Les nuits champêtres
HUITIEME NUIT.
L'Amour.
Fuyez, Aquilons fougueux qui désolez la terre, le bruit de vos combats effrayoit l'animal innocent! Aimable & doux Zéphyr, viens ranimer par ta présence nos campagnes désolées! ramene avec toi l'air paisible de la volupté. La violette timide dégage de dessous la neige son bouton naissant; elle brigue l'honneur de tes premiers baisers. Le ruisseau enchaîné sur ses bords arides pendant les rigueurs de l'hiver, coule maintenant en liberté; il offre à ton léger badinage la mollesse flexible de ses flots argentés. Les Nymphes réveillées par son doux murmure, étendent sur son passage des tapis de gazon où Flore verse d'une main légere la riche parure du printemps. On n'entend plus les vents siffler à travers les branches nues des arbres, & les pousser avec fracas les unes contre les autres; mille dômes de verdure s'élevent au-dessus de la forêt; leurs touffes mobiles varient à chaque instant par le jeu folâtre des feuilles qui semblent se réjouir de leur nouvelle existence. J'entends le torrent descendre du haut de la montagne. Il se précipite en écumant. Les neiges effrayées se sont enfuies dans le ravin; elles abandonnent, en mugissant, la prairie couverte de fleurs, elles cedent aux doux plaisirs le vaste empire des campagnes.
Le Printemps couronné de fleurs descend de la voûte azurée. Les plaisirs le suivent en foule. L'Amour est au milieu d'eux: il paroît d'un air vainqueur sur un char traîné par des colombes; il agite, en souriant, son flambeau. Aussi-tôt une vapeur légere descend sur la surface de la terre, elle en pénetre l'intérieur. Tous les animaux éprouvent sa puissance. Une douce langueur appesantit tous les yeux, le feu du désir circule dans toutes les veines, la volupté remplit tous les cœurs; l'Amour commande à tout ce qui respire.
Les oiseaux cherchent avec ardeur une douce compagne, ils la disputent à leurs rivaux. Mille combats divers doivent décider de leur bonheur. Tantôt ils font briller à ses yeux leur parure éclatante; tantôt ils cherchent à la charmer par la variété, la douceur & l'éclat de leurs ramages; quelquefois ils chantent seuls, les uns après les autres, ou ils se répondent en couplets alternatifs, ou bien ils mêlent ensemble leurs voix confuses & animées, jusqu'à ce que l'Amour, terminant leurs débats, accorde le prix au vainqueur.
O vous que les Graces ont ornée de leurs doux présens, jeune bergere; voyez ces bosquets où les fleurs du chevrefeuille & du lilas se balancent mollement au milieu de ces touffes de verdure! Voyez comme les rayons de la lune percent à travers les feuilles légeres! Ils se mêlent aux ombres de la nuit, ils leur communiquent une douce lueur, ils en reçoivent une teinte obscure: ce n'est ni la lumiere ni les ténebres, c'est un mélange délicieux de tout ce quelles ont de plus flatteur & de plus séduisant. C'est ici que l'Amour vous prépare mille plaisirs, il répand dans ces bosquets le charme de la volupté. Je vois paroître le berger que votre cœur désire: il vous regarde, vous baissez les yeux: il imprime un baiser sur vos levres de roses, une rougeur subite couvre vos joues; elle annonce les combats de la pudeur & du désir. Vous voulez fuir, mais c'est vers le bosquet. Un charme secret vous y entraîne. Votre amant prend une de vos mains, vous la laissez en son pouvoir; il écarte les branches, il vous attire; la volupté vous entraîne, vous détournez la tête, vous disparoissez, & l'Amour referme sur vous les branches touffues.
Momens délicieux! l'Amour vous comble de ses faveurs, il vous enivre de les plaisirs. Le bosquet est un temple sacré où la nature met le comble à ses bienfaits.
Mais l'homme dénature aussi ce bienfait précieux. L'Amour, qui répand les délices sur tous les animaux, fait le tourment de sa vie. Bientôt cet être charmant qui vient de lui faire goûter les plus doux plaisirs, ne sera plus à ses yeux qu'un vil esclave; il le traitera avec orgueil: il exigera avec arrogance les mêmes faveurs qu'il demandoit auparavant avec bassesse; & la jalousie, cette fille affreuse de l'orgueil, déchirera son cœur.
