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Les ruines en fleur

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DEUXIÈME PARTIE

I
LES BAGUES CISELÉES

Fargeot avait à peine regagné le salon de l’épinette que mademoiselle Charlotte l’avait déjà très gracieusement prié de prendre part au dîner qui était servi.

— En été, — expliqua la vieille demoiselle, comme on passait dans une salle à manger assez délabrée, — notre premier repas, que nous appelons le déjeuner, est fixé à onze heures du soir, et le second, que nous appelons le dîner, à cinq heures du matin… C’est une habitude que…

Mais elle ne put achever sa phrase, brusquement interrompue par un bruit formidable de vaisselle cassée.

Un vieux domestique, vêtu d’une livrée bleue dont les galons d’argent ne brillaient plus guère, venait de laisser tomber une pile d’assiettes.

— Eh ! mon pauvre Quentin, quel transport te prend ? s’écria M. de Plouvarais, tandis que le vieillard, tout tremblant de sa mésaventure, s’accroupissait pour ramasser les débris de la catastrophe.

— Je suis sûre que c’est la vue de M. Fargeot qui a troublé Quentin, fit mademoiselle Charlotte, appuyant involontairement sur le nom plébéien du colonel. Je lui avais pourtant bien annoncé la présence d’un convive… mais il y avait si longtemps qu’un étranger n’avait franchi le seuil du château que sa vieille cervelle s’est trouvée bouleversée comme ses vieilles habitudes, par un tel événement ! Pas vrai, Quentin ?

— Que madame me pardonne cette maladresse, répondit Quentin dont les yeux se fixaient en effet sur le visage de Pierre. Madame a raison… J’avais oublié la venue de… d’un étranger au château… j’ai été saisi…

Pendant le dîner, qui se composait des mets les plus rustiques, servis dans l’antique argenterie des Chanteraine, le colonel Fargeot ne se signala guère par son appétit, mais il ne put se dispenser de prendre part à la conversation et acheva, sans y avoir d’ailleurs le mérite de l’intention, la conquête de mademoiselle Charlotte. Celle-ci marchait de surprise en surprise, ne s’étant jamais figuré, jusqu’à présent, les partisans de la Révolution, autrement que revêtus de la carmagnole et coiffés du bonnet rouge.

— Ce petit officier est des plus aimables, déclara-t-elle à Fridolin tandis que Pierre s’entretenait avec mademoiselle Marie-Rose. J’en suis à me demander, s’il n’est pas après tout des nôtres et si ce nom roturier ne cache pas la honte d’un renégat…

— Ou je me trompe fort, répliqua Fridolin, ou le colonel Fargeot est de ces hommes qui, loin de rougir de leurs hérésies, s’en feraient plutôt gloire et aimeraient mieux mourir que de renier leur nom… Quoi qu’il en soit, je ne puis, madame, que partager votre opinion sur les façons de ce jeune homme… C’est un cavalier accompli. Mais qui donc, ses yeux, son regard, me rappellent-ils ?

— De beaux yeux, mon cher Fridolin ! Voilà, par ma vertu, un gaillard qui ne doit pas rencontrer trop de cruelles… dans son monde, s’entend !… A quoi pensez-vous, magister ?

— J’ai trouvé, madame, s’écria le précepteur. Le colonel Fargeot ressemble à feu madame la marquise de Chanteraine…

A ces mots, la vieille demoiselle éclata de rire.

— Quelle sottise, Fridolin ! fit-elle en haussant les épaules. Comment voudriez-vous qu’un officier républicain… un manant, somme toute, mon cher !… ressemblât à ma nièce de Chanteraine ?

A ce moment, six heures sonnèrent.

— Six heures ! C’est l’instant de la retraite, pour nous autres oiseaux de nuit, soupira mademoiselle Charlotte.

Puis, comme tous les assistants se levaient, dociles, à cet avertissement, elle s’arma de son plus bienveillant sourire, et se tourna vers Pierre :

— Pour vous, qui n’êtes point brouillé avec le soleil, monsieur, dit-elle, voilà une nuit peu réconfortante !… et je me fais quelque reproche, lorsque je songe que vous étiez venu à Chanteraine avec l’intention d’y dormir. Je ne pourrais, hélas ! vous offrir asile dans notre maison de taupes dont l’exiguïté n’est guère hospitalière ; mais, s’il vous plaisait de prendre deux ou trois heures de repos dans ces pièces où vous aviez cherché un abri, nous vous en serions fort obligés.

