Les nuits champêtres
CINQUIEME NUIT.
La Société.
Ces eaux peuvent étancher la soif de l'homme; cette terre fournit avec profusion de quoi satisfaire à ses vrais besoins; les forêts peuvent lui servir de retraite & d'abri. O homme! pourquoi ne te contentes-tu pas de ces biens? pourquoi chercher dans les villes l'esclavage & la douleur? tu trouverois ici là liberté, l'innocence & le plaisir. Dépouille cet orgueil qui te dégrade; renonce à ces propriétés injurieuses à tes freres; éloigne ces vains titres, ces distinctions odieuses qui outragent la nature; viens dans ces lieux charmans, le bonheur t'y attend. Viens, nous unirons nos forces & nos facultés pour nous soulager & nous défendre; nous vivrons ensemble; nous nous consolerons; nous nous aimerons; nous serons heureux.
Mais, hélas! l'homme n'est plus qu'un animal foible & dégénéré; ses pieds délicats, enveloppés dans des tissus précieux, & serrés dans des entraves élégantes, sont trop foibles pour marcher sur les tiges des fleurs; sa tête n'offre plus qu'un obstacle impuissant aux rayons brûlans du soleil. Les saisons destinées à fortifier son tempérament le détruisent; le moindre travail le fatigue, l'excede, l'accable; & la chair & le sang des animaux suffisent à peine pour lui donner la force & le courage d'exister. Hélas! c'est en vain que je t'appelle; ton oreille est sourde à mes cris, le bruit de tes passions les étouffe, avant qu'ils y soient parvenus. Occupé à t'élever au-dessus de tes freres, tu cherches ton bonheur dans des places qui te privent des douceurs que tu pourrois en attendre. Tu amasses de l'or que la mort t'arrache, tu cherches des plaisirs qui te fuient; tu les trouverois, si tu apprenois à les donner aux autres.
Par-tout l'homme est occupé à rompre les liens qui l'attachent à ses semblables, pour augmenter, à leurs dépens, ses prétendues jouissances. Un égoïsme barbare le concentre en lui-même, comme dans une caverne inaccessible; semblable à la bête féroce, il n'en sort que pour chercher sa proie; plus cruel que la bête féroce, la proie est son semblable; & la société, ce lien sacré qui devroit faire le bonheur de l'homme, n'est plus qu'un prétexte pour l'accabler & lui donner des fers.
Temps heureux de l'innocence & de la paix, âge d'or, ne serois-tu qu'une gracieuse chimere, fille de l'imagination riante des poëtes? Les vertus dont le méchant même sent quelquefois les étincelles au fond de son cœur, les vertus n'auroient-elles jamais fait le bonheur de l'homme! Oh! puisque les vices ne peuvent détruire entiérement ces germes précieux, ils sont sans doute l'ouvrage de la nature; les crimes, les préjugés & les vices qui s'opposent à leur développement, sont ouvrage de l'homme pervers.
Oui, oui, ils ont existé, ces temps fortunés où l'homme ne connoissant que les penchans naturels à son cœur, ne s'occupoit que du bonheur de ses semblables; où le sourire gracieux de l'innocence & de la bonté, animoit tous ses traits; où le commerce mutuel de bienfaits & de reconnoissance, formoit les premiers & uniques liens de la société; où le plus fort ne se croyoit le plus heureux, que parce que ses mains infatigables pouvoient fournir à la subsistance d'un plus grand nombre d'enfans & de vieillards; où les peines de la vie n'étoient que l'assaisonnement du plaisir, la mort que le passage tranquille d'une ame innocente dans le sein de la Divinité.
