Les nouvelles leçons d'amour dans un parc
ALCINDOR
I
Vous souvient-il que cette petite était la fille unique du marquis Foulques de Chamarande et de Ninon, sa gracieuse et trop légère épouse, tous deux, en somme, d’assez bonnes gens, pareils à beaucoup, de qui la conduite était ordinaire, c’est à dire nullement édifiante, mais de qui le souci, exactement semblable à celui de tous les parents, était que leur enfant fût néanmoins fort bien élevée? Dirai-je, pour vous faire plaisir, qu’ils avaient atteint une fin si ambitieuse et que Jacquette avait été tenue à l’abri, par miracle, des exemples fâcheux que la vie offre en abondance aux créatures? Tant d’autres narrateurs, bien plus prisés que moi, se trouveront pour vous endormir avec ces sornettes! Pour moi, je n’accorde aucune foi à cela, et je vous déclare le résultat modeste d’une éducation due à une excellente gouvernante, propre nièce d’un évêque, nommée Mlle de Quinconas, et aux conseils d’un parrain très avisé, M. le baron de Chemillé.
Mais, non moins crûment, je vous dirai que, si éloignée qu’elle fût de la perfection, notre Jacquette, qui était née avec un bon naturel, faisait une digne et aimable jeune fille, aussi étrangère que possible, comme vous allez vous en assurer aussitôt, à toute méchante inclination.
* *
Nous l’accompagnerons, si vous le voulez bien, avant son mariage, un beau matin de sa seizième année, dans une des allées du parc dont je ne crois pas avoir eu l’occasion de vous parler. C’en est une qui, partant de la terrasse, au pied du château, s’éloigne, par un biais, de l’allée qui conduit aux fontaines. Elle s’engage aussitôt sous bois, et aboutit, après douze cents pas environ, à un bassin où se reflète la figure moussue du dieu Pan. Celui-ci a le menton velu, le front cornu à peine, et sa lèvre épaisse se durcit pour laisser passer le souffle qui irrite infatigablement un des sept tuyaux de la flûte. Quand la jeune fille a atteint le banc de marbre très usé qui fait face à la divinité de la solitude et des bois, elle s’y assied, contemple le lieu et le dieu avec complaisance, car ils sont beaux ; elle entend siffler le merle qui, sous les ombrages, court comme un rat, ou bien chuchoter le vent dans les ramures touffues ; puis, avec une avidité qui laisse à penser qu’elle n’est venue ici ni pour le joueur de flûte, ni pour l’endroit enchanteur, elle entame une certaine lecture.
C’est la lecture d’un petit livre qu’elle a tiré de son sac à main. L’ouvrage à peine entr’ouvert, en vérité, l’on fait bien peu de cas et de Pan et du bassin, et du merle, et du parc matinal. Tout a fui. Que demeure-t-il? Quelques feuillets de hollande où s’étale une pensée rythmée, et l’âme d’un être charmé qui s’enivre, — on le jurerait, — de poésie.
En effet, par la complicité du vieux baron de Chemillé, son parrain, esprit qui juge toutes choses au rebours du commun, Jacquette a appris à lire la pensée harmonieusement exprimée. Toutefois, la vérité oblige à reconnaître que ce n’est point du bonhomme Chemillé que Jacquette a reçu le goût exclusif, en fait de poésie, pour l’œuvre, figurez-vous, d’un poète nommé Alcindor.
Alcindor! Nom flatteur à une oreille de ce temps-là, mais que nulle gloire n’apporta jusqu’à nous… Il faut nous bien garder de conclure que cet Alcindor fût, de ce fait, sans mérite et indigne de l’admiration de Mlle de Chamarande! Je prends sur moi de vous affirmer que c’était un homme inspiré, maître parfait du beau langage français par lui assoupli au rythme de Malherbe et du grand Ronsard, ses ancêtres ; plus habile que Racine en la science amoureuse et ayant trouvé le moyen d’ajouter à la grâce, à la fantaisie, à la raison de La Fontaine ce quelque chose qui ne s’est reproduit que des siècles plus tard et qui descend au fond de nos cœurs, comme le font le souvenir nostalgique, la chimère de l’espérance, le parfum des sous-bois ou des blés mûrs, la vue de la mer mouvante, des crépuscules et de ces belles nuits où toutes choses semblent immobilisées dans une extase sans fin… Voilà quel était Alcindor et quelle était sa vertu. Regardez Jacquette inclinée sur son livre et vous ne douterez pas plus que moi de ce que j’avance ici avec la foi d’un illuminé.
