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Les Touâreg du nord

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Les Kêl-Tîfedest,

Les Kêl-Tâzhôlet,

Les Kêl-Tahât,

Les Isândaten,

Les Martamaq,

Les Dag-wân-Taouât.

J’ai à faire ici plus d’une remarque sur le rôle, l’importance et la position des tribus imrhâd de la dépendance des Kêl-Rhelâ.

In-Sâlah est le marché des Ahaggâr ; les Kêl-Ingher habitent le petit village de ce nom dans le Tidîkelt et servent de point d’appui aux nobles quand ils se rendent au marché.

La route de Rhât à In-Sâlah est la principale artère qui traverse les montagnes ; les Isaqqamâren dans le Tasîli et les Kêl-Rhârîs dans le Mouydîr en commandent les principaux passages.

Sur cette route s’effectuent de nombreux transports ; les Isaqqamâren, riches en chameaux, en ont le monopole.

La seule production de quelque valeur commerciale dans le Ahaggâr est celle du séné ; les Kêl-Rhâfsa occupent les territoires de Wahellidjen et d’Arhafra qui le produisent.

Les nobles seigneurs peuvent redouter des surprises dans leur citadelle du Ahaggâr ; quatre tribus serves, sédentaires, veilleront, sentinelles vigilantes, aux quatre points cardinaux de leur territoire : les Kêl-Tahât au Sud-Ouest, les Kêl-Tazhôlet au Sud-Est, les Kêl-Tîfedest et les Kêl-Adenek au Nord. Par ces deux dernières tribus, les Kêl-Rhelâ commandent les deux routes d’Idélès à In-Sâlah, et d’Idélès à Ouarglâ.

A ces signes, on reconnaît une tribu qui domine et qui veut conserver sa prépondérance.

M. le commandant Hanoteau, dans sa Grammaire temâchek’, donne quelques détails sur les Isaqqamâren ; je les consigne ici :

« Les Isaqqamâren comptent deux douârs de quarante tentes chacun. Ils ont beaucoup de chameaux.

« Leur territoire est compris entre Tiferkan du côté du Touât, Tîn-Zaouâten du côté de Rhât et Tîn-Gharest du côté du Ahaggâr. »

L’esclave duquel M. le commandant Hanoteau a obtenu ces renseignements se souvenait encore d’un chant sur les Isaqqamâren ; il le cite comme exemple de poésie temâchek’. Je le copie, car il reproduit l’opinion des Touâreg sur eux-mêmes :

« Les Isaqqamâren, dit-il, ne sont pas des hommes, car ils n’ont ni lances en fer, ni lances à hampe de bois, ni harnachements, ni selles, ni boucliers, rien, en un mot, de ce qui rend l’homme joyeux, pas même de chameaux gras et bien portants.

« Cependant ne portez pas sur eux un jugement trop absolu, car ils sont très-mélangés, et l’on trouve chez eux des gens de toute condition.

« Quelques-uns n’ont que leur bâton pour tout bien ; d’autres sont pauvres, mais à l’abri du besoin ; d’autres sont possédés du démon.

« Il y en a qui font le pèlerinage de la Mekke et le renouvellent ; il y en a qui savent lire le Coran et qui l’apprennent par cœur.

« Il y en a, enfin, qui ont aux pâturages des chamelles avec leurs petits et des lingots d’or bien enveloppés dans des chiffons.

« Quant aux armées, ils ne se joignent pas à elles : c’est pourquoi les pointes de leurs lances sont aussi aiguës et leurs boucliers si beaux. »

Nonobstant le dire du poëte, les Isaqqamâren passent pour des convoyeurs de caravanes très-braves, et même on les accuse d’aimer un peu trop les querelles.

Tribu des Irhechchoûmen.

Petite tribu, satellite des Kêl-Rhelâ, vivant comme ces derniers sur les plateaux les plus élevés du Ahaggâr.

Son chef est Ouân-Sella.

Tribu des Ibôguelân.

Le nom d’Ibôguelân est un objet d’effroi dans tout le Sahara, car cette tribu ne vit que du produit de ses courses.

Nomade, elle n’a pas de territoire, si ce n’est un centre de réunion entre le Tîfedest et les sommets du Ahaggâr, chez les Kêl-Rhelâ, leurs parents et alliés.

Assurée de sa retraite et certaine d’être protégée au besoin, en cas de revers, elle ne craint pas de s’aventurer au loin, et même d’aller en course jusque dans l’Azaouad, au Nord de Timbouktou.

Les autres indigènes, Arabes ou Touâreg, ne pouvant s’expliquer comment les Ibôguelân ne succombent pas au rude métier qu’ils font, prétendent très-sérieusement qu’ils sont fils d’un djinn ou génie et d’une fille d’Ève. Le généalogiste Brahîm-Ould-Sîdi s’abstient même de les mentionner.

Leur chef est Akourzelli.

Leurs serfs sont les Imesselîten (un tiers) et les Iberbêren.

Ce dernier nom, comme celui des Iworworen, tribu serve des Orâghen, rappelle celui de Berbères que nous donnons à toute la race.

Tribu des Tâïtoq.

Cette tribu, à peu près égale en forces à celle des Kêl-Rhelâ, leur sert de contre-poids, dans le Ahaggâr, comme les Imanghasâten contre-balancent la puissance des Orâghen chez les Azdjer.

Elle occupe le versant Ouest du massif du Ahaggâr, position qui la rapproche de la route d’In-Sâlah à Timbouktou.

Son chef est Si-Mohammed.

Leurs serfs sont :

Les Kêl-Ahenet, placés en sentinelle avancée entre la route de Timbouktou et la montagne ;

Les Kêl-Rhâfsa (par moitié avec les serfs des Kêl-Rhelâ), dans la contrée productrice du séné ;

Les Imesselîten (un tiers) ;

Les Ikelân, tirant leur origine de nègres affranchis ;

Les Tédjéhé-n-Afîs.

Ces deux dernières tribus serves sont nomades et chargées de la garde des troupeaux.

Les principales familles des Tâïtoq passent pour avoir conservé des traces de leur noble origine et pour mener une existence moins matérielle que celle des autres tribus.

Tribu des Tédjéhé-n-Eggali.

Tribu nomade, satellite des Kêl-Ahamellen.

Pas de territoire propre, pas de serfs.

Son chef est El-Ouahâb.

Tribu des Ikadéen.

Autre satellite des Tâïtoq, habitant le versant occidental du Ahaggâr.

Cette tribu a pour serfs les Eharhân.

Son chef est Mohammed-Eg-Semâna, sorte de géant, redouté à cause de sa bravoure.

Tribu des Inembâ-Kêl-Tahât.

Le mont Tahât, que cette tribu habite, est un des points les plus élevés du Ahaggâr.

Ces montagnards ont peu d’importance ; un tiers de la tribu serve des Imesselîten leur appartient.

Leur chef est Ourzîg.

Tribu des Inembâ-Kêl-Émoghrî.

Les vallées d’Ouâdinki et d’Emoghrî, qui descendent du versant Nord-Est du Ahaggâr, pour aboutir à la Sebkha d’Amadghôr, sont les lieux de résidence de cette tribu, peu importante d’ailleurs.

Ses serfs sont :

Les Aït-Loâhen (une partie),

Les Ehen-n-Ehôlagh,

Les Aït-Loâhen-kêl-Tazhôlet.

Son chef se nomme Oû-Rhalla.

Tribu des Ikerremôïn.

Petite tribu sans importance, n’ayant pas de serfs vivant à Tazhoûlt.

Elle a pour chef El-Kounti-eg-Findeguema.

Tribu des Tédjéhé-n-oû-Sîdi.

La tribu qui porte ce nom n’a aucun point de résidence fixe ; elle erre dans le désert, sous la conduite de Mettoûk.

Tribu des Ennîtra.

Autre tribu nomade qui, de même que la précédente, parcourt l’immensité du Sahara.

Son chef, Eg-Antéouen, a la réputation d’être un brigand.

Tribu des Tédjéhé-n-Esakkal.

Encore une tribu, annexe des Kêl-Ahamellen, qui a pour chef Afinguenân, et sur laquelle, comme pour les trois précédentes, il m’a été impossible d’avoir des renseignements.

On les connaît de nom, on sait quels sont leurs chefs. Que peut-on savoir de plus de tribus n’ayant ni feu ni lieu, et dont toute l’existence se consume à suivre des troupeaux et à disputer des puits et des pâturages à leurs voisins ?

Sans aucun doute, ces tribus trouvent beaucoup de charmes dans leur vie vagabonde, mais il faudrait se faire nomade comme elles pour pouvoir les apprécier.

[116]Le nom de la partie de cette tribu restée sur les rives du Niger est grammaticalement un peu différent : il s’écrit et se prononce Ioûrâghen.

[117]A Ghadâmès, dans le quartier de Tîn-Guezzîn, un clou planté dans le mur indique à quelle hauteur arrivait la tête de Mahâoua quand il se tenait debout.

[118]Les Touâreg prononcent souvent ce nom comme s’il était écrit Rhosmân, parce qu’ils n’ont pas dans leur langue les sons de l’’aïn et du tha arabe.

[119]Le traité de Ghadâmès confère à la famille d’Ikhenoûkhen la protection des voyageurs français, à charge par eux d’acquitter des droits qui ne sont pas encore déterminés.


CHAPITRE IV.

CARACTÈRES DISTINCTIFS DES TOUÂREG.

Le mouvement de migration des Touâreg, du Nord au Sud, s’est opéré avant les grandes conquêtes qui ont amené tant de peuples différents dans le Nord de l’Afrique.

Refoulant une race inférieure, beaucoup d’entre eux, les nobles surtout, paraissent avoir mis un point d’honneur à s’abstenir de toute union avec les vaincus.

Préservés, depuis leur implantation au centre du Sahara, de toute invasion : du côté du Nord, par la zone défensive des dunes de l’’Erg ; du côté du Sud, par la barrière que leurs frères d’Aïr et les Aouélimmiden ont opposée à la réaction de la race noire contre la race blanche, les Touâreg du Nord semblent devoir, au plus haut degré, représenter le type primitif de la race berbère, si ce type peut être retrouvé en toute pureté.

Seuls, du haut de leurs montagnes, ils ont pu contempler toutes les révolutions qui ont tant de fois bouleversé l’Afrique occidentale, sans jamais être atteints par elles.

On ne sera donc pas étonné que je consacre un chapitre spécial à l’étude des caractères qui distinguent les Touâreg du Nord des autres peuplades qui les environnent.

Caractères physiques.

En général, les Touâreg sont de haute taille, quelques-uns même paraissent de vrais géants.

Tous sont maigres, secs, nerveux ; leurs muscles semblent des ressorts d’acier.

Blanche est leur peau, dans l’enfance ; mais le soleil ne tarde pas à lui donner la teinte bronzée spéciale aux habitants des tropiques.

Chez les serfs, une teinte plus foncée de la peau est souvent due au mélange du sang noir avec le sang blanc.

Le type caucasique est celui de leur figure : face ovale et allongée chez les uns, ronde chez les autres ; front large, yeux noirs, nez petit, pommettes saillantes, bouche moyenne, lèvres fines, dents blanches et belles, quand elles n’ont pas été cariées par l’usage du natron, barbe noire et rare, cheveux lisses et noirs. Quelques-uns ont des yeux bleus, mais cette nuance se rencontre peu fréquemment.

Les yeux, chez toutes les personnes qui ont dépassé quarante ans, paraissent voilés et obscurs. Cet effet est dû à l’intensité de la lumière et à l’action de la réverbération solaire. Beaucoup deviennent borgnes ou aveugles avant l’âge de la vieillesse.

Le tronc, aussi bien chez l’homme que chez la femme, est largement développé.

Les membres supérieurs et inférieurs, allongés, musculeux, se terminent par des mains petites et bien faites et par des pieds qui seraient également beaux, si le gros orteil, effet ou cause de la chaussure employée, ne faisait une saillie désagréable à l’œil.