O homme! tu jouissois alors de tous les biens de la nature, & tu ne songeois pas à former d'autres désirs. Les arbres des forêts & le lait de tes troupeaux te fournissoient une nourriture abondante, saine & délicieuse; ton goût n'avoit point encore été dépravé par des alimens corrompus par une préparation pernicieuse. Ton ame, telle qu'une eau tranquille & pure qui cede doucement aux impressions légeres des Zéphyrs, ton ame n'éprouvoit que les douces agitations du sentiment, que les émotions délicieuses de la nature innocente. Tu ignorois les combats cruels de ces passions orageuses dont le choc violent déchire nos cœurs. L'envie n'avoit jamais terni le vif éclat de tes yeux, ni fait disparoître la sérénité de ton front & le sourire de ta bouche. La haine, la jalousie, la vengeance n'avoient point encore agité dans ton cœur leurs noirs flambeaux; tu ne connoissois que des vertus; tu n'éprouvois que des plaisirs. Pénétré de l'idée sublime d'un Dieu, convaincu de sa bonté infinie, toutes tes actions étoient les expressions naïves de ton amour & de ta reconnoissance. Pouvois-tu songer à faire du mal à ton semblable, lorsque tu voyois le ciel répandre ses bienfaits sur toute la nature? tes désirs satisfaits aussi-tôt que formés ne te fournissoient point le prétexte barbare de dépouiller tes freres, & tu n'avois pas encore foulé sous tes pieds l'enfant à la mamelle & le vieillard languissant, pour leur arracher des biens dont tu n'aurois pu faire usage. L'amour, ce sentiment délicieux, destiné à faire le bonheur de l'homme & qui lui coûte si souvent des larmes ameres, l'amour ne te faisoit alors éprouver que des plaisirs. L'œil ne savoit point feindre un sentiment qui n'étoit pas dans l'ame; les moindres mouvemens du cœur étoient peints sur la physionomie; le désir naissoit rarement pour un objet qui refusât d'y répondre, ou du moins le respect pour la liberté naturelle le faisoit expirer aussi-tôt. Les préférences toujours inspirées par la sympathie, étoient flatteuses pour ceux qui en étoient les objets, mais l'orgueil ne les avoit pas encore rendues odieuses à ceux qui ne l'étoient pas. Maladies cruelles! filles de l'intempérance & des passions criminelles, vous n'aviez pas encore semé la douleur sur ce globe innocent! Et vous, maux imaginaires! productions monstrueuses des passions déréglées, le cœur de l'homme n'étoit point encore en proie à vos poisons dévorans.
On ne voyoit point alors des prêtres imposteurs, lever au ciel leurs bras mercenaires. On ne voyoit point, comme parmi nous, des hommes pour qui ce seroit un crime d'être époux, d'être pere, enseigner publiquement les devoirs de ces titres sacrés. Chaque objet de la nature annonçoit l'Être suprême à des cœurs reconnoissans, & l'amour de cet Être couloit de ces cœurs heureux, comme les eaux claires d'une source abondante. Seulement, lorsque les saisons bienfaisantes couvroient la terre de fleurs & de fruits, les viellards, au milieu de leurs familles, cueilloient avec joie les prémices de ces dons, & les tenant dans leurs mains levées vers le ciel, ils donnoient à leurs enfans l'exemple de la reconnoissance. Leurs regards attendris offroient à l'Être suprême ces dons qu'ils en avoient reçus, & leurs larmes couloient le long de leurs joues. Alors les jeunes filles cueilloient des fleurs, en formoient des guirlandes; elles attachoient les unes en forme d'écharpe le long de leurs épaules & de leur sein d'albâtre, & laissant flotter gracieusement les autres entre leurs mains; elles formoient des danses légeres, & remercioient, par leur joie naïve, l'Auteur de la nature.