L'amour n'est qu'un besoin à la satisfaction duquel la nature attache la plus délicieuse de toutes les sensations; tout ce que l'homme ajoute à cette idée simple n'est qu'une erreur qui le tourmente. Ce n'est pas l'amour qui fait son malheur, ce sont les chimeres que son imagination déréglée recherche dans ses plaisirs. A quelles extravagances n'a-t-il pas asservi cette passion délicieuse? Ici c'est une honte de goûter les prémices d'une beauté naissante, on les abandonne aux plus vils des hommes; là elles sont recherchées avec fureur; ailleurs on les consacre à des idoles ou à leurs prêtres. Il est des pays où le mépris est le partage de la beauté sans amans. Chaque jouissance est une victoire pour une belle, & le grand nombre de ses victoires lui donne droit aux plus illustres conquêtes. Il en est d'autres où ces mêmes jouissances sont des foiblesses, des crimes; où elles livrent au mépris, à l'ignominie, à la mort les malheureux objets qu'elles ont séduits. Je vois des peuples où les hommes offrent eux-mêmes les faveurs de la compagne qu'ils se sont choisie; on les honore en les acceptant; on les désespere, quand on les refuse. Chez d'autres, un seul regard d'une femme sur un homme, empoisonne à jamais les jours de son malheureux époux; une seule foiblesse est vengée par le fer ou le poison.
Insensés, vous courez après des chimeres, vous vous tourmentez pour des chimeres, vous fondez votre bonheur sur des chimeres. L'amour ne connoît qu'une loi, c'est celle du plaisir. Voyez les animaux; ils ne suivent que la nature, & l'amour les rend heureux. Leurs plaisirs ne produisent point des chaînes: libres avant comme après la jouissance, le besoin seul les rassemble, le plaisir les unit, l'éducation de leurs petits les retient: ils se quittent ensuite jusqu'au temps où de nouveaux besoins les forcent à se réunir encore.
Que dis-je? des loix barbares ont mis des bornes à la nature. Elles flattent les préjugés de l'homme, ou plutôt ses préjugés même sont devenus des loix. La jalousie éleve des prisons: une foule de jeunes filles y sont conduites comme de vils troupeaux; malheureuses d'avoir reçu du ciel le don précieux de la beauté, elles gémissent sous un esclavage honteux! on les traîne aux pieds d'un tyran dédaigneux qui croît commander le plaisir, quand il n'inspire que la frayeur. Ailleurs on laisse aux femmes les apparences de la liberté, mais pour les livrer en effet à un esclavage peut-être plus cruel encore. Deux jeunes amans, à peine sortis de l'enfance, séduits par l'attrait du plaisir, s'unissent sans se connoître; aussi-tôt les loix les enchaînent, la mort seule peut les séparer. En vain la nature se révolte contre cet esclavage, en vain la vertu frémit d'être unie au vice, la douceur à la férocité, l'honneur à l'infamie; il n'est point de remede, & l'imprudence d'un instant produit, dès l'âge le plus tendre, le malheur de la vie entiere.
Mais quel désordre plus affreux encore! Des hommes osent condamner le penchant délicieux de l'amour. C'est une vertu de se révolter contre l'ordre de la nature, d'étouffer dans son sein les germes de la fécondité. Fuyez, nous crient-ils sans cesse, fuyez les attraits de l'amour. C'est la nature corrompue qui tend à peupler l'univers. Les sexes sont deux ennemis perfides qui doivent frémir à la vue l'un de l'autre. Qu'ils se séparent à jamais, qu'ils se retirent dans des cavernes obscures! & les anges se réjouiront de leur pureté, & la terre dépeuplée offrira un spectacle agréable aux yeux de l'Eternel.
Systême affreux qui dépeuple la terre! Des cloîtres s'élevent de toutes parts, gouffres immenses où les générations s'engloutissent. Effrayés des devoirs sacrés de la société, une foule de jeunes gens des deux sexes volent dans ces retraites criminelles. Malheureux! les devoirs que vous vous imposez, sont impossibles à remplir, nul être ne peut résister à la nature. Elle se vengera, cette nature outragée. Elle va faire descendre sur vous la malédiction du ciel. Le doux germe de la tendresse est desséché dans vos cœurs. Vos yeux sont creusés par les chagrins & les ennuis. Vous errez tristement dans vos prisons, vous y traînez, en gémissant, les chaînes qui vous accablent. Que vois-je? la haine s'empare de vos cœurs, vous saisissez ces chaînes odieuses, vous vous en frappez les uns les autres; leur bruit affreux roule le long des voûtes obscures de vos tombeaux; il se mêle aux hurlemens que vous arrache le désespoir. Votre rage n'est pas encore assouvie, elle emprunte le voile de la justice, elle juge elle-même ses propres victimes. Elle dit, & les murs s'ouvrent, ils offrent une prison étroite. On y traîne le malheureux: il réclame en vain les droits de l'humanité; des tigres seroient attendris, des moines sont insensibles. On est sourd à ses cris; le mur se referme; est livré aux horreurs de la faim, de la rage & du désespoir.
Ce n'est pas assez de vous déchirer les uns les autres; votre fureur s'étend sur tout le genre humain; vous le haïssez, vous méditez sa perte, & les cloîtres sont l'enfer qui vomit les crimes sur la terre.
