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Les ruines en fleur

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TROISIÈME PARTIE

I
LE RÊVE DE CLAUDE

Tandis que mademoiselle Charlotte de Chanteraine et son cousin, le chevalier, absorbés dans une partie de tric-trac, oubliaient les destinées de la monarchie française, tandis que M. Fridolin relisait Plutarque sans chercher à se rappeler combien de fois il l’avait déjà lu et que mademoiselle de Plouvarais laissait errer sur le vieux clavier ses petites mains étiolées, Claude s’était assise, une broderie à la main, dans le boudoir imprégné d’iris où la lueur rosée des lampes discrètes caressait si doucement la grâce mignarde des bibelots et la pâleur fanée des soies.

Mais l’ouvrage avait roulé bientôt le long de la jupe à bouquets, jusqu’au coussin où s’appuyaient, un peu nerveux, deux pieds très petits chaussés de souliers clairs à très hauts talons ; et, comme le jour où le colonel Fargeot avait pénétré dans le château qu’il croyait désert, la jeune fille, abandonnant toute occupation précise, s’était alanguie en une pose plus paresseuse.

Elle ne dormait pas ; que ce fût la nuit ou le jour, elle dormait en vérité très peu ou très mal depuis quelque temps, et, cependant, il lui semblait que le sommeil, ce grand enchanteur, eût seul pu lui apporter la paix, sinon la joie… Elle se sentait triste, désemparée. Elle se demandait comment, jusqu’à présent, elle avait pu vivre de cette vie morne, de celle vie sans soleil, sombre aux yeux, froide au cœur.

Un jour, elle s’était prise à dire à mademoiselle Charlotte :

— Pourquoi nous obstinons-nous à rester dans cette tombe ? Nous n’avons rien à craindre d’un gouvernement dont nous n’approuvons certes ni la forme ni l’esprit, mais que nous savons respectueux de la liberté de chacun.

— Mon Dieu, avait ajouté le chevalier de Plouvarais venant timidement à la rescousse, il est certain que ce M. Bonaparte, pour n’être qu’un rustre et un usurpateur, n’en…

Mais, mademoiselle Charlotte avait levé pathétiquement ses yeux et ses bras vers les amours et les guirlandes du plafond et n’avait pas laissé à son cousin le temps d’achever une telle phrase.

— Si votre Bonaparte souhaite que les Chanteraine voient en lui autre chose qu’un rustre et un usurpateur, avait-elle répondu vertement, il n’a qu’à mettre ses pouvoirs au service de Monseigneur le comte de Provence, et à lui rendre le trône qu’occupa Louis IX, le Roi Saint, et Louis XVI, le Roi Martyr… A ce prix, je consentirais à lui pardonner le passé !

— Alors, je crains, ma cousine, avait osé riposter M. de Plouvarais, que Bonaparte — qui n’est en aucune façon mon Bonaparte, croyez-le bien — que Bonaparte, dis-je, ne juge que ce soit payer un peu cher votre pardon !

— S’il en est ainsi, qu’il s’en passe !

— Il s’en passera, ma tante, soyez tranquille, avait conclu Claude avec un peu d’impatience. Mais notre entêtement me semble aussi inutile qu’exagéré et je me demande vraiment ce que nous faisons ici !

A ces mots, mademoiselle Charlotte ne s’était pas bornée à lever les yeux et les bras au plafond, elle avait littéralement bondi hors de son fauteuil en poussant un cri d’horreur.

— Ce que nous faisons ici !!! Oubliez-vous, ma chère, que nous attendons le Roi ! avait-elle répliqué avec indignation. J’avoue, quant à moi, que cette noble oisiveté de l’attente fidèle suffit à occuper mon cœur et mon esprit… Je serais fâchée qu’il en fût autrement pour la fille de votre père !

Et elle avait ajouté, lorsque, sans répondre, Claude était sortie :

— Je ne reconnais plus ma nièce ! Quelle légèreté, mon Dieu !

— Que voulez-vous, ma cousine, avait soupiré M. de Plouvarais qui était décidément en ses jours de hardiesse, elle a vingt ans… et voilà déjà pas mal d’années qu’elle « attend le roi !… » C’est une occupation qui peut paraître monotone à cet âge !

Cependant, il est vrai de dire que Claude ne se reconnaissait plus elle-même. Ah ! certes, elle l’avait savourée, cette « noble oisiveté de l’attente fidèle » qui suffisait au cœur et à l’esprit de mademoiselle Charlotte !

