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Les nuits champêtres

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QUATRIEME NUIT.

La Science.

Quelle soirée délicieuse! Que j'aime à me promener dans ces bosquets! Le ciel est tranquille; les Zéphyrs accourent, en folâtrant, au-devant de moi; ils me caressent voluptueusement, & volent ensuite vers l'entrée de ce bosquet pour m'inviter à m'y reposer. En se jouant à travers le feuillage, ils entremêlent de mille manieres différentes les ombres de la nuit, & la lumiere blanchâtre de la lune. Le ruisseau ne gazouille plus comme auparavant sur un lit de cailloux; les pluies abondantes l'ont rempli jusqu'à ses bords; il coule doucement entre deux bandes épaisses de gazon fleuri. Son cours tranquille ressemble aux pensées d'une ame innocente que les vains désirs n'agitent point. Tout-à-coup le rossignol perce le silence de la nuit. Que sa voix est touchante! ses accens attendrissent mon cœur. Il chante son bonheur. Hélas! pourquoi l'homme ne chante-t-il pas le sien? Que fait le rossignol pour être heureux? il suit les penchans de la nature, il se livre avec ardeur aux plaisirs de l'amour, il travaille assidument au bonheur de sa compagne & de sa couvée; & pendant la nuit, il exprime par ses chants la volupté qui enivre son cœur.

O homme, suis cet exemple, sois simple comme la nature, & tu seras heureux! Elle offre des biens plus précieux! & plus abondans que ceux qu'elle donne aux autres animaux. Il ne tiendroit qu'à toi d'en jouir, tu t'en éloignes pour courir après des chimeres. L'oiseau ne quitte point son nid pour aller porter un œil curieux dans l'antre de l'ours, il n'examine pas la forme de ses pattes & de sa queue. Il se réjouit à la vue du ciel azuré, sans songer à compter les globes innombrables qui le décorent. Un instinct aveugle, me dis-tu, l'entraîne dans ses actions? Qu'il est heureux d'être entraîné vers le bonheur! Tu le serois encore plus, si la raison te dictoit ce que lui prescrit la nature.

L'homme inquiet foule à ses pieds le plaisir, pour égarer son ame au milieu d'un monde d'illusions qui le séduisent. Il néglige de connoître ce qui lui est utile, & poursuit une infinité de prétendues connoissances qui le tourmentent.

Que suis-je? Comment me trouve-je dans cet univers? D'où vient tout ce qui m'environne? Je sens que j'existe: je pense; ma pensée s'étend à mesure que mes sensations s'exercent. Mais par quels ressorts cachés, cette pensée, qui ne tombe point sous mes sens, peut-elle être produite? Tantôt elle s'éleve jusques dans l'espace immense des cieux, tantôt elle descend dans les profondeurs de la terre. Plus prompte que les vents, elle parcourt en un instant toutes les parties de ce vaste univers. Elle veut connoître tout, & elle ne sauroit se connoître elle-même. Je promene mes regards étonnés sur tout ce qui m'environne: l'astre brillant du jour s'éleve majestueusement au-dessus de ma tête, il semble ensuite se précipiter dans l'abyme des mers, & abandonner jusqu'à son retour, l'empire des cieux à une infinité de globes lumineux qui le partagent avec la lumiere inconstante de la lune. Quelle est la nature de tous ces corps brillans? quelle est la force qui les fait mouvoir dans un ordre si merveilleux & si beau? Homme foible & ignorant! regarde le grain de poussiere que tu foules sous tes pieds, dis-moi ce qu'il est! Tu n'y vois que des couleurs qui varient au gré de la lumiere qui le couvre, & des objets qui l'environnent; tu n'y apperçois que des formes dont le toucher & la vue réunis peuvent à peine te donner une idée distincte. Mais de la lumiere & des formes ne sont pas de la matiere. Tu la divises en vain en mille & mille parties; elle ne t'offre toujours que des illusions & des apparences. Toujours plus impénétrable à proportion des efforts que tu fais pour la pénétrer, elle se joue de ta curiosité, & lorsque tu crois la saisir, elle disparoît à tes yeux. Cherche après cela à connoître les ressorts de l'univers.

