Les nuits champêtres
LES NUITS
CHAMPÊTRES.
PREMIERE NUIT.
La Campagne.
Je vous quitte enfin, tristes asiles de l'orgueil & de l'esclavage, villes superbes où le vice rampe si souvent sous la vertu humiliée, où l'or tient lieu de tout, où les sentimens précieux de la nature sont étouffés sous le brillant attirail de la folie! Je te revois, Campagne chérie, doux asile du bonheur & de l'innocence! Mon ame, dégagée de ses chaînes, respire l'air délicieux de la liberté; mes idées, mes sentimens s'étendent comme le vaste horizon dont les bornes échappent à ma vue: un charme secret s'empare de tous mes sens; je vais être heureux. Rendu à ma chere cabane, je vais remplir la destination de la nature. Un travail modéré suffit à mes besoins; mon jardin, mon champ & mon troupeau offrent en abondance les vrais biens à ma main laborieuse. A l'abri de vos traits ensanglantés, barbare Calomnie! perfide Médisance! je verrai de loin les victimes innocentes qui tombent sous vos coups; je pleurerai sur ces infortunés & je bénirai le sort qui me soustrait à vos fureurs.
Toutes les fois que le soleil disparoissant de notre horizon, ira répandre ses bienfaits sur un autre hémisphere, je cesserai mon travail, pour venir errer nonchalamment le long des bords de ce ruisseau, ou je me coucherai négligemment auprès de sa source sacrée. Là, le spectacle ravissant de la nature élévera mon ame & charmera mon cœur. J'écarterai les préjugés funestes dont les nuages épais obscurcissent la vérité. Seul avec la nature, j'écouterai sa voix, j'ouvrirai mon ame à ses inspirations divines, j'étudierai les devoirs qu'elle me prescrit, je jouirai de tous les plaisirs qu'elle m'offre. Je déchirerai les enveloppes étrangeres sous lesquelles l'homme se cache à mes yeux, je le verrai tel qu'il est.
Déjà je sens l'influence secrete de la nature, elle semble répandre autour de moi une atmosphere d'innocence & de volupté. Un feu secret s'allume dans mon cœur; il s'augmente, il coule dans toutes mes veines: état délicieux! Tout m'enchante, m'intéresse, me ravit; tout me remplit de l'idée de la liberté & du bonheur. Mes fers ont disparu, la volupté brûle mon cœur, & mes yeux répandent les larmes délicieuses du sentiment.
La nuit répand sur l'Univers un calme profond qui se communique à mon ame; les Zéphyrs m'apportent doucement le baume voluptueux des fleurs; les arbres, en courbant au-dessus de ma tête leurs branches touffues, augmentent l'obscurité de ma retraite; & la lune dont la lumiere tremblotante se joue à travers le feuillage, vient argenter les flots du ruisseau qui fuit à mes côtés. Le bruit des eaux qui se brisent en tombant sur ces rochers escarpés, se mêle au vaste silence de la nature, sans paroître l'interrompre, ou plutôt il semble l'augmenter encore.
Tous les êtres jouissent ici du repos & du bonheur. Mille insectes divers se jouent dans l'herbe humide & fraîche, les poissons folâtrent sans crainte au milieu des eaux; & les oiseaux, sur leurs nids, savourent voluptueusement les plaisirs de l'amour & du repos: récompense délicieuse des travaux que la tendresse paternelle leur a fait essuyer pendant la chaleur du jour.
Innocens animaux, vous goûtez en paix les douceurs de la liberté! la nuit semble vous envelopper de ses ombres bienfaisantes pour vous soustraire à la cruauté de l'homme: profitez de ces doux instans; bientôt le jour va paroître, & votre tyran avec lui.
Aimable rossignol, fais entendre les accens de ta voix; charme les ennuis de ta compagne chérie, occupée à répandre dans son nid la chaleur qui va faire éclorre les doux fruits de vos amours mutuelles; que tes chants fassent retentir tous les échos d'alentour: ils doivent charmer toute la nature, c'est la tendresse qui les inspire! Et vous, sensibles tourterelles, livrez-vous sans réserve aux douceurs de l'amour & de la fidélité; que vos tendres plaintes soient les expressions de vos plaisirs! Entrelacez vos becs amoureux; que le frémissement voluptueux de vos ailes agite doucement le feuillage; mais fuyez dès que l'aurore éclairera vos retraites: l'homme paroîtra; peut-être que sa main cruelle vous ôtera la vie. Il sait vous arracher à vos plaisirs innocens; mais, hélas! il ne sait pas les goûter.
