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Les nuits champêtres

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TROISIEME NUIT.

L'Homme.

Quel ordre merveilleux regne dans ce vaste univers! Toutes ses parties liées par des rapports admirables, concourent mutuellement à leur beauté, à leur perfection, à leur bonheur réciproques. L'espece la plus vile en apparence tient au systême général de la nature, & forme un des anneaux nécessaires de cette chaîne infinie. Ainsi le soleil répand le mouvement & la vie dans la multitude immense des mondes qui l'environnent; des fleuves de feu s'échappant de toute part de son disque enflammé, roulent par-tout la fertilité & le bonheur; & distribuant à chaque être le degré précis de chaleur qui convient à sa nature, multiplient d'une maniere prodigieuse & admirable les bienfaits de cet astre merveilleux. L'arbre fécondé par ses rayons bienfaisans, devient lui-même une source de biens pour tout ce qui l'environne. Son feuillage offre en même temps & la nourriture à mille insectes divers, & la fraîcheur à l'homme fatigué, & une retraite sûre aux familles innocentes des oiseaux; ses fleurs, brillante parure du printemps, offrent à l'abeille le suc délicieux dont elle prépare le miel, & ses fruits vermeils attirent les hommes par l'attrait séduisant du plaisir.

O soleil! tu ne prodigues point tes biens à des ingrats! jouis toi-même des merveilles que tu operes. Vois le spectacle pompeux des richesses immenses que tu répands sur la terre! Vois tous les êtres heureux par tes bienfaits, tressaillir à ton aspect, & se réjouir de ta présence! Les oiseaux célebrent par leurs concerts le retour de ta lumiere; les fleurs empressées à te plaire, brillent à ton lever de la parure éclatante dont l'aurore a pris soin de les orner. Elles offrent à tes premiers rayons les brillantes perles de rosée quelles en ont reçues. Sensible à leur hommage, tu daignes recevoir leur humble présent, & tu réponds par de nouveaux bienfaits aux transports que tu leur inspires.

La nature offre par-tout le tableau riant du bonheur. A ce spectacle ravissant, mon cœur s'épanouit. Mais, hélas! bientôt il se resserre. Je vois l'homme en proie aux malheurs, & la tristesse fait couler mes larmes.

Étoit-ce donc pour le malheur qu'un Dieu bon a formé tant de créatures humaines? L'enfant qui voit pour la premiere fois la lumiere, annonce par ses cris son arrivée dans le monde. La nature qui a opéré par tant de moyens admirables l'œuvre merveilleux de sa production, ne se plairoit-elle à le former que pour le livrer, ensuite à l'empire tyrannique de la peine & de la douleur? Loin de moi cette pensée blasphématoire! En paroissant lui causer des peines, cette tendre mere lui prépare des plaisirs. O toi! qui commences à voir la lumiere, la douleur environne ton berceau, tes cris seuls annoncent que tu respires, tu parois destiné à la peine, tu sens le vif aiguillon de la douleur & du besoin; ne murmures point, attends avant que d'accuser la nature. Déjà ta tendre mere accourt avec inquiétude; elle paroît, & tes larmes sont essuyées, & tes besoins sont satisfaits. Délivré de tes peines; tu leves tes regards attendris sur l'être bienfaisant qui vient de les soulager, tu lui souris amoureusement, tu tressailles de joie, & tes petits bras semblent lui porter l'hommage de la reconnoissance dont tout ton être est pénétré. Voilà les premieres leçons de sensibilité que la nature donne à l'homme, voilà la route de son bonheur qui lui est indiquée. Momens délicieux, sources précieuses de tous nos plaisirs, vous ne pouviez être achetés que par des besoins, des peines & de la douleur; & l'homme pourroit s'en plaindre!

