Les ruines en fleur
II
LA VENGEANCE D’ANTONIN FARGEOT
Pierre ou Gérard en avait long à dire. Il commença son récit en parlant à la jeune fille de la mort d’Antonin Fargeot, des paroles que le malheureux avait prononcées à l’heure suprême, des doutes et des soupçons engendrés par cette confession incohérente… Puis il entreprit l’histoire du passé telle qu’il la connaissait maintenant, telle que tante Manon la lui avait racontée, lorsque après la découverte du coffret d’émail, elle avait enfin développé et complété les vagues révélations qu’il avait fallu auparavant arracher une à une à son angoisse.
Comme l’officier s’étendait malgré lui sur le douloureux roman d’Antonin Fargeot, comme il s’apitoyait sur les tristesses de cette vie sacrifiée, Claude eut un petit mouvement de surprise et de révolte.
— Ce méchant homme vous a pris à nous ! objecta-t-elle.
Avec une grande douceur, une profonde tendresse, Pierre attira Claude contre sa poitrine et la gardant ainsi étroitement enfermée dans ses bras comme pour se bien persuader, à cette minute, qu’elle était à lui maintenant et qu’aucune puissance, aucun préjugé humain ne pouvait plus la lui prendre :
— Ma fiancée, ma Claude adorée, fit-il, il ne vous est pas possible de concevoir ce que cet homme, ce « méchant homme », comme vous dites, a souffert !… Ah ! si vous saviez !… Aimer une jeune fille de toutes les forces de son être, assez passionnément, assez exclusivement pour ne plus pouvoir se figurer une vie où on ne la verrait pas et dont elle ne serait pas le but et la raison d’être ; se juger digne d’elle ou capable de le devenir, sentir qu’aimé d’elle on lutterait sans faiblesse, on triompherait de toutes les difficultés… Et cependant n’avoir pas le droit d’espérer que tant d’amour puisse éveiller jamais dans l’âme de la bien-aimée autre chose qu’un profond dédain ou — si elle est généreuse — une vague pitié ! N’être après tout séparé d’une femme chérie que par un préjugé, et avoir la certitude que ce préjugé constitue le plus terrible, le plus infranchissable des abîmes, un abîme que rien au monde ne saurait combler… Mais, y avez-vous songé ? c’est, pour un cœur aimant et fier, une torture dont l’horreur est inexprimable !… Cette torture, il l’a connue dans ses plus atroces raffinements, le malheureux Antonin Fargeot !… Bien plus, il a été insulté, traité comme le dernier des lâches… bâtonné, devant celle qu’il aimait !… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comment voulez-vous, quand il a souffert cela, que je refuse de pardonner, moi, moi ?… Mais s’il avait tué, s’il… ma bien-aimée, s’il avait tué l’homme qui cherchait à l’avilir, je crois que je pardonnerais encore.
Emporté par la violence du sentiment qu’il défendait et qu’il avait fait sien, Pierre s’était levé, le front pâle, les yeux enflammés.
— Comme vous avez l’air méchant, quand vous parlez ainsi ! fit Claude en secouant la tête.
Mais elle souriait, presque convaincue, car elle savait qu’il y avait beaucoup d’amour pour elle dans ce pardon accordé à Antonin Fargeot.
— Vous n’avez pas peur de moi, pourtant ? demanda doucement l’officier, en se rasseyant auprès d’elle.