Il est des hommes qui ont consacré leur vie à la recherche de la vérité. Je parcours avec avidité les monumens immenses qui nous ont transmis leurs prétendues découvertes. Je vois des erreurs accréditées pendant de longues suites de siecles, asservir la terre sous leur empire tyrannique: accablées enfin sous leur propre poids, elles s'écroulent d'elles-mêmes, & font place à d'autres erreurs qui doivent éprouver un jour le même sort. Les siecles instruits du naufrage des siecles qui les ont précédés, voguent avec confiance sur une mer couverte encore de leurs tristes débris, & viennent, par des routes différentes, se briser contre les mêmes écueils, sans que les siecles suivans apprennent à profiter de leur malheur.

Je vois l'air, l'eau, la terre, le feu produire tour-à-tour l'univers; puis trop foibles chacun en particulier, ils se réunissent pour former la source infinie des êtres. Ici ce sont les atomes, là ce sont les nombres qui président à la naissance du monde. Tantôt la matiere existe de toute éternité; tantôt elle est produite par un Être immuable qui, après avoir resté pendant une éternité sans la créer, la crée enfin pour quelque temps, dans le dessein de la laisser bientôt retomber dans le néant d'où il l'a tirée. Hier le soleil tournoit autour de notre globe pour y répandre sa lumiere; aujourd'hui c'est notre globe qui tourne autour de cet astre lumineux, jusqu'à ce qu'un autre systême vienne nous donner de nouvelles erreurs.

Quels rôles ridicules l'imagination de l'homme ne fait-elle pas jouer à la Divinité? Il la place dans les astres, dans la terre, dans son semblable, dans les animaux, dans la pierre, dans le bois, & jusques dans les plantes dont il se nourrit. Tantôt je vois des milliers de Dieux se quereller, se battre, s'appaiser & donner à la terre des exemples continuels de folie & d'extravagance. Tantôt un seul Dieu trop foible pour gouverner le monde, charge de ce soin des milliers de ministres qui obéissent à sa voix. Et on se bat pour ces extravagances! & des empires sont détruits, des peuples égorgés, pour défendre ces opinions ridicules!

Je parcours avec avidité l'histoire des hommes. J'y vois le crime loué par la bassesse & la flatterie, la vertu calomniée par la haine & l'envie; j'y vois des empires s'établir par la force & le brigandage, se maintenir par la tyrannie, & disparoître tout-à-coup pour faire place à d'autres empires fondés sur les mêmes principes, & qui doivent éprouver le même sort. Par-tout on érige des monumens à la force; elle se promene en triomphe sur les ruines des empires, & l'innocence enchaînée jette des fleurs sur son passage. Fatigué de ce spectacle toujours renaissant de cruauté & de barbarie, je détourne les yeux pour ne pas voir ces scenes dégoûtantes.

Qu'est-ce donc que cette raison dont l'homme fait tant de bruit? Quels avantages lui donne-t-elle sur les autres animaux? elle lui enseigne à sortir des bornes de la nature, elle présente à son ame mille apparences bizarres qui l'occupent inutilement & lui font négliger les vrais biens qui naissent sous ses pas. Ce qui nous égare peut-il venir de la nature? Non, non, cette tendre mere ne veut que notre bonheur. L'homme sorti de ses mains seroit conduit de sensations en sensations au petit nombre de vérités qui lui sont utiles. Ses besoins, en le tirant du repos, lui apprennent qu'il est né pour le travail; la fatigue, en le conduissant au repos, lui rend cette vérité plus sensible. Ses plaisirs lui font connoître l'existence d'un Dieu. La satisfaction qu'il éprouve en faisant le bien, les remords qui le rongent, lorsqu'il a fait le mal, gravent ses devoirs dans son cœur, & lui en font une heureuse habitude. Telles sont les bornes de la raison naturelle.

Pourquoi les avons-nous passées? Les hommes les respectoient encore lorsque, n'ayant pas encore inventé cette multitude de sons articulés qu'on appelle des langues, ils ne connoissoient que le langage naturel de la physionomie & des gestes; ils en sortirent, dès qu'ils substituerent des sons à des choses. Bientôt on crut désigner ce qu'on ne connoissoit pas; on désigna mal ce qu'on connoissoit; les idées furent affoiblies par leurs symboles; & les mots, en offrant à la raison une multitude de matériaux dont elle forma tant d'édifices fragiles & bizarres, détournerent notre ame des objets réels, en affoiblirent en elle le sentiment, & la transporterent dans la vaste région des chimeres.

