dessein de Pomme-d’Api. La compagnie qui l’environne, rompue à l’interprétation du plus maigre geste, je vous donne à penser si elle a, comme il le fallait, interprété celui-ci. Un certain Djiandouilla, sujet Piémontais, lui vint offrir ses services le premier. Il portait bas rouges, culotte verte et une perruque à la Janot, noire comme le fond de ma cheminée…
— Mais Pierrot? demanda Jacquette.
— Pierrot s’était aussitôt trouvé mal. Ne sachant que faire de cet anémique, la fiancée le fit, dit-on, porter sur votre lit, Madame ; ne vous aurait-il point importunée de ses vapeurs?
— Je n’étais sans doute pas dans mon lit, cher parrain, mais au bal…
— Le bruit avait couru…
— Quel bruit? Prétendez-vous, à présent, entendre des Pomme-d’Api, des Pierrot et des Djiandouilla? Mais passons, que diable! à la suite de l’histoire.
— Ah! dit le baron. Je constate que la comédie de nos bonshommes de bois vous intéresse. Que serait-ce si vous eussiez vu!…
— Si vous eussiez vu quoi?
— … Eussiez vu ce que moi-même ai vu? C’était à n’y pas croire. Tous ces coquins, familiers de la féerie, savent, en effet, la faire naître pour ainsi dire d’un coup de baguette. Sans doute portaient-ils avec eux des lumignons, des torches, d’étranges machines et toute la défroque habituelle des impromptus propres à satisfaire les caprices impatients des princes. Leur troupe aussi, d’où sortait-elle? Toujours est-il que là où j’avais compté dix pantins, j’en nombrai cent, et que là où il n’y avait rien que le mur nu d’un cabinet, j’assistai à la plus riche, riante, burlesque, tragique et compliquée représentation. Le signor Djiandouilla voulait éblouir sa belle.
— Et la belle fut-elle éblouie?
— Point. La belle dit qu’il ne s’agissait pas de cela, que la vie ménagère, elle le savait, était destinée à s’écouler vraisemblablement sans ces splendeurs, et que si le seigneur Djiandouilla n’était bon qu’à de telles farces, qu’il passât donc la main à un autre.
— Je reconnais bien là Pomme-d’Api : elle ne goûte que le solide et ce qui a chance de durer…
— Attendez! Vous verrez que son caractère ne s’est nullement démenti. Mais nous assistâmes, en guise d’intermède, à une lutte, des plus sérieuses et terribles, entre deux forcenés, pour la possession de la fiancée récalcitrante, l’un nommé Gnafron, Lyonnais, l’autre, Italien encore, espèce de grotesque répondant au nom de Bouratin. A la lutte ils s’exterminèrent et demeurèrent sur le carreau.
— Pomme-d’Api a bon cœur. Aurait-elle, pour se distraire, consenti à mort d’homme?
— Il ne s’agissait pas pour Pomme-d’Api de se distraire! Et ayant bien résolu de se trouver, cette nuit-là, un mari, elle était si appliquée à chercher les qualités d’un mari, qu’habileté, talent, richesse, dévouement, paroles d’amour et mort même lui semblaient pareillement méprisables. « Montrez-moi, disait-elle, sans rougir, les qualités d’un mari! »
« On le vit bien lorsqu’un certain Fantoche, extrêmement adroit, fort aussi, bien tourné, ma foi, beau parleur, s’avança vers elle et lui offrit, par passion, de monter jusqu’aux machicoulis de la Tour du Nord, extérieurement, à la seule force des poignets…
— La tour est hérissée de crampons ; les pierres en sont disjointes…
— Le Fantoche ne le savait pas. Et, eût-il connu ce détail, l’opération restait délicate. « Allez, monsieur! » dit simplement Pomme-d’Api.
— Oh!
— Pomme-d’Api est ainsi. Ecoutez, à présent. Nous vîmes un spectacle extraordinaire. Je vous ai dit que ce peuple étrange est habitué aux fictions merveilleuses. A la vérité, il ne discerne pas entre le faisable et le chimérique ; et, d’autre part, il nous faut bien supposer qu’il manœuvre de concert avec les plus fameux Enchanteurs, ne fût-ce que par la faculté qu’il a, par exemple, de se multiplier soudainement à nos yeux. J’avais limité à quinze ou vingt le nombre des soupirants au cœur de notre Pomme-d’Api : j’en vis cinq cents, j’en vis mille, qui, tous à l’envi, se ruèrent, comme troupeaux de rats, vers cette Tour du Nord, à dessein de l’escalader.
« Plus comparables à des insectes qu’à de grotesques imitations de la figure humaine, nos Polichinelles, nos Guignols, nos Bouratins et nos Gnafrons sont un essaim d’abeilles, une colonne de fourmis ailées ; gonflés d’ardeur, ils n’en paraissent pas moins légers ; ils ne grimpent pas : ils sont suspendus dans l’air devenu pour eux comme un matelas magique ; attachés aux crampons, aux défaillances de la pierre, ils escaladent les étages, ils s’escaladent entre eux, agrippés à la bosse de celui-ci, à la batte de celui-là ; ils perdent perruque, ils s’écorchent le nez ; en définitive ils montent ; et quelques-uns déjà sont assis sur leur petit derrière de bois, au bord des créneaux, et adressent des baisers à leur belle en signe de victoire.
« Leur belle, je la tiens sur mon genou, serrant son thorax entre pouce et index afin de compter les battements de son cœur. Ils sont nuls.
