Les nuits champêtres
SEPTIEME NUIT.
L'Amitié.
Où sont-elles ces fleurs qui embaumoient ces berceaux? où sont ces touffes odoriférantes dont le parfum délicieux alloit chercher au loin la troupe folâtre des Zéphyrs & des papillons? Elles ne sont plus. Quelle merveilleuse métamorphose! L'automne s'avance sur des nuages jaunâtres; elle est balancée sur des vapeurs légeres. Elle étend sur les campagnes son sceptre bienfaisant. Les fleurs des arbres ont jonché la terre. Des substances plus solides ont pris leur place, elles grossissent à mesure que la Déesse avance. Enfin elles se couvrent de mille couleurs diverses. Quel spectacle nouveau! Les branches des poiriers se courbent vers la terre & m'offrent les fruits jaunes dont elles sont chargées. La pomme rouge & la prune pourprée se présentent d'elles-mêmes à ma main incertaine; les grappes vermeilles tombent en festons sous le berceau qui forme l'entrée de ma cabane, elles le pressent auprès de ma porte, & semblent se disputer la gloire d'embellir mon champêtre repas.
Comme la nature sourit à l'homme! avec quelle tendresse elle prévoit ses besoins! avec quelle profusion elle y satisfait! Viens, lui dit-elle en le caressant; hâte-toi de cueillir ces fruits délicieux & de les conserver avec soin. Bientôt je serai obligée d'envoyer un sommeil à la terre pour la reposer & la préparer à te donner de nouveaux biens. Bientôt elle ne t'offrira plus que des plantes desséchées, que des arbres dépouillés de fleurs & de fruits. Alors tu jouiras, dans ta cabane, des présens qu'elle t'offre en ce jour.
Hélas! il vient cet hiver farouche qui engourdit toute la nature. Les Aquilons le précedent en mugissant. Il étend son voile sombre sur les campagnes désolées. La terre stérile ne fait plus monter dans les plantes la seve vivifiante; les arbres offrent çà & là des touffes jaunâtres, & la feuille flétrie tombe sur sa tige desséchée. Bosquets charmans, je ne vous verrai donc plus! je n'essuierai plus mon front sous vos ombres bienfaisantes. Vos branches nues, chargées de neiges & de glaçons, se courberont tristement. Et vous, lits délicieux où le duvet de la terre m'offroit les charmes de la volupté, je vous cherchera en vain! Les fiers Aquilons feront fuir les Zéphyrs timides qui animoient votre verdure, & le ruisseau glacé n'osera plus couler dans des lieux dépouillés de fleurs.
Ah! dans ces tristes momens, seul, renfermé dans ma cabane, ma pensée se promenera sur les instans de ma vie qui sont écoulés, & des larmes tomberont de mes yeux. Je serai seul; mon cœur n'aura d'autre confident que mon cœur. Je ne pourrai point serrer entre mes bras un être semblable à moi. Je ne pourrai point verser dans son sein les sentimens de mon ame. Hélas! n'est-il donc aucun homme qui vienne varier les plaisirs de ma retraite? Ne trouverai-je aucun ami?....
Où sont-ils les amis! Tels que des essaims de mouches affamées, ils courent après ces tourbillons de fumée qui s'élevent de la table du riche; tels que des papillons qui doivent se brûler à la lumiere qui les a séduits, ils sautillent au gré des lueurs inconstantes que la fortune & l'ambition agitent devant eux, & s'épuisent dans leur poursuite inutile. Il n'est point d'amis pour celui qui cherche au milieu des bois l'innocence & la paix. Tout le fuit. O vous, innocens animaux! me fuirez-vous aussi? Accourez autour de moi, je ne suis point votre tyran. Brebis innocentes, continuez à me désaltérer par votre lait abondant, laissez-moi prendre sur votre peau surchargée cette laine qui vous incommode, & ne craignez point que vos bienfaits sortent jamais de ma mémoire. Jamais je ne tremperai dans votre sang mes mains ingrates & barbares, jamais la fumée de vos entrailles ne s'élevera du milieu de ma cabane. Jamais je ne dévorerai la chair de l'animal qui m'aura donné pendant toute la vie son lait & sa laine, ou qui aura traîné devant moi la charrue qui sillonne mon champ. Ne craignez rien, vous êtes mes vrais amis; vous me comblez de biens. Écoutez ma voix qui vous appelle, venez avec confiance auprès de moi; prenez hardiment la nourriture que ma main vous présente, ne tremblez point sous les caresses de cette main qui vous nourrit, elle n'est point perfide, comme celle des autres hommes.