Après s’être confondu en remerciements et avoir exprimé à mademoiselle de Chanteraine la reconnaissance que lui inspirait un accueil aussi cordial, Fargeot s’apprêtait à décliner l’aimable proposition qui lui était faite ; mais il lui sembla que les yeux de Claude se fixaient sur lui avec insistance, puis que, d’un très léger mouvement des lèvres, la jeune fille lui disait : « Restez »… Et il obéit à cet ordre muet.

Quelques minutes plus tard, des bonsoirs, des adieux ayant été échangés, il se retrouva seul, assis dans la vaste bergère où il avait reposé pendant les premières heures de la nuit.

De temps à autre, il fermait les yeux ; une grande fatigue l’accablait, mais c’était une fatigue énervée que fuyait le sommeil.

Comment eût-il pu dormir, alors que tant d’impressions, d’émotions nouvelles étaient venues se joindre au chagrin tout récent, aux doutes angoissés, qui avaient bouleversé sa vie et qui déjà maintenaient son cerveau dans un état de trouble si douloureux, au moment où il avait passé le seuil désolé du château ?

Cependant, une pensée dominait toutes les autres dans ce pauvre cerveau enfiévré.

Le violent émoi dont Claude de Chanteraine avait été saisie devant la bague d’Antonin Fargeot devait avoir eu pour cause la ressemblance de cette bague avec un bijou du même genre, perdu ou donné, dans des circonstances particulières, par un membre de la famille de Chanteraine ; si la jeune fille avait souhaité que le départ de Pierre fût différé de quelques heures, c’était parce qu’elle espérait obtenir du voyageur certains détails sur les faits qui avaient pu produire cette étrange coïncidence. En ce cas, Pierre allait la revoir, elle allait reparaître, seule éveillée, dans le château endormi…

Mais, n’était-ce pas le mirage d’une imagination surexcitée, ce mot : « Restez », que deux yeux éperdus par l’horreur de l’adieu avaient cru deviner sur les lèvres tremblantes de Claude ?

Claude viendrait-elle ? Claude allait-elle venir ? Pierre reverrait-il encore l’adorable apparition de cette nuit enchantée, la Belle au bois qu’il avait doucement réveillée et dont le sourire lui avait pénétré le cœur d’une ardeur délicieuse et toute nouvelle ?

Claude viendrait-elle ? Là était la question vitale, le problème, entre tous, absorbant !

Et l’homme qui attendait si fiévreusement, dans un vieux château de légende, la venue d’une jolie enfant en robe de portrait, s’étonnait de ne pas se sentir plus différent de celui qui, quelques heures auparavant, avait demandé le chemin de Mons-en-Bray à l’aubergiste des Audrettes et avait entendu, presque distraitement, prononcer pour la première fois le nom de Claude de Chanteraine.

Un temps s’était-il écoulé où le cœur de Pierre ne soupçonnait pas l’existence de cette créature exquise, où ses yeux n’avaient pas encore rencontré les yeux purs de la princesse du conte, où son oreille n’avait pas encore retenu le timbre doux et argentin d’une voix qui disait : « Je rêvais de vous… »

Pierre aimait, Pierre adorait mademoiselle Claude de Chanteraine et il lui semblait, en ces quelques heures, avoir vécu toute une éternité de tendresse.

Quoi de plus fou pourtant et de plus triste que cet amour de féerie qui resterait sans lendemain !

Claude aimait ailleurs, Claude était fiancée… puis, alors même que son cœur de jeune fille n’eût pas encore parlé, ne se fût pas encore promis, quel miracle eût pu rapprocher deux êtres que tout séparait, la fille des ducs de Chanteraine, la patricienne qui attendait dans un sépulcre que la France couronnât un roi, et Pierre Fargeot, le plébéien, le soldat dévoué à la République ?… Oui, certes, de cet amour né si vite, le colonel Fargeot n’avait rien à espérer.

Il n’espérait rien… Mais, à la minute précise où il était encore plongé dans les délices de son rêve trop court, que lui importait l’avenir ?

N’allait-il pas revoir Claude ?

Elle viendrait ! Il en était sûr, maintenant ! Elle viendrait… seule, sans doute ; elle viendrait avec sa bravoure ingénue…

Le bruissement très léger d’une robe de soie fit tressaillir l’officier.

