Les nuits champêtres
DIXIEME NUIT.
La Mort.
Non, non, je ne les écouterai plus, ces pressentimens inquiets qui m'annoncent le malheur; je les rejetterai loin de moi. L'espérance descend du haut des cieux, elle sourit à mon cœur; elle m'apporte la douce consolation. Je verrai sans frémir les maux que le sort me destine; il me poursuivront en vain. Un asile s'ouvre à mes regards, asile impénétrable à la fureur des tyrans; asile aux portes duquel la haine & la vengeance s'arrêtent effrayées, & lâchent en tremblant la proie qui leur échappe.
O Mort, c'est ton temple sacré! J'écarte les nuages affreux dont les hommes l'ont couvert; je déchire le voile effrayant qui m'en déroboit l'entrée. Que vois-je? Une Divinité bienfaisante tend les bras aux mortels effrayés qui l'abordent en tremblant; son trône est environné d'une lumiere éternelle; la Vérité brille à ses côtés. Le doux repos, l'aimable paix y regnent avec elle, ils offrent aux mortels ingrats leurs coupes enchantées. Fatigués de la course pénible de la vie, les hommes y boivent avec avidité; ils ont oublié leurs maux.
Quelle fureur porte l'homme à dénaturer les doux présens du ciel? quelle ingratitude affreuse lui fait trouver des maux dans la fin de tous ses maux? C'est ainsi que sa malheureuse inquiétude a détruit tous les charmes de l'amour, en le chargeant de fers: c'est ainsi qu'il verse le fiel de la crainte dans le cœur de l'innocent, & trouble la joie pure que les bienfaits de l'Être Suprême y avoient fait naître, en armant cet Être plein de bonté du glaive sanglant de la vengeance: c'est ainsi qu'il revêt la Mort d'une forme hideuse. Il la couvre d'un voile sombre, il met entre ses mains une faulx menaçante; elle brille, cette faulx terrible, à la lueur des pâles flambeaux dont elle est environnée. Le spectre hideux s'avance, il moissonne les mortels tremblans; ils tombent sous ses coups, comme l'herbe sous le bras du faucheur.
Hommes insensés! vous-mêmes avez forgé ce monstre qui vous effraie, la Mort n'a point ces caracteres affreux. Elle regne en souriant sur univers; elle vient d'un air attendri essuyer les larmes du malheureux, elle l'arrache à la fureur de l'envie, de la haine, de la vengeance; elle rompt tous ses fers, elle le rend à la nature. La Mort ne porte point une faulx tranchante, elle ne frappe point avec fureur. Présente à la naissance de l'enfant, elle dirige les premiers pas vers la tombe, elle en applanit le chemin; c'est une pente douce & insensible, il y descend imperceptiblement; à mesure qu'il avance, la vieillesse affoiblit ses organes, éteint le feu de ses désirs. Déjà le plaisir s'éloigne de les regards, il fuit; il le voit s'éloigner sans regret; il ne pourroit plus en jouir. Il s'affoiblit, la douleur n'exerce plus sur lui qu'un empire vague & confus; il s'éloigne d'elle en approchant du tombeau; bientôt il ne la sent plus, & la Mort retire doucement de ses levres froides la coupe épuisée de la vie.
Telle que le doux sommeil, la Mort apporte le bonheur aux malheureux humains. Le sommeil frappe de son sceptre magique l'homme accablé du poids de ses peines; aussi-tôt ses organes se refusent aux objets extérieurs; son œil se ferme, son oreille n'entend plus, le monde s'éloigne de sa pensée comme une vapeur légere; son ame délivrée de ses chaînes descend voluptueusement dans le temple sacré du repos. Les songes caressans essuient les traces de ses larmes, ils soufflent les plaisirs dans son cœur, dans son cœur que les noirs soucis rongeoient impitoyablement. Les maux attendent son réveil pour reprendre leur empire: la Mort n'a point de réveil.
