Les nouvelles leçons d'amour dans un parc
III
Un personnage a le don d’irriter Jacquette en ces journées et ces nuits de liesse. C’est un garçon qui n’a pas lu Alcindor, et qui émet la prétention de posséder, sur la poésie, des lumières. De fait, il sait par cœur les grands maîtres du genre et, récitant leurs plus fameux passages, il y met une telle intonation que l’on est bien contraint de se persuader qu’il apporte en matière d’art quelque goût. Le pis est que ce damné amateur de vers s’accorde avec le baron de Chemillé de qui la compétence ne fait doute pour personne, mais qui, lui non plus, — notons le détail : — n’a jamais lu Alcindor…
Ce personnage est un certain M. de Fontcombes, nullement mal fait de sa personne à vrai dire, mais de qui les relations avec Jacquette ont commencé par les mots suivants, aussitôt faite la présentation :
— Vous aimez les poètes, m’a-t-on dit, monsieur. Et quel est, à votre sens, le plus grand parmi eux, s’il vous plaît?
— C’est celui, dit M. de Fontcombes, qui saura convenablement vous chanter, mademoiselle…
Sur cette fadaise, Jacquette lui faussait immédiatement compagnie.
Délicieuse Jacquette! Elle n’eut jamais, peut-être, de génie féminin plus pur que dans le moment où elle attendit qu’un homme un peu informé de la poésie, lui dît que le plus grand poète était Alcindor!…
Oui, il y eut un court instant durant lequel cette fraîche âme attendit cela. Une foi si complète et si jeune ne vous touche-t-elle point?
Quant à moi, je ne saurais rien vous dire de Jacquette qui pût la peindre plus complaisamment.
Mais, par exemple, M. de Fontcombes en eut pour sa platitude. Il ne rencontra plus Jacquette sur ses pas, de la nuit entière.
Depuis lors, quand elle le voyait de loin, elle n’eût pas su dire si elle avait envie de pouffer ou de prendre la fuite. Elle ne faisait ni l’un ni l’autre, mais il lui perlait entre les cils ces sortes de larmes qui sont des pleurs de rage.
Elle évitait M. de Fontcombes dans la mesure du possible, ce qui n’était pas assez, à son gré. Et cela n’empêche qu’il lui demeurait un dépit précisément de cette répugnance, car enfin M. de Fontcombes connaissait et aimait les poètes, ce par quoi il se différenciait de la plupart et, s’il n’avait pas, d’emblée, cité Alcindor comme le plus grand des poètes, après tout, n’en avait-il nommé aucun autre…
En vérité, ceci était à considérer.
Et M. de Fontcombes qui venait là, lui, assidûment, dans l’unique but de faire sa cour à Jacquette, se demandait avec angoisse en quoi il avait pu tant lui déplaire par un compliment banal, un peu niais peut-être, mais en somme pareil à la plupart des compliments.
Rien ne se perd, dans le monde comme dans la nature ; et il va de soi que l’éloignement éprouvé par Mlle de Chamarande pour le jeune Fontcombes devint thème à conversations et à papotages.
Le fait eut pour Jacquette un inconvénient imprévu d’elle ; c’est qu’il jeta contre ses jupes une quantité de petits sots et pieds plats qui ne valaient pas Fontcombes et qui, eux, n’avaient lu ni Alcindor ni aucun poète, et à qui il était évident qu’on ne ferait jamais lire ni un poète pour le comparer à Alcindor, ni Alcindor.
Ninon s’émut. Mlle de Quinconas fut en butte à de sévères remontrances : elle qui avait élevé Jacquette, que diable! ne devait-elle pas pénétrer ses secrets? La vénérable et encore aimable gouvernante reçut semonces sur semonces, non seulement de Ninon, mais du marquis Foulques qui commençait lui-même à s’agiter.
Mlle de Quinconas, bien qu’elle eût fait l’éducation de Jacquette, ne surprenait pas la plus légère esquisse des mouvements de son élève. A son avis, Jacquette était encore une enfant ; on lui devait faire plus de plaisir, disait-elle, au lieu de lui présenter des Fontcombes, en lui donnant une belle poupée ou quelque chatte noire, telle qu’était, par exemple, jadis, la « Belle Zébutte ».
On voit que si l’innocence se trouve parfois au cœur d’une jeune fille, sous quelque forme insoupçonnée, elle s’épanouit plus sûrement et majestueusement chez une personne quadragénaire, fût-elle munie de tous ses brevets.
Seulement, le marquis, lui, se fâcha rouge. Il se fâcha d’abord contre la gouvernante — c’était dans l’ordre ; — et si elle n’eût possédé encore de ces appas qui toujours firent fléchir les hommes autour d’elle, je crois qu’il l’eût renvoyée à son vénérable oncle l’évêque. Mais il fit comparaître Jacquette. Et, l’attendant dans une petite pièce où il lui avait donné rendez-vous, il ne se contenait pas ; il pestait, et disait tout haut qu’il en avait assez de ces sauteries et festoiements nocturnes et d’ailleurs coûteux, où l’on conviait plus de freluquets que de femmes, et que, par ailleurs, cette austérité hypocrite qui avait envahi la maison, par le fait de la présence d’une jeune fille, commençait à lui peser aux épaules, et qu’enfin M. de Fontcombes était d’âge, de tournure, de famille et de fortune convenables en tous points. Au surplus, c’était ce jeune homme qu’il avait choisi pour son gendre et il le voulait comme tel.