« Un peuple d’artistes, interprètes des grands poètes, idoles des foules, et jouissant de la plus populaire célébrité par le monde, accomplit pour elle des prodiges : son cœur ne bat pas.
Sur ces entrefaites, je signale à l’insensible un certain individu de la troupe, espèce de Turc, trapu et l’air sournois, large du rein, le cou et le front d’un taureau, lequel n’a pas pris, lui, la peine de monter à la Tour. Il se promène, sans attribut visible ; il rôde, non loin de nous, peu rassurant s’il n’eût été de la taille d’un poireau ; et il darde, à intervalles rapprochés, telle une lanterne marine, un œil de braise incandescente du côté de Pomme-d’Api.
La troupe myrmidonesque nous fait, du haut de la Tour, des signaux incompréhensibles. Un de ses sujets — en qui je crois reconnaître le Fantoche, qui prit l’initiative de l’éperdue et chevaleresque ascension, — monté sur l’échauguette, semble annoncer, urbi et orbi, quelque inédite fanfaronade. Je dis à Pomme-d’Api : « Il va, pour vos beaux yeux, se jeter sur le sol! » Le cœur de Pomme-d’Api ne bat pas.
Le Fantoche en effet se jette sur le sol. On entend sa carcasse s’aplatir comme un sac de noix sèches ; ses membres sont épars : il est détruit. Le cœur de Pomme-d’Api ne bat pas.
« Cependant, je me garde de perdre de vue notre rôdeur terre-à-terre. Celui-là, certes, ne compromettra pas ses jours, mais j’ai idée que, par quelque coup de traîtrise, il raccourcirait volontiers les nôtres à seule fin d’engrosser sa bourse ; il nous encercle ; il se rapproche ; son œil, voilé sous d’épais sourcils, et noir comme la nuit, jette ses feux par intermittence, et sur la qualité de ses gestes plus proches de ceux d’un gibier de potence que d’un gentilhomme, je ne saurais, de par le diable, me prononcer.
« Du haut de la Tour, un second, puis un troisième paladin a suivi le chemin des airs trahi désormais par les maléfices, et s’est venu convertir en échardes sur le parapet de la douve, comme un pignon décroché par le vent de galerne.
« Le cœur de Pomme-d’Api ne bat pas.
« Tout à coup, et dans le temps que la troupe, là-haut, penchée aux créneaux, commente la fin déplorable des téméraires amants — et peut-être songe à descendre en masse par l’escalier? — entre mon index et mon pouce, une soudaine palpitation me surprend. Quoi! Pomme-d’Api s’émeut-elle? Brusquement je la sens se soustraire à mon auscultation, glisser de mon genou, disparaître dans l’ombre… Court-elle, prise d’une pitié soudaine, au secours de ses héroïques et infortunés soupirants? Montera-t-elle, par l’escalier de la Tour, conjurer les survivants de s’épargner pour elle, ou se donner enfin à eux, confusément, en récompense de leurs vaillantes prouesses?…
« Je me précipite à sa recherche. Un bruit de baisers, un nom prononcé m’arrêtent. Quel baiser! et quel nom!… La lune me favorise. Je vois…! Ah! ciel! ma filleule, épargnez-moi la gêne de vous dire ce que je vois!…
— Mais quel nom, du moins, entendîtes-vous, mon parrain?
— Karagheuze!…
— Oh!
— Le Turc avait dit son nom, j’en atteste les dieux! Il avait dit son nom avant que je n’entendisse le bruit des baisers. Pomme-d’Api savait donc à quel monstre lubrique elle faisait don de sa jeunesse et de sa beauté!… Elle était informée, la mâtine! Dites-moi : votre poupée connaissait-elle la légende du Turc impudique?
— Qui ne la connaît? dit Jacquette rougissante.
— Eh bien! dit le baron, c’est un fait, et son retentissement sera grand dans les annales du pays : votre fille, par vous élevée, et avec les mêmes précautions scrupuleuses que vous le fûtes, votre fille, fiancée, de son plein gré, à la Poésie même, votre fille dédaigneuse des exploits de toute la belle galanterie chrétienne, de son plein gré, s’est livrée à l’infidèle Turc de qui une bouche de bonne compagnie ose à peine prononcer le nom…
Jacquette, qui s’était laissée prendre au récit de M. de Chemillé, fit paraître la plus violente indignation.
— C’est une fille! dit-elle.
Mme de Fontcombes quitta son parrain à une poterne située en bordure du parc et qui permettait au baron de regagner sa petite maison de philosophe. Comme elle rentrait, seule, au château, par les splendides allées de Chamarande, elle se demanda si le malicieux vieillard avait voulu simplement la distraire par un conte, ainsi qu’il le faisait quand elle était fillette, ou s’il ne lui avait point fait, par hasard, quelque allégorie prouvant que rien des excès commis durant les trois nuits de fête ne lui avait échappé…
Elle traversa, à son arrivée, la pièce où l’on avait soigneusement repiqué Pomme-d’Api sur son pal et sous son globe de verre. Vous pourriez croire qu’elle lui allait adresser une semonce en termes courroucés, comme il lui arriva maintes fois pour des peccadilles? Non. Elle passa en effet devant elle sans mot dire, et ayant du rouge sous son rouge ; puis elle se détourna de trois quarts et adressa à Pomme-d’Api le plus endiablé, le plus joli, le plus féminin sourire de connivence.