Les nuits champêtres
SIXIEME NUIT.
La Bienfaisance.
Bosquets charmans, solitude aimable & paisible, chers confidens des secrets de mon cœur, de quels plaisirs nouveaux pénétrez-vous mon être! Je sens à votre aspect le doux frémissement d'une volupté délicieuse & inconnue. L'obscurité silencieuse de la nuit, le murmure des eaux, le chant du rossignol, le parfum des fleurs & des plantes; toute la nature me paroît plus intéressante, plus majestueuse, plus ravissante. Ame invisible de l'univers, toi qui dispenses à ton gré les plaisirs sur les foibles mortels, dis-moi par où j'ai mérité ces nouveaux bienfaits! Si mon cœur a fait le bien que tu lui inspiras, aurois-je pu croire que ta bonté ajouteroit encore à la délicieuse récompense qu'il en a déjà reçue?
Quel cœur barbare n'eût pas été attendri? Je me promenois derriere l'enclos de ma cabane, j'entends remuer les plantes qui sont au pied de la haie; j'approche, c'est un enfant qui vient de naître. Ses regards se tournent vers moi, ses petits bras semblent me demander du secours. Innocente créature, quel mal as-tu fait sur la terre, pour être abandonnée de tous les hommes? Je pleure sur tes parens; peut-être ne pouvoient-ils pas subvenir eux-mêmes à tes besoins? Peut-être aurois-tu répandu l'infamie sur les jours de ta malheureuse mere? Hélas! le préjugé l'emporte donc sur la nature!
Quel nouveau jour luit à mon cœur? Je pourrai donc faire du bien à un être sensible? je ne vivrai point isolé dans ma cabane; j'embrasserai une créature semblable à moi, que l'exemple du vice n'aura point encore corrompue; je la verrai se réjouir de mes caresses, y répondre tendrement, & me rendre plaisirs pour plaisirs. Aimable enfant! viens dans ma cabane, suce le lait de cette chevre, elle te tiendra lieu de ta mere barbare. Vois comme elle est sensible elle-même au plaisir de soulager tes besoins; elle t'offre ses mamelles abondantes; elle te leche d'un air doux & compatissant. Hommes cruels, faut-il donc que les animaux vous donnent des exemples de vertu!
Comme la bienfaisance remplit le cœur d'une joie inexprimable! Est-il donc un plaisir sur la terre comparable à celui que procure une bonne action? Ah! cet enfant dût-il être ingrat, dût-il oublier un jour les soins que j'aurai pris de son enfance, je ne serois encors que trop récompensé. Cœurs durs & insensibles, vous qui méditez en silence le malheur de vos semblables, n'avez-vous donc jamais éprouvé les plaisirs délicieux de la bienfaisance? Votre main n'essuya-t-elle jamais les larmes d'une famille affligée? Ah! si vous les connoissiez ces plaisirs, comment la pensée pénible du mal auroit-elle pu s'introduire dans vos cœurs?
Non, non, vous ne les connûtes jamais. Si les infortunés reçoivent de vous quelques secours; c'est votre vanité qui fait des aumônes, & non votre cœur qui se plaît à répandre des bienfaits. Vous donnez d'une main, & vous humiliez de l'autre le malheureux qui est réduit à solliciter votre dédaigneuse pitié. Ne soyez point surpris après cela d'ignorer les plaisirs des ames vraiment bienfaisantes, & ne vous plaignez plus de ne faire que des ingrats! Votre semblable humilié devant vous, paye assez votre vanité de ce qu'elle seule a fait pour lui.
Mais cette récompense ne vous suffit pas. Vous croyez par votre or acheter des esclaves, en soulageant des malheureux; l'infortuné qui a le malheur de recevoir de vous quelques pieces de monnoie, qu'on appercevoit à peine dans le tas immense destiné à vos plaisirs, & peut-être à vos crimes, perd dès cet instant le droit de penser en homme; il n'est plus à vos yeux qu'un vil esclave obligé de ramper lâchement sous votre orgueil. Vous exigez de lui & la bassesse qui le dégrade, & les vertus que votre dureté doit avoir étouffées dans son cœur.