Les hommes sont généralement forts, robustes, infatigables, quoique leur alimentation moyenne soit de beaucoup inférieure à celle de l’Européen ; chez eux, pas d’individus chétifs, rachitiques. Le climat fait rapidement justice de tout ce qui est mal constitué.

Les femmes, grandes aussi, au port altier, sont généralement belles, mais de cette beauté à laquelle l’éducation ne donne pas de distinction. Leur physionomie les rapproche cependant beaucoup plus des femmes européennes que des femmes arabes.

Un des caractères physiques auxquels un târgui peut se reconnaître entre mille, est l’attitude de sa démarche grave, lente, saccadée, à grandes enjambées, la tête haute, attitude qui rappelle un peu celle de l’autruche ou du chameau en marche, mais qui est due principalement au port habituel de la lance.

Cette démarche a été remarquée par tous les Algériens, chaque fois que des Touâreg sont venus dans la colonie.

Pour l’ensemble, voir la planche ci-contre.

Pl. XX. Page 382. Fig. 34.

TYPES TOUÂREG.

D’après des photographies de M. Crémière.

Caractères moraux.

Ebn-Khaldoûn, dans son Histoire des Berbères[120], trace, en ces termes, les caractères moraux de cette race :

« Citons, dit-il, les vertus qui font honneur à l’homme et qui étaient devenues, pour les Berbères, une seconde nature : leur empressement à s’acquérir des qualités louables, la noblesse d’âme qui les porta au premier rang parmi les nations, les actions par lesquelles ils méritèrent les louanges de l’univers : bravoure et promptitude à défendre leurs hôtes et clients ; fidélité aux promesses, aux engagements et aux traités ; patience dans l’adversité, fermeté dans les grandes afflictions, douceur de caractère, indulgence pour les défauts d’autrui, éloignement pour la vengeance, bonté pour les malheureux, respect pour les vieillards et les hommes pieux, empressement à soulager les infortunés, industrie, hospitalité, charité, magnanimité, haine de l’oppression, valeur déployée contre les empires qui les menaçaient, victoires remportées sur les princes de la terre, dévouement à la cause de Dieu et de sa religion : voilà, pour les Berbères, une foule de titres à une haute illustration, titres hérités de leurs pères et dont l’exposition, mise par écrit, aurait pu servir d’exemple aux nations à venir. »

Les Touâreg ont encore, au plus haut degré, quelques-unes des belles vertus assignées à leur race, il y aura bientôt six siècles, par un historien impartial, car il était Arabe.

La bravoure des Touâreg est proverbiale. Quoi qu’on en ait dit, ils n’empoisonnent jamais leurs flèches ni leurs lances ; entre eux ils dédaignent l’emploi des armes à feu, qu’ils appellent armes de la traîtrise, parce qu’un homme embusqué derrière une broussaille peut tuer son adversaire sans courir aucun danger.

La défense de leurs hôtes et de leur clients est encore la vertu par excellence des Touâreg, et, si elle n’était érigée chez eux à l’état de religion, le commerce à travers les déserts du Sahara serait impossible.

La fidélité aux promesses, aux traités, est poussée si loin par les Touâreg, qu’il est difficile d’obtenir d’eux des engagements et dangereux d’en prendre, parce que, s’ils se font scrupule de manquer à leur parole, ils exigent l’accomplissement rigoureux des promesses qui leur sont faites. Il est de maxime chez les Touâreg, en matière de contrat, de ne s’engager que pour la moitié de ce qu’on peut tenir, afin de ne pas s’exposer au reproche d’infidélité. Comme tous les autres musulmans, ils subordonnent bien leur exactitude à la volonté de Dieu, mais ils ne spéculent pas sur cette réserve.

Quand un târgui quitte sa famille pour aller en voyage, il confie à son voisin l’honneur de sa maison, et le voisin venge les affronts faits à l’absent avec plus de rigueur que s’il s’agissait de lui-même.

La patience, la résignation et la fermeté des Touâreg dans la misère, peuvent être égalées, mais non surpassées : car, sans ces vertus, comment pourraient-ils vivre au milieu de déserts où l’on ne voit souvent ni une plante, ni le plus petit des animaux ?

Je n’ose pas affirmer les qualités du cœur des Touâreg, dans les termes qu’Ebn-Khaldoûn employait en parlant des Berbères, au temps de la plus grande puissance de cette race, parce que, dans plus d’une circonstance, je les ai vus emportés, vindicatifs, indifférents aux souffrances des autres. Cependant, au fond, il faut que les nobles soient bons envers leurs serfs et leurs esclaves, pour que ceux-ci ne se révoltent pas, ne les abandonnent pas. Et puis, là où il n’y a rien, la charité, comme le roi, perd ses droits. Chez les Touâreg, nobles et serfs, riches et pauvres, se serrent le ventre avec une ceinture quand il n’y a plus de vivres au logis, et vont dans les champs disputer aux troupeaux les quelques plantes qui peuvent entretenir leur existence. La générosité, dans ce cas, serait une vertu plus qu’humaine.

Les capacités industrielles des Touâreg sont encore à la hauteur de celles des autres Berbères. Ils ne sont pas riches en matières premières, mais ils approprient à leurs besoins tout ce qu’ils ont sous la main.

Quant à la haine de l’oppression, elle est encore aussi vivace chez eux qu’aux plus beaux jours de la puissance des Berbères, car c’est leur amour de l’indépendance qui les a conduits et les maintient au désert.

Il est une qualité, spéciale aux Touâreg, qu’Ebn-Khaldoûn ne mentionne pas et qui a une valeur réelle pour des hommes perdus dans l’immensité des déserts ; je veux parler de leur aptitude aux grands voyages, au milieu de dangers de toute nature. Essentiellement cosmopolite, le târgui passe sans transition du climat sain de ses montagnes dans les marécages de l’Afrique centrale, d’une température quelquefois au-dessous de zéro à celle de la zone torride, d’un pays où il pleut rarement dans des contrées où les pluies tropicales amènent des déluges d’eau. Dans ces pérégrinations, il résiste à des épreuves qui tuent les animaux les plus robustes.

J’ajouterai encore que le mensonge, le vol domestique et l’abus de confiance sont inconnus des Touâreg.

Un târgui a-t-il commis un crime, il fuira ; mais, s’il est pris, il l’avouera, dût sa vie dépendre de son aveu.

Un târgui arme-t-il en course et fait-il huit cents kilomètres pour aller enlever au pâturage du bétail appartenant à une tribu ennemie ; s’il rencontre en chemin des marchandises ou des vivres déposés par une caravane, il les respectera. Jamais il ne pénétrera dans une tente ou dans un bivac pour y prendre quoi que ce soit.

Confie-t-on à un târgui des marchandises, de l’argent, pour les porter d’une ville dans une autre, il aura beau, à mi-chemin, séjourner dans sa tente ; ni lui, ni sa femme, ni ses enfants, fussent-ils dans le plus grand dénûment, n’y toucheront.

Prête-t-on sur parole, même sans témoin, de l’argent à un târgui, il le rendra, fût-ce vingt ans après, s’il lui a fallu ce temps pour réaliser la somme empruntée, et il passera trois mois sur les routes pour aller la restituer. Si le prêteur est mort, la dette est remboursée à ses héritiers, et si l’emprunteur meurt insolvable, ses enfants tiennent à honneur de payer dès qu’ils pourront.

Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de ces dons, déguisés sous le nom de prêts, que les Touâreg sollicitent souvent de leurs clients, voyageurs ou commerçants, en sus du prix de protection stipulé.

Un târgui meurt-il en voyage, ses compagnons de caravane acceptent, ipso facto, le mandat de gérer ses affaires au mieux de ses intérêts, et, au retour, ils rendent un compte fidèle de leurs opérations à ses héritiers.

Un peuple qui a de telles qualités, au milieu de quelques défauts inséparables de l’humanité, ne mérite pas la réputation que lui ont faite des écrivains renseignés par ses ennemis.

Conservation de l’écriture berbère.

(Tefînagh.)

Depuis longtemps on savait que les plus anciens habitants de l’Afrique septentrionale se servaient de différents dialectes d’une langue à laquelle, sans la connaître, on avait donné le nom de langue berbère, comme on avait appelé Berbères ceux qui la parlaient. Des vocabulaires de divers dialectes avaient même été publiés, avant et depuis l’occupation de l’Algérie, par Venture, MM. Delaporte et Brosselard.

On savait aussi par Ebn-Khaldoûn que le Coran avait été traduit, au Maroc, de l’arabe en berbère, mais que cette traduction, écrite d’ailleurs avec les lettres de l’alphabet arabe, avait été détruite, la parole de Dieu ne pouvant, sans profanation, être exposée à être altérée par des traducteurs.

On savait, enfin, par la narration du voyage de Denham et Clapperton dans l’Afrique centrale, que le docteur Oudney, leur compagnon d’exploration, qui succomba dans le Soûdân, avait recueilli, en 1822, un alphabet de dix-neuf lettres, au moyen duquel les Touâreg représentaient les mots de la langue de leur pays.

Depuis, nos découvertes en cette matière ont beaucoup progressé. Aujourd’hui nous possédons une Grammaire de la langue temâchek’, par M. le chef de bataillon du génie, A. Hanoteau, avec un recueil de fables, d’histoires, de poésies, de conversations et de fac-simile d’écriture tefînagh et, de plus, les caractères typographiques qui ont été fondus pour composer ce remarquable ouvrage. Aussi quand, l’année dernière, les marabouts Touâreg furent conduits à l’Imprimerie impériale, ont-ils été émerveillés de voir sortir des presses un magnifique tableau commémoratif de leur visite, imprimé en français et en tefînagh.

Plus récemment (1862), l’imprimeur Harrison, de Londres, a publié une seconde grammaire du même dialecte, Grammatical sketch of the temâhuq, par M. Stanhope Freeman, gouverneur de Lagos, ancien vice-consul britannique à Ghadâmès.

Antérieurement, la Société biblique de Londres avait aussi publié dans la même langue quelques fragments des Écritures, d’après James Richardson, mort depuis dans l’exploration dont M. le docteur Barth est le seul survivant.

Par quelle exception les Touâreg, ces enfants perdus dans le désert, avaient-ils conservé l’écriture de leur langue, quand toutes les autres peuplades berbères du littoral méditerranéen avaient même perdu le souvenir de son ancienne existence ?

L’invasion par les Arabes de tous les pays berbères, la conversion forcée à l’islamisme, la substitution de la langue du Coran à toute autre, la destruction même des traductions berbères du Livre saint, l’ardeur avec laquelle quelques-uns des nouveaux convertis se mirent à la tête du prosélytisme religieux, expliquent comment la langue arabe a partout remplacé, comme langue écrite, toutes celles antérieurement en usage dans le Nord du continent africain.

Carthage aussi avait vu de même sa langue et son écriture nationales, qui étaient celles des Phéniciens, effacées par le fanatisme politique, terribles exemples de ce que peut l’homme en matière de destruction quand la passion l’anime. Toutefois, au centre du Sahara, dans un de ces lieux arides où des hommes simples abritent leur indépendance et où l’ambition des conquérants ne pénètre pas, il y avait des peuplades de la race vaincue, mais non asservie, qui purent conserver et transmettre à la postérité ce qui avait été anéanti avec tant de soin partout ailleurs.

Au nombre de quatre, ces peuplades, représentant les quatre fractions des Touâreg, ont conservé la même écriture malgré la divergence de leurs dialectes parlés. Il y a bien quelques différences dans la forme donnée à certaines lettres, suivant les contrées ; mais ces variantes n’ont rien d’étonnant. Dans toute langue écrite, quand l’imprimerie n’est pas là pour rappeler au type primitif, la forme des lettres varie à l’infini, suivant le caprice des maîtres et des copistes. Sous ce rapport, le tefînagh offre moins de types différents que les écritures de nos anciennes chartes, car les lettres modernes, à quelques exceptions près, sont les mêmes que celles de l’inscription de Tugga, contemporaine de l’époque carthaginoise.

Tout est exceptionnel dans la conservation de cette écriture ; car c’est principalement aux dames târguies que nous sommes redevables de ce miracle.