J'entends remuer les branches de la forêt, un animal frappe la terre & s'avance de mon côté, il sort du milieu des broussailles, il paroît au clair de la lune; c'est un cerf qui vient se désaltérer dans l'onde pure du ruisseau. Que la forme de son corps est noble & belle! on diroit que la nature a pris plaisir à répandre sur lui l'élégance & la beauté. Hélas! à quoi servent ces dons? Demain, si-tôt que l'aurore annoncera le retour de la lumiere, une meute de chiens cruels, excités par des hommes plus cruels encore, le forceront à sortir de sa retraite, & le poursuivront jusqu'à ce que ses genoux chancelans tremblent sous le poids de son corps accablé. Barbares! quel mal vous ont fait ces animaux timides, pour prendre plaisir à les tourmenter? Vous êtes des hommes, & vous vous faites un plaisir de la douleur d'un être foible qui fuit devant vous? Le cerf pleure sa défaite & sa mort; le lievre blessé tourne sur vous un regard languissant, qui vous reproche votre cruauté; la perdrix expirante semble implorer votre pitié pour sa couvée fugitive. Mais comment vous laisseriez-vous attendrir par ces animaux innocens? les maux que vous leur faites souffrir ne sont qu'une foible image des tourmens dont vous accablez vos semblables.
Que manquera-t-il à mon bonheur, si cette retraite peut me soustraire à votre cruauté? Monde faux & trompeur, je ne regretterai point les illusions par lesquelles tu éblouis les insensés qui te consacrent leur cœur! je les verrai sans envie jouir des prétendus biens dont tu les combles. J'ai vu tes favoris s'empresser après des bulles brillantes & légeres que l'air promene à son gré, & qui se dissipent à l'instant qu'on croit les saisir; je les ai vus se tourmenter pendant toute leur vie pour des chimeres qui doivent faire leur malheur, & périr enfin sans avoir goûté le repos. J'ai vu dans tes cercles brillans l'or adoré sous mille noms pompeux. J'ai vu le Dieu de la Frivolité dicter insolemment ses arrêts ridicules, & les répandre sur toute la terre. J'ai vu ceux que tu appelles sages se jouer avec les hochets de la folie, & danser au son de ses grelots. L'homme sensible cherche en vain sur cette terre un cœur où il puisse reposer son cœur, il n'en trouve point. Le souffle empoisonné de l'avarice, de la perfidie & du mensonge a flétri toutes les vertus. L'homme de bien est seul sur la terre. Il ressemble à ces plantes transportées dans des climats étrangers, qui se desséchent & penchent leur tige languissante, faute d'avoir une nourriture qui leur convienne.
Le sommeil bienfaisant regne dans la cabane du laboureur & du berger. Il n'est point interrompu par les cris aigus d'une conscience criminelle, ni par les monstres affreux de la haine, de la perfidie, de la vengeance; ni par les vains projets de l'avarice & de l'ambition. L'innocence & la paix regnent avec lui. Le chant des oiseaux va bientôt réveiller ces mortels fortunés. Il me semble les voir regarder avec joie l'aurore naissante. Leurs forces renouvellées circulent avec impétuosité dans leurs membres reposés, & y portent par-tout le besoin du travail. Bientôt ils se répandent dans la campagne, & reprennent en souriant leurs utiles travaux. Peuvent-ils le refuser aux transports de la reconnoissance, lorsqu'ils voient, lorsqu'ils entendent toute la nature célébrer le retour de la lumiere; lorsqu'ils voient le soleil darder sur leurs moissons & sur leurs fruits les rayons bienfaisans dont la chaleur précieuse va travailler en silence à l'œuvre merveilleuse de la maturité, ou faire éclorre les germes féconds que la terre renferme dans son sein?