Quels monstres destructeurs sortent de cet enfer horrible? La superstition cruelle foulant à ses pieds la raison expirante; le fanatisme odieux secouant d'un air de triomphe le fer & le poison dont il menace les Rois; l'Inquisition barbare armée de torches & de poisons; les Croisades sanguinaires traînant après elles la cruauté, l'injustice & la mort, la pédérastie infame, le régicide affreux......... O Henri, ô le meilleur des Rois, toi dont un François ne peut prononcer le nom sans verser des larmes! c'est dans un cloître qu'on aiguisa le fer qui perça ton sein paternel! c'est dans les cloîtres qu'on médite encore la mort de tous ceux qui te ressemblent. Il ne fut jamais sensible aux caresses d'une tendre épouse, il ne pressa jamais des enfans contre son cœur paternel, celui qui te donna sa mort; les doux sentimens de la nature furent des crimes à les yeux, il n'eut que les vertus affreuses des cloîtres.
Mais vous que la nature avoit destinées à faire le bonheur d'un époux, à goûter les délices de la tendresse maternelle, où courez-vous? Pourquoi descendre toutes vivantes dans vos tombeaux? C'est à l'amour que vous devez l'être; il vous donna une mere: c'est un devoir pour vous de le devenir. Rendez à la nature ce que vous avez reçu d'elle. Cédez au doux penchant qu'elle vous inspire, la résistance est un crime. Si le ciel mit la douceur dans vos yeux, s'il répandit les graces sur votre physionomie, s'il fit couler de votre bouche la douce persuasion, c'est pour adoucir la férocité de l'homme, c'est pour le ramener à la raison, lorsque ses passions l'en écartent, c'est pour son bonheur & pour le vôtre. Est-il un spectacle plus touchant qu'une tendre mere entourée d'une famille vertueuse dont elle fait le bonheur? Ses enfans heureux s'empressent autour d'elle. Les uns passent leurs bras innocens autour de son cou, en lui souriant amoureusement; d'autres embrassent ses genoux ou impriment mille baisers sur ses mains qu'ils tiennent de toutes leurs forces. Pénétrée, attendrie, elle oublie toutes ses peines, elle en est trop récompensée, elle répond en souriant à leurs caresses innocentes, son cœur nage dans la volupté la plus pure.
Entrez maintenant dans ces prisons affreuses où la superstition entraîne les victimes; voyez une troupe de jeunes filles que les Graces avoient destinées à l'Amour. La pâleur couvre leur front: elles s'avancent lentement au milieu de la nuit à la sombre lueur dune lampe lugubre: on voit encore sur leurs joues livides & décharnées les traces des larmes qu'elles ont versées dans les ténebres. Tristes esclaves, elles suivent un tyran de leur sexe dont le cœur flétri n'a jamais connu l'indulgence & la pitié: elles rampent sous ses loix affreuses. Plein de rage & de désespoir, il se venge sur ses semblables des maux qu'il éprouve lui-même. Ses paroles ne respirent que l'aigreur, le fiel & la vengeance; les fautes les plus légeres sont des crimes à ses yeux: il prononce les jugemens bizarres, la raison effrayée n'ose élever sa voix, & l'innocence expie des crimes imaginaires.
Du moins si la douce amitié versoit quelque consolation dans ces cœurs malheureux! mais non, il ne leur reste que l'orgueil, la haine & la férocité. C'est dans ces retraites odieuses que la noire discorde a fixé son empire; sans cesse elle y fait siffler ses horribles serpens; elle verse ses poisons dans tous les cœurs; rien n'échappe à sa rage. Victimes malheureuses de votre imprudence ou de la cruauté de vos parens, vous levez en vain vers le ciel vos yeux mouillés de larmes! C'est en vain que vous secouez avec rage les fers odieux dont vos mains sont chargées! jamais, jamais vous ne respirerez l'air délicieux de la liberté & du bonheur; non jamais. Tel que l'Achéron terrible, les cloîtres ne lâchent point leur proie. La mort seule peut vous rendre à la nature. Et cette mort, quelle est affreuse! sans secours, sans parens, sans amis, abandonnée sur un misérable grabat, je vois une de ces infortunées rendre les derniers soupirs. Ses compagnes rangées autour d'elle adressent froidement au ciel de vaines prieres; elles présentent à son ame effrayée l'appareil lugubre de la mort; leurs soins cruels hâtent ses derniers momens, elle expire: nul ami, nul frere, nul époux, nul fils n'a reçu ses derniers soupirs, n'a soutenu sa tête défaillante, n'a cherché ses derniers embrassemens; nulle larme n'a mouillé ses mains pâles & glacées: sa mort est une fête pour les compagnes, elles partagent en souriant ses viles dépouilles.