J'ai connu Dorval: il étoit en place; il étoit bienfaisant; mais il l'étoit sans vanité & sans orgueil. Le malheureux, l'indigent, pouvoient aller le trouver avec confiance; il ne les faisoit jamais rougir de leur état. Les lambeaux même de la misere étoient sacrés pour lui. Le pauvre qui ne connoissoit pas Dorval craignoit d'abord de se présenter; Dorval paroissoit, & le pauvre étoit rassuré, & il sentoit naître la confiance, & il oublioit ses malheurs. Dorval l'écoutoit avec intérêt, il s'affligeoit avec lui, prévenoit des aveux humilians, passoit légérement sur les fautes qui avoient occasionné les malheurs, pour ne s'occuper que des moyens de les réparer. Car il croyoit qu'il faut avoir de l'indulgence pour tous les hommes, & sur-tout pour les malheureux. Bientôt le sourire de l'espérance ou l'attendrissement de la joie éclatoient sur le visage du pauvre, & les larmes couloient des yeux de Dorval. On eût dit, à les voir, que Dorval étoit le malheureux, & l'autre le bienfaiteur. Lorsque le pauvre quittoit Dorval, la satisfaction brilloit dans ses yeux, & la joie remplissoit son cœur. Il avoit senti renaître en lui l'estime de soi-même que le mépris des riches méchans y avroit étouffée; il venoit d'éprouver qu'on le croyoit encore un homme malgré son infortune. En sen allant, il n'étoit occupé que de Dorval; il chérissoit Dorval; il pensoit moins aux secours qui alloient finir ses peines, qu'à la bonté, aux égards qu'on lui avoit témoignés, qu'à l'intérêt qu'on avoit pris à ses malheurs. Il croyoit avoir acquis un ami sensible & respectable, & si sa conscience lui disoit qu'il n'étoit pas digne de ce bonheur, il formoit dès-lors le projet de le devenir. O Dorval, c'est ainsi que tes bienfaits étoient des leçons!
Lorsque Dorval étoit à la campagne, il alloit visiter tous les habitans de sa terre: à l'aisance, à la propreté, à la joie de ces bonnes gens, on voyoit qu'ils étoient heureux; à leur respect pour Dorval, à l'air d'attendrissement & de confiance dont ils lui parloient, on voyoit qu'ils lui devoient une partie de leur bonheur. Il s'informoit avec bonté de leurs travaux, de leurs succès, de leurs plaisirs, de leurs peines. Il écoutoit tout avec intérêt, il répondoit à tout avec bonté. Il caressoit les enfans, causoit familiérement avec les parens. On eût dit un pere qui venoit visiter ses enfans; on eût dit des enfans qui s'entretenoient familiérement avec un pere chéri de tout ce qui pouvoit les intéresser.
C'est avec ces bonnes gens, me disoit un jour Dorval, que je passe les instans les plus délicieux de ma vie. Ils me font oublier les brillantes miseres de la ville, & me dédommagent de la contrainte que j'y éprouve.
Lorsque j'achetai cette terre, je résolus de me faire des amis de tous mes vassaux, & j'ai eu le bonheur d'y réussir. J'ai éprouvé que le mépris que l'on a pour ces bonnes gens, fait souvent germer les vices qu'on leur reproche si impitoyablement. Le plaisir est un besoin pour les gens de la campagne, comme pour nous. Si nous satisfaisons à ce besoin en leur témoignant de l'estime, ils craignent de nous déplaire, & de perdre cette estime qui les flatte. Mais dès qu'ils se sont apperçus que nous les comptons pour rien sur la terre, que nous ne prenons pas la peine de remarquer leurs bonnes qualités & leurs vertus, ils négligent bientôt ces vertus qu'ils croient inutiles, parce que nous paroissons les mépriser, & cherchent dans les vices des plaisirs qui les dédommagent de notre injustice.
Une cabale fit perdre à Dorval sa place & la faveur de son maître, & il vint tranquillement dans sa terre, sans songer à se plaindre; il pleura sur le malheur des Rois qui deviennent si souvent, sans le savoir, les instrumens de la méchanceté; il plaignait les méchans qui le persécutoient, les malheureux qu'il n'étoit plus à portée de soulager, & craignit seulement que ses amis ne fussent enveloppés dans sa disgrace. Dorval n'avoit rien perdu, il avoit seulement changé de situation; c'étoit un soleil qui conservoit tout son éclat, en passant sur un autre hémisphere. Il répandit toujours autour de lui l'abondance, le bonheur & la joie; il fit des heureux & le fut lui-même. Ne pouvant plus travailler au bonheur de sa patrie, il s'occupa de celui des hommes qui l'environnoient. La plupart de ses ennemis détrompés sur ceux qui les avoient fait agir, vinrent mettre leur repentir à ses pieds. Il se vengea en leur faisant tout le bien qui étoit en son pouvoir.
Qu'il est peu d'hommes qui ressemblent à Dorval! L'on se tourmente pour courir avec ardeur après mille faux plaisirs, qui ne produisent que la satiété & le dégoût; & il en coûteroit si peu pour remplir à chaque instant son ame des plus délicieuses jouissances! Le riche cherche le bonheur dans l'étalage pompeux d'une grandeur étrangere: il n'y rencontre que les vaines démonstrations d'un respect simulé; la haine, l'envie du vulgaire, & la pitié du sage. La plus petite partie des richesses dont il achete ces sentimens humilians, consoleroit peut-être vingt familles désolées, feroit renaître l'espérance & la joie dans des cœurs innocens & désespérés, & lui attireroit le respect, l'estime, la reconnoissance, l'adoration de ses semblables, &, ce qui vaut mille fois mieux encore, cette satisfaction intérieure si essentielle au bonheur de l'homme, & que tous les autres plaisirs ne sauroient remplacer.