Et toi, cher compagnon de ma solitude, fidelle gardien de ma cabane, toi le modele d'un attachement que les hommes corrompus ne connoissent plus; tu charmeras mes ennuis; ta tristesse répondra à ma tristesse, tes transports à mes transports; tu me suivras avec assiduité, tu me garderas avec inquiétude, tu me défendras de toutes tes forces. Tous les rois de la terre t'offriroient en vain leurs trésors, tu ne me quitteras point: ma pauvreté te paroîtra préférable à toutes les richesses de l'Univers. Tu gémiras, lorsque je rendrai les derniers soupirs; tes hurlemens me suivront jusqu'au tombeau, & tu expireras sur ma tombe de douleur & de désespoir.
Regretterois-je encore cette vaine chimere que les hommes appellent amitié? N'ai-je pas été assez longtemps le jouet de ses illusions? Où sont-ils ces instans où mon cœur frémissoit de plaisir au doux nom d'ami? où mes regards attendris offroient ce cœur sensible à mes semblables? où je tremblois de joie, lorsque je crus avoir formé pour la premiere fois les nœuds sacrés de l'amitié. Comme je te pressois contre mon cœur! comme j'étois sincere! Je croyois embrasser mon ami; hélas! j'embrassois un homme, j'embrassois un traître. Ta main perfide me caressoit, & cette même main cherchoit à me déchirer. Malheureux! n'as-tu donc pas senti mes larmes couler dans ton sein? n'as-tu pas senti mon cœur palpiter contre ton cœur? Tu fus assez cruel pour rire de ma sensibilité, assez barbare pour abuser de ma crédulité & de ma jeunesse; tu m'arrachas des biens qui te paroissoient préférables à tout; & lorsque mon cœur eût fait à l'Amitié le sacrifice généreux de tout ce que je possédois, tu me repoussas d'entre tes bras, & je devins l'objet de tes railleries. Ce n'est pas la perte de ces biens qui m'affligea, mais celle de l'illusion qui faisoit mon bonheur. J'étois comme un homme qui, se promenant dans des jardins délicieux, tombe tout-à-coup dans un abyme qui s'ouvre sous ses pas.
Vingt fois mon cœur a voulu se reposer sur un autre cœur, j'ai cherché par-tout une ame sensible à laquelle je pus unir la mienne. Hélas! j'ai couru après des fantômes qui se sont dissipés comme des vagues de fumées, lorsque j'ai voulu les saisir.
L'Amitié est descendue sur la terre avec la Vertu: elle en est disparue avec cette Déesse. Telle que le soleil qui réjouit & échauffe les campagnes, lorsque les nuages ne s'opposent point à l'activité de ses rayons, l'Amitié est le soleil de l'ame: mais elle ne perce point, elle ne dissipe point les nuages des passions criminelles; elle n'échauffe point un cœur qui ne respire pas au milieu de l'air pur de innocence.
Amitié, trompeuse chimere! je ne me fatiguerai plus à te poursuivre vainement. Enfermé dans mon propre cœur, je me ferai un ami de ma conscience. Ami sincere, il osera me reprocher mes défauts. O hommes! je ne jouirai point de votre amitié; mais aussi mon cœur ne sera plus le jouet de vos trahisons cruelles! Je vous aimerai sans exiger de vous aucun retour. Je m'attendrai même à votre haine. Emporté par le fleuve rapide de la vie, je me livrerai tranquillement à son cours, & ne m'amuserai point à poursuivre des objets que ses flots entraînent loin de moi. Le plaisir d'aimer est bien doux, il remplit le cœur d'une ivresse délicieuse; mais celui d'être aimé n'est plus qu'une chimere. Malheur à l'ame innocente & naïve qui se livre toute entiere aux apparences trompeuses de l'amitié! elle se prépare elle-même des tourmens.
Deux amis s'embrassent, ils se reposent délicieusement dans le sein l'un de l'autre, le bonheur les caresse. Tout-à-coup la trompette de Bellone se fait entendre; la gloire, l'ambition, la fortune font briller à leurs yeux l'espoir de leurs faveurs: ils se refroidissent, se détournent, se repoussent; l'amitié s'envole, la haine & l'envie entrent dans leur cœur; ils se disputent des fantômes.