Heureux enfant, jouis de ces instans rapides de félicité! voilà peut-être les plus pures jouissances de ta vie. La nature vient de te faire éprouver des plaisirs; bientôt l'homme va te livrer à la douleur. Une mere cruelle & barbare abandonnera peut-être à une main étrangere le soin de te nourrir; tu prodigues à une mercenaire les tendres caresses destinées à être la délicieuse récompense des soins maternels; ton cœur s'attache par les liens de l'amour & de la reconnoissance à celle qui prend soin de ta vie; mais bientôt détrompé par l'expérience, tu connois que tu as été le jouet de ta sensibilité; une nouvelle mere se présente: elle exige une tendresse qu'elle n'a pas su mériter; on te force à rompre les premiers liens de la nature, on t'apprend à trahir des engagemens sacrés. Peut-être que serré dans des bandes, tu seras la victime d'un usage barbare: enfermé dans cette prison étroite, tu feras de vains efforts pour exercer tes membres inquiets. Tes cris frapperont en vain les oreilles de ta nourrice insensible, ils ne serviront qu'à augmenter ta douleur, à te faire sentir plus vivement ton esclavage: & si ces entraves ne te donnent pas la mort, elles affoibliront du moins tes organes naissans, elles s'opposeront à leur développement & te donneront les premieres leçons de colere & d'impatience.

Tu n'éprouves encore que le commencement du malheur que tes semblables te destinent. Tes membres se développent, ta raison commence à se former, tu sens naître de nouveaux besoins. Tu jettes les yeux sur tout ce qui t'environne; tu découvres une foule d'objets propres à les satisfaire. Tu remercies avec transport l'Auteur de tous ces biens. Les premiers sentimens de la religion naissoient dans ton cœur. Mais l'homme étouffe bientôt ces germes naissans. Tu portes avec confiance la main sur ces biens; arrête! ils ne sont pas faits pour toi. Ta naissance, ta foiblesse, ton âge, rien ne te donne le droit d'en jouir. Veux-tu savoir quelle part tu dois y avoir un jour? regarde autour de toi, vois quel est l'état & la condition de ceux à qui tu dois le jour. Sont-ils riches ou pauvres, tyrans ou esclaves? leur sort sera le tien. Es-tu né dans ces pays barbares où l'homme, tel que la bête de somme, est vendu par son semblable? rassure-toi si tu es du nombre de ces esclaves: tu appartiens à un maître; ton travail, ton attachement & ton zele t'assurent une subsistance: il te consolera dans tes peines, il te soulagera dans tes maladies, il craindra de te perdre. Mais si tu as vu le jour dans ces pays plus barbares encore où le malheureux n'a d'autres biens que l'air qu'il respire; si tes parens sont condamnés à cultiver pour les autres cette terre qui ne produit pour eux que le travail & la douleur; frémis d'être né homme! Destiné à consacrer tous les momens de ta vie au riche qui te méprise, à peine te jette-t-il dédaigneusement de quoi t'empêcher de mourir; tu seras obligé de mendier à ses pieds le bonheur d'en être opprimé, & la fatale liberté qu'il te laisse, ne sert qu'à t'ôter le droit de tirer de lui une subsistance suffisante, qu'à ce détacher entiérement de tout ce qui pourroit soulager tes besoins, qu'à isoler cruellement au milieu de tes semblables. Et lorsque tu auras consumé tes forces à le servir, lorsque tes membres affoiblis ne se prêteront plus au travail, il te traînera dans ces prisons infectes, décorées du beau nom d'hôpitaux, gouffres affreux où l'ingratitude de la société plonge les victimes qu'elle n'ose égorger publiquement; il te jettera sur un tas de morts & de mourans, & retournera faire éprouver à tes enfans les maux, dont tu viens d'être la victime.

Mais ce n'est pas assez que l'homme né pauvre soit obligé de donner presque sans récompense le fruit de ses travaux au riche qui le tyrannise, son ame même n'échappera point aux fers que lui préparent d'autres tyrans. Le fantôme affreux de la superstition s'avance, conduit par ses ministres, il veut prévenir la raison son ennemie, un voile sombre couvre ses membres livides; sur ce voile hideux sont peints des chiffres, des constellations & des monstres. Elle saisit l'enfant épouvanté, le force à plier le genou devant les hiéroglyphes, & souffle dans son ame innocente l'effroi, le mensonge & l'erreur.

Erre maintenant sur la surface de ce globe, infortuné mortel! traîne après toi les fers dont on a chargé ton enfance. Les penchans les plus innocens de la nature seront des crimes aux yeux de tes tyrans; ils te tireront par tes chaînes toutes les fois que tu voudras t'y livrer; ils te secoueront à chaque instant avec violence. En vain la nature voudra t'arracher à leurs mains barbares; ils te poursuivront jusqu'au tombeau; ils ouvriront devant toi les portes de l'éternité, ils offriront à tes yeux les tourmens que leur fureur t'y prépare.

