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Les ruines en fleur

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III
LA CLÉ D’ARGENT

Il fallut bien pourtant se rappeler que Claude n’était ni la seule survivante de la famille de Chanteraine, ni la seule habitante du château…

Deux jours avant, obsédée par une pensée qui ne lui avait pas laissé de repos depuis qu’elle avait vu la bague du vieux duc de Chanteraine entre les mains de Pierre Fargeot, la jeune fille s’était décidée à prendre un parti qui lui coûtait beaucoup. Elle avait parlé à sa tante des choses qu’elle avait si longtemps tues pour obéir au désir de son grand-père et des événements plus récents qui avaient jeté le trouble dans sa vie et lui paraissaient trop merveilleux pour qu’elle n’y vît pas la manifestation d’une volonté providentielle.

La tante de Chanteraine et les cousins de Plouvarais n’avaient pas été éloignés de croire tout d’abord que, prise de folie, Claude leur faisait ouïr le plus étrange de ses « contes de fées » ; mais la jeune fille leur avait révélé au moyen des deux devises, le secret de l’armoire de fer et, ayant pour ainsi dire touché du doigt le mystère dont ils étaient prêts à rire, les vieux portraits s’étaient trouvés forcés d’avouer que le conte offrait, tout au moins, les apparences d’une histoire vraie.

Claude avait espéré décider ainsi sa tante à se mettre sous la protection des autorités nouvelles, pour reparaître dans le monde des vivants et obtenir ensuite que des recherches fussent faites — elle eût été bien en peine de dire lesquelles — sur les origines de ce Pierre Fargeot qui ressemblait si singulièrement à la marquise Irène de Chanteraine.

Mais, quoique fort surprise et même réellement intriguée, mademoiselle Charlotte avait déclaré qu’elle ne voulait à aucun prix s’exalter sur des faits aussi peu vraisemblables… Ah ! si ce petit républicain avait apporté, avec la bague, la chaîne de Gérard et la seconde clé du coffre de fer, peut-être eût-il été nécessaire d’envisager plus sérieusement les choses, mais la bague pouvait, après tout, avoir été achetée chez un antiquaire quelconque par le père Fargeot… Conclusion : Claude avait l’imagination de son grand-père !

Quant à M. de Plouvarais, il avait remarqué tout haut que, sur un tel thème, l’imagination la plus calme eût trouvé, cette fois, prétexte à broderies.

Et Fridolin avait hoché la tête sans rien dire.

Les choses en étaient restées là.

— Comme la première fois, j’irai vous annoncer, monsieur Fargeot ! fit Claude en souriant.

Mais, maintenant, une inquiétude lui venait sur l’accueil qui pouvait être fait à ce cousin dont la résurrection lui semblait à elle si naturelle.

— Il est indispensable, ajouta-t-elle pensivement, que, lorsque je montrerai à ma tante les objets qui nous ont révélé votre véritable nom, votre véritable personnalité, je sois en mesure d’affirmer l’identité de ces objets, en invoquant, à l’appui de mon dire, le résultat probant d’une expérience décisive… Il faut, en un mot, que personne ne puisse nier un instant que la clé d’argent apportée par vous soit celle qui, selon la volonté du duc de Chanteraine, devait ouvrir le coffre de fer.

— Vous avez raison, répondit Pierre.

A la clarté vacillante de la lanterne qu’on allumait chaque soir pour monter du logis souterrain aux étages supérieurs, Claude et Pierre recommencèrent donc, à travers le château obscur, le voyage qui les avait une fois déjà conduits en face de l’énigme troublante dont le secret leur était alors demeuré impénétrable.

Avec quelle angoisse, quelle terreur confuse de leurs destinées, ils avaient parcouru les couloirs déserts !

Et voilà qu’un espoir, un bonheur invraisemblable avait tout éclairé en eux et autour d’eux ! Voilà que, s’aimant, ils avaient le droit de s’aimer ! Voilà que Pierre pouvait penser, lorsqu’il soutenait la jeune fille, lorsqu’il lui prenait la main pour la guider, que cette course vers un but défini et proche n’était que le prélude et le symbole d’une autre course plus longue et plus incertaine qui durerait jusqu’à la mort et qu’il ferait aussi avec Claude, en la protégeant de sa force, en la réchauffant de son amour, en s’efforçant d’écarter tout obstacle et tout péril sur les pas de cet être délicat et doux dont la vie allait lui être donnée.