Et ce fut, Dieu me pardonne, à peu de chose près, ce qu’il répéta à sa fille, lorsque celle-ci eut pénétré, fort décente et la mine soumise, dans la petite pièce où M. son père l’attendait en marchant de long en large, faisant trembler les girandoles.
Cette histoire se passait en un temps où les enfants ne répliquaient pas. Aussi Jacquette ne fit pas entendre sa voix dans le lieu où le marquis Foulques avait cru devoir la sermonner. Elle ne versa pas même une larme, car elle savait que l’attendrissement n’était pas le propre de son papa et qu’il était bien sot de se meurtrir les yeux en pure perte. Elle sortit dès qu’elle jugea que la harangue paternelle était terminée ; et, ayant descendu les degrés qui vous déposent sur la terrasse, elle fit là quelques pas et s’enfonça non dans l’allée qui conduit au dieu Pan, joueur de flûte, mais dans une autre, symétriquement opposée et beaucoup plus longue et conduisant en droite ligne jusqu’à la balustrade qui domine d’un peu haut la large coulée de la Loire.
Ce n’était pas pour prendre un bateau et se faire conduire à Saumur! La rébellion n’était point en son cœur, car son cœur était tout rempli d’autre chose. L’amour a une telle vertu, qu’en vérité il adoucit tout. Celui qui l’a ne se perd point en pensées attristantes touchant l’avenir ; et la menace des pires maux, fût-ce de celui d’être privée de l’amour, ne vous empêche pas de savourer les délices de l’amour présent, qui semble absorber tout l’avenir.
Cette terrasse de Loire était retenue par une balustrade d’au moins un quart de lieue de longueur et qu’avait fait jadis construire, en son temps, M. Lemeunier de Fontevrault, le grand-père de Jacquette, bon amateur de jardins. A des intervalles réguliers, mesurés au souffle de la langoureuse Ninon en sa jeunesse, des lieux de repos étaient là ménagés, où il était loisible de s’asseoir à l’ombre arrondie d’un laurier. Et la délectation de la vue était alors sans pareille : d’une part, la haute futaie du parc dense et moutonneuse comme une forêt ; de l’autre, les rives si molles du fleuve à chevelure de roseaux, les îles et leurs saulaies argentées, les barques à grandes voiles rectangulaires que gonfle un air attiédi, les grèves sablonneuses semblant inviter des déesses au bain ; par-delà les clochers de villages, la bleuâtre silhouette du château de Montsoreau, vaporeuse ; et, lorsque l’atmosphère était bien purgée de brouillard, en sens inverse et plus loin encore, les tours et tourelles de la ville qui contenait Alcindor…
Voilà le lieu où vint se réfugier Jacquette après l’algarade. Elle y tire de son sein les billets du poète. Elle a dans sa pochette le livre des poésies. Elle relit ce qu’elle a lu cent fois, et puis ses yeux se portent sur la surface des eaux courantes, à tel endroit où, certain jour, prévenue à temps, elle a vu paraître Alcindor sur un bateau qui, faute de vent, se faisait tirer par des chevaux allant le pas, à la queue-leu-leu, sur le chemin de halage.
Jour béni! Oasis dans son histoire d’amour! Une demi-heure durant, elle a vu Alcindor…
Il était à l’avant du bateau, tout de noir vêtu, comme un petit abbé,… à la distance de cent toises, il a tiré respectueusement son chapeau. Elle a vu, peu à peu, sa taille grandir ; il lui a paru et plus haut et plus beau aussi que tout le monde ; et quand le bateau a passé devant elle, le poète a salué de nouveau, puis salué encore au moment où il allait la perdre de vue.
Il a aperçu qu’elle portait la main à son cœur, d’une quasi imperceptible manière, et même, un court instant, le doigt à sa lèvre…
Il a vu cela, car il le lui a dit plus tard dans une épître ; et il a fait sur ce sujet une pièce de vers tout à fait digne du pathétique et muet passage.
O puériles, divines joies de l’amour, souvent composées de la plus cruelle privation!…
Dans ces conditions, qu’importe, je vous le demande, que Jacquette soit obligée, de par les plus sacrées autorités, à faire bon visage à M. de Fontcombes? Qu’importe qu’elle soit avertie qu’une fête exceptionnellement belle va être donnée la semaine prochaine au château, où tout le ban et l’arrière-ban de la noblesse des environs sera convoqué et où il est souhaitable, sinon commandé, que Mlle de Chamarande fasse mine, aux yeux de tous, non seulement de se réconcilier avec ledit seigneur de Fontcombes, mais de distinguer celui-ci parmi tous les autres hommes?
Jacquette fera ce qu’on voudra. Son corps, sa parure, ses manières, ses paroles même ne lui appartiennent plus ; tout cela est féal et serf du marquis et de la marquise de Chamarande ; mais Jacquette pense qu’il y a quelque chose en elle qui ne relève, comme le Roi, que de Dieu : c’est son cœur.
Et, avec le plus grand calme du monde, serrant en sa petite main féminine les feuillets et le livre du poète Alcindor, Jacquette, à la balustrade, entre le divin paysage d’une part et le parc enchanté de l’autre, fait avec fermeté, avec une inquiétante gravité aussi, dans la mesure où les puissances de ce monde sont en droit de l’exiger d’elle, l’entier hommage de ce qui ne lui appartient pas en propre.
J’avoue que je tremble pour la chère petite, en la voyant si docile et si résolue, car, sûrement, elle ne connaît pas, bien qu’élevée en ces jardins d’amour, l’importance de ce qu’elle abandonne et de ce qu’elle retient…