Oh! dans ces jours de félicité, familles fortunées! vous vous rassembliez sans doute autour du vieillard vénérable à qui vous deviez le jour; vous lui faisiez goûter par vos attentions & vos caresses, la douce récompense des soins qu'il avoit pris de votre enfance. Tous les soirs, il se reposoit sur un lit de feuilles nouvelles, préparées par vos mains. Vous entrelaciez au-dessus de sa tête des branches touffues pour le garantir de l'ardeur brûlante du midi: vous le portiez sur la montagne, afin qu'il y pût voir le spectacle brillant du lever ou du coucher du soleil. Là, il vous racontoit comment il vous avoit reçus dans ses bras, lorsque vous sortîtes du sein de votre mere, comment il vous avoit couchés sur un lit de mousse, dans le creux d'un arbre, comment il vous avoit appris à connoître & à aimer le Maître de la nature: il vous répétoit ensuite quelles étoient les sources d'eau les plus salutaires, à quels signes on pouvoit distinguer les plantes venimeuses & les herbes utiles. Pleins de reconnoissance & d'amour, vous baisiez avec transport les mains qui avoient pris soin de votre enfance; le vieillard heureux répondoit à vos caresses, en vous pressant contre son sein; vous versiez tous des larmes de tendresse & d'amour, & il passoit ainsi parmi vous des instans délicieux, jusqu'au moment où il devoit rendre sa poussiere à la terre. Lorsque sa foiblesse annonçoit la fin de sa vie, vous souteniez ses membres défaillans; sa tête se penchoit sur le sein de ses enfans, ses derniers regards se fixoient sur eux, il rendoit doucement le dernier soupir entre vos bras.
Alors vous n'accusiez pas le ciel par votre désespoir & vos larmes; la mort à laquelle un Dieu assujettit tous les êtres, ne vous paroissoit point un mal. Vous portiez avec respect le corps de votre pere, & vous disiez: O notre bon pere, nous allons te creuser un tombeau vers la fontaine où tu puisois l'eau que nous buvions dans notre enfance! Toutes les fois que nous irons puiser de l'eau, nous nous souviendrons de toi, nous te bénirons, & nous dirons: C'est ici la fontaine que notre bon pere nous a montrée dans notre enfance; c'est ici qu'il nous sourioit en nous pressant entre ses bras, ou qu'il nous caressoit sur les genoux de notre mere. O notre bon pere, nous viendrons tous les jours visiter ta tombe, & nous la montrerons à nos petits-enfans, & ta mémoire, ne périra jamais parmi nous!
Que sont-ils devenus ces jours de félicité & de paix? hélas! ils ne sont plus pour nous qu'un vain songe, ils font ensevelis sous l'amas immense des siecles. Les sombres nuages des préjugés & des vices en ont obscurci l'image sacrée dans le cœur des hommes; & s'ils en conservent encore quelque souvenir, c'est pour leur supplice. Ils soupirent sans cesse après cette félicité qui leur étoit destinée, ils la cherchent par-tout; mais, hélas! c'est en vain, ils ressemblent à un infortuné qui, éloigné d'une patrie qui lui est chere, gémit dans une terre étrangere & barbare, sous le joug de la tyrannie & de l'esclavage. Il jette du rivage ses regards attendris sur la mer immense qui le sépare de cette chere patrie; il se rappelle les douceurs qu'il a goûtées dans le sein de sa famille; il se figure la tendresse de son épouse, les caresses naïves de ses enfans; il croit goûter encore tous ces plaisirs. Transporté de joie, il leve les mains vers le ciel; mais bientôt le bruit des fers dont elles sont chargées se fait entendre, l'illusion disparoît, le songe le dissipe, & il ne lui reste que l'esclavage & la douleur.
Quel est celui qui osa le premier rompre les liens sacrés de cette société sainte & fortunée? Idée sublime d'un Dieu, c'est toi qui les formas ces liens! c'est toi qui répandis les délices sur les mortels innocens! ils t'oublierent sans doute, ils te chasserent de leur cœur, avant que le mal ait pu s'y introduire!