… Leur marche était lente, un peu hésitante ; ils n’échangeaient pas beaucoup plus de paroles que la première fois, mais il était doux à ces fiancés dont les âmes se pénétraient sans le secours des mots, de se taire ainsi dans l’ombre et le silence qui les enveloppaient et chacun d’eux croyait entendre penser l’autre, au fond de son propre cœur…

Soudain, Claude et Pierre tressaillirent, brusquement arrachés à leur rêve heureux.

Une porte s’était ouverte à quelques pas d’eux et, sur le seuil d’une chambre éclairée, le vieux Quentin venait d’apparaître, une lampe à la main… Il était indubitable que, du premier regard, l’ancien serviteur du duc de Chanteraine avait vu et reconnu l’officier accueilli plusieurs jours auparavant par mademoiselle Charlotte ; son visage était très pâle, si pâle que la blancheur s’en confondait presque avec la neige de sa chevelure vénérable…

Qu’allait penser Quentin ?… Qu’allait-il faire ?… Brusquer une situation déjà délicate et périlleuse, en ébruitant parmi les habitants du château la présence de l’étranger, de l’intrus ? Hâter inopportunément l’heure des explications, des révélations décisives dont Claude avait désiré être l’intermédiaire ?… Tout perdre peut-être, en éveillant ainsi contre Pierre la susceptibilité méfiante de mademoiselle de Chanteraine ?…

Il fallait obtenir de Quentin la promesse de taire jusqu’à nouvel ordre le secret qu’il avait surpris, il fallait se faire un allié de cet incorruptible, en lui démontrant la raison d’être et l’importance de ce sursis…

Claude eut un moment d’angoisse terrible. Toute parole se figeait sur ses lèvres.

Mais Quentin s’était approché, calme, respectueux :

— Daignez permettre à votre fidèle serviteur d’éclairer vos pas… fit-il d’une voix grave.

Et, sans attendre de réponse, sans s’informer de la direction à suivre, il dépassa les jeunes gens et marcha devant eux, toujours très pâle dans l’orbe lumineux de la lampe que sa main, à peine tremblante, élevait à la hauteur de ses cheveux blancs…

A la porte de la tourelle il s’arrêta, prit doucement la lanterne des mains de Pierre et, toujours sans parler, remit au jeune homme le fanal plus puissant, qu’il avait lui-même porté jusque-là.

— Merci, répondit simplement l’officier, dominé par cette décision déférente et silencieuse.

Aucune autre parole ne fut dite et déjà Quentin avait disparu comme une ombre.

— On dirait qu’il a compris, qu’il a deviné… Comme c’est étrange ! murmura Claude.

Ils descendirent l’escalier de la tourelle et entrèrent bientôt dans la petite salle boisée de chêne.

— Je vous en prie, agissez pour moi, fit la jeune fille. Vous connaissez maintenant aussi bien que je le connais, le secret que mon… que notre grand-père vous a légué comme à moi… Et ce m’est une grande douceur, mon ami, de m’en remettre à vous de toutes choses, à cette place même où la vie m’a fait peur… et où je me sens aujourd’hui si heureuse et si tranquille près de vous.

Tranquille, elle l’était, en effet, non pas seulement parce que son rêve le plus cher devenait une réalité, mais parce qu’elle avait inconsciemment retrouvé sa belle foi en une fatalité bienveillante et toute providentielle. Il lui semblait maintenant n’avoir plus qu’à se laisser conduire par cette volonté supérieure et toute-puissante dont Pierre devenait, à ses yeux, l’incarnation terrestre, l’infaillible représentant.

Cependant quand, à l’appel des deux devises, la boiserie se fut écartée, quand la première serrure eut joué, laissant tomber de quelques pouces la lourde porte de métal, Claude se prit à trembler.

Si Pierre s’était trompé, avait été trompé plutôt ; si la clé d’argent…

Un grand frisson la parcourut toute ; instinctivement, elle ferma les yeux pour ne pas voir ce qui allait advenir…

Mais, presque aussitôt, elle entendit un léger grincement métallique, puis un bruit sourd… elle regarda…

L’armoire avait achevé de s’ouvrir.