— Non, soupira-t-elle, non… tout de suite, j’ai eu en vous une confiance… très folle… que rien, je crois, ne pourrait plus ébranler. Il me semble que vous devez mieux que moi juger de toutes choses… Et, cependant, quelle excuse trouver au rapt d’un enfant sans défense…
— Ce rapt qu’Antonin Fargeot s’est reproché comme un crime, sur son lit de mort, n’a pas été commis de propos délibéré, fit le jeune homme. Tout à l’heure, je vous ai raconté comment le pauvre maître de poésie avait renoncé à se faire justice lui-même aussi bien qu’à obtenir justice des autorités… Un grand découragement avait anéanti en lui toute énergie, toute ambition… Ses chers travaux de littérature et de philosophie ne lui paraissant plus que vains et sans portée, il les avait délaissés… Là n’était pourtant pas encore le terme de ses épreuves. Quelque temps après le mariage de… — c’est par vous que je connais, vous le savez, les noms mystérieux de cette étrange histoire — quelque temps après le mariage de mademoiselle Irène de Champierre, Antonin s’était senti si seul… et si malheureux dans sa solitude qu’il avait essayé de se créer de nouvelles affections, de nouveaux devoirs. Il avait épousé une jeune fille qui lui était inférieure, sans doute, sous le rapport de l’intelligence et de l’éducation, mais dont la bonté, l’honnêteté, le courage avaient attiré son estime… Bientôt, il perdit sa femme, puis l’enfant qui lui était resté de ce demi-bonheur trop court… Quelques jours après ce dernier deuil, comme il errait au hasard de sa songerie dans cette grande ville de Paris où il vivait seul, maintenant, d’hôtellerie en hôtellerie, très ignoré, très silencieux, ne se plaisant en aucun logis, ne recherchant la société de ses semblables qu’autant que l’exigeait la nécessité de pourvoir à sa subsistance, il oublia l’heure et minuit sonna avant qu’il eût pensé à la retraite… Sa songerie l’avait conduit, comme bien souvent sans doute, dans les parages de cet hôtel de Chanteraine-Champierre qui abritait la nouvelle existence de la bien-aimée d’autrefois, d’Irène, heureuse épouse, heureuse mère… Mais, ce soir-là, malgré l’heure tardive, un grand nombre de personnes couraient affolées suivant la même direction qu’Antonin Fargeot… L’hôtel de Chanteraine-Champierre était en flammes !… Bientôt le pauvre homme se précipita vers le lieu du sinistre et, arrivé là, il apprit simultanément qu’on venait de retirer de l’édifice incendié le cadavre du marquis de Chanteraine, puis celui de sa femme… et qu’on ignorait le sort de leur fils, un enfant de deux ans… Les secours étaient venus trop tard, les escaliers menaçaient de s’écrouler… Tout espoir était perdu… Antonin n’en demanda pas plus. Comme un fou, un halluciné, il s’élança dans la fournaise, ne sachant pas s’il souhaitait de mourir lui-même, parce qu’Irène était morte, ou de sauver l’enfant de celle qu’il avait tant aimée… Plus tard, il ne se rappela qu’imparfaitement ce qui s’était alors passé… La nourrice épouvantée avait quitté sa chambre à coucher en emportant le petit Gérard de Chanteraine et courait éperdument à travers l’hôtel, sans plus savoir trouver d’issue ; elle rencontra un homme qui semblait braver les flammes ou les ignorer, et elle lui confia précipitamment, avec l’enfant que ses bras ne pouvaient plus soutenir, un petit coffret d’émail, qu’elle avait pu sauver et qu’elle savait précieux…
— Oh ! Pierre, s’écria Claude, cette impression d’une grande terreur ressentie dans une maison en flammes, ce rêve qui troublait vos nuits d’enfant, c’était un souvenir !
— C’était un souvenir, oui, répéta Pierre.