La douleur, telle qu'une ennemie cruelle, rugit sans cesse autour de l'homme, quelquefois elle l'attaque avec fureur. Son état seroit affreux, s'il restoit en proie à ses tourmens; mais la Mort vient à son secours, elle l'arrache à sa fureur, elle le couvre de son bouclier impénétrable. Le plomb terrible sort en vain du bronze qui le vomit; il vole, il frappe le soldat intrépide; la douleur croit saisir sa proie, elle ne trouve qu'un cadavre insensible.
Je vois sans frayeur ouvrir la tombe qui doit ensevelir ma dépouille mortelle; je considere tranquillement la fosse où bientôt je ne serai plus que poussiere & ossemens. A cette vue, l'injustice des hommes me paroît moins révoltante, la tyrannie moins odieuse; la colere s'éteint dans mon cœur; je sens expirer sur mes levres l'expression du reproche & de la vengeance. Je m'écrie: O hommes, que m'importe votre méchanceté! elle passe comme l'ombre. Pourquoi vous poursuivrois-je? pourquoi voudrois-je me venger de vos injustices? Foibles comme moi, nous tomberions tous deux en poussiere au moment où ma haine voudroit vous frapper. Lorsque ma cendre restera froidement sous cette tombe, qu'aurai-je gagné à faire le mal? Lorsque la cendre de mon ennemi sera mêlée à la mienne, que seront nos disputes & nos haines? le choc ridicule de deux êtres orgueilleux qui tomboient en poussiere; le bourdonnement momentané de deux insectes éphémeres qui ont existé quelques instans dans les convulsions de la haine.
Qu'est-ce que ce cadavre, reste inanimé d'un être malheureux? Il est entouré d'hommes, de femmes, & d'enfans qui l'arrosent de leurs larmes. Insensés! votre ami, votre époux; votre pere, souffroit, il n'y a qu'un instant, & vous ne versiez point de larmes: maintenant il ne souffre plus, & vous pleurez! Ah! cessez de plaindre son sort; la guerre, la famine, la peste & les autres fléaux ravageront en vain les campagnes désolées, il ne craindra point leurs fureurs; il ne connoît plus de maux sur la terre. Les peines vous accablent, les chagrins vous dévorent, & vous pleurez sur ce cadavre insensible! Hélas! ce n'est pas sur les morts, c'est sur les vivans qu'il faut pleurer.
Réjouissez-vous, il est délivré du fardeau de la vie. Ne le couvrez point d'un drap sombre parsemé de figures affreuses; n'allumez point autour de lui des flambeaux lugubres dont la pâle lumiere se mêlant à l'horreur des ténebres, porte l'effroi dans l'ame; ne l'accompagnez point au tombeau en longs habits de deuil, regardant la terre d'un air triste & accablé: mettez plutôt sur sa tête une couronne de fleurs; qu'une joie douce brille sur vos visages, elle honorera son triomphe; descendez-le dans le tombeau, en chantant les louanges de la Mort.
Qu'ai-je dit? la Mort n'est point terrible? l'homme ne doit point trembler à son aspect? elle lui apporte le bonheur? Non, non; elle est affreuse pour le méchant. Elle ouvre à ses yeux les portes de l'éternité. Sa conscience le trouble, l'épouvante; il tremble en descendant dans ce gouffre immense, il porte avec effroi ses regards dans l'avenir ténébreux, des cris lugubres & plaintifs sortent en longs sifflemens du milieu des ténebres; ce sont les cris des malheureux qu'il a sacrifiés à ses passions injustes; ils l'appellent du fond de l'abyme, ils demandent vengeance.
O vous qui regardez avec dédain les mortels que le sort vous a soumis, vous qui croyez tenir de votre naissance le droit barbare de faire gémir vos semblables sous le joug de oppression, vous qui vous jouez de la vie & du bonheur des hommes, tremblez! les malheureux vont être vengés. La voyez-vous approcher, cette Mort affreuse? elle n'est terrible que pour vous. Elle s'avance; ses regards sont menaçans; la Vérité, la Vérité vengeresse la précede; elle porte dans une de ses mains un faisceau de serpens, elle agite de l'autre un flambeau lugubre; sa pâle lumiere a déjà porté l'effroi dans les voûtes de vos retraites, elle frappe à la porte de vos palais; le Mensonge effrayé à la vue de son ennemie, lui en livre l'entrée. La Mort vous fixe, elle leve son bras terrible...... Vous frémissez, vous des Héros, vous les Maîtres du monde! vous des Dieux! vous qui n'aviez d'autre raison que l'orgueil de votre volonté! Où est votre puissance? c'étoit un songe, le réveil est affreux. Qu'avez-vous gagné à être méchans?