Heureux animaux, vous ne connoissez point ces distinctions humiliantes qui font gémir l'homme sous le joug de l'homme! Dès que vous respirez, la terre fournit à vos besoins. Un rossignol n'a pas dit aux rossignols de la contrée: Tous les arbres de la forêt sont à moi, tous les oiseaux qui les habitent seront forcés à m'obéir. Le ver respire indépendant sous l'herbe qui l'a vu naître, l'homme seul ne trouve pas sur ce globe une place qui soit libre. La pierre sur laquelle il appuie sa tête, appartient à des maîtres. Si le hasard n'a pas accumulé l'or autour de son berceau, cette terre où le ciel l'a fait naître est étrangere pour lui; il n'ose porter la main sur la moindre de ses productions.

Né pour la douceur, l'homme prend dans l'injustice de ses semblables la premiere idée de la cruauté. La nature crie à son cœur qu'il a droit à une portion de cette terre qui n'appartient qu'à Dieu. Cruellement privé de ce droit, il jette sur ses semblables des regards d'envie; la haine entre dans son cœur, elle le dégrade, & le met au-dessous des autres animaux. O toi, le plus malheureux de tous les êtres! si tu veux jouir de la portion de nourriture, à laquelle ta naissance te donne des droits incontestables, rampe sous ton semblable orgueilleux, baise la poussiere de ses pieds, dégrade-toi pour obtenir de ton tyran la grace de lui consacrer tes sueurs & de recevoir en échange la plus vile partie des biens que sa méchanceté t'a enlevés.

Et vous demandez encore pourquoi l'homme est le plus cruel de tous les animaux qui respirent sur la terre! pourquoi il est le plus malheureux! Hélas! c'est qu'il est le plus injuste. Les besoins du malheureux qui naît sans fortune, l'agitent sans cesse, il fait des efforts pour les satisfaire; des obstacles insurmontables s'y opposent de toutes parts, & ces obstacles sont les hommes. Il voit un ennemi dans chacun de ses semblables. Le sentiment de son indépendance remplit son cœur; contraint d'y renoncer pour se soumettre à ses tyrans, sa haine augmente. Il les voit se livrer à tous ces plaisirs qui naissent de leurs besoins factices: cachés sous des charmes séduisans qui en dérobent les amertumes, ces plaisirs excitent de nouvelles passions dans le cœur du malheureux; sa haine augmente encore: elle devient rage, elle devient fureur; il déchireroit celui qui paroît plus heureux que lui, s'il n'étoit arrêté par la crainte: il le déchirera toutes les fois que les circonstances lui promettront l'impunité. C'est ainsi que l'être le plus doux, devient le plus cruel & le plus barbare.

Propriété, source odieuse des maux qui désolent le genre humain, c'est toi qui fais rugir l'homme à l'aspect de son semblable! c'est toi qui mets entre ses mains le fer & le poison! c'est toi qui le rends plus cruel que les bêtes féroces! Le pauvre déteste les hommes, parce qu'il les voit regorger des biens qui lui manquent, des biens de premiere nécessité. Le riche, placé entre le malheureux qu'il méprise & le puissant qu'il envie, est rongé par les passions que lui inspirent les besoins chimériques qui naissent en foule de ses vices. Il déteste ceux qui sont au-dessus de lui, il voudroit que tous les hommes fussent ses esclaves, & ils le seroient, s'il étoit le plus fort; ils le sont dès qu'il est parvenu à l'être. Ainsi cette échelle funeste de haine s'étend jusqu'aux souverains. Ils franchissent les barrieres qu'ils ont mises à la méchanceté de leurs sujets, ils ne connoissent de loi que la force, ils sont dans le monde ce que dans un pays seroient des hommes dont les passions ne connoîtroient aucun frein. Jaloux qu'un de leurs voisins ait un plus grand nombre d'esclaves, ils portent dans son pays le fer & le feu. La passion insatiable n'examine point la justice, elle calcule les forces; & les destructeurs du genre humain sont mis au nombre des Dieux.