Puis il reprit, continuant son récit :
— Antonin saisit l’enfant et le coffret et se jeta au hasard dans un couloir que le feu avait épargné ; bientôt, il s’aperçut que, malgré ses recommandations expresses, la nourrice ne l’avait pas suivi… Avait-elle tout à coup manqué de force ? était-elle retournée en arrière, follement, pour chercher un objet oublié ? Il ne le sut jamais. Il ignora toujours aussi, par quel prodige, à l’instant où l’immense escalier s’effondrait aux cris d’horreur de la foule, il avait pu, lui, le sauveteur inconscient, sortir de l’hôtel par une petite porte de service. Mais le même instinct qui l’avait dirigé, à travers tous les obstacles et tous les périls, vers l’air respirable, lui interdit alors de s’arrêter, et sa fuite éperdue ne prit fin que lorsqu’il eut atteint, loin de l’incendie, la fraîcheur d’une rue sombre et déserte… Là, une émotion terrible l’attendait encore… En se penchant sur l’orphelin qu’il avait sauvé et qui se cramponnait à lui, muet, sans larmes, Antonin Fargeot crut rencontrer des yeux déjà vus… les yeux de cette Irène de Champierre qui n’était morte pour le monde que depuis une heure, mais qu’il pleurait, lui, depuis longtemps. Une ressemblance qui lui parut frappante, chez cet enfant de deux ans…
— C’est vrai, murmura mademoiselle de Chanteraine… Vous avez les yeux de votre mère, vous avez aussi son sourire… Cette ressemblance, je l’ai vue tout de suite… D’abord, je ne me rendais pas compte… puis, brusquement, quand vous avez regardé le portrait de ma pauvre tante, j’ai été saisie… Et vous, vous avez aimé ce cher portrait, sans rien savoir, sans rien prévoir de la vérité !
— Oh ! Claude, c’était le portrait de ma mère… de ma mère à moi ! Comme je l’eusse aimée ma mère, Claude ?… Et mon père, vous ne m’en avez rien dit… vous me parlerez de lui ?…
— Oui, je vous le promets, répondit la jeune fille. Que de choses nous avons à nous dire ! mais continuez votre récit, mon cher, cher ami… Cette ressemblance ?…
— … Cette ressemblance qui n’est pas illusoire, puisque, vous aussi, vous l’avez observée, provoqua chez Antonin Fargeot une sorte de détente… Et le pauvre homme se mit à pleurer… Il pleurait sur la mort affreuse d’Irène, sur sa propre misère, sur le sort du petit enfant sans père ni mère qu’il tenait entre ses bras… et, le petit enfant, sentant confusément, sans doute, que cet homme au visage de douceur et de tristesse était bon et qu’il souffrait… l’embrassa soudain et le caressa pour le consoler… Alors, au milieu de tant de douleur, à l’heure même où la femme aimée venait de mourir, Antonin Fargeot eut un moment d’ineffable joie et le courage lui manqua pour se séparer aussitôt de l’orphelin, de ce fils d’Irène qui ne connaissait pas encore les distances sociales et qui baisait doucement de sa bouche innocente le « philosophe » que les laquais de son grand-père avaient chassé… Personne dans la foule terrifiée n’avait pu remarquer au milieu des flammes et de la fumée tandis que l’escalier s’écroulait et bientôt, avec lui, toute une partie de l’hôtel, le passage d’un homme qui s’était enfui, en courant, comme beaucoup d’autres à cette minute d’épouvante ; personne ne savait que Gérard de Chanteraine eût échappé à la mort… Antonin l’emporta à l’autre bout de Paris, dans une auberge où il se présenta vers le matin, comme un voyageur quelconque… Mais l’enfant, en proie à une fièvre ardente, semblait maintenant anéanti… comme s’il n’eût plus su trouver les quelques mots qu’il devait déjà connaître, il bégayait de temps à autre des sons inarticulés, de vagues syllabes qui n’avaient point de sens… Une grave maladie se déclara. Pendant plusieurs jours, la vie et la mort se disputèrent Gérard de Chanteraine, et quand la vie eut enfin triomphé, Antonin sentit qu’en rendant ce petit être à ceux qui le croyaient mort, à M. de Champierre peut-être, il allait perdre Irène encore une fois… Mais il ne trouva pas la force d’accepter ce nouveau déchirement… Et, après une suprême lutte, il consomma sa faute ; il la consomma en la raisonnant sans doute et je crois comprendre le travail qui put se faire dans son esprit.
