Les ruines en fleur
III
LE DÉLIRE DU MAITRE D’ÉCOLE
Pierre Fargeot éprouva d’abord, à marcher, à se dire que chaque pas le rapprochait si peu que ce fût, du terme de son voyage, une sorte de fièvre. Puis, bientôt, tandis que son cerveau s’exaltait à ressasser les mêmes souvenirs, les mêmes pensées, il perdit toute notion des réalités de la route, et sa marche en avant ne fut plus qu’une action instinctive et inconsciente.
Il atteignait la ligne grise des saules qui bordaient la Chanteraine, longeait la petite rivière dont l’eau claire et murmurante allait, au dire de l’aubergiste des Audrettes, disparaître sous les rochers de la Cachette, mais, en pensée, il était encore dans la chambre assombrie où, quelques jours auparavant, il était entré pâle, les lèvres tremblantes, et il revivait les heures d’angoisse qui s’étaient écoulées pour lui auprès d’un lit d’agonie, heures douloureuses par lesquelles s’était achevée l’existence de l’être qu’il aimait le plus au monde, heures terribles dont les brumes sinistres et mystérieuses l’avaient enveloppé, lui aussi, comme d’un suaire et lui obscurcissaient encore l’esprit.
— Avait-il encore toute sa tête ? demandait Pouponnel.
Cette question banale, dans la bouche de l’aubergiste, combien de fois Pierre se l’était-il posée, tout bas, seul en face de lui-même !
Antonin Fargeot avait reconnu son fils, il l’avait embrassé, puis il lui avait parlé longtemps, tantôt maître de ses idées, tantôt ressaisi par son rêve de mourant ; il avait parlé à voix haute, à voix basse, passant du calme à l’exaltation et réciproquement, l’exaltation la plus fiévreuse ne semblant point incompatible, à de certains moments, avec une lucidité complète, le calme prêtant parfois au délire une apparence affolante de sens et de vérité… Comment, devant le souvenir de ces alternatives de conscience et d’aberration qu’enchaînaient de confuses associations d’idées, comment, parmi tant de paroles dites pendant l’entrevue suprême, faire la part du délire, oser déterminer celle de la pleine raison ?
— Mon enfant, il y a des choses que tu dois savoir… Mais tu vas dire que j’ai commis un crime… Et moi je ne veux pas… Puis j’ai oublié le nom, vois-tu… j’ai oublié tous ces noms d’autrefois… Oh ! le nom, le nom, qui me le dira ?…
Appartenaient-ils au délire ces propos étranges qui avaient interrompu brusquement le discours décousu — sorte de diatribe féroce à l’adresse des préjugés nobiliaires — que le maître d’école avait cru prononcer du haut d’une chaire ou d’une tribune ?
Les ayant balbutiés, Antonin Fargeot s’était mis à parler de la Révolution et des massacres de Septembre avec les divagations et les gestes d’un fou ; puis, peu à peu, à des mots sans suite avaient succédé des phrases qui, bien qu’elles n’offrissent pas un sens très clair pour Pierre, s’équilibraient à peu près entre elles et semblaient correspondre logiquement à une idée précise que le malade laissait inexprimée.
— Vois-tu, mon petit, disait-il en hochant la tête, la Révolution s’est quelquefois trompée et nous avec elle… On avait tant souffert. Moi j’ai été un républicain de la première heure. Oh ! je n’aimais pas la monarchie… mais surtout je haïssais la noblesse… Ah ! oui, je la haïssais !… Quand tu sauras tout, vas-tu dire que je ne vaux pas mieux, à ma manière, que les septembriseurs ?… Ah ! ce nom que j’ai oublié… Je suis coupable… très coupable, Pierre… Ce nom me fait bien mal à la tête… Tante Manon ne pourra pas te le dire, tante Manon ne le sait pas… mais elle sait bien des choses… Il faudra l’interroger… et puis me pardonner… Quand tu auras aimé, à ton tour, tu me pardonneras mieux… J’ai trop aimé ta mère, mon pauvre enfant… ah ! je l’aimais, je l’aimais !… Ne perds pas la bague que je t’ai donnée, mon petit Pierre… et qui vient d’elle !…
Alors le jeune homme avait parlé doucement, affectueusement, puis, pour calmer, pour distraire le malade, il avait sorti de l’étui où elle reposait, jadis achetée à Paris pour madame Fargeot, la bague si joliment travaillée qu’Antonin avait destinée plus tard, après la mort de sa femme, à la fiancée future de son fils bien-aimé.