Soit que le laboureur recueille l'herbe fleurie de ses prés, soit qu'il trace lentement un pénible sillon, ou qu'il coupe les épis courbés pour en former de lourdes gerbes, soit qu'il soulage les branches affaissées de ses arbres fruitiers, soit enfin qu'il remplisse ses celliers de la dépouille vermeille de la vigne; la joie, l'espérance ou le plaisir charment toujours ses travaux.
Dormez tranquillement, heureux habitans de la Campagne, jouissez des plus doux présens des cieux, & n'enviez point le sort du riche dont l'éclat vous éblouit. Pendant que la nature répand sur vos membres fatigués les bienfaits du repos, pendant qu'elle prépare autour de vous les plaisirs qui doivent charmer votre réveil; le crime, au milieu des villes, aiguise ses poignards, prépare ses noirs poisons, & marque ses victimes. Le remords affreux vole de palais en palais, il seme par-tout épouvante & l'effroi. Il tire avec fracas les rideaux pompeux du riche coupable, & fait siffler autour de lui ses horribles serpens. L'un couché sur des coussins qui semblent préparés par les mains de la volupté, pousse au ciel des cris aigus que lui arrache la douleur cruelle. Il souffre des maux que le travail & la frugalité ont écartés de vos chaumieres. Ennemi de la nature, il a voulu lui arracher les plaisirs destinés à ses favoris; il a voulu jouir du bonheur & du repos sans l'avoir mérité par son travail & son innocence: il en est puni; la nature outragée se venge de sa violence & de ses mépris. Un autre, plongé dans le désespoir, est prêt à s'arracher lui-même une vie que les suites honteuses du vice lui ont rendue odieuse. Ici la perfidie & le mensonge trament leurs intrigues secretes; là le jeu, la débauche & les profusions de toute espece renversent des fortunes & plongent les familles dans le désespoir. Je vois ces malheureux lever les mains au ciel, & ramper dans la bassesse & la misere. Qu'ils seroient heureux, si leurs bras étoient accoutumés au travail, si leurs cœurs ne connoissoient d'autres besoins que les vôtres!
Et quels plaisirs pourroient donc être comparés à ceux dont vous jouissez! S'il en étoit quelques-uns, ce seroient ceux de l'homme utile qui, au milieu de ces villes, travaille à diminuer les maux de l'humanité. Mais, hélas! qu'il paye cher le plaisir de faire du bien à ses semblables! le fanatisme lui prépare des persécutions & des fers. Ce monstre affreux se traîne sur les restes des bûchers que sa fureur alluma & que la raison éteignit; ses membres livides fouillent parmi les cendres & les ossemens; il cherche quelque étincelle qui puisse rallumer ces flammes odieuses. Que dis-je? hélas! Campagnes innocentes, vous n'êtes pas à l'abri de ses fureurs. Il poursuit ses déplorables victimes jusques dans le sanctuaire sacré de la nature, & vos ruisseaux ont été teints plus d'une fois du sang qu'il a versé. La mort, la mort même, n'est pas un asile assuré contre sa férocité. Il s'acharne sur des cadavres palpitans, il les emporte en les secouant avec fureur, il craint que la terre ne les dérobe à sa rage; & si la raison tremblante ose leur rendre en secret les derniers devoirs, il se jette sur la fosse en poussant des hurlemens affreux, ronge la terre qui les cache, & la couvre d'écume & de sang.
L'oubli, oubli seul de la nature a causé tous ces maux. Ce n'est pas celui qui consacre tous les instans de sa vie à des travaux utiles qui alluma le premier les flambeaux de la haine, de la superstition & du fanatisme; c'est celui qui; renonçant aux avantages d'une vie laborieuse & innocente, chercha dans la crédulité & dans la foiblesse de ses semblables des ressources contre les besoins qui naissent en foule de l'oisiveté & des vices.
Heureuse innocence, précieuse médiocrité, vous étiez destinées à faire le bonheur de l'homme! il est malheureux dès qu'il vous abandonne, & ce n'est qu'à la Campagne qu'il peut vous retrouver dans toute votre pureté.