Malheur au mortel téméraire qui osa le premier toucher au voile sacré sous lequel la Divinité a voulu le cacher à nos yeux. Son esprit écarté de la route de la nature, s'égara dans l'espace immense des chimeres; il attribua à cet Être suprême les rêves monstrueux de son imagination. L'idée simple d'un Dieu bon sortit de son cœur; l'erreur, les passions & les vices y entrerent en foule. Il se forma un Dieu semblable à lui, il lui attribua ses passions & ses vices, il fit un tyran du bienfaicteur de la nature. Tout ce qui portoit des marques de destruction & de vengeance, devint à ses yeux l'image de ce Dieu terrible. La premiere fois qu'il voit se repaître de sang ces monstres affreux que le Nil produit dans ses eaux, sa conscience effrayée lui montre un Dieu vengeur qui demande des victimes. Il tremble, il se prosterne, il l'adore. Bientôt il forme avec la pierre une image du monstre; il y traîne les propres enfans, il croit appaiser sa fureur en les égorgeant en sa présence. La crainte, l'effroi, l'horreur s'emparent de tous les cœurs: le premier prêtre parle au nom de la premiere idole; il promet, il menace; on tremble, on adore le monstre; le vrai Dieu est oublié, & le crime vole sur la terre.
Que faisiez-vous cependant, ames pures & innocentes qui conserviez encore l'idée de votre Dieu? vous détournâtes sans doute la tête pour ne pas voir ces sacrifices odieux, mais bientôt vous vîtes vos freres, vos enfans, la fureur dans les yeux, vous saisir par vos cheveux blancs, vous traîner au pied de ces autels horribles & vous courber, malgré vous, devant l'idole exécrable. Alors, alors, vous arrosâtes de vos larmes la terre qui vous avoit vus naître; vous quittâtes ces campagnes fertiles, ces bosquets délicieux d'où l'innocence avoit disparu, & vous cherchâtes, au milieu des rochers & des montagnes, séjour affreux des bêtes féroces, un asile assuré contre la fureur de vos propres enfans. Là, privés des doux présens des forêts, la nécessité vous apprit à vous nourrir de la chair des animaux; vous déchirâtes les entrailles fumantes de l'agneau bêlant qui vous caressoit; vous dévorâtes les membres palpitans des bêtes féroces; leur férocité coula dans vos veines avec leur sang; l'innocence disparut, & le bonheur disparut avec elle.
Bientôt le souffle empoisonné du vice flétrit toutes les vertus sur la surface de la terre. Les besoins naissent en foule du sein des passions criminelles. L'homme arrache à l'homme les fruits de la terre & la chair des animaux. Des prêtres imposteurs annoncent de toutes parts de nouvelles divinités. La superstition étend par-tout son sceptre de fer. Les Dieux font opposés aux Dieux, les autels aux autels. On dépouille, on détruit, on égorge; & l'homme, cet insecte foible qui se remue à peine un instant sur la poussiere de ce globe, croit venger le Maître tout-puissant de cet univers immense, en rougissant quelques grains de cette poussiere du sang de son semblable.
Foible mortel, tu n'auras pas violé impunément les loix sacrées de la nature! Bientôt tu vas voir les suites funestes de tes crimes. Celui qui t'a séduit, va bientôt te donner des fers. Esclave du prêtre sanguinaire qui te conduit au carnage, ta liberté, ta vie seront les tristes jouets de sa barbarie, comme ta crédulité fut celui de ses impostures. Ah! lorsque ton cœur ne connoissoit encore que la vertu, le vieillard vénérable que tu respectois à cause de son expérience & de sa bonté, étoit ton pere, ton consolateur, ton roi. Et quel roi? son empire étoit fondé sur ses bienfaits; ton respect étoit dicté par l'amour & la reconnoissance. Regarde maintenant autour de toi. La force t'environne, tu n'es plus qu'un esclave chargé des fers forgés par tes propres mains, soumis à des tyrans qui te font trembler en public & qui te redoutent en secret; tu n'es plus que le vil instrument de leurs caprices & de leurs passions criminelles. Le prêtre te poursuit jusques dans les régions inconnues de l'éternité; son imagination barbare y allume des flammes dévorantes; il t'y jette pour y brûler sans cesse, si tu refuses de baiser la poussiere de ses pieds. Le prêtre n'est pas occupé à louer Dieu, mais Dieu est occupé à venger le prêtre. Il ne suffit pas à ces hommes cruels d'avoir allumé ces flammes éternelles, ils imitent sur la terre cette vengeance affreuse. Ils élevent des bûchers, leurs mains sacrées y mettent le feu. Les Furies leur ont prêté leurs flambeaux. Les flammes s'élevent, & la fumée porte au ciel le désespoir des malheureuses victimes de leur barbarie. Heureuses encore de ce que le ciel a borné le pouvoir de leurs bourreaux! Heureuses de ce qu'ils ne peuvent réaliser l'enfer que leur imagination a inventé! Les citoyens innocens expirent, en mugissant, au milieu des flammes. Leurs amis, leurs femmes, leurs enfans, n'ont pas la foible consolation de gémir, de frapper leur sein, de s'arracher les cheveux; il faut qu'ils tombent en silence aux pieds des bourreaux, & qu'ils baisent avec respect des mains dégoûtantes de leur propre sang.