Miracle en effet ! dans tout le continent africain, les femmes lettrées se comptent par unités, tandis que chez les Touâreg presque toutes les femmes savent lire et écrire, dans une proportion plus grande même que les hommes.

Dès mon arrivée au milieu de leurs tribus, je manifestai le désir d’apprendre le temâhaq, et je demandai qui pourrait m’enseigner la lecture et l’écriture de cette langue. A mon grand étonnement, on m’apprit que l’enseignement du tefînagh était réservé exclusivement aux femmes, et quelques-unes s’offrirent pour me donner des leçons.

Pour me guider dans mes études, j’avais un exemplaire de la Grammaire temâchek’ de M. Hanoteau. Cette circonstance me fit trouver, en station comme en voyage, autant de professeurs que je pouvais le désirer ; car toutes les dames târguies voulaient voir, examiner, contrôler cette œuvre merveilleuse. Jamais livre en Europe n’a eu plus de succès. D’abord, il flattait l’amour-propre national ; puis, il témoignait du grand intérêt que nous portons à tout ce qui concerne les peuples conservateurs de la langue temâhaq ; il était imprimé sur beau papier, avec le luxe typographique de l’Imprimerie impériale ; enfin, il contenait un recueil de fables, de poésies, d’histoires qui n’étaient pas toutes connues dans le pays et qui apportaient une grande distraction dans la vie monotone du désert.

J’ai lu la Grammaire de M. Hanoteau avec les Touâreg, et je dois dire que le contrôle des linguistes du pays est tout en faveur de ce travail. Le seul reproche qu’on puisse lui adresser est d’avoir été fait loin des lieux où l’on parle le temâhaq, ce qui n’a pas permis à l’auteur de distinguer les différences propres à chaque dialecte. D’ailleurs le nom de temâchek’ qu’il donne à l’idiome objet de ses études témoigne que M. Hanoteau a puisé principalement ses connaissances dans le dialecte du Sud ; car celui du Nord porte le nom de temâhaq.

Chez les Azdjer, presque toutes les femmes savent lire et écrire, tandis qu’un tiers des hommes à peine est arrivé à ce degré d’instruction. La majorité sait mal, et il est facile, même à un Européen, de constater beaucoup de fautes ; mais quelques-unes écrivent correctement et paraissent être guidées par de véritables règles.

On a publié plusieurs alphabets tefînagh plus ou moins complets. Les plus corrects sont ceux de MM. Richardson, Hanoteau et Freeman. Nonobstant, je crois utile de donner ici celui que j’ai recueilli dans mon voyage, en faisant remarquer toutefois que les différences les plus importantes tiennent à la forme variable de quelques lettres.

Pl. XXI. Page 388. Fig. 35.

ALPHABET TEFÎNAGH.

J’ajouterai à ce qu’ont dit mes devanciers, savoir :

1o Que le tefînagh s’écrit à volonté, horizontalement ou verticalement ;

2o Que, dans l’écriture horizontale ou verticale, les caractères sont tracés indistinctement de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas, de bas en haut, bien que la manière arabe ou hébraïque, de droite à gauche, soit la plus généralement adoptée ;

3o Que les lettres n’ont pas, comme dans nos caractères, d’une manière absolue, un haut, un bas, un côté droit et un côté gauche, mais s’emploient à volonté dans tous les sens ; ainsi, la lettre iedh, correspondant à notre dh, s’emploie indistinctement comme il suit : [Variants d’ⴹ].

D’après le Cheïkh-’Othmân, guide excellent dans toutes les recherches spéciales à l’étude de son pays, il existerait un livre de droit, traduit en bon temâhaq, mais écrit en lettres arabes. Un exemplaire de ce livre existe à Aqabli, et un autre entre les mains de Brahîm-Ould-Sîdi, le savant des Ifôghas. Le brave cheïkh m’a promis d’en faire prendre une copie.

Autrement, on ne trouve écrits en tefînagh que des inscriptions sur les rochers, sur les armes, sur les anneaux de bras, les bracelets, les instruments de musique, les lanières de cuir, les boucliers ou des broderies sur les vêtements. Tous les écrits sérieux, les livres, les chroniques, la correspondance, les amulettes sont en arabe, langue que beaucoup parlent, mais que les lettrés seuls savent écrire.

Les inscriptions sur les rochers sont les unes anciennes, les autres modernes ; les unes gravées en creux au burin, les autres en relief et exécutées au moyen d’un mastic auquel le goudron sert de base et qui a la double propriété, comme l’encre des transpositions lithographiques, de faire corps avec la pierre et de se conserver plus ou moins longtemps.

Sur les rochers aussi, on trouve souvent, soit isolées, soit rapprochées, des sculptures, des gravures, informes bien entendu, mais qui, quelquefois, ont la prétention de représenter des scènes allégoriques.

M. le docteur Barth a déjà livré à la publicité quelques fac-simile de tableaux rupestres qu’il a rencontrés sur sa route. Moins heureux que lui, je n’ai pas eu la chance d’en trouver d’assez importants pour mériter la reproduction ; mais, par contre, ma collection d’inscriptions est plus riche, et j’en donne, dans la planche ci-contre, quelques-unes, principalement celles qui ne me paraissent pas se borner à de simples noms d’hommes[121].

Tôt ou tard, l’examen comparé des sculptures et des inscriptions rapportées par les divers voyageurs pourra donner lieu à d’importantes remarques ethnographiques.

En général, les lettres des inscriptions sur les rochers ont environ 6 centimètres de hauteur ; le trait se ressent de l’inhabileté des graveurs. Quelques-unes sont frustes et d’une lecture difficile.

Les Touâreg disent que les inscriptions en creux sont anciennes, car les modernes se bornent aux inscriptions en relief, en noir avec le charbon, ou en rouge avec l’ocre.

Pl. XXII. Page 390. Fig. 36.

INSCRIPTIONS TEFÎNAGH.

Usage du voile.

Si, pour les hommes de science, la conservation de l’écriture, d’une écriture perdue, et qui fut jadis celle exclusivement en usage dans tout le Nord du continent africain, est un fait capital qui permettrait de donner aux Touâreg le surnom de Conservateurs du tefînagh, l’usage du voile est pour le vulgaire un signe plus caractéristique encore ; car, dès leur arrivée en Afrique, les Arabes ont immédiatement appelé ces peuples : Molâthemîn, les voilés, ou Ahel-el-lithâm, les gens du voile ; et les historiens arabes leur ont depuis conservé ce surnom.

Le voile, en effet, est d’usage général chez les Touâreg, et ils ne le quittent jamais, ni en voyage, ni au repos, pas même pour manger, encore moins pour dormir ; de là, grande difficulté pour voir le visage d’un târgui.

Quoique, par imitation, les chefs arabes de Timbouktou, les princes Fellâta, les gens d’In-Sâlah, de Ghadâmès, de Rhât, les Arabes nomades du Touât, et les Teboû, aient aussi la figure voilée ou couverte, les Touâreg sont réellement les seuls chez qui l’usage du voile est général et passé dans les mœurs.

Il est difficile de remonter à l’origine de cette coutume et de lui assigner une cause.

L’usage du voile est hygiénique, dit-on. Il préserve les yeux de l’action trop intense du soleil, le nez et la bouche de la poussière fine des sables et il entretient l’humidité à l’entrée des deux principales voies respiratoires, ce qui est important sous un climat où l’air est excessivement sec.

Mais, si une raison exclusivement hygiénique a fait adopter le voile, pourquoi les femmes ne le portent-elles pas ? pourquoi les hommes ne se débarrassent-ils pas la nuit, au repos, quand il n’y a ni soleil, ni sables, ni air chaud et sec, d’un vêtement toujours gênant, malgré la grande habitude de le porter ?

Un târgui, quel qu’il soit, croirait manquer aux convenances en se dévoilant devant quelqu’un, à moins que ce ne soit dans l’extrême intimité ou pour satisfaire à la demande d’un médecin à l’effet de constater la nature d’une maladie. A part ces cas exceptionnels, le voile doit toujours couvrir le visage.

A Paris, j’ai vainement sollicité le Cheïkh-’Othmân et ses deux disciples de laisser tomber leur voile devant l’appareil photographique, en leur affirmant que ce n’était à autre fin que d’avoir une image fidèle des traits d’hommes aimés ; je ne pus obtenir cette faveur.

Ce n’était pas affaire de religion, car le Cheïkh-’Othmân avait sous les yeux les photographies d’’Abd-el-Kâder et du chef de la confrérie dont il est un des principaux dignitaires, et il ne les blâmait pas de leur condescendance ; mais sa qualité de târgui lui faisait considérer comme une sorte de profanation de se dévoiler, en dehors de tout regard, même devant le miroir d’un appareil.

On a cru, d’après des informations inexactes, que les Touâreg portaient le voile parce qu’ils ne voulaient pas être reconnus comme auteurs des cruautés qu’ils exercent sur leurs ennemis.

Cette interprétation est fausse pour trois motifs : d’abord les Touâreg ne sont pas cruels ; puis, malgré leur voile, ils se reconnaissent entre eux comme s’ils n’étaient pas voilés ; enfin, ils repoussent les armes à feu, qu’ils appellent armes de traîtrise, considérant comme seul honorable le combat à l’arme blanche, corps à corps, face à face.

Parmi les porteurs de voile, on distingue ceux qui font usage du voile blanc de ceux qui ont le voile noir.

Par un contraste fréquent dans la nature, les Touâreg à figure blanche, aux traits caucasiques, les nobles en particulier, ont adopté exclusivement le voile noir ; au contraire, les hommes de race inférieure, ceux chez lesquels le sang du nègre se manifeste, ont donné la préférence au voile blanc. Ce dernier, plus facile à laver, d’un prix inférieur, est aussi préféré par un grand nombre des habitants des villes de Rhât, de Ghadâmès et d’In-Sâlah.

De là, deux classes de Lithâmiens : les blancs et les noirs.

Dans le langage vulgaire, et par abréviation, les Arabes disent quelquefois aussi Touâreg blancs pour Touâreg serfs et Touâreg noirs pour Touâreg nobles.

Ceux qui ont fait de cette division en blancs et en noirs, d’après la couleur du voile, une division basée sur la couleur de la peau, ont donc commis une erreur.

Anneau de pierre au bras.

Tous les Touâreg, dès que leur âge leur permet de prendre les armes, portent au bras droit, entre le ventre du biceps et l’attache inférieure du deltoïde, un anneau en pierre qui, une fois mis en place, n’est jamais enlevé.

Le but de cet usage, disent les Touâreg, est de donner plus de force au bras pour assener un coup de sabre.

Dans les combats corps à corps, quand deux champions se tiennent enlacés de manière à ne pouvoir plus faire usage de leurs armes, chaque combattant cherche à écraser les tempes de son adversaire sous l’anneau de son bras.

Ces anneaux, en serpentine, de couleur verte, avec des raies d’un vert plus foncé, sont larges et arrondis, de manière à ne pas blesser celui qui les porte. On les fabrique dans les contrées où se trouve la serpentine, chez les Aouélimmiden et chez les Azdjer.

Quoique chaque târgui, à l’exception des marabouts, ait un anneau à son bras, cet article est assez rare dans le pays pour que je n’aie pas eu l’occasion d’en acheter un pour mes collections.

Seuls, au milieu de tous les peuples qui les environnent, les Touâreg portent l’anneau de pierre au bras droit.

Poignard d’avant-bras.

Il est une arme aussi dont un târgui ne se sépare jamais ; c’est un poignard plat, de la longueur d’une coudée, fixé par un large bracelet en cuir à la face interne de l’avant-bras gauche, de manière que la poignée soit toujours à la disposition de la main droite, sans gêner aucun mouvement.

Cette arme exceptionnelle, portée d’une manière si exceptionnelle, n’appartient encore qu’aux Touâreg seuls.

Succession maternelle. — Droit d’aînesse politique au profit du fils de la sœur aînée.

(Benî-Oummïa.)