Remontons à la source de tous les maux. Il falloit à l'homme des fruits, du lait & de l'eau, & la terre cultivée lui offroit avec profusion ces premiers biens de l'innocence. Cette nourriture simple qui se présente sous sa main, auroit conservé les vertus dans son cœur. Mais il s'est nourri de la chair & du sang des animaux, il a caché son corps sous un amas d'étoffes bigarrées, il s'est chargé d'or & de diamans; il a dit avec orgueil: Cette terre m'appartient; j'en chasserai celui qui n'aura pas assez de force ou de férocité pour se défendre; je le chargerai de fers, je le forcerai à travailler pour mes plaisirs: ce n'est qu'à ce prix qu'il obtiendra les fruits de la terre & la chair des animaux.

Ma pensée m'éleve au-dessus de ce globe; il tourne sous mes yeux, tous les peuples de la terre s'offrent successivement à mes regards attentifs. Quelles scenes déplorables! Quelques centaines de tyrans qui se sont partagé l'espece humaine, font gémir sous le joug les troupes d'esclaves que le hasard ou la force a mises en leur puissance. Ici on égorge des hommes pour le seul plaisir d'un homme barbare. Là, on force des peuples à marcher les uns contre les autres & à se déchirer comme des bêtes féroces, pour venger les injures imaginaires d'un homme qu'ils ne connoissent souvent que par le mal qu'ils en ont reçu; ou bien on les force à piller, à ravager, à prendre des provinces, sans que ces conquêtes, qui font la gloire de leurs chefs, apportent le moindre adoucissement à leur esclavage. Ailleurs une troupe de guerriers déchirent les membres palpitans de leurs ennemis, se repaissent de leur chair & de leur sang; &, faisant une fête de cet acte de férocité, dansent sur les restes odieux de ce festin exécrable. Plus loin, un vieillard courbé sous le poids des années, expire au milieu de sa famille sous le couteau de ses propres enfans. Bientôt ses membres sont déchirés avec des cérémonies religieuses, son corps est dévoré par ceux qui lui doivent le jour. Ce parricide est dicté par les apparences trompeuses d'une fausse pitié. Mais vous, cruels parens! vous qui précipitez vos enfans dans ces tombeaux qu'on appelle des cloîtres; vous qui chargez des fers odieux de la superstition leurs membres à peine formés, quel sentiment peut vous inspirer cette barbarie!

Quel nouveau spectacle vient s'offrir à ma vue? Une fumée noire s'éleve jusqu'au ciel; des hommes se précipitent an milieu des flammes, on célebre les funérailles d'un souverain. Ses femmes, ses serviteurs, ses esclaves sont consumés avec lui dans le même bûcher. Trois mille créatures humaines doivent être dévorées par les flammes, parce que la mort a frappé un seul homme. Cruels tyrans, n'est-ce donc pas assez que votre vie ait été le malheur des hommes: faut-il que votre mort devienne encore le signal du carnage? J'apperçois un pays délicieux; un ciel pur, des campagnes fertiles semblent devoir adoucir la férocité du genre humain. Un espoir flatteur sourit à mon cœur attendri. Trouverai-je enfin des hommes? Un fleuve majestueux promene ses eaux dans des contrées charmantes; c'est le Tibre, il forme des îles; une d'elles m'offre une inscription; je lis: O crime! ô comble de la barbarie! C'est ici qu'un des peuples les plus célebres de la terre abandonnoit les esclaves accablés d'années ou d'infirmités, pour y être livrés à toutes les horreurs de la faim. Cruauté inouie bien digne des vainqueurs de la terre!

Une autre génération a remplacé dans ces contrées cette génération barbare. Plus féroce que la premiere, elle imagine une nouvelle tyrannie, elle asservit les ames, elle veut soumettre les cœurs; & cachant sous les apparences d'une douceur trompeuse la noire ambition qui la dévore, elle enchaîne les mortels crédules, elle les précipite à son gré dans les flammes, elle étend son sceptre de fer sur toute la surface du globe, & fait trembler jusqu'aux tyrans qui font trembler la terre.

Je détourne les yeux de ces scenes horribles que m'offre par-tout la nature humaine. Je cherche sur la terre un endroit où je puisse respirer un instant l'air de l'innocence, je n'en trouve point. Le crime couvre la terre. En est-il encore de ces hommes doux, sensibles, humains, qui ne connoissent ni le mensonge, ni la cruauté, ni l'esclavage? S'il en existe quelques-uns, il faut les chercher dans les cavernes inaccessibles des montagnes & des rochers, dans le fond de ces forêts épaisses où la barbarie des hommes policés a oublié de se frayer un passage.