Regardez Jacquette de Chamarande et vous ne douterez guère non plus qu’un si pur poète ne fût, d’abord jeune et de la plus aimable figure, qu’il n’eût la plus jolie bouche d’homme, les dents les plus éclatantes et le regard le plus profond. Accordons qu’il eût le nez ou trop court légèrement, ou trop long, afin de ne pas peindre un portrait de mortel par trop voisin de l’invraisemblable. Mais, en revanche, imaginez, je vous prie, le timbre de la voix d’un garçon qui eut l’honneur de plaire à Mlle de Chamarande au milieu des fêtes de Saumur, au bal des échevins, sous les lustres, à moins que ce ne fût près de telle fenêtre percée dans la muraille épaisse du château, en un recoin ombreux d’où l’on apercevait la Loire, fleuve incomparable, ses longs bateaux plats et ses sables étirés en fuseaux caressés par la lune…
Quels mots furent prononcés en ce lieu, à cette heure, aux oreilles d’une jeune fille qui n’avait jusqu’alors rien entendu de tout à fait tendre adressé exclusivement à elle?
Le fait certain est que, sous les strophes que parcourt Jacquette, assise et absorbée, elle entend aujourd’hui encore la voix du jeune homme, et que sonnets, stances, épigrammes, lais, virelais ou madrigaux, qui lui paraissent tous également exquis, ont pour elle un sens identique, jamais monotone et jamais épuisé. Ah! reconnaissons-le : qu’Alcindor avait de talent!
Lorsque Jacquette a lu un certain nombre de pages, que d’ailleurs elle sait de mémoire, elle repose son regard sur le dieu moussu, qui, lui, jamais ne se lasse de baiser ses chalumeaux, et Jacquette se prend à rêver. Rêve d’amour d’une jeune fille de ce temps là, par un matin de mai, dans la rotonde d’un beau sous-bois, vis-à-vis de Pan, près du bassin d’eau dormante!…
O lecteurs! Dans sa rotonde qui peut-être vous plaît parce qu’elle est d’une époque révolue, Jacquette, elle, ne trouve d’agrément qu’à songer au temps qui n’est plus… Elle songe à la soirée saumuroise… Elle revoit en pensée Alcindor qu’elle n’a pas vu, cela semble probable, depuis de longs mois. En admirant les strophes qu’il écrivit, elle souffre, la pauvre petite! Et n’ayant pas atteint dix-sept ans, elle se dit : « Mon bonheur a été! » Est-ce assez triste, je vous le demande?
Dans dix années, ou bien dans vingt, Jacquette, sondant le temps passé, reconnaîtra que c’est sur son banc, dans la rotonde, en se remémorant l’heure trop brève de Saumur, qu’elle a été la plus heureuse, car, dans le moment même que son poète lui parlait, si beau que fût son timbre, elle n’avait nulle notion de félicité. Ainsi, hélas! notre meilleur temps est celui que nous passons à regretter…
Au château, dans l’entourage de Jacquette, il n’y a guère que son vieux parrain qui pourrait l’entretenir d’un tel sujet, car c’est un fureteur acharné, mais il n’est plus à l’âge où le souvenir des choses de l’amour est encore fait de cendres assez tièdes pour qu’on les puisse ranimer. Allez donc, petite Jacquette, dénicher le confident dont je sens si bien que vous avez le plus pressant besoin! Ce ne sera pas Mlle de Quinconas qui, votre éducation accomplie, mûrit comme une belle pêche d’espalier au soleil! Ce ne sera pas non plus Mme votre mère, la marquise de Chamarande : la toujours belle mais trop légère Ninon. Les filles ont toujours l’air d’être plus avancées et compliquées que leur maman ; si ce progrès était véritable, les siècles écoulés seraient pure sauvagerie auprès de nous ; il doit y avoir quelque erreur en cette apparence et je pencherais vers l’opinion que tandis qu’une jeune fille fait trois pas en avant, une autre, celle qui la suit, en fait quatre plus grands en arrière… Allons, Jacquette, demeurez seule! — aussi bien c’est le sort commun — et tirez-vous d’affaire néanmoins.