Déjà, la Note de Brahîm-Ould-Sîdi sur leurs origines a fait connaître que les Touâreg attachent un aussi grand prix à la filiation maternelle qu’à la descendance paternelle, et qu’entre eux ils distinguent les tribus qui suivent l’ordre de succession maternelle, par le nom de Benî-Oummïa, de celles qui, exceptionnellement, et depuis l’introduction de l’islamisme, ont adopté la succession paternelle, et qu’ils appellent Ebna-Sîd.

Déjà, dans le paragraphe consacré à Rhât, j’ai été amené à constater chez les Berbères Ihâdjenen, fondateurs de cette ville, une constitution de la famille et une loi d’hérédité différentes de celles des autres peuples de religion juive, chrétienne ou musulmane.

Déjà aussi le lecteur a pu pressentir qu’une sorte de droit d’aînesse, comme dans les familles patriarcales, sanctionnait l’hérédité de pouvoir aux mains d’un aîné, à l’exclusion de ses cadets.

Enfin, l’étude de la constitution sociale de la famille et de la tribu chez les Touâreg a signalé, au profit de la femme, des priviléges dont on ne retrouve aucun exemple, ni chez les autres peuples musulmans, ni même dans les autres tribus berbères de l’Afrique occidentale.

Mais, jusque-là, l’observation ne constate pas un droit sui generis, caractéristique d’une civilisation spéciale et dont on ne retrouve la trace ni dans le présent, ni dans le passé.

Le droit d’aînesse, aussi ancien que l’histoire, a été et est encore de droit commun dans la législation des sociétés aristocratiques.

Dans tous les temps et dans tous les lieux, la loi et les mœurs ont consacré des priviléges en faveur de la femme.

La formule romaine : « Partus sequitur ventrem, » ne diffère pas de la coutume târguie : « Le ventre teint l’enfant. »

Dans l’ancienne Égypte, d’après Diodore de Sicile (liv. Ier, chapitre XX), la femme pouvait, par contrat de mariage, se réserver l’autorité sur son mari, même entre reine et roi.

Aux îles Maldives, d’après Fr. Picard, non-seulement les femmes transmettent aux enfants leur condition sociale, mais encore elles exercent dans la famille des droits supérieurs à l’autorité du mari.

La transmission du pouvoir par les fils de la sœur n’est même pas sans précédents dans l’histoire :

Montesquieu (Esprit des lois, liv. XXVI, chap. VI) dit, d’après l’autorité de documents de la Compagnie anglaise des Indes :

« Dans les pays où la polygamie est établie, le prince a beaucoup d’enfants. Il y a des États où l’entretien des enfants du roi serait impossible au peuple ; on a pu y établir que les enfants du roi ne lui succéderaient pas, mais ceux de sa sœur.

« Un nombre prodigieux d’enfants, ajoute-t-il, exposerait l’État à d’affreuses guerres civiles. L’ordre de succession qui donne la couronne aux enfants de la sœur, dont le nombre n’est pas plus grand que ne serait celui des enfants d’un prince qui n’aurait qu’une seule femme, prévient ces inconvénients. »

Tacite (Mœurs des Germains, liv. XX), avant de constater que chez les Germains le fils hérite du père, dit : « Le fils d’une sœur est aussi cher à son oncle qu’à son père ; quelques-uns pensent même que le premier de ces liens est le plus saint et le plus étroit, et, en recevant des otages, ils préfèrent des neveux comme inspirant un attachement plus fort et intéressant la famille par plus d’endroits. »

Guillaume Bosman, dans son Voyage de Guinée (un vol. in-18, Utrecht, 1705), donne aux nègres de toute la côte des lois et des coutumes sur lesquelles j’appelle l’attention.

Il dit, Lettre onzième, page 197 et 198 : « On marie beaucoup de princesses étant fort jeunes, et on ne regarde point au bien ni à la naissance comme parmi nous ; car il n’y a pas la moindre différence entre les enfants des rois et ceux de leurs sujets. Chacun se choisit une femme comme il veut, sans que les mariages soient pour cela inégaux, quand même la fille d’un roi épouserait un esclave, ce qui arrive tous les jours, et cela s’accorde mieux que si le fils du roi épousait une fille esclave ; car, comme les enfants suivent la mère dans ce pays, les enfants de la fille du roi mariée avec un esclave sont libres, au lieu que les enfants du fils du roi, qui a épousé une esclave, sont aussi esclaves. »

Dans sa Douziéme lettre, page 207, Bosman ajoute : « L’hérédité est ici réglée d’une assez plaisante manière, et, autant que je l’ai pu comprendre, voici comme cela va. Les enfants du frère ou de la sœur sont les véritables et légitimes héritiers ; en sorte qu’un garçon, qui est l’aîné de la famille hérite des biens du frère de sa mère et de ceux de son fils s’il en a un, et la fille aînée hérite des biens de la sœur de sa mère ou de ceux de sa fille si elle en a une.

« Les nègres ne nous en peuvent point dire la raison, mais je crois que cet usage a été introduit à l’occasion de la débauche des femmes. Comme ceux qui ont voyagé dans les Indes orientales rapportent qu’il y a des rois qui déclarent pour leur successeur le fils de leur sœur au lieu de leur propre fils ; car ils se peuvent assurer que le fils de leur sœur est de leur propre sang, au lieu qu’ils n’ont pas la même certitude de leurs propres enfants. Ces rois en usent ainsi pour empêcher que leur couronne ne passe dans une autre famille ; et les nègres, afin que leurs biens ne tombent pas entre les mains des étrangers. »

Bosman constate cependant que toutes les tribus nègres ne suivent pas la succession maternelle, et que chez quelques-unes l’héritage direct du père au fils est la règle.

M. Paul du Chaillu (Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale, Paris, 1863), retrouve la même loi de succession en usage dans quelques peuplades nègres qu’il a visitées. Il dit, chap. XVI, page 282 : « Ce qu’il y a de particulier chez ce peuple, c’est que la filiation et les successions proviennent du chef de la mère. Le fils d’un Commi et d’une femme étrangère n’est pas réputé Commi. D’après ce principe appliqué aux familles, pour être un véritable Abouya (citoyen de Goumbi), il faut être né d’une femme Abouya. Si le père seul est Abouya, les enfants sont regardés comme de demi-sang. »

Mais toutes ces coutumes anciennes et modernes, romaines, féodales, orientales et nigritiennes, diffèrent de la loi Benî-Oummïa des Touâreg, par leur origine, leur esprit et leur caractère.

Voici, autant qu’il est permis à un étranger de les formuler, les principales dispositions de cette loi.

Les Touâreg Benî-Oummïa distinguent deux sortes de biens transmissibles par héritage :

Les biens légitimes,

Les biens illégitimes.

Je me sers des mots légitimes et illégitimes à défaut d’autres, dans notre langue, pour remplacer l’expression technique de la langue temâhaq.

Les premiers sont ceux acquis par le travail individuel et dont la possession est sacrée : l’argent, les armes, les esclaves achetés, les troupeaux, les récoltes et les provisions ;

Les seconds, éhéré-n-boûtelma, mot à mot : biens d’injustice, sont ceux conquis les armes à la main, et dont la possession ne repose que sur le droit de la force, biens conquis collectivement par tous les membres actifs de la famille et conservés par leur concours, savoir :

Les rhefer ou droits coutumiers, perçus sur les caravanes et les voyageurs ;

La gharâma ou tribut de protection, payé par les ra’aya ;

Les imrhâd ou droits sur les personnes et sur les biens des tribus réduites en servage ;

Les melâk ou droits territoriaux, tant sur les terres de parcours que sur les terres de culture, les eaux, etc. ;

Enfin le soltna ou droit de commander et d’être obéi.

A la mort d’un chef de famille, quand l’héritage s’ouvre, tous les biens légitimes sont divisés, par parts égales, entre tous les enfants, sans distinction de primogéniture ou de sexe.

Cette pratique est observée dans toutes les classes de la société târguie : nobles, marabouts, tributaires ou serfs.

Quant aux biens de la seconde catégorie, les illégitimes, apanage exclusif de la noblesse, ils reviennent, par droit d’aînesse, sans division ni partage, au fils aîné de la sœur aînée :

Sans division, sur une tête unique, mais sans possibilité d’aliéner, afin de conserver au chef de la famille, et à la famille elle-même, les moyens matériels de maintenir son influence et sa prépondérance ;

Au fils aîné de la sœur aînée, pour assurer, contre toute éventualité, la transmission du sang, la conservation de la tradition familiale, à la tête des tribus.

On serait dans l’erreur si on attribuait exclusivement à la crainte d’infidélités de la part de l’épouse d’aussi grandes précautions pour éviter l’avénement d’un homme de sang étranger à la tête de la famille, car, en général, la femme târguie, sévère sur ses droits, l’est aussi sur ses devoirs.

Les inconvénients de la polygamie, aussi, doivent rester étrangers aux motifs qui ont fait préférer l’aîné des neveux utérins au fils aîné du chef de famille, car si la monogamie a pu lutter contre le polygamisme musulman, c’est qu’elle devait être d’institution très-ancienne chez les Touâreg.

D’autres motifs, puisés dans les superstitions du paganisme, doivent avoir contribué plus puissamment à faire adopter la loi Benî-Oummïa.

Rappelons-nous avoir déjà lu au chapitre consacré aux tribus du Ahaggâr que, d’après la croyance générale et inébranlable de tous les Touâreg, les Ibôguelân passent pour être les fils d’un esprit surnaturel et d’une fille d’Ève.

Nous verrons plus loin qu’en fait d’idées superstitieuses les Touâreg dépassent tout ce que l’imagination la plus féconde peut inventer.

En attendant, voici ce que racontent les Touâreg sur les causes qui leur ont fait adopter la loi de succession en usage chez les Benî-Oummïa.

Dans les temps très-anciens, dit la tradition, un de leurs sultans se trouva atteint par le mauvais œil.

Le mauvais œil, quelque chose comme la jettatura des Italiens !

L’effet du mauvais œil fut que la première femme du sultan conçut de lui un djinn ou génie qui, aussitôt entré dans ce monde, alla rejoindre ses frères dans le royaume des esprits.

Le sultan, comme il arrive toujours en pareil cas, accusa sa femme et la répudia.

Il prit une seconde femme. Même résultat, avec cette différence que le produit de leurs amours fut un inn, autre être surnaturel, au lieu d’être un djinn.

Nouveau divorce, nouveau mariage, renouvelé une troisième, une quatrième, une cinquième fois.

On dit même que le sultan eut la vertu d’aller jusqu’au chiffre de soixante femmes sans pouvoir obtenir, pour héritier de son royaume, autre chose que des inn ou des djinn qui, tous, à leur naissance, disparaissaient, laissant en deuil père et mère et tous ceux intéressés à leur malheureux sort.

Pendant toute cette série d’épreuves, le sultan était devenu vieux et, le chagrin aidant, il ne pouvait songer à convoler à de nouvelles noces.

Quel parti prendre en telle occurrence ?

En homme sage, désireux d’épargner à ses sujets les malheurs de la guerre civile, inévitable à sa mort, pour le partage de ses biens et de son pouvoir, le sultan réunit, de son vivant, une assemblée générale de tous ses sujets, masculins et féminins, et leur demanda leur opinion sur les mesures à adopter pour assurer la paisible transmission de son héritage : grave question, souvent agitée dans le monde.

Beaucoup d’avis furent ouverts. Chaque opinant, voulant être sultan, présentait une solution favorable à ses prétentions. Après de longs et vifs débats, les concurrents au trône allaient en appeler à la force des armes, lorsqu’un des assistants, silencieux jusque-là, parce qu’il ne voulait pas changer sa modeste condition contre un trône, demanda et obtint la parole.

Ce sage était un savant marabout, très-versé dans les sciences occultes : la magie, l’astrologie, la sorcellerie et la connaissance des génies.

Il rappela à l’assemblée les malheurs advenus à un homme aussi respectable que le sultan régnant et à ses soixante femmes, toutes choisies parmi l’élite des plus nobles familles ; il disculpa ces dernières, une à une, des soupçons qui avaient injustement pesé sur elles, — tactique habile pour se rendre favorable la plus belle moitié de l’assemblée et tous ceux de l’autre moitié qui, en galants chevaliers, avaient pris les couleurs de leurs belles, pour assister à la délibération.

