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Les ruines en fleur

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II
LA LÉGENDE DE LA CHANTERAINE

Claude prit sur la console, où elle l’avait déposé lorsqu’elle était entrée, un coffret d’émail champlevé, en forme de châsse, l’ouvrit vivement et en tira une bague.

— La voici, répéta-t-elle, regardez-la…

Pierre faillit jeter un cri de surprise.

— Regardez, regardez bien… continua la jeune fille en s’animant sans pourtant élever la voix. Comparez… chaque signe… chaque détail… et ce que vous pourrez constater ainsi, ce n’est pas un rapport confus, une vague analogie… c’est l’identité la plus absolue !… Ah ! je suis sûre que maintenant, vous ne vous étonnez plus de l’émotion terrible qui m’a bouleversée tout à l’heure lorsque vous m’avez montré la bague que vous tenez de votre père…

— J’avais deviné ou tout au moins pressenti quel pouvait être le motif de cette émotion… mais l’identité des deux bagues, bien étrange sans doute, n’est peut-être pas inexplicable. N’oubliez pas, mademoiselle, que celle de ma mère fut achetée, non pas chez un orfèvre, mais chez un brocanteur. La marquise de Chanteraine n’avait-elle pas perdu l’anneau de fiançailles destiné à son fils ?

— Non, monsieur. Le précieux anneau avait été passé, par ma tante elle-même, dans une chaîne d’or que le petit Gérard portait au cou depuis sa naissance, avec une médaille à l’effigie de Saint-Michel, et qui ne le quitta jamais.

— Et le petit Gérard fut, n’est-ce pas, l’une des victimes du terrible incendie dont me parlait madame votre tante ?

— Qui peut savoir ? murmura la jeune fille.

— Mais, reprit Pierre surpris, eût-on jamais le moindre doute sur la mort de ce pauvre enfant ?

Mademoiselle de Chanteraine secoua la tête.

— Si vous adressiez une telle question à ma tante Charlotte ou à mes cousins de Plouvarais, monsieur, ils vous répondraient sans hésiter : « Non, il n’y a pas, il n’y a jamais eu le moindre doute sur cet affreux malheur… Gérard-Michel de Chanteraine est mort, comme son père, comme sa mère, il y a vingt-deux ans. » Cependant on a retrouvé — bien reconnaissables quoiqu’à demi calcinés et horriblement défigurés — les cadavres de mon oncle, de ma tante et de plusieurs domestiques ; on a retrouvé, parmi les décombres de l’escalier, la triste dépouille de la nourrice qui dormait auprès de Gérard et qui, très probablement, avait abandonné l’enfant pour fuir au plus vite… On n’a jamais retrouvé le corps de Gérard de Chanteraine.

— Oh ! je sais, reprit Claude sur un mouvement involontaire du jeune homme, je sais… Le corps d’un enfant de deux ans est bien frêle… il semble pourtant singulier qu’aucun vestige ne soit resté de ce pauvre petit être… ne fût-ce que le bijou qu’il portait au cou… Quoi qu’il en fût, le duc de Chanteraine, qui ne pouvait se résoudre à accepter l’idée d’un si complet, d’un si effroyable deuil, s’autorisa de ce fait pour espérer que Gérard avait été épargné, pour espérer même que, peut-être, un miracle rendrait à sa vieillesse désolée, la joie de contempler encore un fils de son sang… Et puis… Je vous disais, monsieur, qu’il ne fallait pas trop rire des gens qui croient aux légendes… Le merveilleux est si doux, si consolant à ceux qui sont très vieux… ou très jeunes !… Quand la mort eut fauché tous les êtres qui devaient perpétuer son nom, mon grand-père se rappela la légende de la Chanteraine… D’abord il n’en parla qu’avec une sombre mélancolie, puis il n’en parla plus… mais il s’en pénétra… Bientôt même, il la porta toujours en lui, comme une espérance secrète, cette croyance naïve que nos paysans se sont transmises à travers les siècles !… Oui bientôt, parce qu’il était très âgé peut-être et vivait beaucoup en dehors du réel, le duc de Chanteraine en vint à se persuader avec le plus humble de ses vassaux, que la race des Chanteraine n’était pas éteinte et que — comme la petite rivière un moment étouffée, par les rochers de la Cachette — elle reparaîtrait de nouveau, joyeuse et fière au soleil de Dieu ! Et il me faisait part de cet espoir étrange que j’accueillais à mon tour comme parole d’Évangile ! Dès que nous nous trouvions seuls, mon grand-père me prenait sur ses genoux et je lui demandais de me raconter les histoires de « quand le petit Gérard reviendrait ! »… C’étaient des histoires merveilleuses que je savais presque par cœur et dont je ne me lassais pas. Cependant, je n’en parlais à personne ; d’instinct, je craignais les railleries… Quand mon grand-père sentit venir la mort, il m’appela auprès de lui et me parla tout bas : « Tu l’attendras fidèlement, n’est-ce pas, ma petite, me dit-il de sa voix déjà lointaine, car il est ton fiancé… et il reviendra ! Il reviendra, ne perds pas patience, il reviendra !… je le sais… tu l’attendras… promets-moi… » Et je promis.