L'éternité! quel mot terrible! ô Mort, où conduis-tu mes pas? M'arraches-tu à des maux cruels pour me livrer à des maux plus cruels encore? Sentirai-je encore mon existence, lorsque mes organes glacés seront sans mouvement & sans vie? quel monde nouveau va s'offrir à mon ame?... O nature, j'ai vécu selon tes saintes loix; je me jette avec confiance dans ton sein maternel, tu prendras soin de mon bonheur.
Non, elle ne périra point, cette ame où je me suis formé un rampart contre la tyrannie & l'injustice, ce moi où le sentiment délicieux de l'existence s'est fait sentir avec tant de charmes, ce moi est un bien dans la nature, c'est un être de plus; l'Être Suprême ne le fera point rentrer dans le néant. Il est plus à ses yeux que le grain de sable dont il ne permet pas la destruction. Quoi! tous les hommes réunis ne pourront anéantir le moindre grain de poussiere que l'air agite à son gré, & le caprice d'un seul homme pourroit plonger dans le néant ce principe divin, qui remplit de joie le cœur d'un être sensible! Non, non; ma pensée s'élance au-delà des portes du trépas. Un feu divin brûle mon cœur. Je parcours avec ardeur l'espace immense; j'y découvre des milliers de mondes où ces principes éternels, unis à de nouveaux organes, éprouvent de nouveaux plaisirs, se perfectionnent successivement par l'expérience du bien & du mal, & parviennent enfin à être réunis à la source pure de tous les êtres dont ils étoient tirés. Telles sont ces eaux que le soleil attire de la vaste étendue des mers. Elles se dispersent sur la terre sous mille formes différentes; elles tombent dans les abymes, elles se précipitent dans les cavités; elles en ressortent ensuite pour errer dans mille canaux divers. Tantôt elles coulent paisiblement au milieu de la verdure & des fleurs, tantôt elles ne reçoivent dans leur sein que l'image aride d'une chaîne de rochers escarpés & sauvages; souvent elles sont troublées par des vents orageux, quelquefois elles offrent une surface riante aux jeux folâtres des Zéphyrs: & cette vicissitude continuelle, les conduit enfin dans le sein de cette mer immense dont elles étoient sorties.
Telle est la loi générale de la nature; tout change d'état & de forme, rien ne peut être anéanti. La chenille rampe un instant sur la feuille de arbre qui la nourrit, elle paroît devoir périr dans le tombeau qu'elle s'est formé; mais bientôt, rompant ses enveloppes, elle sort triomphante; &, citoyenne d'un nouvel élément, fait briller à nos yeux le vif éclat de sa parure.
Hommes barbares, cette espérance me donne des forces contre votre tyrannie! elle enivre mon cœur. Je ne sens plus le poids des fers dont vous me chargez. Accablez-moi de maux, vous avancez le moment de mon bonheur, le moment où, délivré de votre présence odieuse, je volerai dans des contrées plus pures où les cœurs droits jouiront du bonheur. Dieu ne vous a point fait l'instrument de ses vengeances: ce n'est pas pour tourmenter ses créatures qu'il a mis entre vos mains le glaive meurtrier, c'est pour les protéger & les défendre; ou plutôt il n'a point mis de glaive entre vos mains, c'est votre cruauté qui a aiguisé le fer. Votre haine poursuit en vain les hommes, la nature se joue de vos efforts. Au milieu des tourmens que vous préparez aux victimes de votre cruauté, elle les caresse dans son sein maternel, elle leur ôte l'usage de leurs sens. C'est la matiere insensible que vous déchirez, c'est la matiere qui palpite sous le fer de vos bourreaux; l'homme n'a plus le sentiment de la douleur; & bientôt il aura celui des biens que vous lui procurez, en lui donnant la mort.
FIN.