Après l’exposé d’une infortune sans précédents dans l’histoire, il démontra que le Grand-Maître des hommes et des choses, celui par la volonté duquel tout arrive, n’avait pas voulu, sans motifs, soumettre le peuple des Imôhagh à une pareille épreuve, et qu’au lieu de se disputer la succession d’un trône qui, grâce à Dieu, n’était pas encore vacant, il était bien plus conforme à la raison de rechercher le motif pour lequel le Grand-Maître avait refusé au sultan un fils, héritier de son sang et de son pouvoir.

C’est ce que fit le marabout en interrogeant successivement toutes les probabilités des secrets desseins de la Divinité.

L’énumération des causes possibles ou probables fut longue ; la critique de ces hypothèses fut plus longue encore. Pendant ce temps la passion des prétendants s’était calmée, et l’assemblée, subjuguée par l’éloquence d’un homme qui savait se taire, quand il savait si bien parler, attendait avec impatience la conclusion d’un discours qui révélait une si grande connaissance de choses mystérieuses pour tout le monde.

La conclusion tant attendue arriva.

Dans le cas particulier, Dieu n’avait pas voulu que la transmission du pouvoir s’effectuât par le ventre des épouses ; c’était incontestable.

Cependant, un peuple ne pouvait rester sans sultan, et sans sultan de sang royal ; c’était incontestable encore.

Alors, il fallait chercher ce sang dans le ventre où on était assuré de le trouver, avec le plus de garanties de consanguinité.

La sœur du sultan se trouvait naturellement indiquée, non pour régner, mais pour donner la couronne à son fils aîné.

On le croira sans peine, les femmes applaudirent à une solution qui donnait tant d’importance à leur sexe ; les chevaliers Imôhagh saisirent avec empressement l’occasion de donner une nouvelle preuve de leur galanterie, et la loi Benî-Oummïa, proposée par un saint marabout, approuvée avec bonheur par le sultan, aux malheurs duquel elle mettait fin, fut acclamée avec enthousiasme par l’assemblée générale.

Depuis cette époque, le fils aîné de la sœur aînée du sultan est l’héritier légitime du trône, et, par extension du même principe, le droit d’aînesse suit le même ordre de succession dans la famille, dans la tribu.

Quoi qu’il en soit des circonstances qui ont pu déterminer les ancêtres des Touâreg à adopter une pareille coutume, il est hors de doute que son origine est antérieure à l’islamisme, car les marabouts Ifôghas et les Aouélimmiden, serviteurs des marabouts de Timbouktou, y ont renoncé pour adopter les lois du Coran sur les héritages.

D’après les Touâreg, les Kounta et les Tadjakânt, tribus berbères de la côte de l’Océan Atlantique, et d’origine sanhâdjienne comme eux, sont aussi Benî-Oummïa.

Le géographe arabe Ebn-Batoûta, qui a voyagé dans tous les pays musulmans de son époque et dont les écrits sont justement appréciés, a constaté la même loi de succession chez les Massoûfa, sis alors à l’Ouest de Timbouktou et aussi frères consanguins des Touâreg, en tant que membres de la grande famille des Sanhâdja de la seconde race.

Il est donc probable que, dans le principe et avant la conquête de l’Afrique par les musulmans, toutes les tribus Sanhâdja suivaient la même loi.

Ebn-Batoûta ajoute à ce qu’il dit des Massoûfa que nulle part, ni en Afrique ni en Asie, il n’a trouvé semblable coutume, si ce n’est chez les Malabares idolâtres de la côte occidentale de l’Inde.

Assurément les Berbères Sanhâdja ne viennent pas de l’Inde. Cependant, à l’appui de l’observation d’Ebn-Batoûta, j’ajouterai que M. P. E. Botta m’a donné quelques médailles fort anciennes, trouvées à Ben-Ghâzi, dont une est incontestablement indienne.

Avant de clore ce paragraphe, je ferai remarquer à nouveau que, dans les légendes historiques des Touâreg, les femmes jouent toujours le principal rôle.

Une révolution doit-elle détrôner la famille des Imanân, la plainte d’une vieille femme armera le bras vengeur d’Eg-Tînekerbâs ;

Le territoire doit-il être distribué entre les tribus, il est donné aux dames douairières de chaque tribu noble.

L’islamisme est-il assez difficilement accepté par les Touâreg pour que leurs convertisseurs les surnomment les renégats, la faute en est à la nouvelle religion qui subalternise la femme à l’homme.

Les Touâreg sont-ils forcés de constater l’existence du sang noir dans quelques-unes de leurs familles, la nécessité politique est invoquée : la victoire ou la défaite les a contraints de recevoir ou de donner un tribut annuel de jeunes vierges.

Enfin, ont-ils à remonter à l’origine d’un ordre de succession qui semble mettre en suspicion la régularité de la vie de leurs épouses, la puissance surnaturelle des djinn vient les venger de tout soupçon d’infidélité.

Abstinence de la chair de poissons et d’oiseaux.

Encore un caractère distinctif des Touâreg, et l’un des plus remarquables !

Le Sahara est le pays de la famine, et, en général, tous les Sahariens, non Touâreg, mangent tout ce qui tombe sous leur main, même les viandes qui répugnent aux peuples civilisés : entre autres celles du chien, du lézard, etc., etc. Le poisson, la chair et les œufs des oiseaux sont pour eux pain bénit.

Plus pauvres que leurs voisins arabes, les Touâreg devraient être moins difficiles encore sur le choix de leurs aliments. Loin de là, les ihaggâren (les nobles) n’admettent guère dans leurs repas que les viandes de chameau, de mouton et de chèvre, et repoussent, comme immondes, les poissons, les oiseaux et leurs œufs.

Non-seulement ils ont une répugnance instinctive pour la chair de ces animaux, mais encore ils n’aiment pas à en voir faire usage. Ainsi, quand les esclaves nègres, qui n’ont pas les mêmes scrupules de conscience pour s’abstenir, ont mangé du poisson, il leur est interdit, pendant un temps plus ou moins long, de boire dans les vases servant à l’usage commun.

Interroge-t-on les Touâreg sur les motifs de cette abstinence exceptionnelle, ils répondent ne pas savoir quelles raisons leurs pères ont eues pour proscrire de leur nourriture le poisson et les oiseaux, mais qu’ils s’en abstiennent comme tous les bons musulmans, eux compris, s’interdisent l’usage de la viande de porc.

Cependant, tous les Touâreg ne partagent pas la répugnance commune ; ainsi, les marabouts, qui ont le plus complétement rompu avec les anciennes traditions du paganisme, mangent-ils du poisson, de la volaille, des œufs, comme de tous les autres aliments que le Coran n’interdit pas.

Les serfs et les esclaves aussi, à l’imitation des marabouts, mangent les poissons qu’ils pêchent dans les lacs de leurs montagnes. Mais, malgré ces exemples, les nobles des Azdjer et des Ahaggâr, chez lesquels la tradition des cultes antérieurs à l’islamisme est plus vivace, s’abstiennent et croiraient faillir à leurs quartiers de noblesse en ne se conformant pas à la tradition.

CONCLUSION DE CE CHAPITRE.

Sans doute, ces caractères ne suffisent pas encore pour autoriser le classement des Touâreg dans l’une ou l’autre des races de la grande famille humaine, mais déjà ils fournissent à l’observation des éléments de comparaison assez nombreux pour guider les recherches ultérieures.

J’ai attaché une grande importance à l’étude de ces caractères distinctifs, parce que les Touâreg, surtout ceux du Nord, me paraissent avoir le mieux conservé, à travers les âges, les coutumes, les mœurs et les habitudes des anciens Berbères ; parce que la connaissance du type le plus pur me semble un commencement sérieux de conquête sur l’inconnu.

[120]Traduction française par M. le baron de Slane. Alger, 1852. Tome I, p. 199 et 200.

[121]

NOTES EXPLICATIVES DE LA PLANCHE CI-CONTRE.

Les inscriptions du no 1 au no 12 inclusivement ont été copiées sur des blocs de grès détachés de la berge de l’Ouâdi-Tamioutîn. Elles doivent être anciennes et sont peut-être incomplètes, car il est facile de reconnaître des brisures dans les pierres. Les quatre premières appartiennent à un bloc, et les huit dernières à un second bloc. Les lettres ont 6 centimètres de hauteur en moyenne, le trait en est large et peu profond. Le dessin de chameau qui figure au bas de la planche a été copié sur un bloc voisin des inscriptions.

Les inscriptions du no 13 au no 24 sont de la source d’Ahêr ou des grottes et des rochers environnants. Parmi un très-grand nombre, j’ai choisi les moins frustes, et je doute encore qu’elles soient toutes complètes. L’une d’elles, le no 15, Ouinek anislim (moi, musulman), semble révéler une origine ancienne, car il y a longtemps déjà que les Touâreg n’ont plus besoin d’attester leur foi par des témoignages extérieurs. Des sujets, représentant des autruches et des chameaux, appellent mon attention ici comme dans l’Ouâdi-Tamioutîn.

Les inscriptions du no 25 au no 28 et celles du no 29 au no 32 proviennent : les premières de l’Ouâdi-Alloûn, les secondes du monument romain de Djerma.

Ces sortes d’inscriptions sont tellement communes dans certaines parties du pays des Touâreg que, si on allait à leur recherche, on en trouverait en très-grand nombre, surtout dans les lieux qui sont d’anciens centres d’habitation.


CHAPITRE V.

TOUÂREG DANS LEUR VIE INTÉRIEURE.

Les Touâreg étant nomades, pasteurs, musulmans, et habitant le désert, leur vie intérieure a beaucoup d’analogie avec celle des Arabes nomades de la même région. La manière de vivre de ces derniers étant connue, je la prendrai pour terme de comparaison.

J’entrerai peut-être dans des détails qui, au premier abord, peuvent paraître surabondants. J’ai eu l’heureuse chance de voyager en tribu, de voir, d’observer la vie du peuple târgui ; je puis donc essayer de la raconter, ce qui n’a pas encore été fait.

Campements. — Habitations.

Les Touâreg ont des campements de station et des campements de marche.

Dans leurs campements de station, toujours choisis près des points les plus riches en eaux et en pacages, les nobles habitent la tente, les serfs la chaumière.

Un grand camp de tentes est un âmezzâgh ; un petit camp, un êrhêouen.

L’habitation, qu’on appelle tente, comprend :

Un velum ou abri contre les intempéries des saisons, tantôt en tissu de chaume, êhen, tantôt en peau, ehakît, tantôt en laine, abêrdjen ;

Un pilier, support de la couverture, têmankaït ;

Des piquets, âmateïté.

Un groupe de chaumières, au nombre de six à douze environ, dans lequel les familles consanguines se concentrent pour se protéger en cas d’attaque, mais pas assez pour se gêner, constitue une taousit ou tribu.

Généralement, les réunions de tentes sont disposées en rond, comme les douâr des Arabes ; l’espace circulaire qu’elles laissent entre elles, la cour, dans laquelle on réunit les troupeaux pour la nuit, porte le nom de tasaguîft.

La tente a la forme de la kheïma arabe ; mais elle est beaucoup plus petite.

Les peaux de l’ehakît sont tannées, peintes en rouge et bien cousues.

La chaumière, tîkabert, dont les murailles sont en branchages et les toits en roseaux et en paille de marais, ressemble assez au gourbi des indigènes de l’Algérie, quoique généralement plus grande.

Pour le climat du Sahara, ces deux habitations sont d’assez médiocres abris.

Dans les campements fixes des serfs, chaque habitation a souvent son petit jardinet, avec une haie sèche en palmes, dans lequel on cultive quelques légumes. Ce petit potager porte le nom d’âfaradj.

En marche, à l’exception des nobles et des riches, qui ont des tentes, la masse campe en plein air, sans ordre, au milieu des bagages, en se servant de ces bagages, kâya, comme abri contre le vent.

Quoique voyageant avec les chefs, et pendant huit mois, je n’ai peut-être pas vu dix tentes.

Mobilier. — Ustensiles.