Que sont-ils tous ces êtres qui se tourmentent, s'égorgent, se déchirent, se dévorent? des atomes, des insectes qui se remuent un instant dans la fange de ce globe, & finissent bientôt par faire partie de cette fange. Leurs tourbillons insensés se rassemblent, se poursuivent, se choquent, se fuient, se dispersent, s'exterminent; leur orgueil bourdonne un instant dans un point de l'espace immense; ils élevent quelques monceaux de pierre qu'ils regardent avec admiration, ils se couvrent d'une matiere jaune qui les éblouit, ils se traînent avec orgueil sur la terre; ils croient que l'univers est formé pour eux, comme la fourmi croît que l'arbre dont le pied protege sa fourmilliere, a été planté pour elle. Cependant le temps s'avance d'un air menaçant, il étend ses filets sur les troupes ridicules de ces insectes orgueilleux; rois, princes, tyrans, esclaves, villes, empires, tout est confondu, tout est entraîné, tout disparoît; il ne reste de l'homme que l'exemple des crimes qu'il a transmis à sa postérité.

Infortunés mortels; ne vous reste-t-il donc aucune ressource contre la méchanceté de vos semblables? La vertu... que dis-je, la vertu?.... Non, non; la mort est le seul asile des malheureux. O Lucile, ton malheur m'a convaincu de cette triste vérité. Je t'ai vue, supportant toutes les horreurs de la misere, soutenir les foibles jours de ton malheureux pere; je t'ai vue essuyer les larmes qui couloient le long de ses joues, presser contre ton sein sa tête blanchie, le consoler de la perte de sa fortune, & charmer ainsi les derniers instans de sa vie. Il mourut dans tes bras. Le vallon retentit des cris de ta douleur. Des créanciers barbares vinrent t'enlever les lambeaux dont il se couvroit, ils s'emparerent de la chaumiere où ton pere venoit d'expirer, ils t'arracherent la paille où reposoit son cadavre. A peine daigna-t-on couvrir son corps d'un peu de terre; la religion vend les devoirs de la charité, la sépulture est à prix d'argent. Tes larmes furent les seuls honneurs qui le suivirent au tombeau. Tu te jetas sur sa fosse en invoquant la mort. La mort, la mort même fut sourde à tes prieres. Abandonnée de tout l'univers, privée d'asyle & de nourriture; sans parens, sans secours, sans consolation, sans appui, tu allas te jetter aux pieds du ministre de ta religion. Tu imploras un appui propre à te procurer des secours. Il osa mettre un prix honteux à ses services. Tu reculas d'horreur, & l'indignation fut ta seule réponse. Alors la rage s'empara de son cœur, il se vengea en prêtre. Il te restoit un seul bien, un bien sur lequel tu fondois quelque espoir, l'honneur. Sa méchanceté sut te le ravir; il vomit sur tes jours innocens le noir poison de la calomnie. Ton sort alloit changer, une ame sensible à tes malheurs te préparoit des secours. Sa main perfide sut les détourner. En vain tu pris le ciel à témoin de ton innocence. On ne croit point les malheureux. Le monstre recueillit tout le fruit de son crime, & l'innocence fut livrée au désespoir.

Un cœur déchiré, l'horreur du besoin, le mépris de ses semblables, des charmes, de l'innocence, de la vertu! Quel assemblage bizarre! Ah! Lucile, tu restes immobile, accablée de douleur & de désespoir; tes beaux yeux sont fixés sur la terre, ta tête penchée tombe sans force sur une de tes épaules. Les oiseaux font retentir le vallon des accens de la joie, leurs ramages innocens augmentent le sentiment de ta douleur. Ils sont heureux. Les Zéphyrs accourent autour de toi, ils folâtrent dans ta longue chevelure, ils te caressent d'un air attendri, ils t'invitent au doux plaisir. Toute la nature te sourit & t'offre le bonheur. L'homme cruel a enchaîné ce bonheur, il t'a défendu d'en jouir, & le plus bel ouvrage de la nature est en proie aux horreurs du désespoir. Que vois-je? tu promenes de tous côtés ta vue égarée; un profond soupir sort de ta poitrine; tu cours, les cheveux épars, les mains levées vers le ciel. Trois fois tu fixes tes regards farouches sur les vagues du fleuve qui mugit au bas du rocher, trois fois tu recules d'horreur. Bientôt l'idée de tes malheurs revient avec plus de force, elle assiege ton ame, des larmes plus abondantes coulent de tes yeux. Tu jettes des regards furieux autour de toi, un cri perçant se fait entendre, le dernier cri du désespoir; tu disparois, tu te précipites dans le fleuve, & les flots mugissans portent aux échos effrayés le bruit de ta chûte. Hommes barbares! voilà votre ouvrage. Le plus grand malheur sur la terre, c'est d'être né parmi vous.