» Rien du passé ne subsistait plus, après l’horrible crise, dans le cerveau de l’enfant. On eût dit que, revenant à la santé, Gérard avait recommencé une autre vie. Il avait fallu lui apprendre à marcher, il faudrait lui apprendre à parler…
» Antonin Fargeot garderait auprès de lui l’héritier des Chanteraine, l’élèverait comme il eût élevé le fils qu’il venait de perdre, il le doterait de tout le savoir qu’il avait lui-même amassé au cours de sa douloureuse jeunesse ; il le mettrait à l’abri des préjugés de race, il développerait en ce cœur vierge les instincts généreux et purs de l’être que la corruption sociale n’a pas encore touché, puis, quand il aurait fait de ce fils de noble un homme libre, conscient et respectueux de la dignité humaine, il le rendrait au comte de Champierre. Telle serait la revanche de l’amoureux bafoué ! Un jour, le grand seigneur avait jeté comme une injure à la face d’Antonin Fargeot le mot de philosophe ; ce serait bien en philosophe qu’Antonin Fargeot se vengerait du grand seigneur… »
» Mais les événements publics vinrent modifier ces projets. Il y eut un jour où Antonin put penser avec raison qu’étant donné l’état des choses, il était meilleur et moins périlleux pour l’enfant enlevé de s’appeler Pierre Fargeot que Gérard de Chanteraine… Vous connaissez la fin de cette étrange histoire. Je serais resté toujours Pierre Fargeot, non seulement si mon père adoptif n’avait pas été pris de remords à l’heure de quitter cette vie, mais encore si le plus extraordinaire des hasards ne m’avait permis de deviner, par déduction, un nom que la vue des objets impersonnels contenus dans ce coffret, n’eût pas suffi à me révéler… Mais, je vous ai connue, je vous ai aimée, mon ange, mon trésor !… Et il semble vraiment qu’en mourant, celui qui m’a élevé — oh ! si tendrement, Claude, avec tant de dévouement — ait pressenti, lui aussi, quelque chose de l’avenir quand il m’a dit : « Tu me pardonneras, peut-être, quand tu auras aimé… » Vous lui pardonnerez comme moi, n’est-ce pas, Claude ?
— Si vous voulez, concéda mademoiselle de Chanteraine. Il me semble que je ne sais plus haïr… Et pourtant, mon grand-père le duc de Chanteraine a pleuré amèrement la mort de son petit-fils, et pourtant si cet homme ne vous avait pas enlevé à votre famille, vous ne seriez pas…
— Qui sait ce que je serais ?… Rougissez-vous donc de ce que je suis ?
— Rougir de vous ! oh ! Pierre !
— Vous m’appelez encore Pierre ?
Claude sourit, et très bas :
— Je crois que pour moi vous serez toujours Pierre.
— Et cependant, si j’étais resté Pierre pour tous, si je n’avais eu droit que… qu’au seul titre en somme, ma pauvre bien-aimée, qui vaille qu’on m’en sache gré, parce que je l’ai moi-même conquis ; si je n’avais été enfin qu’un pauvre officier de l’armée d’Italie… vous n’auriez jamais été ni ma fiancée ni ma femme. Et si Gérard, un autre Gérard était venu…
Mademoiselle de Chanteraine le regarda avec reproche.
— Vous m’avez fait espérer, lors de notre tout premier entretien, dit-elle, que Bonaparte n’était point ennemi de la foi et que, par lui, les églises seraient rouvertes aux âmes pieuses. Ne me croirez-vous pas, si je vous jure que depuis, cette idée m’a hantée : « Les cloîtres aussi nous seront-ils rendus ? »… Car, si je restais la fiancée fidèle de Gérard de Chanteraine, c’était bien, néanmoins — oh ! mon ami, soyez-en sûr — c’était bien à Pierre Fargeot que mon âme s’était donnée… Et je n’aurais pu la lui reprendre que pour l’offrir à Dieu.