Le mobilier d’un ménage târgui comprend :

Des nattes en sparterie, êhen, tenant lieu de plancher ;

Des nattes paravent, âsalâ ;

Des tapis en laine, de diverses couleurs, tâhouârt, très-rares ;

Des tapis en laine, rouges, tâgdoûmfest, également rares ;

Des peaux de bœuf tannées, îserkow, servant de table à manger ;

Des matelas, ettorâh ; des oreillers, âsâmou ; des couvertures, elbottânîet ; des lits, tâftaq ; mais ces objets de luxe sont à peine connus même des chefs, la plèbe se contentant de l’âdebên ou lit creusé dans le sable avec la main ;

Des coussins en cuir, âdafôr ;

Des corbeilles en sparterie, tarhéennat ;

Des sacs en peaux, âdjerâ ou ârheredj, tenant lieu d’armoires et fermés à l’aide d’une clef, asârou, au moyen d’un cadenas, tenâst ;

Des cages à dromadaire, takhâouit, avec leur couverture, âhenneka, pour abriter les dames en voyage ;

Des bâts d’âne, eroûkkou ;

Des outres, abeôq, pour les provisions d’eau ;

Des seaux en cuir, adjâ, et des cordes, erhorêfi, pour puiser l’eau ;

Des outres, tânouart, pour le lait ;

Des gourdes, titakalt, tenant lieu de vases ;

Des cruches en terre, îmekî ;

Des cruches en bois, tahattint, pour le beurre ;

Des vases en bois, akoûs, pour boire ;

Des tasses, têbênt ;

Des plats en bois, târhelâlt : grands, ârhelâl ; petits, târhehoût ;

Des vases en fer battu, êrhêr : ceux pour manger, êrhêr-wân-efoûs ; ceux pour se laver, êrhêr-wân-emoûd ;

Des cuillers en bois, tesôkalt ;

Un mortier en bois, âkabar, pour remplacer le moulin à bras des Arabes, avec un pilon en pierre, tîndi, pour écraser les grains dans le mortier ;

Une lampe, tâftîlt ;

Des miroirs, tîsit ;

Des violons, amzhâd (la rebâza des Arabes), avec leur archet, tadjegnhé ;

Si, à ces principaux ustensiles, on joint quelques menus objets, on aura l’inventaire de tout le mobilier d’une famille târguie ; cependant il ne faut pas que j’oublie l’écuelle, êbedjî, du chien, ce fidèle gardien de la maison.

Vêtements. — Coiffures. — Chaussures. — Parures.

Les Touâreg, nobles et serfs, portent les mêmes vêtements, plus ou moins beaux, plus ou moins nombreux, suivant leur richesse respective.

Presque tous ont une chemise longue, tikamist, à manches, îhenfâssen, le tout en toile de coton blanc.

Ceux qui n’ont pas la chemise portent une blouse large, refîrha, également en toile de coton blanc, mais très-forte.

Un long pantalon large, karteba, à la façon de ceux des anciens Gaulois, en toile de coton bleue, lustrée, provenant du Soûdân, couvre la partie inférieure du corps, de la ceinture à la cheville du pied.

Une longue blouse, tikamist-koré (le tob des Arabes), en toile de coton bleue, teinte à l’indigo, lustrée, sert de pardessus.

Des broderies, êzhiren, décorent ce vêtement ; des poches, alhîb, le rendent utile pour serrer le mouchoir, elmakharmet, la tabatière, la pipe et ses accessoires.

Une ceinture en coton bleu, tâmentika, ou tachêrbit quand elle est en laine rouge, fixe ce pardessus au niveau de la taille et donne de la tournure à ce vêtement.

Quelques-uns ont le pardessus en peau ; c’est même un vêtement estimé.

Ceux des Touâreg qui ont des relations avec les Arabes portent quelquefois, par fantaisie, différentes pièces de leurs vêtements : la gandoura, qui est une longue robe, akhbay ; le haïk, longue pièce d’étoffe de laine, elhaouli, ordinairement blanche, mais quelquefois teinte en bleu ; alors elle prend son nom de sa couleur, ennîl.

Une longue calotte rouge de Tunis, tekoûmbout, avec un gland en soie, sert de coiffure.

Le voile, tiguêlmoust, couvre la tête, le front, la nuque, la figure et le cou. C’est une longue pièce de toile de coton, peu large, teinte à l’indigo et lustrée d’un côté, qu’on arrange de façon que les yeux seuls soient visibles, et encore sont-ils masqués par un large pli qui forme en avant une sorte de visière. Le tiguêlmoust est fabriqué au Soûdân.

La partie du voile qui recouvre la tête s’appelle îtelli.

Ceux trop pauvres pour acheter cette pièce se voilent avec de la gaze blanche d’Europe, achchâch, qu’ils roulent autour de la tête en forme de turban.

Pendant la saison des grandes chaleurs, les voyageurs sahariens portent volontiers un grand chapeau de paille parasol, têli, mais cette coiffure est rarement adoptée par les Touâreg.

La chaussure consiste en une forte et large semelle composée de quatre épaisseurs de cuir de chameau, habilement cousues avec des lanières de cuir, et en une bride à trois attaches, posée sur la semelle, sous forme de trépied ; deux des attaches, plates, posées latéralement comme les brides de nos sabots découverts, servent à maintenir le cou-de-pied ; la troisième, arrondie, de la grosseur du petit doigt, est fixée sur la ligne médiane de la semelle, en un point central, à peu près à égale distance de son rebord circulaire. Cette troisième attache, introduite entre le gros orteil et le premier doigt, sert à asseoir l’ensemble du pied sur la semelle. Le dessus de la semelle et les brides sont en peau de chèvre maroquinée, de couleur rouge, avec des dessins variés. (Voir planche XXV, fig. 9.)

Les chaussures ou sandales faites à Kanô (Soûdân) sont appelées irhâtimen, celles fabriquées dans le pays, îmerkeden.

Les chefs ont quelquefois des bottes molles en maroquin, ibôhadjen.

La chaleur du sol, sa nature pierreuse et sablonneuse empêchent les Touâreg de marcher pieds nus comme les Arabes.

Les pauvres seuls n’ont pas de chaussure.

Tel est, avec un chapelet, îçedhenen, autour du cou, le costume national.

Les chefs y ajoutent quelquefois, à la manière arabe, un gilet, une veste à manches, un burnous en drap de couleur rouge ou bleu clair. Le rouge est préféré.

Le costume des femmes est plus simple encore.

Il comprend une, deux ou trois longues blouses de coton, tikamist-koré, serrées autour de la taille par une ceinture de laine rouge, tachêrbit.

Par-dessus ces blouses, une longue pièce de laine, tantôt blanche, alhaouli, tantôt rouge, tabarrakamt, tantôt à bandes rouges et blanches, tâbrogh, dans laquelle elles se drapent à la façon orientale, achève de couvrir leur corps.

La coiffure consiste en bandeaux faits avec les cheveux, qu’elles recouvrent d’une pièce d’étoffe, îkar-hay, plus ou moins riche, en laine ou en coton, et dont elles encadrent leur face.

La chaussure est la même que celle des hommes, mais plus légère et plus ornementée.

Les seuls objets de parure à leur usage sont :

Des bagues, tîsak ;

Des bracelets en verre, tihokaouîn, ou en argent, îouoki ;

Quelques grains de verroterie, tâserhâlt.

Avec d’aussi minces éléments de toilette, les femmes trouvent cependant le moyen de rappeler la pose altière des déesses de l’antiquité. Le mariage de couleurs tranchantes se prête à de nombreuses combinaisons qui sont étudiées avec soin.

Aliments. — Boissons. — Thé. — Café. — Tabac.

Jamais peuple ne fut plus pauvre en ressources alimentaires ; aussi, à l’exception d’une bouillie, asînk, ne trouve-t-on pas chez les Touâreg, comme ailleurs, un mets national, base de leur nourriture. Chacun mange ce qu’il trouve ou ce qu’il peut se procurer au plus bas prix possible, généralement en petite quantité et tout juste ce qu’il faut pour ne pas mourir, excepté dans le cas où l’occasion se présente de manger gratuitement ; car alors l’appétit, surexcité par la gourmandise, ne connaît pas de limites.

Les Touâreg, comme tous les animaux de leur pays, supportent admirablement la faim et la soif. Il est de notoriété publique parmi eux qu’un homme, contraint par la nécessité, peut voyager sans boire ni manger pendant plusieurs jours. Alors, pour supporter plus facilement la privation, on se serre le ventre avec une courroie ou avec une ceinture.

En voyage, les Touâreg ne mangent qu’une fois, quand la marche de la journée est terminée. L’unique repas se dit azhebri.

En station, ils font deux repas : le déjeuner, âmeklî ; le dîner, amedjîn.

Par le nombre des matières premières qui entrent dans l’alimentation, il est facile de se convaincre que le pays ne suffit pas aux besoins de ses habitants.

Je les énumère ici par ordre de nature :

Graines : blé, orge, sorgho, millet, toûlloûlt (graine de l’arthratherum pungens) ;

Fruits : dattes, figues, raisin sec, jujube sauvage, fruits du Salvadora Persica ;

Légumes domestiques : oignons, tomates, aubergines, melons, pastèques, concombres, courges, citrouilles, potirons ;

Légumes sauvages : les principaux sont connus sous les noms indigènes de tânekfâït, harharha, tanesmîm, inekkân, azezzedja ; ils sont principalement fournis par la grande famille botanique des Crucifères ;

Viande d’animaux domestiques : chameau, mouton, chèvre ;

Viande d’animaux sauvages : mouflon, antilope, gazelle, gerboise, rat des champs, sauterelles, vers ;

Condiments : lait, beurre, huile, graisse, suif, miel, cassonade, gomme, ail, poivre, poivron, sel et un piment du Soûdân, la chitta ;

Des fromages, importés du pays d’Aïr, complètent la liste des ressources alimentaires des Touâreg.

Le riz, tâfarhat, abondant dans tout le Soûdân occidental, est quelquefois acheté par les caravanes comme provisions de retour ; on le mange cuit et assaisonné comme le pilau dans le Levant.

Avec les farines du blé, de l’orge et du toûlloûlt, soit prises isolément, soit mélangées, on fait quelques galettes, mais principalement une bouillie cuite, grossière et épaisse, qui rappelle le brouet des anciens Spartiates.

Cette bouillie, qui est la base de la nourriture des Sahariens, porte, suivant les contrées, les noms d’asînk, táraouit, en temâhaq, et d’’açîda, en arabe.

La même bouillie, non cuite, la mohamsa des Arabes, est appelée tikhammazîn par les Touâreg.

Le kouskousou, mets national des Arabes, apparaît quelquefois, mais en de rares circonstances, sur la table des nobles et des marabouts ; on lui a conservé son nom, kaskasoû, ce qui constate son origine étrangère.

Dans les jours de fête aussi, on prépare une pâtisserie, alkâk, sorte de gâteau à base de farine, lait, beurre et miel.

Avec les farines du gâfoûli et du gueçob, on fait aussi des bouillies, mais principalement des crêpes, elfêtât, que les Arabes appellent cherchîch.

Dans les villes seules on fabrique du pain :

Frais, on le nomme takeïa et tadjella ;

Biscuité, pour l’usage des caravanes, takeïa-taqqôret.

La datte (âheggarh pl. îheggarhen), la figue et la jujube sont souvent mangées en nature ; le raisin sec est mis dans les ragoûts.

La datte, pilée dans de l’eau et du beurre, constitue le târekît ;

Pétrie avec la farine du gueçob et du piment, et mise en gâteaux crus, sous forme de petits bondons, elle constitue le takodart, conserve que l’on mange ensuite en la délayant dans de l’eau.

Les légumes de jardins ne se trouvent que près des villes ou des campements fixes des serfs ; ils sont assez peu abondants pour qu’on ne les mange jamais secs ; les légumes sauvages constituent souvent la principale ressource des malheureux.

On les cuit à l’eau et au sel, avec ou sans beurre ou graisse.

Ordinairement, on ne tue d’animaux domestiques que pour célébrer la bienvenue d’un hôte.

