Les nouvelles leçons d'amour dans un parc
II
Suivons-la, je vous prie, afin de voir d’un peu près comment elle s’y prend.
Avez-vous cru, sérieusement, qu’une jeune fille ait contracté l’habitude de s’engager le matin en une allée qui s’éloigne, par biais, de l’allée d’eau et aboutit à la rotonde de Pan, plutôt qu’en aucune autre allée, sans meilleur motif que d’y lire un petit livre, et de rêver sur l’eau stagnante? Moi, je vous ai dit cela, mais pour essayer mon récit : car un conteur tâtonne avant de découvrir le vrai. Mais voyons… Ce serait une jeune fille d’une nature bien extraordinaire! Ces demoiselles ont de coutume des mobiles plus concrets, et le moindre de leurs gestes aboutit à quelque fin moins auguste et moins froide qu’un dieu de marbre, fût-il antique et bon flutiste!
Il serait orgueilleux de ma part de présumer que vous ayez quelque mémoire d’un homme rural nommé Cornebille, singulier personnage attaché par un lien secret à la marquise de Chamarande, bien que celle-ci l’eût fait chasser de son parc, il y a de cela fort longtemps. Mais le souvenir de ces faits n’est pas indispensable : ce ne vous sera pas chose incroyable qu’un serviteur aille s’aviser de reporter sur la fille le dévouement auparavant témoigné à la mère.
Cela étant entendu, voici comment se comporte Jacquette. Ayant vu le soleil, à travers les rameaux épais, darder un rayon par une trouée bien connue d’elle, elle ferme le petit livre de poésies d’Alcindor, quitte le banc, et, preste comme le merle, se jette sous bois, en un sentier invisible, qui, côtoyant mille arbustes, zigzaguant, tournoyant, descendant, montant, se heurte enfin au mur tout verdi de lichens, dont est ceinturé le grand parc. Elle poursuit sa course clandestine jusqu’au pied de ce mur. Là croissent force ronces et orties, mais aussi quelques framboisiers dont les fruits mûriront et se dessécheront sur la tige, car qui donc connaît cet endroit? Elle voit parfois le sol herbeux se soulever en un monticule non loin d’elle. C’est une taupinière qui élève son petit dôme aux pentes granulées ; tout à coup, un mulot, petite tache dans le champ de la vue mouvante, vous laisse incertain s’il fut réel ou imaginaire ; ou bien s’enfuient, comme papiers au vent, des paires d’oreilles et de blanches queues de lapins.
C’est là, enfin, que cinq ou six crampons de fer rouillé, fixés au mur, permettent à Mlle de Chamarande de se hisser, tel un acrobate, quitte à blesser ou salir ses mains blanches. L’opération n’est pas aisée ; mais à en juger par l’agilité qu’elle possède, il y a à parier que notre Jacquette n’en est pas à son coup d’essai. Il y a à parier également que vous êtes là tous à croire que Jacquette va rencontrer sur la crête de ce mur un beau jeune homme… Et pourquoi celui-ci ne serait-il pas le poète Alcindor?
Vous errez. Sur la crête du mur où Jacquette se jucherait très bien à califourchon, si elle n’était formée aux gestes de la plus pure décence, elle se contente de se montrer : son visage au teint animé, ses cheveux blonds, son buste plein et gracieux. Qui donc la voit? Et qui voit-elle? Je vous le donne en cent. Elle voit une espèce de monstre, lequel la voit, elle ne cherche ici que ce monstre, et ce monstre n’attend qu’elle!
Non loin de là, dans la campagne, s’élève un moulin à vent ruiné, dont les ailes semblent être la carcasse d’un gigantesque oiseau mort. C’est dans ces décombres que gîte aujourd’hui un être chenu, difforme et affreux, en qui les seuls lecteurs attentifs ont déjà reconnu Cornebille. Il est pauvre et vivrait misérablement si Mlle de Chamarande ne lui apportait, par le chemin que j’ai dit, tantôt un petit panier de provisions, tantôt un écu.
Oh! point d’attendrissement trop précipité. Mlle de Chamarande n’est nullement une Providence désintéressée. Si elle vient avec difficulté au secours d’un infortuné, tout me porte à croire qu’elle le fait de bon cœur, mais rien jusqu’ici ne nous autorise à dire qu’elle le ferait au cas où aucun service ne lui serait rendu en échange. Or, je puis bien vous le déclarer à présent : elle attend de Cornebille un service en échange.