Disparoissez, préjugés funestes, usages barbares qui étouffez le sentiment de l'humanité. Le germe de ce sentiment précieux existe dans le cœur de tous les hommes. Tel que ces graines fécondes que l'on jette dans la terre, il ne lui manque pour éclorre que des saisons favorables. Au milieu d'un peuple sauvage de guerriers farouches, Orphée paroît comme un Dieu descendu du ciel pour le bonheur des hommes. Il s'avance dans ces contrées où les Aquilons furieux semblent donner aux hommes l'exemple de la guerre. Sa démarche est noble & majestueuse, un feu divin brille dans ses regards; il tient entre ses mains une lyre d'or, il en tire des sons enchanteurs. Que vois-je! les fiers sauvages accourent étonnés du milieu des forêts; leurs regards s'adoucissent, les armes leur tombent des mains. Les échos qui n'avoient retenti jusqu'alors que du bruit affreux des armes & des cris aigus des combattans, répetent pour la premiere fois des sons doux & touchans; ils semblent les répéter avec complaisance. Les vents devenus plus doux se transmettent, en folâtrant, ces sons divins, ils les portent jusques dans les antres profonds qui servent de retraite aux bêtes féroces. A ces nouveaux accens, le lion & le tigre sortent en rugissant de leurs cavernes; bientôt ils ne rugissent plus: un charme secret les entraîne, ils oublient leur fureur & leur proie; ils accourent, ils se couchent aux pieds d'Orphée. Cependant le poëte divin accompagne de sa voix les sons mélodieux de sa lyre; il chante les beautés de la nature, les douceurs de la vie champêtre & les avantages de l'agriculture; il peint l'Amour enchaînant de ses mains enfantines les lions sauvages & les hommes plus sauvages encore. Il éleve jusqu'au ciel la tendresse conjugale, l'union fraternelle, la piété filiale & paternelle; le feu qui l'anime, échauffe tout ce qui l'environne. L'Hebre sensible pour la premiere fois, suspend ses flots appaisés, forme mille détours & semble quitter à regret ces lieux charmans; la douceur pénetre le cœur des tigres & des lions; & les Thraces, ces guerriers féroces, deviennent des hommes doux & paisibles.

Tel est le pouvoir des beaux-arts. Ils réveillent l'innocence endormie, ils vont chercher jusqu'au fond de nos cœurs les étincelles du feu divin; ils les raniment, & remplissent l'ame de l'enthousiasme délicieux de la vertu.

Mais ces arts bienfaisans cachés dans le palais du riche, vendent leurs faveurs au vice effréné. Le peuple privé de leurs bienfaits est livré à l'imposteur qui le trompe & aux riches tyrans qui l'accablent. Jamais le doux sentiment ne sourit à son cœur, jamais des sons touchans ne font passer la volupté dans son ame attendrie, jamais les Muses ne lui retracent ces actions divines que la bienfaisance, la générosité, l'héroïsme & les autres vertus inspirent à leurs favoris.

O vous, filles du ciel! Muses charmantes, venez dans nos campagnes, adoucissez les mœurs de ces hommes qui gémissent depuis si long-temps sous le joug de l'insensibilité. Qu'Euterpe assise au bord d'un ruisseau fleuri, charme, sur le déclin d'un beau jour, leur ame attentive; qu'elle dispose leur cœur à toutes les vertus; qu'elle leur présente les préceptes utiles de la morale, sous les attraits puissans de l'harmonie: Que Thalie couronnée de fleurs leur peigne les douceurs de la vertu, & les suites funestes du vice: Que la Peinture leur retrace les actions qui honorent l'humanité. Ils reviendront dans leurs cabanes attendris, pénétrés; ils sentiront les charmes de l'innocence; la cruauté sera bannie de leur ame; & les souverains justes n'auront plus que des sujets sensibles & reconnoissans.

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