— Je ne l’ai pas perdue, mon père… je la garderai, je vous le promets ; c’est mon trésor le plus précieux… affirmait l’officier penché sur le lit.
Mais déjà, le délire reprenait dans toute son incohérence première…
— Toi, tu sers la République… Et tu es un bon soldat… que t’importe le reste après tout ?… Qu’est-ce que cela te fait les aristocrates ?… Les vois-tu passer les vainqueurs de Valmy… là-bas… là-bas… avec les trois couleurs ?…
Et, toujours, aux errements de cette imagination dévoyée par la fièvre, se mêlaient l’angoisse de ne point retrouver un nom que la tante Manon ignorait et la crainte de n’être point absous par Pierre d’une mystérieuse faute. Cette faute, Antonin Fargeot ne la précisait jamais cependant, et même on eût dit qu’il évitait, jusque dans son délire, les paroles qui eussent permis au jeune homme d’en concevoir la nature.
Il en avait été ainsi toute la nuit ; Pierre essayait en vain d’apaiser les affres morales qui se joignaient tragiquement à la souffrance physique et torturaient l’agonisant. Vers le matin seulement, le maître d’école s’était laissé dominer par cette profonde et mâle tendresse qui l’exhortait ; alors il avait paru presque calme… puis, tout à coup, il avait ouvert des yeux immenses où semblait passer l’horreur d’un inconnu redoutable, il avait dit encore : « Manon… Tante Manon »… et il était mort.
Avait-il vraiment emporté dans la tombe un secret ? Ce remords, qui avait tourmenté sa conscience, était-il l’effet des illusions de la fièvre ou l’inéluctable rançon d’une faute grave et bien réellement consommée ?… Pierre ne savait pas !
Antonin Fargeot avait parlé, dans son délire, des massacres de Septembre et, d’une façon générale, des excès de la Révolution… Se reprochait-il alors une participation quelconque à la perpétration d’un de ces crimes collectifs que les sophismes d’une morale de circonstances glorifient ou absolvent, mais qui apparaissent sous leur véritable jour dès qu’une morale plus simplement humaine reprend ses droits dans le cœur des honnêtes gens ?
Jamais ! jamais ! s’écriait la raison de Pierre.
Jamais ! eussent dit tous les hommes qui avaient connu le maître d’école.
Rien n’était plus juste que l’hommage rendu par l’aubergiste des « Armes de la Nation » à l’ardente sincérité des opinions républicaines d’Antonin Fargeot. L’humble philosophe s’était passionné bien avant 89 pour les idées nouvelles, il en avait salué le triomphe aux premières journées de la Révolution avec une joie émue, et, le 21 septembre 1792, lorsque la République avait été proclamée, il n’avait pas été loin de s’écrier comme le vieux Siméon des récits bibliques : « Seigneur, tu peux maintenant laisser mon âme aller en paix, car mes yeux ont vu le salut… » Mais l’ardent convaincu n’était qu’un timide, prompt à douter des autres et de soi. Jamais cet homme de pensée, dépourvu de toute énergie agissante, de tout esprit d’initiative, n’eût songé à s’emparer d’un rôle militant dans le drame social auquel il avait assisté, du fond de sa petite bibliothèque, avec enthousiasme et terreur. En eût-il été autrement que Pierre n’eût pu facilement l’ignorer, n’ayant, d’ailleurs, quitté le village qu’habitait alors son père, dans les Cévennes, qu’en 1792 pour s’engager.
Quant à l’hypothèse d’une action mauvaise plus personnelle, commise par Antonin Fargeot, et dont l’exacerbation des passions populaires n’eût pas été l’excuse sinon la justification, l’officier ne voulait même pas l’envisager.
Un coupable, cet homme calme, honnête et doux, ce rêveur dont la vie presque tout entière s’était écoulée au milieu des livres, ce pauvre maître d’école de village que les enfants aimaient parce qu’il leur souriait avec bonté et leur contait de belles histoires toutes bleues ?
Cette fois, le cœur de Pierre s’unissait à sa raison pour dire : Jamais !