Toute la nature nous donne des leçons de bienfaisance. Le sommeil, porté sur les ombres de la nuit, étend de toutes parts sa vapeur active & légere. Elle se mêle à l'air qui nous environne, elle flotte sur toute la surface de la terre; elle aime à se mêler au murmure des eaux; aux longs accens du merle & du rossignol, aux jeux folâtres du Zéphyr; elle répand sur tous les objets le charme quelle veut exercer sur nos sens. C'est en vain que nos voudrions lui résister, elle s'empare insensiblement de nos organes & les plonge dans les délices du repos. Le sommeil ne borne pas là ses bienfaits; il appelle les songes enchanteurs, ils accourent à sa voix & portent notre ame dans des régions délicieuses. Le méchant ignore ces bienfaits divins, il ressemble à ces rochers sauvages qui reçoivent les influences du ciel, sans pouvoir en profiter. La douce rosée tombe sur la superficie de la pierre, elle y roule sans y pénétrer, & se précipite sur la fleur qui s'ouvre pour la recevoir. La nuit par ses bienfaits répare les organes fatigués de tous les êtres vivans, & leur donne de nouvelles forces pour goûter les nouveaux bienfaits que va leur procurer le retour de la lumiere.
Mais, ô ciel! quel bruit vient frapper mes oreilles? j'entends les cris de la douleur & du désespoir; des vagues de flammes & de fumée noire s'élancent au-dessus de la forêt, elles se peignent dans le fond des eaux, & y portent l'épouvante. Les ténebres fuient derriere les montagnes, les animaux effrayés les cherchent en vain, & l'oiseau épouvanté tombe en se débattant à travers les branches des arbres & des buissons. Je cours; malheureux laboureurs! vos maisons sont la proie des flammes, elles s'allument, elles brûlent, elles s'écroulent avec fracas; & ce bruit affreux est suivi des cris perçans des malheureux qui ont tout perdu.
Au milieu de cette foule désolée, j'apperçois Alexis, jeune berger de quinze ans; il leve les mains vers le ciel, en poussant de grands cris: Mon pere, ô mon pere, s'écrie-t-il en versant un torrent de larmes, & il veut le précipiter dans les flammes pour sauver son pere. Ménandre le voit & l'entend; il l'arrête; sa maison commence à brûler, il oublie tout, la vie d'un homme vaut mieux que tout ce qu'il possede. Il s'élance an milieu des flammes, il disparoît; la charpente du toit crie & s'écroule, on le croit perdu; il revient couvert de brûlures, portant sur ses épaules le vieillard à demi-mort, il le met aux pieds du jeune Alexis. Celui-ci verse des larmes de joie, il vole de son pere à Ménandre, de Ménandre à son pere, & les presse tour à tour entre ses bras.
O Ménandre, sois orgueilleux des marques que le feu a laissées sur ton visage, elles sont bien plus honorables que tous les titres qui transmettent à la postérité les noms des destructeurs du genre humain!
La fureur des flammes est appaisée, un autre spectacle se présente. Des hommes, des femmes, couverts de lambeaux à demi-brûlés, couchés auprès des débris fumans de leurs maisons! Les vieillards consternés baissent tristement la tête & les yeux, les femmes pressent contre leur sein, & inondent de leurs larmes leurs enfans qui leur demandent en vain de la nourriture. Les jeunes gens levent vers le ciel leurs mains suppliantes. Tous sont privés d'asile & de nourriture.
Familles infortunées, consolez-vous! Dieu voit votre affliction, il ne vous abandonnera pas. Il envoie la bienfaisance, elle descend du ciel, elle entre dans le cœur de vos freres & les enflamme; ils viennent de toutes parts, ils essuient vos larmes, ils vous donnent des vêtemens & de la nourriture; vos maisons renaissent de leurs cendres plus belles & plus commodes qu'elles ne l'étoient auparavant, & il ne reste plus d'autres traces de votre malheur que la reconnoissance qui vous unit à vos bienfaiteurs.
Homme ingrat, ne forme plus contre la Providence des murmures indiscrets. Lorsqu'elle semble t'abandonner dès l'instant de ta naissance, en te laissant nu sur la terre, en proie aux horreurs du besoin & exposé sans défense à la voracité des bêtes féroces, elle fait bien plus pour toi que pour les autres animaux dont elle prévient tous les besoins. Reconnois dans cette conduite sa bonté infinie qui te destine au sublime emploi de secourir ton semblable. Dieu prend soin immédiatement de tous les animaux qui vivent sur la terre, mais il confie à l'homme le soin de l'homme; & il partage avec lui le pouvoir glorieux & le plaisir ineffable de faire du bien à des êtres sensibles.