O monstres! ô tigres! étoit-ce pour le supplice de leurs enfans que nos ancêtres vous ont donné des retraites & des asiles? Croyoient-ils, en élevant ces édifices qu'ils destinoient à la priere; croyoient-ils former, avec nos biens, des repaires pour des bêtes féroces, qui viendroient un jour nous dévorer sur leurs tombeaux? La Vérité vous poursuit avec son flambeau, vous fuyez dans vos retraites obscures, pour vous dérober à sa lumiere importune. Mais vous songez, dans le silence, aux moyens d'opprimer cette Vérité votre ennemie, & vous vomissez le poison que vous préparez à la terre, lorsque vous serez parvenus à éteindre encore une fois sa lumiere divine.
Hommes sensibles & vertueux, vous avez vu ces horreurs! vous les voyez encore! Les ombres sanglantes de vos peres, de vos freres immolés, implorent du haut des cieux votre pitié pour vos propres enfans. Leur sang crie vengeance; & ces monstres existent encore! Ils levent avec arrogance la tête à côté des trônes. Ils s'emparent de la jeunesse des rois, & soufflent dans leurs jeunes ames les principes odieux de leurs fureurs. Ils levent sur vous leurs bras sanguinaires. Unissez-vous, armez-vous pour le bonheur de l'humanité, que la guerre serve enfin au bonheur de la terre. Que l'étendard de la Vérité brille de toutes parts. Détruisez ces enceintes odieuses; sources intarissables de bourreaux; dispersez ces monstres, forcez-les à devenir des hommes, & que la cruauté effrayée ne trouve plus d'asile sur la terre.
Je vois se former ces prisons superbes qu'on appelle des villes; une triple montagne s'éleve autour de leur enceinte & en défend l'entrée aux ennemis du dehors. Mais des ennemis bien plus dangereux s'emparent de l'intérieur. Les crimes y exercent leur empire, & l'homme rampe sous leur joug accablant. Les métaux sortent de la terre, ils mettent le comble aux maux de l'humanité. Tels que ces torrens de matieres fondues qui sortent des bouches infernales des volcans, ils roulent leurs flots dévorans sur la terre, & brûlent, jusqu'à la moindre racine, les plantes salutaires dont elle étoit couverte. L'or domine impérieusement sur l'univers; il étouffe l'innocence. Celui qui n'a point d'or est l'esclave de celui qui en possede; on se tue, on s'égorge pour avoir de l'or; on rejette, on rebute celui qui n'en a point; & les vertus effrayées s'envolent vers le ciel. Les loix, foibles remparts contre la force & la richesse, tâchent en vain de s'opposer à ces désordres; souvent plus barbares que les barbares qu'elles veulent punir, elles produisent des maux plus cruels que ceux qu'elles vouloient détruire. On arrache l'innocent du sein de sa famille, on le jette dans des cachots affreux où, confondu avec le coupable, il maudit mille fois l'instant de son existence. On invente mille tortures cruelles, pour lui faire avouer un crime qu'il n'a pas commis; on lui fait souffrir des tourmens affreux, pour savoir s'il les mérite.
