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Les ruines en fleur

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IV
LA CLÉ D’OR

Devant le fait accompli, ni Pierre ni Claude ne trouvèrent de paroles… Mademoiselle de Chanteraine s’était laissée tomber sur la chaise que son nouvel ami lui avait tout à l’heure avancée ; là, elle demeura quelques instants sans force, sans voix.

— J’ai voulu savoir, je sais ! murmura-t-elle enfin en tordant machinalement, d’un mouvement très lent, ses mains jointes. Oui, je sais ; cette bague que vous me confiiez par hasard, comme vous l’eussiez confiée en des circonstances analogues à toute autre jeune fille, est l’anneau prédestiné que j’attendais de Gérard de Chanteraine, mon fiancé… Je sais !… Mais à quoi bon, puisque cette lueur d’un instant ne fait paraître que plus épaisses et plus impénétrables les ténèbres dont je suis enveloppée ?… A quoi bon ? Et qu’est-ce que tout cela prouve ?…

Très affectueusement, avec un désir de l’arracher à ce grand découragement, Pierre insinua :

— … Que Gérard de Chanteraine a été sauvé, peut-être ?… car s’il avait péri avec ses malheureux parents, comment la bague eût-elle pu se trouver intacte dans les mains de l’homme qui l’a vendue à mon père ?

Claude ne parut pas entendre. Elle se leva et fixa un moment, avec des yeux vagues qui ne semblaient pas voir, la porte de fer si hermétiquement close, si étroitement enchâssée dans le mur.

— Le duc de Chanteraine m’a souvent montré le dessin de cette porte, qu’il avait fait exécuter à l’étranger comme la boiserie qui la recouvrait, comme les différentes pièces du mécanisme ingénieux que nous venons de faire jouer… Elle s’ouvre au moyen de deux clés, une clé d’or que je possède, une clé d’argent que Gérard devait me donner… Voyez, c’est là qu’est dissimulée la première serrure…

Et, en effet, comme si, par miracle, le métal s’était amolli parmi les caprices gracieux d’une arabesque, la petite clé d’or que Claude tenait à la main pénétra dans une invisible serrure ; aussitôt, sur un mouvement de la jeune fille, le lourd rectangle de fer trembla et, par le haut, se détacha quelque peu de son alvéole.

— Cette plaque, reprit mademoiselle de Chanteraine, doit se renverser comme un pont-levis, et mettre à découvert les coffres qui renferment la fortune amassée par mon grand-père… mais ces richesses seront respectées et ne verront le jour que lorsqu’un duc de Chanteraine aura reparu dans ce château, apportant la clé d’argent…

Claude avait parlé tristement, de la même voix lente, à peine modulée. Elle se tut encore, puis, brusquement, elle se tourna vers Pierre… Ses yeux agrandis, soudain, exprimaient une supplication ardente, passionnée.

— Il ne reviendra pas, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle… Vous ne croyez pas qu’il puisse revenir ?

Ces mots d’angoisse avaient jailli malgré elle du plus intime de son être.

Maintenant, elle le redoutait ce retour jadis tant souhaité !

Une joie folle, presque douloureuse en son intensité, étreignit le cœur de Pierre.

— Non, je ne crois pas qu’il revienne, je ne crois pas, fit-il très bas.

En proie à une émotion fiévreuse contre laquelle sa volonté luttait en vain, mademoiselle de Chanteraine ne semblait se soutenir qu’à peine.

— Oh ! je ne sais pourquoi, dit-elle avec une sorte de confusion en passant sur son front sa petite main pâle, je ne sais pourquoi, j’ai peur… j’ai peur… Que serait-il cet homme que je ne connais pas et qui viendrait me chercher en maître ?… et puis… si… si quelqu’un venait… qui ne fût pas lui, si… Que croire ? Mon Dieu, je me sens devenir folle quand je pense à toutes ces choses mystérieuses… incompréhensibles pour moi…

Elle chancela, ses yeux se fermèrent.

D’un mouvement instinctif, Pierre l’entoura de ses bras, la retint contre lui.

— Mais il ne viendra pas, répéta-t-il doucement, il ne viendra pas… essayez d’échapper à ces imaginations morbides, à tout ce surnaturel qui vous effraye, qui vous fait mal.