Quels devoient être l'expression de la tendresse filiale & paternelle, les transports de l'amitié & de l'amour, lorsque le cœur ne pourvoit parler qu'aux yeux? Ce langage que nous ne connoissons que très-foiblement; étoit alors bien plus sensible, bien plus éloquent, bien plus expressif que ces mots, qui, en divisant la pensée en une infinité de parties, ne la transmettent que successivement & froidement à l'ame.

Je vois des bergers heureux s'occuper paisiblement du soin de leurs troupeaux. La nature sourit à leurs travaux, elle leur prodigue les plaisirs. Un d'entre eux regarde avec attention les astres; il en examine la forme, la distance, les révolutions; il leur donne des noms; il en trace des figures sur le table. Bientôt il leur suppose des influences; flatté de ses découvertes, il s'y livre avec ardeur. Mais son troupeau est négligé, ses brebis languissantes demandent un pasteur qui les conduise dans les pâturages; ses arbres ne sont point taillés, les branches mortes tombent au milieu des branches mourantes qui ne portent plus que quelques fruits dégénérés. Il connoît le ciel, & il ne sait plus profiter des biens de la terre. Il se croit au-dessus de ses semblables, & bientôt il est obligé de solliciter de leur pitié une nourriture qu'il ne peut plus se procurer par son travail.

Bergers heureux! craignez de suivre cet exemple. Le bonheur vaut mieux que la science, & la science ne donne pas le bonheur. Ecoutez plutôt ces sons agréables qui font retentir pour la premiere fois le vallon étonné. C'est Tityre: en suivant son troupeau sur le bord d'un marais, il songeoit aux moyens de rendre sensible la bergere qu'il aime; un roseau se trouve sous ses pas, il le ramasse sans dessein, il le porte par hasard à sa bouche, il en tire un son. Transporté de joie, il examine avec attention, il le compare avec plusieurs autres roseaux; il trouve enfin la cause de sa découverte. Bientôt il joint ensemble plusieurs morceaux de différentes longueurs, & sa bouche aidée de cet instrument mélodieux, imite le chant du rossignol.

Le roi du Printemps frappé de ces accens s'approche de Tytire, il se perche sur le peuplier voisin, il descend de branche en branche jusqu'auprés de son nouveau rival, il passe sa petite tête hors du feuillage pour le mieux écouter; il la tourne pour le mieux voir. Enfin il essaye de le surpasser. Il chante; son gosier s'enfle, ses ailes s'agitent: tantôt ses longs accens remplissent toute l'étendue du vallon, tantôt ses sons cadencés semblent le succéder rapidément dans toutes les cavités du rocher. Il cesse pour écoutes son rival; il recommence pour le surpasser. Enfin épuisé de fatigue, le désespoir lui fait faire un dernier effort. Effort inutile & funeste! les forces lui manquent, il expire, & tombe à travers le feuillage aux pieds de son vainqueur.

Voyez comme les bergers & les bergeres écoutent Tytire; ils se sont assemblés au son de son chalumeau, ils forment un cercle autour de lui. Tantôt leurs yeux sont tendres & languissans, tantôt ils sont vif & gais, selon les accens qu'ils entendent. Tytire s'est rendu maître de leurs ames, il a inventé un nouveau langage pour exprimer le sentiment.

Amarille, la plus jeune des bergeres, la tête appuyée sur l'épaule d'une de ses compagnes, fixe tendrement Tytire. Heureux berger! Amarille étoit insensible à ton ardeur. Tu viens de faire éclorre le sentiment dans son cœur. Tu vas goûter la récompense de ton art, tu vas jouir des délices de l'amour.