Quel bruit frappe mes oreilles? Un char pompeux s'avance, il s'ouvre; c'est un riche que le dégoût de la ville, ou plutôt le dégoût de sa propre existence, conduit à la Campagne. Il vient y chercher le bonheur & le repos, il n'y trouvera ni l'un ni l'autre. Ce n'est qu'à ses amis que la nature accorde ses faveurs; & il apporte avec lui tout l'attirail des vices & des préjugés de la ville. Des hommes ses esclaves guident ses pas chancelans, l'or de ses habits semble le disputer à l'éclat du soleil, il s'avance lentement. Que vois-je? des yeux glacés qui regardent avec froideur les beautés de la nature, une physionomie flétrie où regnent l'orgueil & le mépris insultant. Il voit le soleil se coucher derriere les montagnes & darder ses rayons enflammés à travers un nuage épais, & ce spectacle brillant ne fait aucune impression sur son ame. Les ombres descendent majestueusement du sommet des montagnes, un calme sacré s'étend sur toute la nature, le rossignol remplit le vallon de sa voix touchante, un ruisseau fuit en murmurant entre les fleurs d'une prairie & les arbrisseaux d'un bosquet touffu. Le riche n'a rien vu; il foule dédaigneusement: les fleurs de la prairie, il court s'enfermer dans ces édifices qu'il a décorés du beau nom de maisons de campagne, & s'y plonger dans les vices que l'habitude lui a rendus nécessaires. L'aurore aura déjà déployé le bonheur sur toute la nature, que le riche sera encore enseveli dans la molle dépouille des cygnes; & des barrieres multipliées défendront sa retraite contre les premiers rayons du soleil.
Le laboureur travailloit gaiement, la joie épanouissoit son cœur, comme le soleil du printemps épanouit la rose; le riche paroît, le dédaigne; aussi-tôt son cœur se resserre, il tremble, il bégaye; c'étoit un homme, ce n'est plus qu'un esclave. O toi qui méprises l'homme utile qui cultive la terre, riche orgueilleux, songe que cet homme est ton semblable! Que dis-je, ton semblable? tu serois heureux, si tu méritois d'être le sien, Eh! quels sont donc tes avantages sur lui? que possedes-tu qui puisse justifier ton orgueil & ton mépris? Tes sens usés & engourdis se refusent aux douces impressions du plaisir innocent, ton ame ne reçoit plus que des sensations confuses, sans vivacité & sans délicatesse. Elle ressemble à ces rivieres grossies par des torrens impurs où l'on chercheroit en vain l'image brillante d'un ciel azuré, & le tableau riant d'une contrée paisible. C'est dans le fond d'une eau pure & tranquille que les objets ravissans de la nature se peignent avec un nouvel éclat; c'est dans une ame innocente & pure que ces mêmes objets portent l'ivresse délicieuse du sentiment. Es-tu un de ces hommes courageux qui consacrent leurs jours à la défense de la patrie? es-tu un de ces peres de l'humanité, un de ces souverains qui travaillent sans cesse an bonheur de leurs sujets? peux-tu exiger quelque reconnoissance de celui que tu dédaignes? J'ai de l'or, me réponds-tu: si c'est-là ton seul mérite, si c'est-là tout ce qui inspire de l'orgueil; écoute, prête-toi pour un instant à une supposition fondée sur la vérité, & vois sur quels fragiles fondemens est appuyée ta prétendue grandeur. Ces villes dont tu sors viennent d'être détruites, les hommes tes semblables sont ensevelis sous leurs ruines, tous les liens de la société factice sont rompus, il n'existe plus ni souverain, ni sujet, ni armée; il ne reste plus sur la terre que des laboureurs, des bergers & toi. Que deviens-tu alors? A quoi te servent tes richesses immenses? Tu les donnerois toutes pour un morceau de pain noir que tu ne peux attendre que d'un travail qui est au-dessus de tes forces, ou de la pitié de ce laboureur que tu méprises. Il pourroit te mépriser à son tour cet homme utile & heureux, & à plus juste titre: son mépris seroit fondé sur son propre mérite & ton inutilité.
Mais faut-il que la foudre écrase les villes? faut-il que l'édifice immense de la société s'écroule tout d'un coup pour te convaincre de ton injustice? Non, non, mille accidens peuvent détruire l'illusion de ta prétendue grandeur & te découvrir ton néant. Tu peux perdre en un instant tous ces biens étrangers qui font l'objet de ta vanité; un conquérant peut t'en dépouiller, & t'envoyer avec d'autres hommes peupler des contrées désertes. C'est alors que tu verras les hommes qui ont appris dès leur enfance à être utiles à leurs semblables, tenir le premier rang dans la société naturelle; c'est alors que, ramené à l'état de nature, tu sentiras que tu es le dernier de tous les êtres, parce que tu es le moins utile.