O toi dont les rayons parcourent ce globe habité par les hommes, soleil! combien vois-tu d'amis, depuis l'instant où tu quittes ces campagnes jusqu'à celui où tu reviens les éclairer? Combien vois-tu d'amis sinceres? Quelles perfidies n'as-tu pas éclairées sur un & l'autre hémisphere? Que de mortels se sont dérobés à ta lumiere, pour machiner en secret la perte de l'innocent qui leur avoit livré son cœur? Ce hameau où l'on ne voit que quelques cabanes; t'offre un exemple de l'amitié trahie. Le berger Oronte gémit, lorsque tes premiers rayons viennent éclairer sa cabane, il gémit encore, lorsque tu te caches derriere les montagnes. Il pleure Nicias, Nicias qu'il a tant aimé, Nicias à qui la fortune a fait oublier les douceurs de l'amitié. O vous, ames sensibles, lisez l'histoire de ces bergers qu'Oronte a gravée sur l'écorce du hêtre qui est au bas de la montagne! & pleurez sur le malheur de l'un & de l'autre.
Oronte & Nicias vivoient dans l'amitié la plus intime. Tous deux pauvres, tous deux bergers, ils possédoient chacun un petit troupeau. Leurs troupeaux confondus paissoient dans les mêmes pâturages, leurs chalumeaux à l'unisson faisoient entendre les mêmes airs. Sur la fin du jour, même bercail recevoit le troupeau, même chaumiere recevoit les bergers. Dix fois le printemps avoit renouvellé le feuillage, depuis que l'amitié les avoit unis. Un soir, ils étoient assis sur le penchant d'une colline, après avoir célébré par leurs chants le Dieu de la lumiere; ils s'entretenoient avec confiance. Non, disoit Nicias, quand on m'offriroit tous les troupeaux de la terre, je ne consentirois jamais à quitter mon cher Oronte. Il achevoit ces mots, lorsqu'un vieillard s'avance vers eux. Bergers, leur dit-il, enseignez-moi où je trouverai Tytire, un des plus vieux bergers du canton. C'étoit mon pere, dit Nicias. Il n'est plus; deux années se sont écoulées depuis que j'ai reçu ses derniers soupirs. Vous êtes donc Nicias, continua le vieillard. Eh bien, attendez-vous à apprendre de moi des choses qui vous jetteront dans le plus grand étonnement. Tytire n'étoit point votre pere. Vous êtes d'une naissance plus élevée. Celui qui vous donna le jour possédoit la plus grande partie des terres de cette contrée. Accusé d'avoir trempé dans une conjuration contre le Prince, il fut obligé de fuir, quelque temps après votre naissance. Il vous confia au bon Tytire, en lui ordonnant de vous donner le nom de Nicias: il craignoit que vous ne fussiez enveloppé dans sa disgrace. Il partit; je fus le seul de ses serviteurs qu'il choisit pour l'accompagner. Après vingt ans de malheurs, il étoit parvenu à faire connoître son innocence, & il revenoit dans l'espérance de vous revoir, lorsque la mort l'a surpris & privé du bonheur de vous embrasser & de vous instruire de votre sort. Voici, continua le vieillard, en montrant des papiers, voici la preuve de tout ce que j'avance: demain vous pourrez entrer en possession de tous les biens de votre pere. Pendant ce récit, Nicias étoit resté immobile; enfin il verse un torrent de larmes & cache son visage entre les bras de son ami. Le lendemain il visita ses biens. Oronte l'accompagnoit encore. La nouvelle de cet événement se répandit bientôt: tous les riches de la contrée vinrent féliciter ce berger dont ils ignoroient le nom, & qu'ils auroient méprisé la veille. Nicias fut Monsieur de Floricourt. Bientôt il eut tous les besoins des riches, bientôt il en eut tous les vices, & Oronte fut oublié.
Oronte inconsolable de la perte de son ami, erre tristement dans ces mêmes pâturages où Nicias lui juroit un attachement inviolable; il redemande sans cesse aux échos attendris cet ami dont son cœur a besoin. Son chalumeau ne fait entendre que des sons tristes & languissans. Oronte meurt ainsi de tristesse & de douleur, malheureux d'avoir cru à la chimere de l'amitié.