Hanté dans son délire par la vision des hideuses tueries que son esprit épris d’un idéal avenir n’avait peut-être pas absolument condamnées à l’heure où elles enivraient une foule féroce, Antonin Fargeot en était venu, par une de ces aberrations que crée la fièvre, à se reprocher, comme une complicité effective, l’adhésion tacite que l’ardeur de ses convictions avait quelquefois donnée aux violences que sa générosité devait ensuite réprouver.
Ce nom qu’il cherchait avec une persistance morbide, c’était peut-être celui d’un Marat, d’un Fréron, d’un Carrier… Un instant le pauvre maître d’école s’était cru éclaboussé par le sang qu’avait versé l’un de ces atroces énergumènes…
Mais alors, que signifiaient ces mots étranges : « J’ai trop aimé ta mère »… suivis d’une allusion au mariage à venir de Pierre ?
Peu de chose, en vérité !… Rien ne disait même qu’ils se rapportassent directement aux paroles précédentes.
Un homme affolé par le délire prononce une phrase bizarre, inexplicable… belle raison de s’étonner !
Cependant, ce n’était pas seulement le devoir de porter les consolations de son affection à une vieille et chère parente, ce n’était pas seulement le besoin de confier sa douleur d’orphelin à un cœur ami qui avait poussé Pierre Fargeot à précipiter son départ, c’était l’obsession d’une curiosité poignante !
Il voulait interroger la tante Manon… oh ! discrètement, sans préciser, mais sûrement… Il voulait savoir ce que — peut-être ? — elle savait…
Il avait passé indifférent auprès des rochers de la Cachette où se perdaient les eaux de la Chanteraine et qui étaient, selon le citoyen Pouponnel, une des curiosités du pays de Bray.
Il suivait le chemin qui lui avait été indiqué, sans jamais s’arrêter pour reprendre haleine, impatient, les nerfs tendus comme s’il eût pu atteindre, le soir même, le petit village, voisin de Moret, où s’étaient écoulées ses premières années et où il allait retrouver un peu plus maigre, un plus jaune, un peu plus cassée, cette douce et vénérable tante Manon qui lui avait tenu lieu de mère, qui était la seule mère qu’il eût connue.
Veuf, pauvre, sans famille, se sentant faible et bien inexpérimenté devant la lourde tâche d’élever le petit enfant que sa femme morte toute jeune lui avait laissé, et à qui des soins maternels étaient encore si nécessaires, Antonin Fargeot avait confié son fils, son bien le plus cher, à une sœur de son père, mademoiselle Manon Fargeot, qu’il aimait beaucoup et dont le cœur sensible et bon ne demandait qu’à s’ouvrir à une affection nouvelle.
Aussi loin qu’il remontât le cours de ses souvenirs, Pierre se voyait auprès de tante Manon qui le chérissait, l’appelait : « mon roi, mon ange, mon Jésus », et lui servait des soupes exquises dans des assiettes à dessins éclatants… Il n’avait quitté la maisonnette de Roy-lès-Moret qu’à l’âge de dix ans, quand son père était venu l’y prendre pour l’emmener avec lui dans ce village très humble des Cévennes où tous deux avaient vécu, calmes et heureux, en dépit des crises politiques qu’étudiait passionnément le maître d’école, jusqu’au jour où cet appel avait retenti d’un bout de la France à l’autre, comme une immense clameur : « La Patrie est en danger ! »
Maintenant, l’enfant choyé par la tante Manon, le fils et l’élève du pauvre maître d’école, le volontaire de 1792 venait d’être fait colonel sur le champ de bataille de Marengo. Il avait vingt-quatre ans.
Hélas ! ce dernier grade acquis n’avait pas éveillé dans l’âme d’Antonin Fargeot la joie émue, un peu orgueilleuse et pourtant si douce, qui avait accueilli les premiers… Pauvre Pierre ! Oh ! la triste chose ! accourir, le cœur et les yeux en fête, heureux pour son pays, heureux pour soi-même, se sentir tout enveloppé, tout pénétré de gloire, d’héroïsme, être jeune avec exaltation, espérer avec toutes les fiertés de la certitude, quelque chose de trop beau, de trop éblouissant pour être précisé… et puis ne plus trouver au foyer qu’un moribond et le mystère affolant d’une énigme peut-être insoluble !