Amarille a, comme son amant, la gloire d'avoir inventé un nouvel art. Elle se promenoit un jour dans le verger qui est auprès de sa cabane. Elle apperçoit son pere couché auprès d'un arbre. Il dormoit profondément. La bergere le regarde un moment d'un air attendri; puis des larmes coulent de ses yeux. O mon pere, dit-elle enfin d'une voix entrecoupée de sanglots, comme tu es pâle! comme tes joues sont décharnées! La mort va bientôt me priver de ta présence, je ne pourrai plus baiser ces mains qui m'ont nourries, je n'aurai plus rien qui me retrace ton image. En racontant aux jeunes bergeres les bonnes actions de ta vie, je ne pourrai pas leur donner une idée de ce sourire vénérable qui répandoit la joie autour de toi: je ne pourrai plus leur peindre ta physionomie respectable & touchante. Elle parloit encore, lorsque le vieillard se réveille; il sourit en voyant Amarille. La bergere passe sa main sous son épaule pour l'aider à le lever. O ma fille, dit-il en soupirant, je sens que mes forces m'abandonnent, mon corps penche vers la terre; bientôt je vais lui rendre cette poussiere que j'en ai reçue. Laisse-moi voir encore une fois le coucher du soleil. Laisse-moi remercier l'Auteur de la nature des biens dont il m'a fait jouir. Peut-être qu'il m'éclaire pour la derniere fois, ce soleil bienfaisant. Alors le vieillard resta quelque temps debout, regardant le ciel, dans une espece d'extase. Ses derniers mots avoient redoublé l'attendrissement d'Amarille. Elle considéroit l'ombre du vieillard, qui donnoit sur l'écorce de l'arbre. Ah! disoit-elle en elle-même, si je pouvois du moins conserver cette ombre de mon pere! si je pouvois la fixer sur cette écorce! En même temps, elle prend une pierre blanche & la passe sur toutes les extrémités de l'ombre. Amarille remene le vieillard à sa cabane; mais impatiente de voir l'effet de son invention, elle retourne vers l'arbre; elle y voit l'image de son pere. Transportée de joie, elle appelle ses sœurs, & leur montre son ouvrage. Elles sont frappées d'étonnement & d'admiration. Une d'elles prend la pointe d'une pierre dure & aiguë, & grave dans l'écorce ce contour précieux; puis elles forment des danses autour de l'arbre. Le viellard vient lui-même voir ce nouveau prodige, il jouit des transports de ses enfans. O mes enfans! leur dit-il, en les pressant contre son sein, que le ciel récompense votre piété! qu'il vous rende un jour les plaisirs que vous donnez aujourd'hui à ma vieillesse!

Arts divins, que vous êtes préférables à ces sciences stériles qui ne disent rien au cœur! Vous peignez le sentiment, vous le faites naître, vous l'embellissez, vous l'augmentez; vous versez le doux plaisir sur les devoirs de l'homme. Ah! restez à jamais sur la terre! mais, hélas! ne prêtez jamais vos charmes au vice; c'est la vertu qui vous fit naître.

Quelle foule d'erreurs environne ce globe malheureux! L'homme marche avec assurance au milieu des ténebres, il s'y enfonce de plus en plus. Au lieu de retourner sur ses pas, pour retrouver cette lumiere divine qu'il a laissée bien loin derriere lui; au lieu de chasser de son esprit toutes les idées étrangeres qui étouffent les sentimens de la nature, il cherche à en acquérir de nouvelles, & il réussie pour son malheur.

La vérité est sur la terre, elle est au milieu de nous, mais sa beauté nous est cachée par un amas de vêtemens bizarres dont les siecles l'ont surchargée. Seroit-ce donc un crime de déchirer ces lambeaux qui la défigurent?

Un homme s'écarte de la foule. C'est Socrate: il fixe constamment la Déesse, il s'avance vers elle, il écarte courageusement tout ce qui la cache à les yeux, il la voit telle qu'elle est; plein de respect & d'amour, il l'embrasse avec transport, & meurt pour la défendre.

O Socrate, philosophe divin! ton génie a disparu avec toi de dessus la terre. C'est en vain que tu t'efforças de détruire ces édifices fragiles que la raison orgueilleuse avoit élevés; ils renaissent chaque jour du milieu de leurs ruines: c'est en vain que tu enseignas aux hommes la vanité de leurs sciences; ils ont oublié tes préceptes sacrés; & la morale, cette science sublime, la vraie & unique science qui puisse les rendre heureux, est la seule qu'ils négligent de cultiver.

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