A ces mots, Pierre tressaillit ; une protestation passionnée lui échappa.

— Mais c’était une folie, vous ne pouviez ainsi sacrifier votre vie à une illusion…

Il avait oublié la bague et son énigme irritante. C’était l’histoire de Claude qu’il écoutait et Claude, à propos de cette bague qui la liait mystérieusement à une sorte de fantôme, s’abandonnait à la pente qui l’entraînait vers les confidences plus personnelles. Sous le voile des paroles qu’elle adressait à un inconnu dont elle se sentait comprise et respectée, elle essayait instinctivement de préciser pour elle même la tristesse confuse qui peu à peu l’avait envahie depuis quelques heures — effet présent, inéluctable peut-être quoique imprévu, d’un ensemble de causes lointaines. Elle semblait chercher ainsi un soulagement à son angoisse, alors qu’elle n’en trouvait pas, qu’elle savait bien, au fond, n’en trouver aucun, dans une expansion dont la douceur troublée l’énervait douloureusement et qui faisait peu à peu surgir de son cœur des regrets ou des appréhensions jusque-là insoupçonnés d’elle…

Cependant, après le reproche involontaire de Pierre, elle s’enfonça plus avant dans la voie pénible…

— J’étais trop jeune pour savoir ce que c’était que « sacrifier sa vie », continua-t-elle. La vie, qu’en savais-je ?… Et j’avais la foi ! Il me sembla — et rien ne pouvait détruire en moi cette idée — que bien vraiment, à la minute suprême, mon grand-père avait vu l’avenir. Lui mort, je ne cessai point d’attendre le « petit Gérard ». Les histoires que l’on ne me redisait plus, ma mémoire les retrouvait ou mon imagination les recréait… plus belles… C’est ainsi que j’ai grandi… A seize ans, à vingt ans, j’étais encore, j’étais toujours la petite fiancée qui attendait que son seigneur lui apportât le bel anneau d’or des promesses… De ce Gérard inconnu, mon rêve faisait un héros, un homme supérieur, à tous les autres hommes… Non, pas un instant, je n’ai douté de sa venue ! Je ne me demandais pas même comment il viendrait. Je savais que ce serait lui, lui seul qui m’arracherait au sépulcre où s’écoulait mon adolescence, ma jeunesse… Je savais que le vieux château s’ouvrirait un jour pour lui !… Si l’on m’avait interrogée sur mon avenir, j’aurais dit : « L’avenir ne m’inquiète point », et peut-être aurais-je ajouté, si j’avais voulu être franche : « J’épouserai mon cousin Gérard de Chanteraine, quand il reviendra. » Oui, je croyais alors que, d’un moment à l’autre, mon fiancé allait m’apparaître. En toute sincérité, en toute simplicité, j’aurais pu lui dire : « Je vous attendais »… Maintenant… je ne sais plus… Il me semble qu’en parlant de ces choses, je leur ai ôté de leur charme, il me semble que mes beaux espoirs se sont ternis, décolorés, comme les ailes des papillons qui se fanent dès qu’on les touche… Jadis, c’était moi qui allais les chercher dans le monde des illusions ; en vous les révélant — je ne sais pourquoi, en vérité — je les ai ramenés à celui des réalités… Et je juge mes rêves, ainsi que vous devez les juger vous-même, puérils… absurdes…

