Les ruines en fleur
PREMIÈRE PARTIE
I
LES BAVARDAGES DU CITOYEN POUPONNEL
Tout en découpant sur la table les viandes succulentes qu’il avait lui-même accommodées, tout en versant dans le verre de Pierre Fargeot une jolie piquette rose aussi parfumée que les vignes en fleurs, maître Pouponnel, l’aubergiste des « Armes de la Nation », se gardait de ménager ses mots, car il pensait que, sans causerie, il n’est pas de bon repas.
— Vous me croirez si vous voulez, citoyen colonel, disait-il, — conciliant par ce vousoyement déférent joint à cette appellation égalitaire son respect pour le grade supérieur avec les exigences de ses convictions républicaines, — mais quand vous êtes entré à l’auberge, quand vous m’avez demandé à dîner, comme tout autre voyageur passant par les Audrettes, vos vêtements civils ne m’ont pas trompé un instant… A votre attitude, à votre geste, à je ne sais quoi, j’ai compris tout de suite que vous apparteniez à l’armée et que vous y aviez un beau grade… Pour un peu j’aurais aussi deviné votre nom… On l’a prononcé souvent ces temps derniers, en parlant de l’Italie !… Eh ! oui, citoyen, vous voilà quasi célèbre !… C’est un joli sort d’être colonel à votre âge… et d’avoir conquis son grade à Marengo, sous les yeux du Premier Consul !… Je vous en félicite, en bon patriote !
— Merci beaucoup, citoyen… répliqua le voyageur.
Mais il semblait distrait, soucieux, et l’aubergiste, qui se flattait de dérider ce front grave, s’occupa d’apporter quelque variété à une conversation qui durait déjà depuis un moment.
— … Et vous venez de Paris, citoyen colonel ? interrogea-t-il d’un ton d’heureuse humeur.
— J’y suis arrivé en même temps que le Premier Consul, mais je n’y ai guère séjourné, répondit l’officier, essayant de secouer un absorbement pénible… De Paris, je me suis rendu sans tarder à Brémenville, un village du Nord… C’est de là que je viens.
— Et maintenant, vous retournez à Paris ?
— Non, je vais plus loin… je vais à Moret.
— En tout cas, je suis charmé que les Audrettes se soient trouvées sur votre chemin, citoyen colonel… Quand avez-vous quitté Brémenville ? Hier ?
— Hier matin.
— C’est que je connais bien ce village-là… Un joli pays, pas vrai ?… Des cousins à moi l’habitent et, quoiqu’on ne voisine guère à de si grandes distances, j’ai moi-même passé quelque temps à Brémenville l’année dernière, pour des affaires de famille…
— Ah ! vraiment, fit le colonel Fargeot.
Et il était visible que les affaires de famille du citoyen Pouponnel ne l’intéressaient pas plus que ne l’exigeait strictement la politesse.
L’aubergiste s’étonna sans doute de cette indifférence persistante, car il regarda plus attentivement son jeune client.
— Si la chose n’était pas bien invraisemblable au lendemain d’une victoire qui doit vous avoir mis le cœur en fête, reprit-il, je dirais que vous paraissez triste, citoyen…
Pierre releva la tête.
— Je suis triste, en effet, répondit-il, je suis même plus que triste… je suis malheureux… car, tandis que j’accourais à Brémenville tout fier, tout joyeux de mon grade nouveau, mon père, malade depuis plusieurs jours sans que j’eusse pu en être averti, était à l’agonie… quelques heures à peine après mon arrivée, il est mort dans mes bras…
— Oh ! c’est affreux… et je vous plains bien sincèrement…
Il y eut un silence. Puis, incapable de contenir longtemps la naturelle agilité de sa langue, l’aubergiste demanda :
— Votre père était de Brémenville ?
— Non, mais il y remplissait depuis deux ans les fonctions de maître d’école…
Pouponnel tressaillit, le visage illuminé.
— … De maître d’école… attendez donc ! s’écria-t-il. Fargeot… le citoyen Antonin Fargeot… c’est cela !… Mais je l’ai connu votre brave homme de père… Je l’ai vu à Brémenville, chez mes cousins précisément… Suis-je étourdi de ne pas m’en être souvenu tout de suite ?… Ce n’est pas d’ailleurs que vous lui ressembliez au citoyen Antonin Fargeot, ajouta-t-il enveloppant le jeune homme d’un regard amusé. Il était aussi frêle et mince que vous voilà grand et solide… Et je ne pouvais guère m’imaginer qu’il eût pour fils un aussi bel officier… Ah ! oui certes, un officier fièrement beau !… Je ne voudrais pas vous flatter, citoyen colonel, mais s’il y en a beaucoup de bâtis comme vous dans les armées de Bonaparte, je me figure que les ennemis de la nation n’ont qu’à bien se tenir !
Et, satisfait de sa péroraison, l’aubergiste brandissait d’un geste martial le couteau et la fourchette dont il venait de se servir pour détacher l’aile d’un poulet.
Il est vrai de dire que son jugement admiratif n’avait rien d’excessif et que c’était en effet un très bel officier que Pierre Fargeot — beau non pas seulement par l’ensemble de son être physique, sa haute taille, la sveltesse robuste de ses vingt-quatre ans, beau encore de toute la loyauté, de toute la fierté, de toute la noblesse de l’âme jeune et ardente dont le pur rayonnement éclairait ses traits mâles et transparaissait, en dépit d’un chagrin profondément ressenti, sous la douceur veloutée de ses yeux bruns.
L’aubergiste se tut encore un instant, mais, comme Fargeot ne lui répondait que par un très pâle sourire, l’idée lui vint que l’orphelin attendait un retour courtois au souvenir du maître d’école.