Et un grand désir le prit d’ajouter à ces mots, d’autres mots : « Oubliez ce fantôme de vos rêveries… et laissez-moi être le guide, le protecteur dont votre faiblesse a besoin dans la vie, dans la vraie vie. »

Oh ! que de choses il eût voulu dire à la bien-aimée, tandis qu’il la tenait ainsi, lasse et comme plus frêle, tout près de son cœur ! « Mon origine est très humble, mais, en ce monde nouveau que vous ignorez encore, l’avenir, un avenir de gloire, peut-être, est à moi… Pour vous mériter, je saurais devenir illustre ; je risquerais cent fois ma vie, je prendrais des villes, je gagnerais des batailles… parti de rien, je saurais atteindre à tout ! Et votre famille aurait en moi un soutien puissant. Qu’est-ce donc de nos jours qu’un titre, une particule ? N’avons-nous pas aussi, nous, les hommes d’aujourd’hui et de demain, notre noblesse, née comme l’autre se flattait de l’être, du courage personnel, de la gloire militaire, des services rendus au pays ?… Vous me connaissez à peine… mais, dès la première minute, je vous ai aimée, je vous ai appartenu… et vous, vous m’aimeriez un peu aussi, je le sens, si vous vous abandonniez à votre cœur… Car il y a des unions écrites à l’avance et des êtres qu’un seul regard lie… Si quelque chose, un sentiment nouveau ne s’était pas révélé à votre âme, pourquoi auriez-vous peur de l’idéal fiancé que votre rêve appelait hier encore ?… Ne permettez pas qu’un préjugé nous sépare !… Vous êtes libre… un serment arraché à votre ignorance d’enfant ne saurait engager votre vie de femme… décidez-vous librement !… Et nous laisserons dormir d’un éternel sommeil le trésor des ducs de Chanteraine… Le trésor pour moi, c’est vous !

Peut-être même le colonel Fargeot les eût-il dites ces paroles folles ; mais, presque aussitôt, les yeux de Claude se rouvrirent surpris, craintifs… D’un mouvement fatigué, avec un petit geste très simple, qui remerciait et protestait un peu prématurément d’un retour de force ou de courage, la jeune fille se redressa, repoussant doucement l’appui auquel, presque inconsciemment, elle s’était abandonnée quelques secondes.

Alors une sorte de réveil se fit aussi en Pierre ; à ce moment même, par une association d’idées assez confuse, il se rappela le délire du maître d’école ; il se rappela qu’il y avait une faute, un crime peut-être dans la vie de ce père bien-aimé.

Si Antonin Fargeot s’était rendu coupable, en dehors de tout entraînement politique, d’une action mauvaise, déshonorante, comment dire à Claude : « Je porte un nom sans tache » ?

Si Antonin Fargeot avait participé aux horreurs de 93, s’il avait fait couler le sang de ceux que les Chanteraine appelaient leurs amis, leurs frères, comment dire à Claude : « C’est un préjugé qui nous sépare » ?

Tout à coup, le jeune homme eut besoin de se rappeler que la petite bague d’or avait disparu pour les Chanteraine, depuis vingt-deux ans, onze ans avant la Révolution française, afin d’échapper à l’affreuse tentation d’en faire le hideux trophée d’un massacre…

Hélas ! ce nouveau doute chassé, qui prouvait en somme à Pierre qu’aucun autre rapprochement sinistre ne devait être fait entre l’histoire mystérieuse de ce bijou qui avait appartenu aux Chanteraine et la faute inavouée d’Antonin Fargeot ?… Quel nom, quel nom révélateur l’agonie du maître d’école avait-elle vainement cherché ?… Celui d’une victime peut-être…

L’espace d’une seconde, cette idée atroce s’empara si complètement du jeune homme que tout son sang lui afflua au cœur…

Mais, il se ressaisit et la douce figure d’Antonin Fargeot reparut, dans son souvenir, purifiée de tout soupçon… Antonin Fargeot n’avait jamais cessé d’être le meilleur, le plus droit, le plus noble des hommes… Il n’avait pu connaître la torture du remords que par la fièvre et le délire qui avaient troublé, abusé son cerveau…

Cependant un charme était rompu, et le fils du maître d’école se raillait maintenant de ses prétentions absurdes : mademoiselle de Chanteraine épouser le colonel Fargeot !!! Quelle folie !

Les yeux vagues, les lèvres très pâles, Claude semblait sortir d’un rêve.

Ému de la voir si éprouvée, souffrant de se sentir si impuissant à la consoler, à la soutenir, Pierre la regarda avec une pitié profonde.

— Êtes-vous mieux, un peu plus forte ? demanda-t-il.

— Je suis mieux, oui… c’est passé… Je suis encore un peu étourdie, voilà tout.

