Les nouvelles leçons d'amour dans un parc
IV
On atteignait les débuts de l’été lorsque la grande fête fut donnée. Le château que je ne vous ai jamais décrit, afin que vous le voyiez mieux à votre guise, mais qui étale, vous le savez, sa belle masse vis-à-vis de la grande allée d’eau, est alors environné des plus magnifiques ombrages que rêve, probablement dans le même temps, l’immortel peintre et poète Watteau ; tous les communs environnant la grande cour où vous avez connu jadis la nourrice Marie Cocquelière, jusques et y compris cette tour du Nord où se passa — vous en souvenez-vous seulement? — l’épisode de Châteaubedeau ; tout l’arrière-train, en un mot, de la demeure seigneuriale présente l’agitation d’une fourmilière dérangée ; on voit aller, venir, courir et se culbuter des légions de marmitons ; entrer, sortir chars et charrettes garnis de denrées de toute sorte ; on entend mugir la voix impérieuse des majordomes et rire ou crier dans les couloirs les soubrettes pincées ; les cuisines regorgent de victuailles ; un feu d’enfer flamboie dans les cheminées à hotte, et les grasses oies et les chapons rôtis, arrosés de beurre, y tournent lentement comme des astres devant un soleil, mus, les uns par un mouvement d’horlogerie, les autres par une gamine aux joues cuites, d’autres même par un chien habile à courir sans fin dans une grande roue à rigole intérieure, qu’il anime, essoufflé et tirant la langue.
Par un contraste singulier, tout ce qui est de la façade du château demeure désert et en expectative. Les volets sont rabattus encore contre la chaleur du jour ; les fleurs aspirent par la tige l’eau des vases et exhalent d’excessifs parfums ; les grosses mouches, heureuses ou ivres, se balancent en bourdonnant dans l’atmosphère et vont heurter les glaces comme de petites balles de sureau projetées par une sarbacane.
Que c’est joli, que c’est émouvant, — y avez-vous pensé? — une bergère ou un sofa qui attendent et qui se demandent quelles formes ce soir ils s’en vont épouser? Vit-on jamais réunion plus piquante que celle qui est composée par l’ensemble des sièges d’une pièce vide, ornés et bien vêtus, les bras accueillants, tous destinés à la commodité des humains, résignés au pire comme à l’exquis, complaisants à l’imbécile qui pérore, à la femme qui, sans rien dire, séduit, et collaborateurs si modestes de l’homme d’esprit qui se sert d’eux pour ses attitudes et ne leur en est jamais reconnaissant?
La marquise est passée là tantôt, distraite et ne laissant qu’un parfum. Mlle de Quinconas s’y est risquée à la recherche de Jacquette. Jacquette s’y est arrêtée un quart d’heure, fuyant Mlle de Quinconas ; elle s’est assise sur un tabouret comme il convient à une jeune fille et comme s’il y eût eu là du monde ; et, tout de même qu’elle eût fait si il y eût là du monde, elle a songé à son amour. Un beau rais de soleil traversait la persienne ; on entendait de loin les pommes d’arrosoir épandre la pluie sur les pelouses ; on entendait aussi un petit cœur battre ;… il faisait à la fois chaud et frais. Une corde de clavecin se brisa… Et Jacquette, retrouvant de l’enfance malicieuse en elle, ne put s’empêcher de rire à la pensée qu’une personne, tantôt, appuierait son doigt sur quelque touche d’ivoire ou d’ébène aussi vaine que l’objet d’un songe.
Elle nourrissait un projet un peu puéril aussi. Il n’y avait dans cette pièce aucun livre. Jacquette en avait apporté un qu’elle tenait à la main. Après réflexion, elle se leva et alla poser, parfaitement en vue, sur un pupitre de bois doré, les Poésies d’Alcindor.
Après quoi, elle s’en fut, rapide, malicieuse et mélancolique.