— Hélas ! le plus grand charme des rêves est précisément d’être absurdes, c’est-à-dire contraires au sens commun… Croyez-vous que je ne l’aie jamais constaté par moi-même ? fit Pierre doucement.

— Mais cette bague, cette bague… votre bague, monsieur Fargeot, elle est bien réelle, reprit la jeune fille avec une sorte d’effarement… Est-ce le bijou que la marquise de Chanteraine a reçu de mon grand-père ? Est-ce une autre bague, toute pareille ?… Le dessin confié à l’orfèvre peut, certes, avoir été reproduit plusieurs fois, bien qu’ordre eût été donné, alors, d’anéantir le modèle aussitôt après l’exécution des deux bagues… mais mon grand-père avait gravé lui-même les devises…

— … Et les deux devises que nous avons sous les yeux semblent se compléter, remarqua pensivement le colonel Fargeot. Espère et agis, dit la bague que devait porter Gérard de Chanteraine. Prie et espère eût pu dire la bague que Gérard eût donnée à sa fiancée. L’action, la lutte confiante pour lui ; la prière et la foi paisible pour elle… C’est comme un idéal de vie…

Claude demeura silencieuse pendant quelques minutes.

— Colonel Fargeot, fit-elle enfin, je crois, malgré moi, que ce bijou tombé entre vos mains par hasard, est bien celui qui appartint jadis à Gérard de Chanteraine… Il faut que nous soyons fixés, vous et moi, sur son authenticité… Les circonstances qui nous ont rapprochés, un peu en dehors de la vie positive, m’ont déjà conduite à vous révéler des choses que je pensais taire toujours… Cependant je ne vous ai pas tout dit… Sauf peut-être le dévoué Quentin qui ne m’a jamais permis de deviner quels secrets se cachent sous son front rigide, il ne se trouve plus au monde un être vivant qui sache ce que je veux que vous appreniez encore de moi aujourd’hui… N’est-ce pas que je puis avoir en vous cette grande confiance… cette confiance invraisemblable dont la spontanéité me troublerait et que je jugerais sans doute insensée moi-même, si, emportée par le courant de tant d’événements inattendus, affolants, j’avais le temps ou la force de réfléchir ?

Mademoiselle de Chanteraine parlait avec une grande douceur, mais cet accent de loyauté chaste laissait deviner une sorte de détresse.

— Oui, mademoiselle, je vous l’ai dit, je vous le répète, vous pouvez m’accorder, sans crainte, cette confiance dont je suis fier, — répondit Pierre Fargeot, la voix un peu altérée par l’émotion qui le prenait tout à coup à la gorge, — et vous pouvez me l’accorder, non pas seulement parce que je suis un homme d’honneur, mais aussi parce qu’un dévouement absolu vous est acquis en moi… Je vous jure de vous servir, de vous aider de tout mon pouvoir, de toutes mes forces comme de toute ma discrétion…

— Je ne vous demandais point de serment, reprit Claude avec la même douceur, mais je suis heureuse de voir que vous avez compris toute l’importance, toute la gravité de la question que je posais à votre conscience… Ce que je vais vous confier semble appartenir, comme le reste, au monde du roman…

En prononçant cette dernière phrase, mademoiselle de Chanteraine s’était dirigée vers l’une des portes.

— Voulez-vous me suivre, monsieur Fargeot ? ajouta-t-elle.

Et légère, silencieuse comme une ombre, sa jolie robe démodée frôlant les tapis clairs, elle gagna la galerie.

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