Aussitôt que ce misérable homme, déshérité de la nature, a aperçu le buste virginal au-dessus du mur, il sort de la tanière que lui composent les restes du moulin, et il est pareil à un cancrelat privé de quelques pattes et qui viendrait, clopin-clopant, au-devant de sa nourriture. Cornebille approche : il tient à la main une courte échelle ; au pied du mur, il l’applique, et, d’échelon en échelon, il se hausse… Ciel! allons-nous assister au plus monstrueux des rendez-vous d’amour? Cette appréhension vous glace? Eh bien, cependant, oui : un rendez-vous, et d’amour, c’en est un. Soyez fermes et considérez le magot disloqué, malpropre, hirsute, fils de guenuche, assurément : ne voilà-t-il pas qu’il porte la main à sa poitrine? Serait-ce son cœur qu’il touche là? Ne fait-il pas, par une dernière dérision, le geste d’un page charmant qui s’avance vers sa maîtresse bien-aimée?…
L’extrémité prenante du gorille s’est enfoncée sous la veste sordide et elle en a retiré un pli. Ah! respirons. Ce n’est donc qu’un message que porte Cornebille. Vite, vite, Jacquette tend la main. Ah! qu’elle aimerait saisir le poulet avant que cette brute, respectueuse et dévouée à l’excès, n’en eût baisé le vélin! Mais elle a beau dire : « Je t’en supplie, Cornebille, ne le baise pas, c’est à moi! » Elle veut dire : « C’est à moi de toucher cette chère écriture… » le balourd se fait un devoir d’appuyer sa lippe sur… ah! sur quoi, mon Dieu!… sur l’écriture d’Alcindor.
Et cela serait la cause d’un véritable chagrin pour Jacquette si, d’un tour de main, ayant fait sauter la cire, elle n’effleurait déjà, du pied, les cimes des framboisiers, si elle ne foulait bientôt les taupinées, si elle ne s’engouffrait sous bois afin de dévorer la lettre de son poète. Et les termes de celle-ci sont tels qu’elle oublie par où le papier maculé a passé. Et il lui arrive — vous le concevez — de s’égarer dans le parc, tant le contenu de la lettre est séduisant!
Tiens! tiens! mais ne vous semble-t-il pas que la rêverie où nous avons vu d’abord Jacquette plongée ne se reportait pas dans le passé aussi loin que nous l’avons cru? Ni une grande distance, ni un temps très long ne la séparaient donc du cher poète? Ah! cela, je me l’étais imaginé, je le confesse, parce que je ne suis pas plus habile que les autres hommes, et nous sommes enclins à croire aux sentiments non payés de retour, à la passion qui se consume… C’est un préjugé vieux comme le monde. Il nous plaît, à nous qui regardons les choses en spectateurs, d’édifier de toutes pièces un amour malheureux : il touche plus sûrement et inspire mieux troubadours et musiciens. Cependant, méfions-nous! La jeunesse, et déjà au temps de Jacquette, était ardente et industrieuse ; elle s’accommodait peu des songeries vaines ; elle était douée à merveille pour susciter des réalités palpables.
De sorte que, ne vous en déplaise, voilà le poète Alcindor non plus personnage romanesque, jongleur de cour apparu un soir, aussitôt envolé, pour retourner charmer dans les capitales les loisirs des princesses. Désormais non : Alcindor cultive tout simplement la poésie à Saumur! La lettre est datée de cette ville qui est la plus proche du château. Et Mlle de Chamarande le rencontre peut-être à la messe, les jours de grande fête tout au moins. En tout cas, une fois la semaine, ponctuellement, Mlle de Chamarande peut recevoir — nous en avons été témoins — une marque tangible d’amour émanant du singulier personnage. Mlle de Chamarande reçoit des billets tendres! Ah çà, seriez-vous d’avis qu’elle allât jusqu’à leur donner réponse? Je le croirais difficilement d’une jeune personne de sa qualité.
Le fait serait, en même temps qu’un acte de témérité grande, un bien grave manquement aux règles qui régissent la tenue d’une jeune fille noble et qui de plus, est l’élève de Mlle de Quinconas, propre nièce de Mgr de Trélazé. Cependant, Jacquette, me dira-t-on, fut élevée aussi, hélas! non seulement par une vertueuse gouvernante, mais dans un parc où l’amour régna tyranniquement…
Si l’amour fit des siennes au parc de Chamarande, comme en maint autre endroit, il ne s’ensuit pas, cela va de soi, que la liberté y ait été maîtresse exclusive. L’étiquette, comme partout, y commandait au contraire les gestes, et principalement depuis que Jacquette était en âge d’être épousée.
Désirez-vous savoir comment les choses se passaient?