Mais qu’eût pensé mademoiselle Charlotte elle-même, si, par impossible, elle avait acquis la certitude que le roi ne reviendrait pas ou que — en admettant qu’il revînt un roi — ce roi ne pourrait plus être celui qu’elle avait jusqu’à présent attendu ? Mademoiselle Charlotte, en telle occurrence, n’eût assurément plus trouvé à attendre, aucune joie. Et tout à coup, la vie lui eût semblé très vide et très inutile…

Rien ne remplit plus complètement la vie la plus vide, n’éclaire plus lumineusement la vie la plus sombre, n’adoucit plus délicieusement la vie la plus rude qu’un espoir bien cher qu’on porte en soi, dans son cœur, à toute minute, comparable à ces essences précieuses d’Orient dont quelques gouttes, soigneusement enfermées dans le chaton d’une bague, suffisent à parfumer les moindres choses qu’on touche…

Ce talisman, Claude l’avait possédé, mais elle venait de le perdre. Elle ne comptait plus sur le retour miraculeux de Gérard de Chanteraine. Et d’ailleurs, eût-elle cru revoir un jour le fiancé tant attendu, qu’elle ne s’en fût sentie que plus triste et plus découragée encore.

Ce n’était pas cependant que son imagination eût définitivement rompu avec le monde enchanté des choses que les gens très sensés jugent impossibles ; à de certaines heures, il lui arrivait encore de découvrir dans ce monde bien heureux, des routes charmantes, jusque-là ignorées… mais elle ne se sentait plus la force d’y marcher sans appui et quand, tout récemment, lasse, lasse de se contraindre, elle s’était décidée à raconter tout haut l’histoire merveilleuse qui lui exaltait l’esprit et reposait après tout sur une donnée bien réelle, elle n’avait éveillé dans son entourage qu’une surprise paresseuse et presque incrédule.

Mademoiselle Charlotte avait pour principe de ne point se fatiguer la tête à chercher le pourquoi de ce qu’elle jugeait incompréhensible.

— Il y a parmi les choses de la vie comme parmi les choses de la religion, déclarait-elle, des mystères qui nous sont présentés pour que nous nous habituions, non seulement à ne pas les comprendre, mais encore à ne pas les étudier. C’est d’une excellente discipline pour l’esprit.

Claude ne partageait pas cette opinion, du moins dès qu’il s’agissait des mystères de sa propre vie, mais elle finissait par baisser le front et par s’avouer que mademoiselle Charlotte n’avait ni toujours ni tout à fait tort, lorsqu’elle disait :

«  — Vous avez trop d’imagination, Claude. Quand vous me laissez entrevoir quelque chose des extravagances qui hantent votre cervelle, il me semble feuilleter un livre de contes de fées ! »

Si intense était pourtant le charme de ces contes de fées dont souriait mademoiselle Charlotte, si douces en étaient les fables décevantes, qu’il arrivait encore à Claude de se redire l’un de ceux que son enfance avait le plus aimés.

Quand elle était bien seule, comme en ce moment même, quand, du fond du boudoir à la lampe rosée, elle n’entendait d’autre bruit que le son lointain et mélancolique des romances de mademoiselle Marie-Rose, Claude, ainsi que les enfants dans leurs jeux, s’enivrait d’illusions volontaires et essayait de croire à la réalité présente de choses qui n’étaient plus et ne pourraient plus jamais être… Claude jouait à la Belle au Bois dormant ; Claude jouait au bonheur.

Pour cela, il lui suffisait de fermer un instant les yeux. Presque aussitôt, il lui semblait que des pas étouffés bruissaient dans la galerie, que la porte était ouverte par une main prudente… que les pas s’approchaient encore… Puis, peu à peu, comme un flot suave qui eût inondé son cœur, la sensation lui arrivait très douce, d’une présence chère qui faisait battre ce cœur trop vite, mais qui ne l’effrayait pas, d’un regard qui effleurait ses paupières closes…

Et un moment, un très court moment, elle était heureuse.

Jamais encore l’illusion aimée n’avait manqué à l’appel de Claude. Elle revint, cette nuit-là, si complète, que la jeune fille crut qu’à force de battre, son cœur allait se briser.