Mais quelle foule de peuple se presse au milieu de cette place publique? est-ce une fête, est-ce un spectacle qu'on prépare? Un homme paroît au milieu de la foule, il s'avance sur une éminence. Il traîne ignominieusement après lui un autre homme, il le place à ses pieds, il tire un fer étincelant, il leve le bras pour le frapper. Arrête, malheureux, c'est un homme, c'est ton semblable, c'est sa vie que tu vas lui arracher; & cette vie ne t'appartient pas. S'il a commis un crime, faut-il te venger par un autre crime? Ta main...... Mais, hélas! Il n'est plus temps; il frappe, la tête vole, & le malheureux est sans vie. O vous, qui avez ordonné ce spectacle affreux, juges! osez vous interroger un instant! Qui vous a donné des droits sur cette vie que vous venez de détruire? Est-ce le malheureux à qui vous l'avez arrachée? il n'en étoit pas le maître. Est-ce le Dieu qui la lui avoit donnée? c'est aux cœurs droits que ce Dieu parle. Si les vôtres le sont, interrogez-les. N'ont-ils pas horreur de voir couler le sang humain? Ne frémissez-vous pas vous-mêmes à la vue du spectacle que vous avez ordonné? Ne regardez-vous pas comme un infame le barbare exécuteur de vos jugemens? peut-il l'être, si vous êtes justes? Vous avez voulu punir un coupable! eh! qui vous a dit que la mort fût un mal? Hélas! vous êtes si foibles, si coupables vous-mêmes, & vous voulez punir! Examinez avec moi la vie de cet homme qui vous paroît si criminel. Voyez-le naître; il doit le jour à deux de ces malheureux à qui la nécessité a fait une habitude du crime. Il suce le vice avec le lait. Il voit le vol & le brigandage exercés par ceux que la nature lui fait aimer. Il entend retentir autour de son berceau les louanges de ces actions criminelles. Son ame, telle qu'une cire molle, prend ces impressions funestes, & son cœur se forme au mal. Bientôt il est abandonné de ses parens; sans secours, sans aveu, sans ressource, corrompu par l'habitude & l'amour du mal, il ne tient à rien dans l'univers; il est rejeté par ses semblables; la société lui devient odieuse: elle n'a pas songé à prévenir son malheur. Il ne voit autour de lui que des hommes qui refusent de se dire ses semblables, que des hommes qui détournent dédaigneusement la tête. Cependant les besoins l'assiegent, le tourmentent; l'occasion se présente, il succombe: il est coupable sans doute: mais la société ne partage-t-elle pas son crime? n'auroit-elle pas dû l'arracher à ses barbares parens, pour en faire un citoyen? Il est coupable; mais vous, dans les mêmes circonstances êtes-vous sûrs que vous ne le seriez pas? Avant que de répondre, portez le flambeau de la vérité sur tous les instans de votre vie; examinez-les sans indulgence. Dans des circonstances plus heureuses, avec des talens, de la fortune, des amis, les passions ne vous ont-elles jamais entraîné au-delà des bornes de la droiture & de l'équité? A votre place, cet homme eût peut-être été moins criminel que vous; à la sienne, vous le seriez peut-être plus que lui.
L'homme naît isolé, indépendant; son intérêt seul l'oblige de se rapprocher de ses semblables. Tous les liens de la société naturelle sont formés par le commerce des bienfaits. S'il est permis à l'homme de punir son semblable, c'est lorsque la punition tourne évidemment au profit de la société. Mais la mort! savons-nous ce que c'est? en connoissons-nous les suites? pouvons-nous savoir, lorsque nous la donnons, si le désordre qui en résulte n'est pas mille fois plus grand que l'action du coupable? Comment osons-nous porter une main criminelle sur l'ouvrage de notre Dieu? Comment osons-nous arracher avec violence à la suite des êtres un être sensible qui est son ouvrage? un être qu'il conserve & qu'il soutient? O hommes, vous croyez être justes, vous suivez des usages barbares dont l'habitude vous dérobe l'horreur. Tremblez! vous n'êtes peut-être que de vils assassins. Ames sensibles, ce doute seul ne vous fait-il pas frémir? Tremperez-vous encore vos mains dans le sang de vos semblables?