Sur la fin de l’après-midi, arrivèrent les violons ; ils étaient nombreux et choisis parmi les meilleurs. Après qu’une collation leur eût été servie, Jacquette les vit prendre place dans le lieu réservé à eux, et, comme la plupart étant d’Angers, ville renommée pour son goût musical, quelques uns étaient de Saumur, Jacquette les regarda longtemps, tous, sans rien dire, parce qu’il s’en pouvait trouver un qui connût Alcindor. Et elle brûlait de les interroger.
Le loisir lui manqua, car la compagnie commençait de gravir les degrés et l’on entendait les carrosses écraser de leurs grandes roues le gravier, et les chevaux fatigués hennir.
La marquise, le marquis et le baron de Chemillé, parrain de Jacquette, se tenaient à l’entrée du premier salon, et elle-même, en grand tralala, entre ses parents et le vieux philosophe qu’elle harcelait de questions, étant un peu agitée et nerveuse, mais étant surtout en veine de plaisanteries touchant M. de Fontcombes, car avec son parrain seul elle osait se moquer du jeune homme qu’on lui destinait pour époux.
C’est alors qu’on revit de vieilles connaissances et, entre autres, Mme de Châteaubedeau, puissante matrone à présent, flanquée de son gros fils, aujourd’hui rangé, marié à une jeune femme peu belle, et déjà père de quatre enfants ; les La Vallée-Chourie, les La Vallée Malitourne, aussi insignifiants que jadis, et même l’antique Mme de Matefelon, fort modifiée, celle-ci, car on se souvient qu’elle était rabat-joie à l’excès ; or, depuis que l’air de la Cour du Régent avait envahi la province, c’est à dire depuis que l’aimable Régent n’était plus, l’acariâtre vieille dame se piquait d’être indulgente et même fort libre en ses propos ; et elle n’avait point eu à apprendre ceux du jour, mais à se rappeler seulement ceux de sa jeunesse.
Je ne vous énumérerai pas tous les nouveaux venus, qui n’ont rien à faire en cette aventure, mais je suis obligé de remarquer en passant combien il faut peu d’années pour que change complètement de visage l’assemblée des familiers d’une maison. Les uns sont dispersés, d’autres disparus à jamais. Ne manquons pas de donner une larme au pauvre chevalier Dieutegard qui eut de la grâce en ses tendres années ; mais n’allons pas, un jour de fête, rappeler les affreuses circonstances de sa fin… Et tous les absents infailliblement sont remplacés, on ne sait en vertu de quel procédé. Le Temps passe avec sa faux impitoyable. Il a passé. Et cependant, mes lecteurs, n’est-il pas vrai? un salon est toujours rempli.
J’allais oublier de vous dire qu’un de nos personnages d’autrefois était encore là, et c’était la poupée Pomme-d’Api, que M. de Chemillé avait un jour donnée à sa filleule afin que celle-ci s’exerçât à parler librement.
Pomme-d’Api étant de bonne qualité, n’avait ni la figure, ni l’échine, ni aucun membre rompus, à peine le bout du nez décoloré. Le vermillon de ses joues ballonnées était vif et ses yeux perpétuellement émerveillés devant le spectacle du monde. On l’avait mise sous verre, le derrière piqué sur une tige acérée, — étrange façon! — afin qu’elle parût, sa carrière accomplie, se reposer pour l’éternité. Et elle reposait, témoin indifférent du temps qui fuit et d’une jeunesse écoulée.
Lorsque M. de Fontcombes se présenta — ah pardieu, qu’il était bien mis! — il fut certainement très stupéfait de voir Mlle de Chamarande lui faire le plus bienveillant accueil.
Que l’on me laisse ajouter qu’une chose me confond plus encore que le remplacement précipité des hommes par les hommes, c’est la substitution, chez la femme la plus pure, d’un sentiment feint à un sentiment vrai. Je ne m’accommoderai, pour ma part, jamais, de ce miracle qui s’opère sans l’intervention d’aucun saint, et je ne serais pas plus confondu de voir ressusciter un mort.