C’étaient bien les pas attendus, c’était la porte doucement ouverte, c’était la présence devinée, encore lointaine, puis toute proche, puis…

Mademoiselle de Chanteraine sentit que deux mains brûlantes emprisonnaient les siennes, elle entendit une voix qui disait :

— Claude, ma bien-aimée…

Alors, elle ouvrit les yeux ; mais ce ne fut pas cette fois la jolie phrase précieuse de la princesse qui lui vint aux lèvres : ce fut un nom, ce fut un cri qui jaillit de son cœur jusqu’à sa bouche, malgré elle, éperdument :

— Pierre !…

— Oh ! merci… merci… répéta la voix.

Pierre Fargeot était à genoux et il serrait étroitement entre ses mains brunes et rudes de soldat, les petites mains qui se sentaient faibles et fragiles sous cette étreinte…

— Il faut que vous partiez, monsieur Fargeot, il le faut, implora la jeune fille.

Mais lui souriait, heureux, ému…

— Claude, murmura-t-il, je vous aime, je vous aime passionnément… Lorsque, pour la première fois, vous vous êtes éveillée sous mon regard, lorsque, dans vos yeux à peine ouverts, votre rêve souriait encore au fiancé que toute votre jeunesse avait attendu, si j’avais passé à votre doigt la petite bague promise, si je vous avais dit : « Je suis Gérard de Chanteraine, votre fiancé, votre mari »… m’auriez-vous fui ?… M’auriez-vous répondu : « Vous n’êtes pas celui que j’espérais… » ? Oh ! parlez-moi sincèrement aujourd’hui…

Claude remua vaguement les lèvres, mais elle ne put émettre un seul mot… Elle était très pâle, tout son corps tremblait… Deux grosses larmes roulèrent lentement le long de ses joues…

Doucement, le jeune homme éleva jusqu’à sa bouche les mains de mademoiselle de Chanteraine et les baisa, puis, à l’annulaire de la main gauche il passa la bague ciselée que Claude lui avait rendue quand il était parti.

— Vous avez dit, fit-il, que cette bague ne vous appartiendrait que si elle vous était donnée par Gérard de Chanteraine… Voulez-vous l’accepter de moi ?

— Oh ! pourquoi me demander cela ? balbutia la pauvre enfant, pourquoi… c’est mal !…

— Pourquoi ?

Il avait jeté ce mot comme un cri de triomphe. Alors, les yeux de Claude rencontrèrent le regard tendre et lumineux qui les cherchait, et, soudain, ils lurent dans ce regard, comme en un livre grand ouvert, une réponse si merveilleuse qu’ils s’éclairèrent à leur tour, faisant resplendir le visage pâle où des larmes perlaient encore…

— Gérard !… murmura la jeune fille, en hésitant, comme inhabile à prononcer dans la réalité ce nom qu’elle avait tant dit en rêve…

L’homme, à qui elle s’adressait ainsi pour la première fois, n’avait pas quitté les deux mains dont il s’était emparé en maître ; il y appuyait son front, sa joue, il les baisait avec des précautions attendries, comme s’il eût craint maintenant de les meurtrir en les serrant trop fort et il disait :

— Oui, c’est bien moi, Gérard… c’est moi !… Claude, ma petite cousine, ma chère fiancée, nous ne rêvons ni l’un ni l’autre… et j’en ai la preuve ! Notre union était si bien voulue que le ciel a fait un miracle pour nous rapprocher…

Claude ne demandait pas qu’on lui expliquât le miracle ; elle y croyait de tout son cœur et cela suffisait à sa raison. Elle était un peu étourdie de la soudaineté de son bonheur, mais elle était à peine étonnée d’apprendre que le prince Charmant entrevu dans son rêve se trouvât être Gérard de Chanteraine, ce fiancé que l’aïeul lui avait toujours destiné et qui devait apparaître à l’heure dite.

— J’avais deviné… j’avais deviné… quelque chose m’avait dit que c’était vous… répétait-elle comme en rêve.

Et ses yeux rayonnaient et ses lèvres souriaient, et toute son âme était dans ce regard, dans ce sourire.

Ce fut seulement quand Pierre, assis près d’elle, lui eut montré le petit coffre d’émail tout pareil au sien, la chaîne de Gérard, la clé ciselée, qu’une curiosité lui vint de connaître les détails de la merveilleuse odyssée à la suite de laquelle le colonel Fargeot se retrouvait à ses genoux métamorphosé en duc de Chanteraine, ou plutôt de savoir comment il avait pu se faire que Gérard de Chanteraine, l’homme qu’elle aimait, qu’elle avait aimé tout de suite et dès qu’il lui était apparu, lui fût apparu pour la première fois sous le nom de Pierre Fargeot.

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