— Pendant ces dernières heures que vous avez passées à son chevet, votre pauvre père possédait-il encore toute sa tête ? questionna-t-il.
A ces mots, l’officier parut sortir d’un rêve, et une singulière réplique lui échappa.
— Je ne sais pas… murmura-t-il comme malgré lui.
— Vous ne savez pas ? répéta Pouponnel étonné.
— Je veux dire que les phrases les plus sensées furent souvent interrompues par le délire, pendant cette triste nuit d’agonie et que le…
Ici, le jeune homme s’arrêta, saisi par une émotion dont il voulait réprimer les manifestations visibles.
— Alors… vous avez connu mon père, citoyen ? demanda-t-il pourtant au bout d’un instant, lorsqu’il sentit que sa voix s’était raffermie.
L’aubergiste était toujours disposé à répondre et à répondre copieusement.
— Je l’ai connu comme on peut se connaître quand on s’est vu deux ou trois fois, citoyen… mais je sais qu’il était fort estimé à Brémenville, pour son savoir d’abord, puis pour sa bonté, sa charité, puis enfin pour ses opinions républicaines qu’on savait de bonne marque… Tenez, je me rappelle maintenant… il m’a conté qu’il avait un fils dans l’armée… et à ce propos, comme je le plaignais d’être séparé de son gars, il m’a dit de belles paroles : « — Vous avez raison, citoyen, depuis huit ans que l’enfant s’est engagé, je suis bien seul et souvent bien triste ; mais quand je pense que c’est moi, le pauvre diable de maître d’école qui ai donné à la République un soldat comme celui-là, je prends en patience le chagrin, l’isolement et j’en arrive à oublier beaucoup d’autres choses encore… » Ah ! oui, c’en était un bon, un pur le citoyen Fargeot !… Et par le temps d’aujourd’hui, an VIII de la République, il ne faudrait pas croire qu’ils courent les rues, les vrais républicains… Il y a même des gens qui disent comme cela que le citoyen Premier Consul…
— Eh bien ? questionna Pierre.
— … qui disent que le citoyen Premier Consul ne l’est pas républicain autant qu’on voudrait, voilà !
— Ah ! vraiment, fit l’officier, ces gens-là disent que le citoyen Premier Consul n’est pas républicain ! Que disent-il donc qu’il est ?
— Ils disent qu’il est… bonapartiste, citoyen colonel, avoua l’aubergiste.
Fargeot souriait plus franchement, amusé de ce verbiage.
— Peut-être l’est-il, en effet, concéda-t-il. Pourquoi la qualité de bonapartiste et celle de républicain seraient-elles incompatibles, puisque nous sommes en république et que Bonaparte est à la tête du gouvernement ?… Mais combien vous dois-je, citoyen, pour votre excellent repas, ajouta le jeune homme, en reculant un peu la table.
— Allons, citoyen colonel, un bon mouvement, décidez-vous à passer la nuit ici, s’écria maître Pouponnel sans plus répondre à la demande qui lui était faite. Je vous donnerai la plus belle chambre de l’auberge et, sans me flatter, vous y serez aussi bien logé que le général Bonaparte aux Tuileries.
Pierre Fargeot secoua négativement la tête.
— Je vous remercie, dit-il, mes moments sont comptés et mon voyage réglé heure par heure, étape par étape jusqu’à Moret. Sous peine d’être infidèle à cet itinéraire rigoureusement tracé, je dois, ce soir même, atteindre le village de Mons-en-Bray. C’est donc là que je passerai la nuit.
— Mons-en-Bray, ce soir ! Mons-en-Bray ! répéta l’aubergiste en levant les bras au ciel. Mais vous n’y pensez pas, citoyen colonel ! Si longs et clairs que soient les jours de thermidor, jamais vous n’atteindrez Mons-en-Bray avant la nuit ! Il faut compter, des Audrettes à Mons, quatre bonnes heures… en marchant bien !
— Mettons-en donc trois en marchant très bien, citoyen. Nous en avons vu de plus dures !… Et cette course à pied sera la dernière que j’aurai à fournir puisqu’à Mons-en-Bray, je retrouverai mon ordonnance et mes chevaux.
— Vous ne pouvez pas arriver en trois heures à Mons… il faudrait pour cela posséder les bottes du Petit Poucet, citoyen. Et, entre les Audrettes et Mons, vous ne rencontreriez pas seulement une grange où dormir, si vous vouliez vous arrêter en route.
— Je ne m’arrêterai pas en route, je marcherai jusqu’à ce que j’arrive et j’arriverai toujours une fois, déclara l’officier avec une belle assurance juvénile. L’essentiel est que je ne me trompe pas de direction et connaisse le chemin le plus court. Pouvez-vous me l’indiquer ?
— Citoyen colonel, insinua maître Pouponnel de son ton le plus enjôleur, je saurais mieux vous l’indiquer à la lumière du matin.
Mais le visage de l’officier se fit plus grave.
— N’insistez pas, citoyen… je suis attendu à Moret par la seule parente qui me reste au monde, une tante de mon père, très âgée déjà et qui m’a élevé… Le malheur dont je viens d’être frappé et qui l’atteint presque aussi douloureusement que moi est encore ignoré d’elle… Tout retard de ma part serait coupable, vous le comprendrez.
— J’aurais eu grande joie à loger aux « Armes de la Nation » un de nos vainqueurs de l’armée d’Italie ; mais je vois que vous êtes incorruptible, citoyen colonel, fit l’aubergiste avec un geste résigné. Il ne me reste donc plus qu’à vous enseigner le chemin de Mons-en-Bray.