Il est des riches que les préjugés & les passions n'ont pas entiérement endurcis, un triple airain n'a pas encore fermé leur cœur à toutes les impressions des plaisirs innocens, & la nature sourit quelquefois à leurs sens émus. Dès que les neiges coulent en torrent du haut des montagnes, pour faire place à la verdure, dès que la terre offre les appas séduisans des fleurs au Zéphyr qui la renouvelle; ils sentent renaître, dans leur cœur, le germe du bonheur qui leur étoit destiné; ils volent dans nos Campagnes; ils tressaillent à la vue de leurs beautés; & ils croient avoir trouvé le bonheur. Mais ce plaisir qui n'étoit qu'une invitation de la nature, se dissipe bientôt. Ils dédaignent de mettre la main au râteau & à la bêche, ils sont trop foibles pour se courber sur la charrue, & ils ne veulent pas mériter la gaieté vive des moissonneurs qui, après avoir supporté la chaleur du jour, vuident en chantant une cruche de cidre rafraîchissante qu'ils se passent à la ronde, ou se reposent à demi-nus sous le feuillage épais d'un orme bienfaisant. Le dégoût & l'ennui les rappellent bientôt à la ville, ils se replongent dans le tourbillon de leurs faux plaisirs, & méprisent la Campagne dont ils ne savent pas jouir.
Homme vain & superficiel, fuis à jamais de ces lieux fortunés, ils ne sont faits que pour les ames qui en sentent tout le prix; mais du moins ne les méprises pas sans les connoître. Arrête un instant tes regards sur ce champ où croît le blé qui va te nourrir, considere ce côteau où la nature mûrit en silence la liqueur vermeille où tu puiseras l'oubli de tes maux; vois ton semblable courbé sous le poids des années, s'avancer lentement sur cette montagne escarpée, & employer le reste de ses forces à relever les branches de la vigne. Considere un instant ce spectacle; frémis de ton inutilité & de ton ingratitude, & apprends à respecter des lieux sacrés où toi seul es un profane.
Fuyez, idées pénibles de la méchanceté & de l'orgueil, revenez, images charmantes de l'innocence & du bonheur, & faites couler dans mon ame les sentimens les plus doux! j'apperçois de loin la chaumiere de Licidas & de Lucette. Hier ils se sont unis par les doux liens de l'hymenée, ils jouissent à présent des transports délicieux de l'amour. Lucette est fille unique d'un riche fermier, Licidas pauvre orphelin gardoit les troupeaux du pere de Lucette. Licidas aima Lucette. Il avoit vu dix-sept printemps; sa physionomie ouverte annonçoit l'innocence de son cœur, ses joues arrondies ressembloient à deux belles pêches où l'éclat de la rose colore un léger duvet. Deux yeux noirs & pleins de feu exprimoient toute la vivacité du désir, & le rire de la gaieté qui régnoit presque toujours sur son visage, faisoit entr'ouvrir deux levres vermeilles qui laissoient voir des dents plus blanches que l'ivoire. Le pere de Lucette avoit planté des ormeaux le jour de la naissance de sa fille, & leur feuillage s'étoit déjà renouvellé seize fois. C'est sous ces arbres que Licidas & Lucette s'entretenoient souvent ensemble. Ils s'aimoient sans connoître l'amour; ils en goûtoient les douceurs sans en soupçonner les chagrins. Du plus loin qu'ils s'appercevoient, ils se précipitoient dans les bras l'un de autre. On eût dit deux ruisseaux qu'une pente rapide entraîne à réunir leurs ondes. Lucette! disoit un jour Licidas, je voudrois être toujours auprès de toi. Que je suis aise quand je regarde tes grands yeux bleus, ou que je sens ta main blanche me toucher le menton & les joues! Lucette! dis-moi, sens-tu donc aussi du plaisir, quand j'entrelace mes bras dans les tiens, & que je te serre contre ma poitrine? La bergere ne répond rien, elle regarde tendrement Licidas, jette son bras autour de son cou, & cache son visage sur son épaule. Palémon, pere de Lucette, étoit caché derriere les arbres. Il paroît. Lucette interdite se retire en se couvrant le visage de son tablier; Licidas se retire d'un autre côté, la tête baissée, & n'osant se retourner. Palémon leur défend de s'aimer, & pendant deux années entieres, ils n'eurent presque jamais le plaisir d'être seuls ensemble.