Mademoiselle Claude de Chanteraine était là. Sous la lueur du jour qui pénétrait à travers les rideaux tirés, Pierre la voyait soudain, grave, très pâle, l’air résolu pourtant.

Il s’était levé, attendant une parole. Il n’attendit pas longtemps.

— Tout à l’heure, monsieur, fit la jeune fille d’une voix ferme, vous alliez partir, et, à l’insu de mes parents, je vous ai prié de rester ; maintenant me voici près de vous et personne ne sait à Chanteraine que je vous ai rejoint… Cette prière que je vous ai adressée a dû vous étonner beaucoup ; ma présence ici doit vous surprendre plus encore… Il fallait, en vérité, pour qu’une fille comme moi se résolût à une telle démarche que des intérêts singulièrement graves se trouvassent en cause… Mais vous l’aurez compris, car vous êtes un galant homme… Et vous aurez compris aussi, j’espère, combien est grande la preuve d’estime que je vous donne en ce moment.

— L’idée ne m’est pas venue, mademoiselle, répondit Pierre, de porter un jugement, quel qu’il fût, sur l’avertissement que j’ai reçu de vous… J’ai pensé seulement que vous alliez peut-être me donner l’occasion de vous servir… et j’en ai été très heureux.

Le visage de Claude, si sérieux, presque triste l’instant d’avant, exprimait maintenant la confiance douce, presque enfantine que Fargeot y avait vue déjà.

— Il faut, il faut que je vous parle, monsieur, reprit la jeune fille… Oh ! je ne sais que penser… je suis si troublée… Cette bague que vous vouliez laisser à ma garde… et que je vous ai rendue… montrez-la-moi encore, je vous prie… Et, rappelez bien vos souvenirs… C’est votre père qui vous l’a donnée ? il y a longtemps ?

— C’est mon père ; il y a environ neuf ans… Je fus alors frappé du travail délicat et bizarre qui faisait de cette simple bague un objet d’art fort curieux et m’empressai de demander à mon père où il avait acquis un bijou si singulier. « Chez un antiquaire de Paris, me répondit-il… Je destinais cet anneau, dont l’achat remonte loin, à ta mère qui est morte avant de l’avoir porté… ta femme le portera. » Voilà, mademoiselle, tout ce que je sais, et, sans doute, tout ce que mon père lui-même savait, du petit talisman d’or que je désirais vous confier. A son lit de mort, cependant, il m’en reparla pour me recommander encore de l’offrir, un jour, à ma fiancée…

— A votre fiancée… répéta vaguement mademoiselle de Chanteraine.

Puis elle se mit à regarder la bague attentivement. A l’intérieur, au milieu de signes étranges, une devise était gravée, en caractères gothiques : Prie et espère.

Pierre Fargeot, anxieux, troublé, inquiet même, sans définir très clairement la cause de son inquiétude, assistait en silence à ce long examen.

— Quand votre mère est-elle morte ? demanda la jeune fille.

— A la fin de l’année 1777. Je n’avais alors qu’un an et demi.

— C’était avant, murmura mademoiselle de Chanteraine.

Elle semblait se parler à elle-même, fixant toujours, comme fascinée par l’éclat du métal, l’étroit cercle ciselé.

— Cette bague vous rappelle quelque chose ? hasarda Pierre.

Claude leva les yeux et, tenant toujours la petite bague étrange :

— Quelque temps après ma naissance, dit-elle, sans répondre directement à la question de l’officier, mon grand-père fit exécuter, sur un dessin qu’il avait lui-même composé et dont les détails semblaient avoir été empruntés à quelque formulaire de magie, deux bagues d’or qui nous étaient destinées à mon cousin Gérard et à moi et que nous devions échanger, le jour de nos fiançailles… Ces deux bagues ne différaient entre elles que par la devise qui y était gravée. Au moment où l’orfèvre les lui livra, le duc de Chanteraine en remit une à ma tante Irène ; il me donna l’autre à moi beaucoup plus tard… Je n’ai jamais vu la première, celle que je devais recevoir de Gérard, et j’ignore la devise qu’elle porte… Quant à la seconde, à celle que j’aurais moi-même offerte à mon fiancé, elle est toujours en ma possession et recèle ces trois mots : Espère et agis… La voici.

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