Le repas de l’hospitalité, âmadjârou, doit toujours être assez copieux pour rassasier trois ordres de convives : l’hôte, âmadjâr ; le voisin, anâradj, qui, sous prétexte d’honorer l’étranger, ne manque jamais l’occasion de remplir son ventre ; et le mendiant, dadâla, auquel reviennent de droit les miettes du festin.

Suivant le rang du visiteur et la fortune du visité, c’est tel ou tel animal qui est égorgé : la jeune chamelle grasse est le grand extra de l’hospitalité ; viennent ensuite, par ordre de mérite, le chamillon, le chameau, le mouton, la brebis, le chevreau et la chèvre.

Les viandes de ces animaux sont mangées en rôti ou en ragoût.

Les Sahariens excellent dans l’art du rôtisseur, quoiqu’ils n’aient pour tout appareil qu’une broche en bois, deux piquets fourchus, plantés au-dessus de tisons ardents.

Bien que les viandes des animaux nourris avec les plantes odorantes du Sahara aient généralement du goût, on augmente encore leur fumet en les garnissant des mêmes espèces odorantes.

Les viandes en ragoût sont ou pilées dans du beurre, ou découpées en petits morceaux et cuites, avec assaisonnements, dans des vases en terre ou en fer étamé. Les ragoûts de la première espèce sont des tâlebadjdjat, les seconds des ikerrâyen.

Quoique cette cuisine ne ressemble pas à la nôtre et se recommande surtout par les épices, elle est cependant bonne, et ceux qui sont admis à la goûter la trouvent délicieuse.

Mais voici le revers de la médaille !

Pendant que le grand seigneur, âhaggar, le maître, mess, se régalent d’une manière aussi somptueuse, il n’est pas rare de voir la plèbe des pauvres, talekki, prendre leur part de la fête en mangeant la peau de l’animal sacrifié, si cet animal est un mouton ou une chèvre. A cet effet, après avoir ébouillanté la peau pour en détacher le poil, on la découpe en petites lanières, sous forme de vermicelle, puis on la fait cuire ou frire, suivant qu’elle est supposée dure ou tendre.

J’ai été initié à ce détail de mœurs d’une assez singulière façon. En route, à l’occasion, j’achetais quelquefois une chèvre ou un mouton pour ma nourriture et celle de mes serviteurs. D’après l’usage, la peau de ces animaux revient de droit à celui qui a eu la peine de le tuer, le nettoyer et le dépecer. Un beau jour, une bête ayant été abattue, un de mes serviteurs, qui n’avait pas droit au pourboire de la peau, vint me la demander, au détriment d’un de ses camarades. A ma question : « Pourquoi il voulait me faire commettre une injustice ? » il me répondit : « J’ai une femme et des enfants qui souffrent peut-être de la faim, moi absent, et je la leur enverrai pour la manger. » Je me fis expliquer comment on faisait du vermicelle avec la peau d’un mouton, et, en homme qui n’avait jamais été réduit à un tel mets, je payai la leçon le prix d’un mouton, pour que la pauvre femme et les pauvres enfants pussent au moins en goûter la viande, ce qui leur était arrivé bien peu souvent. Probablement ma charité n’a pas reçu sa destination, car mon malheureux serviteur aura englouti mon argent dans son escarcelle, et j’en suis à me demander si je n’ai pas commis une mauvaise action, en refusant à une pauvre famille le régal d’une peau de mouton.

La viande des mouflons, des antilopes et des gazelles, chassés dans les dunes pour les besoins de la boucherie, est séchée et gardée précieusement pour les voyages. Cet article est l’objet d’un commerce assez important à Ghadâmès.

La chair de ces animaux sauvages est excellente, et serait très-appréciée si elle pouvait arriver sur nos marchés.

Les sauterelles, considérées comme un fléau dans le Tell, sont une bénédiction de Dieu dans le Sahara. On les sale, ou on les confit dans l’huile pour les conserver.

Le poisson, fourni par les lacs du plateau du Tasîli, est mangé frais, mais par les serfs et les nègres seulement.

Avec les vers des lacs du Fezzân, on fait une pâte alimentaire dont le goût rappelle celui des crevettes ; c’est presque une friandise dans un pays si dépourvu, mais les Fezzaniens seuls en font usage, en délayant cette pâte dans leurs sauces.

Le lait est la base essentielle de la nourriture des Touâreg ; dans la saison des pâturages, ils ne consomment guère autre chose. En toute saison, il fournit le principal condiment de l’alimentation.

Le lait pur se dit akh ou akh-wâkafâyen, le lait aigre akh-wân-tenouârt, le lait caillé et écrémé aoulîs.

On fait peu de beurre, oûdi, le lait étant presque tout consommé en nature.

Par la même raison, le caseum manque pour les fromages. Ceux que l’on consomme chez les Touâreg du Nord, fromages secs, tikammârin, viennent du pays d’Aïr et du Soûdân.

L’huile, ahatîm, le suif, tâdent, et la graisse (suif fondu), îsîm, viennent du Nord.

Avec le beurre, ces trois matières grasses, toujours rares, sont les seuls assaisonnements de la nourriture.

Les Touâreg ont, pour remplacer le sucre, trois sortes de miel : le toûraout, de qualité supérieure, le tâment et le kharnît, de qualité inférieure. (Voir liv. II, chap. III, page 241.)

La gomme, tahaha, produite par l’Acacia Arabica, est souvent mangée, à défaut d’autre aliment, avant qu’elle soit concrète.

Tout le sel, tîsemt, employé dans les aliments, vient de la sebkha d’Amadghôr, ou des salines du Fezzân.

Les boissons en usage chez les Touâreg sont :

L’eau, le lait pur, le lait coupé, le lait aigre et le lait caillé.

Ils font une boisson rafraîchissante avec de la farine de sorgho, du fromage du Soûdân, du poivre et des dattes ; elle se nomme aghâhara.

Dans les oasis, à l’occasion, ils font usage de la séve de palmier, le lâgmi des Arabes, qu’ils appellent ilâjbi ; mais ils ne la boivent pas fermentée.

Le thé en infusion, le café en décoction sont des boissons de luxe que les chefs seuls connaissent. Ces articles, de provenance étrangère, sont à un prix si élevé que la masse, trop pauvre, ne peut s’en procurer.

L’usage du tabac, tâberha, tâba, est presque général chez les Touâreg, car, à l’exception des marabouts, hommes et femmes fument et prisent ou chiquent, les femmes moins que les hommes cependant.

Le tabac employé vient du Fezzân, de Tripoli, du Soûf ou du Touât, contrées où on le cultive en assez grande quantité. Il est d’une qualité très-inférieure.

L’arsenal du fumeur se compose d’une blague en peau, abelboûdh, et d’une pipe composée d’un fourneau, tekoûgna, et d’un tuyau, annefêr. Un chapeau en cuivre, fixé au tuyau par une chaînette, couvre le fourneau, précaution très-utile pour éviter les incendies et qui devrait bien être imitée en Algérie.

La tabatière consiste en un segment de roseau. Le tabac prisé est en poudre très-fine.

Le tabac de chique est toujours mélangé avec du natron, pour atténuer les effets de l’âcreté du tabac, mais le correctif est loin d’être innocent, car son usage gâte promptement les dents.

Religion. — Superstitions.

Les Touâreg sont musulmans, mais à l’exception des marabouts et de quelques hommes pieux, ils ne pratiquent pas.

L’islamisme impose aux vrais croyants de nombreuses obligations : la prière, précédée d’ablutions, le jeûne du ramadhân, le pèlerinage à la Mekke, l’aumône, etc.

Comment les Touâreg pourraient-ils s’acquitter de ces prescriptions ?

La prière et le pèlerinage exigent du temps, le jeûne et l’aumône supposent le superflu, et ils n’ont ni l’un ni l’autre.

A peine compterait-on chez les Touâreg du Nord une trentaine d’individus ayant visité le tombeau du prophète, quoique le titre de hâdj soit très-considéré chez eux ; c’est que, pour aller à la Mekke, il faut être riche et avoir quelqu’un qui, en l’absence du chef de la famille, réponde de sa sécurité.

L’aumône ne saurait être pratiquée dans un pays qui semble avoir pour loi générale de vivre aux dépens d’autrui.

Ainsi, les principales prescriptions de l’islamisme ne sont pas observées.

D’ailleurs, rien au milieu d’eux qui rappelle aux devoirs religieux : pas d’imâm, pas de mufti, pas de mosquées, pas de chapelles. La zâouiya de Timâssanîn est une exception comme le marabout Si-’Othmân, qui en est le chef ; aussi les Arabes disent-ils des Touâreg : « ma’andhoum-ed-dîn, ils n’ont pas de religion. »

Le reproche d’impiété que les Arabes formalistes adressent aux Touâreg n’est cependant pas complétement fondé, car si, comme tous les hommes aux prises avec les difficultés matérielles de l’existence, ils sont forcés de négliger la forme, ils pratiquent la morale mieux que les Arabes.

Néanmoins, les Azdjer reconnaissent l’autorité spirituelle du sultan de Constantinople, et les Ahaggâr, comme les Touâtiens, celle de l’empereur du Maroc, pour lesquels ils font la prière officielle dans les grandes solennités.

Si on interroge les croyances, les superstitions des Touâreg, on retrouve vivantes encore dans leurs âmes les traces des diverses religions qu’ils ont professées.

Leur Dieu est Amanaï (l’Adonaï de la Bible) ; il est unique ;

Le ciel, adjenna, le paradis, idjennaouen, où l’homme reçoit la récompense de ses bonnes actions après la mort, est habité par les anges, andjeloûs pl. andjeloûsen (ἄγγελος, angelus) ;

L’enfer est tîmsi-tân-elâkhart, le dernier feu ;

Le diable, iblîs, y règne.

La croix se trouve partout : dans leur alphabet, sur leurs armes, sur leurs boucliers, dans les ornements de leurs vêtements. Le seul tatouage qu’ils portent sur le front, sur le dos de la main, est une croix à quatre branches égales ; le pommeau de leurs selles, les poignées de leurs sabres, de leurs poignards, sont en croix.

Les selles des chameaux sont garnies de clochettes, quoique partout l’islamisme ait détruit et repoussé la cloche comme une sorte de cachet du christianisme.

Dans les mœurs, les traces du christianisme sont encore plus évidentes : la monogamie, le respect de la femme, l’horreur du vol, du mensonge, l’accomplissement de la parole donnée, etc., etc.

Quoique musulman, le târgui n’a jamais qu’une femme ; quoique musulmane, la femme est l’égale de son mari en toutes choses.

Ebn-Khaldoûn semble douter que les Sanhâdja Lithâmiens aient jamais été chrétiens, et il affirme même qu’ils professaient le magisme quand ils ont été si difficilement convertis à l’islamisme ; car, d’après les historiens du temps, ils ont renié quatorze fois leur nouvelle religion.

Probablement, ils n’ont pas été meilleurs chrétiens qu’ils ne sont aujourd’hui bons musulmans. Les traditions païennes devaient, à cette époque, comme de nos jours, dominer dans leurs croyances.

Souvent, soit pour le commerce, soit pour le pillage, les Touâreg vont en expéditions lointaines et, pendant ces longues absences, leurs familles sont privées de leurs nouvelles. Pour se mettre en communication avec ceux qui leurs sont chers, les femmes, parées de leurs vêtements et ornements les plus riches, vont se coucher sur les anciennes tombes, où elles évoquent l’âme de celui qui les renseignera. A leur appel, Idebni, un esprit, se présente sous la forme d’un homme. Si l’évocatrice a su plaire à l’esprit, Idebni lui raconte tout ce qui s’est passé dans l’expédition ; dans le cas contraire, il l’étrangle. Il va sans dire que les femmes, connaissant les exigences d’Idebni, font si bien qu’elles reviennent toujours avec des nouvelles qui, dit-on, sont confirmées par les voyageurs à leur retour.