Ce n’est pas un bel habit qui eût eu le pouvoir magique d’influencer une fille comme Mlle de Chamarande! Cependant elle fit, je vous le garantis, un tout à fait tendre sourire à M. de Fontcombes. Le marquis Foulques et Ninon qui, ni l’un ni l’autre, n’enfermaient une âme compliquée, en furent aussitôt pleins de joie et virent les noces pour la Saint-Jean prochaine. M. le baron de Chemillé, dont l’œil ne perdait aucun détail de l’action, sourit aussi, mais d’une autre manière.
Et le beau M. de Fontcombes n’eut pas plutôt aperçu la complaisance de Jacquette, qu’il donna aussitôt dans le panneau. Tous les hommes sont ainsi dupés très aisément. Leur fatuité en est la cause première et, après, vient un manque surprenant de finesse. Et toutefois, n’imaginez pas que ce garçon fût un sot : pour un homme de sa qualité, avoir les goûts qu’il manifestait ne me semble pas chose commune. Au lieu de parler de la pluie et du beau temps, d’un potin imbécile, ou de ces mille et une niaiseries dont une bonne compagnie s’entretient, il trouvait, à propos de tout, des pentes insoupçonnables par où glisser à ce merveilleux sujet de la poésie qui, à son gré, faisait le plus noble ornement de la création. Il disait communément, quitte à se faire maltraiter, que les gens de la meilleure naissance ne sont pas capables de discerner le ton de l’horizon ni de dire si un pays est beau, si la rivière est sinueuse et le temps seulement chaud ou froid, pour peu que tel sensible génie n’ait pas pris la peine de naître avant eux et d’attirer leur attention sur ces points en en fixant la valeur dans une langue excellente.
— Vous ne parleriez point d’aurore et point de la lune, point des îles et point de la mer redoutable, point des prairies ni des ruisseaux, que dis-je? vous ne sauriez même pas parler d’amour, mesdames, affirmait-il devant Jacquette, si, avant nous, n’avaient pas su chanter Homère et Virgile, le Grec sicilien Théocrite aussi, et notre Racine…
On voulait qu’il se moquât et jetât à poignées des paradoxes pour séduire : et s’il ne venait à personne de se fâcher, c’est qu’on avait l’assurance que de ce qu’il disait il ne croyait rien. Jacquette à part soi, le trouvait fat. Les prétendus poètes qu’il nommait, elle les détestait, sans qu’elle les connût d’ailleurs le moins du monde, et elle eût préféré, affirmait-elle, entendre parler engrais, vignobles ou fenaison. Mais elle souriait agréablement, ne fuyait point le disert Fontcombes et semblait même prendre un plaisir assez vif à l’écouter dialoguer sur ses sujets favoris avec M. de Chemillé qui, lui, se déclarait aux anges, pour avoir trouvé un homme érudit et de bon goût.
On mangea et l’on but, puis l’on s’éparpilla afin de contempler les splendeurs du couchant sur les coteaux et sur la rivière, M. de Fontcombes quittant peu la jeune fille et l’abreuvant de sujets sublimes. Quand on remonta vers le château, les chandelles étaient allumées : cela faisait un spectacle féérique dans la nuit ; et, de loin, on discernait les violons venus de Saumur et d’Angers, qui préludaient à la danse par des airs italiens ou des compositions du maître de chapelle.
Alors le bal commença, ouvert par M. de Fontcombes avec Mlle de Chamarande.
Au beau milieu d’un pas, pinçant sa jupe d’une main, agitant de l’autre son éventail, et souriant à ravir, Jacquette dit à son cavalier :
— Monsieur, je vous déteste.
— Pourquoi? demanda Fontcombes, sans manquer un de ses effets.
— Parce que vous parlez poètes comme ferait un maître d’école, un ignorant, sinon un âne bâté.