Dans le temps de la tonte des troupeaux, un jour que Lucette étoit occupée à laver sur le bord de la riviere la toison des agneaux, une foiblesse subite lui ôte l'usage de ses sens; ses genoux s'affaissent, sa tête se renverse, elle tombe & le courant l'entraîne, ses compagnes jettent un cri; elles la suivent des yeux. Bientôt elles voient un berger qui suit à la nage le corps de Lucette. Il atteint, le saisit, fait des efforts pour regagner le rivage. Efforts inutiles! le courant les entraîne & les précipite dans un abyme. Ils disparoissent, reviennent sur l'eau, ils disparoissent encore. Licidas tient toujours le corps de Lucette. Les parens de la bergere sont sur le bord & levent les mains vers le ciel. Enfin le courage du berger triomphe de la rapidité du fleuve, il arrive chargé de son précieux fardeau, & dépose sur le rivage le corps pâle de son amante. La mere se jette sur le corps de sa fille. Elle l'appelle à grands cris. La bergere n'entend rien. Le pere fait tous ses efforts pour arracher cette mere infortunée à ce spectacle déchirant. Il croit lui-même que sa fille ne verra plus le jour. Licidas prend une des mains froides de la bergere, puis il la laisse aller. Le bras retombe sur la terre, comme un membre sans vie. A cette vue, Licidas reste immobile. Il fixe son amante d'un air farouche, & tout un coup deux ruisseaux de larmes s'échappent de ses yeux. Cependant on emporte Lucette à la ferme. Licidas ne la quitte point, il s'est chargé d'une partie du fardeau. Enfin la bergere ouvre un œil mourant. Licidas est le premier qui sen apperçoit. Lucette! ma chere Lucette! elle vit encore. On s'empresse autour d'elle, on lui donne des secours, elle revient à la vie. Quels momens pour Licidas! Il a sauvé la vie de ce qu'il aime!
Lorsque Lucette fut entiérement rétablie, son pere lui dit un jour: Ma fille, tu commences aujourd'hui ta dix-huitieme année, allons visiter les arbres que je plantai le jour de ta naissance, & remercier le ciel qui n'a pas permis que tu me sois enlevée. Ils arriverent vers les ormeaux; Licidas, par les ordres de Palémon, avoit conduit son troupeau dans le même endroit. Viens, Licidas, lui dit le vieillard, viens recevoir le prix de ta bonne action. Tu as sauvé la vie à Lucette, elle te donne cette prairie que tu vois devant toi. Je la lui donnai le jour de sa naissance. N'est-ce pas, Lucette, dit le vieillard en sonriant à sa fille, tu veux bien y consentir? Les deux amans étoient tremblans, ils s'étoient attendus à une autre récompense. Ma fille vient de te témoigner sa reconnoissance, poursuit le vieillard, mais je ne t'ai pas encore témoigné la mienne. Tu m'as rendu le plus grand service que son puisse rendre à un pere. Sans toi, je mouillerois mon pain de mes larmes, & ma voix tremblante demanderoit ma fille à tous les échos de la contrée; sans toi, j'aurois fini ma vie, sans jouir de ses derniers embrassemens. Prends, mon ami; prends ce que j'ai de plus cher, prends cette fille que tu m'as rendue, je te la donne pour épouse. En disant ces mots, le vieillard mit la main de sa fille dans celle de Licidas, puis il les pressa tous deux contre son sein; en même temps des sanglots s'échapperent de sa poitrine, & des larmes coulerent le long de ses joues. Les amans pleuroient aussi; ils prenoient les mains du vieillard & les couvroient de baisers & de larmes. Ils étoient tous trois heureux. Mais le vieillard l'étoit encore plus que ses enfans. Leur bonheur étoit son ouvrage.