Ce fut un tyran, sans doute, & le plus cruel des tyrans, qui osa le premier arracher la vie à un homme. Mais il le fit en secret. Ce spectacle horrible auroit révolté ses esclaves. Les oreilles de l'homme ont été accoutumées au meurtre, avant que ses yeux ayent pu en supporter le spectacle. Qu'il a dû paroître affreux, ce spectacle, la premiere fois qu'on l'offrit à un peuple assemblé! L'habitude de le voir n'en a pas entiérement détruit l'horreur; la nature se révolte encore même dans ceux qui se font un plaisir d'y assister.
Exemple funeste! L'homme apprend à tuer l'homme. Il n'est plus rien de sacré. Le fer prend mille formes diverses, propres à donner la mort. Les campagnes étoient couvertes de fleurs & de moissons, elles sont hérissés de piques. Des guerriers barbares se menacent, s'égorgent dans des lieux où l'innocence & le bonheur régnoient paisiblement. Le sang du laboureur coule dans le sillon qu'il a tracé. Les femmes effrayées, les cheveux épars, portant entre leurs bras leurs enfans à la mamelle, se sauvent dans les cavernes des forêts; le soldat féroce les atteint, il les perce impitoyablement, & l'enfant suce avec le lait de sa mere expirante le sang noir qui coule de sa blessure. Le fer ne suffit pas. Les effets n'en sont pas assez cruels au gré de l'homme. L'enfer vomit la poudre; un moine en est l'inventeur. Aussi prompte, aussi terrible que la foudre, elle porte par-tout la désolation & la mort. Je vois deux armées se répandre dans les campagnes; la destruction les précede, les villes sont renversées, les campagnes ravagées; la flamme dévore la retraite du laboureur; le citoyen est égorgé auprès de ses foyers. Elles s'approchent, se chargent avec violence; le fer & le bronze vomissent la mort. L'air est obscurci. Les bataillons se choquent, se repoussent, s'enfoncent. Quels cris, quel désordre affreux! Enfin j'entends sonner la victoire. On chante les louanges du vainqueur; on le couronne de lauriers, on porte son nom jusqu'aux cieux. Il s'avance d'un air de triomphe. S'il a un cœur, sa victoire lui va coûter bien des larmes. Il jette au loin ses regards sur le champ de bataille, il est jonché de morts; le sang coule autour de lui en longs ruisseaux. Il entend les cris affreux des blessés & des mourans; il voit remuer de tous côtés des membres sanglans qui cherchent à se dégager des monceaux d'armes, de chair & de sang qui les accablent. Il recule d'horreur. Art cruel de la guerre, ce sont les tigres qui t'enseignerent à l'homme! Mais non, les tigres ne dévorent pas leurs semblables.
Quelle gloire! quels triomphes odieux! O vous nos amis, nos peres, ô souverains! vous pourriez acquérir une gloire bien plus solide. Réunissez-vous pour détruire l'horrible fléau de la guerre. Jurez en présence du ciel que vous ne chercherez jamais à augmenter vos possessions. Ne vous ont-elles pas suffi jusqu'à présent? Établissez un tribunal qui juge vos différends. Vous êtes les uns à l'égard des autres ce qu'étoient les hommes, quand ils reconnurent l'indispensable nécessité d'établir des loix plus justes que celle du plus fort. Alors vous serez véritablement les Dieux de la terre. Vous serez de vrais héros. Vous aurez sacrifié vos passions au bonheur de l'homme, & l'humanité descendue du ciel à votre voix, vous apportera des couronnes bien plus brillantes & plus durables que celles des conquérans.