— Oui-da! fit M. de Fontcombes, tendant à cet instant le jarret ; l’opinion, mademoiselle, est plaisante!…
— Si elle vous plaît, monsieur, ce n’est pas que j’y tienne, car j’ai peu souci de cela, bien au contraire.
— Encore, de grâce, veuillez vous expliquer, mademoiselle. Je ne me pique pas d’être savant ; je dis qui j’aime et ce que j’aime. Enseignez-moi, je vous prie.
— Je le ferai, monsieur. Il n’est besoin de posséder des légions de poètes : un seul les contient tous.
— Ah bah! mademoiselle, et lequel, s’il vous plaît?
— Monsieur, vous avez la bouche pleine d’Homère et de Virgile et de maints autres barbons très antiques ; dites-moi : avez-vous lu Alcindor?
— Alcindor?… répéta M. de Fontcombes.
— Alcindor.
— Je n’entendis jamais prononcer un tel nom.
— C’est enrageant, monsieur! Et comment ne vous détesterais-je point, avec votre fausse science et votre goût prétendu? Alcindor, sachez-le, est le plus grand des poètes. Voilà ce qu’il vous eût fallu me dire, avant toute chose, monsieur, s’il entrait en vos desseins de me plaire…
— Pour vous plaire, mademoiselle, que ne suis-je prêt à dire!
— Il faut penser ce que vous me direz.
— Ah! que j’ai grande envie d’être du même sentiment que vous! Et comment ne pas l’être? Mais voilà… Où dénicher, je vous prie, les œuvres complètes d’Alcindor?… En quel siècle vivait ce génie?
— Mais, au vôtre, monsieur!
— Il est vivant! s’écria M. de Fontcombes. Diable!… Et vous le connaissez peut-être?
— Ces hommes-là sont toujours trop loin de nous… Les connaît-on?
— Serait-il du pays?
— Son œuvre seule importe. Elle est là…
— Où?
— Là, sur la cheminée… C’est un tout petit livre. Je vous le prête… à une condition…
— Laquelle?
— C’est que vous me le rendiez vite et m’en parliez doctement.
Car une idée était venue à Jacquette, malgré son humeur contre M. de Fontcombes, c’était que, puisque — comme tant d’autres, hélas! — ce connaisseur en poètes ignorait le meilleur poète, après tout, peut-être que, le connaissant, il l’admirerait… Aventure à tenter! Et, pour peu que celle-ci fût heureuse, voilà que tout à coup Jacquette se prendrait à désirer de revoir M. de Fontcombes, ce qui ferait bien grand plaisir à la famille.
Et la famille, en attendant, s’émerveillait du changement survenu en Jacquette. Jacquette, en effet, ne jouait même plus la comédie : elle s’intéressait tout de bon à M. de Fontcombes, — oh! dans la seule mesure où elle escomptait qu’il pourrait l’entretenir d’Alcindor.
Et à supposer, pensait-elle, que ledit Fontcombes admire médiocrement Alcindor — le bellâtre est assez sot pour cela! — il était peut-être du moins la seule personne qui eût chance de consentir à lui parler du poète, ne fût-ce que par amour d’elle ou par convoitise de sa main. Et de cette humble chose : une parole touchant le poète, elle serait encore contente plus que de quoi que ce fût. Oui, dans son beau château, au milieu d’une soirée brillante dont elle était la lumière, la noble Mlle de Chamarande, aux pieds de qui chacun était incliné, ne caressait plus, en vérité, qu’un si pauvre désir!
La fête nocturne qui fut, en effet, somptueuse, se termina donc à souhait, au point de vue des parents : Jacquette faisant la cour à Fontcombes, Jacquette ne s’intéressant qu’à Fontcombes, attendu que celui-ci était devenu l’objet de sa seule espérance.
Mais cette espérance n’était pas celle qu’entretenait la famille.