Elle se tut un instant, puis son regard qui se levait rencontra les yeux anxieux de Pierre et, soudain, une violente rougeur colora ses joues blêmes…

— Mon Dieu, fit-elle, que dois-je penser de cette bague… que puis-je croire ?… je ne sais plus… il me semble que j’ai vécu des années en une seule nuit… depuis cette minute où, à peine éveillée d’un rêve qui m’avait fait entrevoir un avenir heureux, tout proche… j’ai cru…

Elle hésita, puis regardant Pierre avec je ne sais quoi d’étrange, de presque hagard dans les yeux, elle acheva, comme effrayée de ce qu’elle disait :

— … J’ai cru voir en vous Gérard de Chanteraine… Oui, j’ai cru le voir… au point de vous accueillir par des paroles… qui vous ont paru bien singulières, sans doute… Et cependant, vous ne m’aviez pas encore donné cette bague… cette bague qui semble s’être échappée de la tombe ! Dites-moi… que faut-il que je croie ?… Êtes-vous sûr que ?…

Elle s’arrêta brusquement.

Pierre souriait avec une grande tristesse.

— Je m’appelle Pierre Fargeot, fit-il, je suis le fils d’un maître d’école de village et d’une ouvrière… Non, ce n’est pas à Pierre Fargeot qu’il appartenait de vous réveiller de ce rêve heureux… Pardonnez-lui d’avoir pris un instant la place d’un autre !…

Mademoiselle de Chanteraine secoua la tête, sans savoir que dire, craignant vaguement de dire trop ou trop peu.

Il y eut un silence très long, très lourd…

— Il faut que je parte, murmura Pierre.

Lentement, sans se parler, ils refirent, à travers le château, le chemin sur lequel, peu de temps auparavant, ils s’étaient sentis entraînés par une impatience fiévreuse.

Ainsi, ils se retrouvèrent devant le portrait du vieux duc de Chanteraine.

— Voici votre bague, dit Claude, tendant au jeune homme le petit cercle ouvragé. Je me demande, hélas ! si, comme talisman, elle méritait d’être gardée avec tant de soin !

— Mais, s’écria Pierre, elle vous appartient…

— Elle n’eût pu m’appartenir, repartit gravement mademoiselle de Chanteraine, que si je l’avais reçue de Gérard, mon fiancé… reprenez-la.

Sans répliquer, Pierre obéit et prit la bague.

Alors, les beaux yeux bleus de la princesse au bois dormant se levèrent une fois encore sur le colonel Fargeot, l’enveloppant d’un regard de bonté très douce :

— Adieu, monsieur, fit la jeune fille, je vous souhaite bonheur et gloire… Nous ne nous sommes connus que pendant un temps bien court… Il me semble, pourtant, que les quelques heures qui nous ont rapprochés ont fait de nous des amis… Il est doux de se trouver en contact avec une âme droite, une conscience fière… et vous m’avez prouvé qu’il y en a dans tous les partis… Nous ne nous reverrons jamais, sans doute… mais j’aimerai, je le sais, à me rappeler notre rencontre… et je serai contente que vous ne l’oubliiez pas.

Une émotion poignante blêmissait Pierre Fargeot.

— Je ne l’oublierai jamais… balbutia-t-il. Jamais… Adieu, mademoiselle… je vous souhaite à mon tour…

Il se tut, ne pouvant achever.

— Merci, colonel Fargeot, et que Dieu vous garde, reprit Claude, essayant d’affermir sa voix qui s’altérait.

Pierre hésita un très court instant, puis, d’un mouvement presque brusque, il saisit la main qui pendait, inconsciente, sur la jolie robe à bouquets roses ; longuement, follement, comme s’il ne pouvait s’en détacher, il y pressa ses lèvres. Et, il s’enfuit.

Sans se retourner une seule fois pour regarder en arrière, sans ralentir sa marche pour reprendre haleine, il traversa les ruines de Chanteraine, il descendit la pente abrupte, il suivit jusqu’à la grande route le chemin qui ceinturait la colline.

Là, il s’arrêta et passa sa main sur son front, sur ses yeux… Une phrase de Claude lui revenait obsédante :

« J’ai cru voir en vous Gérard de Chanteraine… »

Un instant, irrésistiblement attirés, ses regards s’absorbèrent sur la petite bague étrange ; mais, bientôt, il secoua la tête, comme pour chasser une idée importune ou folle.

— Quelles chimères cette pauvre enfant m’a mises dans l’esprit ! murmura-t-il. Oh ! tante Manon, tante Manon, qu’allez-vous me dire ?

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