La société primitive fut fondée sur les vertus: fondement précieux sans lequel toute société s'écroule nécessairement. Pourquoi tant d'empires immenses tendent-ils à leur perte? c'est que la force a présidé à leur naissance. Elle y a établi des usages barbares, des coutumes odieuses, qu'on suit par habitude, & auxquels une espece de fanatisme défend de rien changer. Remontons à l'origine de ces sociétés, nous verrons des troupes vagabondes de sauvages féroces, sans autre métier que le brigandage, se répandre dans des campagnes cultivées, dépouiller les possesseurs légitimes, les chasser, les massacrer impitoyablement, ou les forcer à ramper sous le joug le plus infame. Le plus féroce d'entre ces barbares s'arrogea le titre de Roi, ses complices formerent une cour autour de lui, ils s'appellerent nobles, & les hommes innocens & vertueux qui cultivoient paisiblement cette terre, ne furent que de vils esclaves.
S'il est une société qui doive braver les événemens & les siecles, c'est celle où tous les membres se disent sans cesse: Nous nous sommes réunis pour notre bien commun, nous avons formé de toutes nos volontés particulieres une volonté générale qui veille au bonheur de chacun de nous. Tâchons de prévenir le mal qui peut nuire au plus petit d'entre nous; veillons sur lui dès l'instant de sa naissance, pour lui procurer tous les biens qui seront en notre pouvoir; qu'il n'éprouve d'autres maux que ceux que sa patrie ne pouvoit ni détourner ni prévoir. Imitons la Divinité qui veille sur l'insecte qui rampe sous l'herbe, comme sur les astres qui brillent aux cieux.
O Rois, vous représentez toutes ces volontés réunies, vos sujets vous ont confié le soin de leur bonheur; il dépend de vous de rapprocher les hommes de cet état heureux de la société primitive. Soyez pour eux des peres tendres, donnez-leur l'exemple des vertus, détruisez les monstres dont la gueule enflammée est toujours prête à les dévorer. Chassez les préjugés funestes, écrasez le fanatisme; & vous jouirez de la récompense la plus flatteuse qu'un souverain puisse attendre sur la terre, de l'amour de vos sujets: cet amour sera le soutien le plus solide de votre gloire & de votre puissance. Le roi le plus puissant de la terre n'est pas celui qui rassemble autour de lui un plus grand nombre d'esclaves prêts à fuir au moindre danger, mais celui qui est le plus aimé de ses sujets. Que les nations barbares viennent attaquer ce monarque chéri, elles verront tous les cœurs former autour de son trône un rampart impénétrable; elles pourront accabler par le nombre, ces suiets courageux & fidelles, elles ne parviendront jamais au prince qu'après avoir renversé le dernier d'entre eux.
Au milieu des ténebres qui couvrent depuis si long-temps ce globe malheureux, j'apperçois une lumiere éclatante qui brille du côté du nord; elle environne des trônes; & lance ses rayons bienfaisans jusques vers les climats les plus glacés. Prusse, Russie! pays heureux, la raison est assise sur vos trônes, elle appelle de toutes parts la sagesse, les talens & la véritable science. Tous les cultes réunis dans vos cités paisibles, rendent hommage au Dieu de l'univers, sans se persécuter ni se haïr, le fanatisme effrayé se sauve pour jamais vers le midi, & rentre dans les cavernes affreuses qui ont vomi. Les hommes sont devenus des freres depuis que leurs rois daignent être leurs peres. Frédéric, Cathérine! noms à jamais chers à la terre, il me semble voir s'accomplir le grand œuvre que vous avez commencé, il me semble voir vos vertus imitées par tous les souverains de la terre. La lumiere se répand sur la surface du globe, les ténebres se dissipent; l'homme apprend à respecter son semblable, & la société fait son bonheur.