Une certaine année, un certain mois, un certain jour, tout à coup, sans que cela puisse être expliqué autrement que par une occulte influence, c’en avait été fait de ce relâchement dont nous avons été les confidents scandalisés au temps de la jeunesse de Ninon. Instantanément, par la vertu d’une baguette magique, tout le monde, du petit au grand, s’était trouvé à l’unisson. C’est un des cas très rares où les mortels s’entendent. Il y a au logis une jeune fille à marier. On oublie qu’on n’a pris, durant l’enfance de celle-ci, aucune précaution et qu’on n’a pas gardé plus de tenue que si l’enfant eût été aveugle, sourde, imbécile ou muette. La jeune fille devient respectable au point qu’elle redresse les mœurs de toute la maisonnée. Le marquis ne jure plus, ne poursuit plus les servantes. Ninon, demeurée pourtant désirable en sa maturité, se conduit comme une nonne et professe l’intransigeance d’un prédicateur de carême. Tous les amis de la famille s’ingénient à inventer d’honnêtes et prudes divertissements. Il n’est guère que le vieux baron de Chemillé, le parrain, qui sourie, — c’est un pyrrhonien — car il observe les hommes, note leurs usages et ne peut se retenir parfois de les moquer un peu. Mais il se tient d’accord avec le reste du monde, en la circonstance, et même il a de celle-ci pris prétexte pour réviser sa bibliothèque et enfermer en une armoire soigneusement close, les livres à images immodestes et les auteurs dits licencieux. La Pudeur en personne peut séjourner chez lui sans risquer d’y être offensée. Il s’agit de marier Jacquette.
Cependant, à des intervalles à peu près réguliers, le château s’agite ; tout y entre en branle ; et l’on croirait revenus, voire dépassés, par l’effervescence, les beaux jours d’autrefois : l’on reçoit, l’on donne des matinées, des bals, des soupers où la Province d’Anjou convoquée, danse jusqu’à l’aurore. Il s’agit de marier Jacquette.
La singulière figure que fait Jacquette en ces parties de plaisir destinées à fixer sa vie! Ce n’est certes pas qu’elle répugne aux divertissements, à la danse, à la compagnie ; mais elle boude. Elle aspire de toutes ses forces à la fin de chacune des fêtes, parce qu’un seul être n’y assiste pas parmi ses connaissances, le seul précisément qu’elle souhaiterait de voir auprès d’elle.
Non, Alcindor n’est point des fêtes de Chamarande ; Alcindor n’est pas convié à venir éprouver les charmes de la jeune fille à marier. Il nous faut en conclure qu’Alcindor n’est pas gentilhomme. Alcindor est poète et n’est que poète, ce qui est peu de chose en une société. En quelle redoutable aventure une fille aussi sage que Jacquette a-t-elle pu s’engager?
Jacquette connaît trop son monde pour faire part de ce qu’elle éprouve à tout venant, et elle est trop soumise au bon usage pour commettre, à ce propos, le moindre esclandre. Aussi croit-elle sincèrement observer la plus parfaite discrétion et ne rien dévoiler des secrets de son cœur quand elle s’en va à chacun demander :
— Avez-vous lu Alcindor?
Rien de plus ingénu que sa question ni que le ton employé par elle pour la poser. Elle vous attire à part, comme pour vous confier que votre jabot est retourné ou votre bas entr’ouvert, ou encore — quelques uns le croient — pour vous dire, sous forme voilée, que c’est vous qu’elle préfère… et elle vous demande anxieusement :
— Avez-vous lu Alcindor?
D’autres fois, sans avoir l’air de rien, souriant, batifolant, dansant le menuet, Jacquette entr’ouvre sa lèvre charmante ; un sourire ingénu s’y dessine et deux fossettes se creusent à ses joues : quel mot divin va voler? Quelle grâce va s’ajouter aux plaisirs de la fête? Jacquette vous murmure :
— Avez-vous lu Alcindor?
Quelques uns ont lu Alcindor.
Non qu’il ait une renommée grande, mais parce qu’il habite le pays.
La plupart ne l’ont pas lu.
Nul n’est troublé par Alcindor. Un bon poète est toujours flanqué d’un collaborateur vieux et grincheux, qui est le Temps. Il faut avoir peiné pour qu’on vous goûte, car les hommes sont ainsi faits qu’ils apprécient davantage les maux communs comme la boue, que le génie qui brille comme le soleil, et ils estiment un sort ordinaire beaucoup plus qu’une merveilleuse exception. Et Jacquette a une immense pitié pour ces gens qui viennent là, brimballer et bâfrer, reluquer son corsage, aspirer son haleine et qui, les misérables, n’ont pas lu Alcindor!