Alors la pensée ne vint pas à Claude plus qu’à Pierre, d’interroger les grands coffres d’or et d’argent qui apparaissaient dans la profondeur du mur et dont les reflets se réveillaient superbement au contact de la lumière. La jeune fille tendit ses mains à Pierre qui les prit dans les siennes et tous deux se sourirent, les doigts entrelacés, des larmes plein les yeux…

La porte de fer et la boiserie furent refermées sans que Claude et Gérard de Chanteraine eussent pu soupçonner la valeur ou même la nature de cette fortune que le vieux duc avait jalousement recueillie et cachée pour eux.

Que leur importait ? Si leurs cœurs, en un élan de reconnaissance, donnèrent, à cette minute même, un souvenir à l’aïeul, ce fut seulement parce que ce grand prévoyant, dont on avait tant souri, les avait fiancés dans le passé ; ce fut parce que ce vieillard chimérique, qui croyait aux légendes, s’était révolté contre la triste évidence des choses positives, pour garder Claude à Gérard, pour nier que la mort eût pu séparer ceux que l’amour devait unir…

… Puis, Pierre se retrouva seul dans le boudoir de la Belle au bois.

Claude lui avait dit :

— Ayez patience, je viendrai vous chercher bientôt.

A son tour, il se sentit bouleversé de crainte, d’inquiétude.

Il attachait fort peu de prix à la fortune et le nom de Fargeot, tel qu’il l’avait porté, et qu’il le portait, lui semblait, à vrai dire, valoir le nom de Chanteraine. Il croyait fermement qu’il y a plus d’honneur pour un homme à mériter l’estime et la considération de ses semblables par ses actes personnels et son caractère propre qu’à les tenir d’un nom et d’un titre illustrés par les œuvres plus ou moins lointaines d’aïeux plus ou moins légendaires… Mais seul, le nom de Chanteraine permettrait à l’officier républicain d’épouser Claude.

… Ce qui se décidait dans le salon de l’épinette ou sous les yeux des vieux portraits, c’était l’avenir de cet amour passionné qui avait pris la vie de Pierre.

Et le jeune homme se disait douloureusement qu’il ne lui était guère permis d’attendre de mademoiselle Charlotte de Chanteraine et des cousins de Plouvarais, l’adorable confiance que Claude lui avait témoignée.

Dans cette famille, hostile par naissance et par conviction, aux idées qu’il avait lui-même respectées et défendues, dans ce milieu étroit où, loin d’être considérés comme de sérieuses garanties d’honneur et de loyauté, le caractère de sa personnalité, son grade, l’histoire de sa vie ne pouvaient que le desservir, peut-être allait-il passer pour un imposteur ?

Les bijoux qu’il avait remis à mademoiselle de Chanteraine étaient indéniablement ceux que le vieux duc avait jadis confiés à sa belle-fille, mais comment prouver qu’Antonin Fargeot avait bien réellement sauvé l’héritier des Chanteraine ou comment prouver que Pierre, l’enfant élevé par le maître d’école, était bien l’orphelin qu’Antonin Fargeot avait sauvé ?

A force de songer à l’incrédulité qui accueillerait certainement la communication de Claude, Pierre en arrivait à trouver cette incrédulité légitime et à discuter lui-même son droit de revendiquer un nom dont rien n’affirmait irréfutablement qu’il fût l’héritier.

Devenu possesseur avant la Révolution, et par un concours de circonstances quelconque, des objets qui avaient appartenu au petit Gérard, Antonin Fargeot n’avait-il pas pu, dans le but d’assurer une destinée brillante à Pierre, son véritable fils, broder sur des faits réels l’histoire racontée à tante Manon ?

A ces suppositions, des remords se mêlaient, car Pierre se reprochait bien vite de salir ainsi la mémoire d’un homme dont le caractère ne lui paraissait pas avoir justifié jamais une accusation de cette nature…

… Et l’absence de mademoiselle de Chanteraine semblait ne plus devoir finir, et l’anxiété du jeune homme s’exaspérait dans cette attente impuissante…

Enfin, Claude entra, et, prenant par la main celui qu’en dépit de toute opinion étrangère elle était décidée à considérer comme son cousin, elle l’entraîna dans la salle des portraits où mademoiselle Charlotte de Chanteraine, M. de Plouvarais, mademoiselle Marie-Rose et le fidèle Fridolin étaient réunis.

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