Pomponius Mela (Afrique intérieure, ch. IX) constate la haute antiquité de cette superstition : « Les Augiliens, dit-il, ne reconnaissent d’autres divinités que les âmes des morts. Ils ne jurent que par elles et ils les consultent comme des oracles ; à cet effet, après avoir expliqué leur demande, ils se couchent sur quelque tombeau et reçoivent la réponse en songe. »

Augilæ manes tantum Deos putant ; per eos dejurant ; eos ut oracula consulunt : precatique quæ volunt, ubi tumulis incubuere, pro responsis ferunt somnia.

L’oasis d’Aôudjela, où les mânes étaient consultés comme des oracles, est la première station que l’histoire et la tradition assignent aux peuples objet de cette étude.

La perpétuité de cette superstition est d’autant plus étrange, qu’à part cette évocation exceptionnelle des âmes les Touâreg ont horreur de tout ce qui leur rappelle le souvenir des morts. Ils n’en parlent jamais, ne veulent pas qu’on en parle devant eux, qu’on prononce leurs noms, et, quand une tombe se rencontre sur leur route, ils l’évitent avec le plus grand soin.

Mais rien n’est comparable à la croyance aux génies, âlhîn, âlhînen, êtres surnaturels, auxquels l’imagination donne la forme humaine, avec des cornes, une queue et du poil pour vêtements.

D’après la tradition orientale, les génies sont partout, mais chez les Touâreg Azdjer, les âlhînen occupent un pâté de montagnes isolées qui leur est entièrement abandonné et où nul n’oserait pénétrer.

Cette montagne est située sur la route des caravanes de Ghadâmès à Rhât, près la chaîne de l’Akâkoûs, à 30 kilomètres au Nord de Rhât. Les Arabes l’appellent Qaçar-el-Djenoûn, les Touâreg Idînen.

Ce palais enchanté, dont on distingue tous les détails de la route, est composé d’une série d’énormes blocs de pierres lavées par les eaux et représentant les formes les plus bizarres. Pour peu que l’imagination vienne vivifier ces masses inertes, on y voit des temples, des fortifications, des tours, des châteaux, tout ce que l’on veut. (Voir la planche ci-contre.)

On raconte qu’un individu ayant cherché à y entrer par la gouttière d’écoulement des eaux, y trouva, au centre, un cimetière de grands tombeaux de païens, djohâla, qui lui inspira une frayeur à le faire rebrousser chemin.

Une plantation de palmiers, affirme-t-on, existerait dans l’intérieur de ces montagnes qui ont la forme d’un fer à cheval. On aurait la preuve de ce fait par les troncs de palmiers trouvés, à l’époque des grandes pluies, dans les eaux qui descendent d’Idînen dans le lit du Tânezzoûft.

M. le docteur Barth a entrepris d’explorer la montagne d’Idînen, mais nul târgui n’a voulu l’y accompagner. Sans guide, il s’est perdu, et, sans eau, sans vivres, sous un ciel ardent, il a failli périr de soif et de faim, à ce point qu’il a dû ouvrir une de ses veines pour en boire le sang. Bien qu’il n’y eût rien que de naturel dans le grave danger couru par l’intrépide voyageur, les Touâreg y voient une preuve de plus de l’impossibilité de pénétrer impunément dans le domaine des génies.

Quand j’ai témoigné à Ikhenoûkhen le désir de visiter la montagne d’Idînen, il en fut aussi effrayé que s’il s’était agi de la chose la plus difficile du monde. Je n’insistai pas.

Inutile de dire que M. le docteur Barth, qui a parcouru en détail les monts Idînen, n’y a trouvé ni cimetière, ni palmiers.

Chez les Ahaggâr, le mont Oudân est aussi abandonné aux âlhînen et nul n’y pénètre. Les génies qui l’habitent auraient, dit-on, l’humeur batailleuse, car on raconte qu’ils viennent attaquer leurs frères, chez les Azdjer, et qu’on entend parfois le bruit de leurs combats.

Pl. XXIII. Page 416. Fig. 37 et 38.

Fig. 1. — VUE ISOLÉE DE L’IDÎNEN OU QAÇAR-EL-DJENOÛN,

Réputé la demeure des esprits chez les Azdjer.

Fig. 2. — VUE DE L’IDÎNEN ET DE L’AKÂKOÛS.

D’après les profils relevés à la boussole par M. H. Duveyrier.

Chez les Touâreg d’Aïr, les génies occupent une oasis enchantée que personne ne connaissait lorsque la découverte en fut faite de la manière suivante :

Un târgui de la vallée de l’Ouâdi-Tâfasâsset, après avoir abreuvé ses chameaux aux puits de son campement, les conduisit au pâturage dans un désert du côté du pays des Teboû, où il les abandonna, selon l’habitude, les chameaux revenant toujours vers les puits quand ils ont soif. Cette fois, les chameaux furent très-longtemps à reparaître, et quand ils rentrèrent leurs crottins étaient pleins de noyaux de dattes.

D’où venaient-ils donc ? on ne connaissait pas de dattiers dans le pays.

Intrigué de cette découverte, le propriétaire des chameaux suivit leurs traces. Elles le conduisirent au milieu des sables, à une plantation de dattiers arrosés par des sources. Il mangea des dattes, en remplit une outre, après quoi il monta un de ses chameaux pour regagner sa demeure.

Quel ne fut pas son étonnement, quand, après avoir voyagé toute la nuit, il se retrouva, au point du jour, à la source qu’il avait quittée la veille !

Peut-être l’obscurité l’a-t-elle empêché de reconnaître sa route ?

Il se remet en marche et voyage tout le jour. Au soir, il est encore au même point.

A bon entendeur, salut ! Notre târgui a compris que le génie conservateur de la plantation ne veut pas qu’il emporte des dattes. Il vide donc son outre et repart ; mais, après une longue marche, la source fatale est encore là. Alors le târgui fouille son bagage, et il y trouve une datte oubliée. C’est là la cause de l’enchantement. Il la jette, se remet en route et arrive enfin pour raconter à ses contribules l’histoire de ses mésaventures.

Personne n’a mis en doute son récit, mais nul n’est allé à la recherche de l’oasis enchantée.

Il y a probablement aussi un territoire réservé aux alhînen chez les Aouélimmiden, de sorte qu’il y aurait, dans chaque grande fraction târguie, une tribu de génies correspondant à chacune d’elles.

En voyant, au XIXe siècle, les Touâreg assigner, au milieu de leurs campements, un territoire aux génies, et respecter ce territoire comme inviolable, on est tout étonné de retrouver une tradition qui remonte aux premiers âges de l’histoire.

Pomponius Mela place dans les montagnes, aujourd’hui occupées par les Touâreg, « des peuples plus qu’à demi sauvages, qui méritent à peine qu’on les mette au rang des hommes et qu’on nomme les Égipanes, les Blemyens, les Gamphasantes et les Satyres, qui, n’ayant ni feu ni lieu, ne font qu’errer d’un endroit à l’autre sans s’arrêter nulle part.

« Les Gamphasantes sont nus ; les Blemyens n’ont pas de tête, leur visage étant placé sur leur poitrine ; les Satyres n’ont rien de l’homme que la figure. Les Égipanes sont faits comme on le dit communément. »

Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la somme des connaissances sur ces êtres surnaturels s’est beaucoup agrandie, car on ne serait pas embarrassé de trouver aujourd’hui dans les bibliothèques des zâouiya bien des volumes, œuvres d’hommes graves, qui donnent les détails les plus intimes sur la vie des génies, leurs divisions en nations, en tribus, leurs mœurs, leurs coutumes, etc., etc. L’imagination de l’homme ne recule devant rien, quand il s’agit de mystères.

Dans toute l’Afrique, il n’y a pas un individu, éclairé ou ignare, instruit ou illettré, qui n’attribue aux génies tout ce qui arrive d’extraordinaire sur la terre.

Chez les Touâreg, cette croyance est tellement puissante qu’ils ne veulent jamais passer la nuit sous un toit, dans la crainte de s’y trouver emprisonné par les alhînen : aussi, mettre un târgui en prison est presque le condamner à mourir de peur.

Toute maladie nerveuse : épilepsie, catalepsie, convulsion, etc., est réputée prise de possession par les génies ; pour les conjurer d’évacuer la place, on a recours aux exorcismes les plus étranges.

Les Touâreg croient aussi aux sorciers, aux enchanteurs, auxquels ils attribuent le pouvoir de métamorphoser les hommes en bêtes. Tout voyageur européen, par le seul fait qu’il ose aborder des pays inconnus, est réputé quelque peu sorcier. Aussi El-Hâdj-el-Amîn, le cheïkh de Rhât, évitait-il mes regards avec le plus grand soin, dans la crainte de tous les dangers possibles.

L’ignorance des peuples barbares, qui transforme les voyageurs européens en êtres surnaturels et les fait apparaître comme dangereux, a souvent créé de grands dangers à de nobles martyrs de la science. Peut-être la mort de Vogel est-elle due à cette cause. C’est pourquoi les voyageurs agiront toujours prudemment en ne s’avançant dans des contrées où ils sont inconnus que sous la caution des hommes qu’ils viennent de quitter et qui ont eux-mêmes expérimenté la limite tout humaine de la puissance de l’étranger.

En raison de ces terreurs et superstitions, l’amulette joue un grand rôle chez les Touâreg, car on lui attribue la propriété de pouvoir préserver de tout, excepté de la mort. Et comme les Touâreg craignent beaucoup de choses, ils ont la tête, le cou et la poitrine couverts d’amulettes.

Les amulettes des Touâreg ressemblent à celles de tous les autres musulmans : elles consistent en petits sachets de cuir, plus ou moins ornementés, ajustés sur une lanière également en cuir, de manière à former des colliers. Dans ces sachets sont enfermées des feuilles de papier couvertes de versets du Coran ou de signes cabalistiques.

Il y a deux classes bien distinctes d’amulettes : celles destinées à appeler sur la personne qui les porte toute la série des biens que l’homme peut désirer ; celles appelées à éloigner toute la série des maux qu’il peut redouter.

Les marabouts qui les fabriquent ont chacun leur spécialité. L’Islamisme, en son entier, est mis à contribution pour constituer la collection de chaque croyant.

Instruction.

La langue parlée dans chaque confédération constitue un dialecte propre.

Bien que les Touâreg des quatre confédérations se comprennent entre eux, il y a cependant des différences notables dans chaque dialecte, surtout dans ceux du Sud qui ont donné l’hospitalité à beaucoup de mots des diverses langues nègres de l’Afrique centrale. Ceux du Nord paraissent plus purs de mélange. Si on y trouve quelques mots arabes, nécessairement importés avec la religion musulmane, du moins, les mots d’origine nègre ne les ont pas envahis.

Pour la prononciation des mots, la principale différence entre les dialectes du Nord et ceux du Sud est que, dans les premiers, l’h est aspirée, et que, dans les seconds, cette lettre est remplacée par un ch ou par un z, ce qui rend la prononciation plus douce[122].

En général, hommes et femmes savent lire et écrire, mais les femmes plus que les hommes, surtout dans la classe des nobles.

La lecture et l’écriture du tefînagh sont enseignées dans la famille par les femmes : c’est pourquoi, sous ce rapport, le degré de leur instruction est supérieur à celui des hommes.

La connaissance de la langue arabe écrite est restreinte à une minorité d’élite. Un plus grand nombre se sert de la langue arabe parlée.

La langue arabe est enseignée par des tolba du Touât, qui entreprennent l’éducation de toute une famille, filles et garçons. Les familles un peu aisées, celles des chefs, ont un maître qui les accompagne partout où elles vont, tant qu’il y a un enfant à instruire. Comme les filles sont moins distraites de leurs travaux que les garçons, elles profitent mieux qu’eux des leçons de leur instituteur.

Les livres arabes qu’on trouve chez les Touâreg sont le Coran et ses commentaires. Ils sont rares.

Ceux des Touâreg qui parlent la langue arabe s’expriment en termes bien plus corrects que les Arabes de l’Algérie, mais au bout de cinq mots on reconnaît qu’ils sont Touâreg, car ils ne peuvent prononcer l’h dur, et remplacent cette lettre par un kh : ainsi ils ne disent pas hânoût, halîb, mais khânoût, khalîb.

Parmi les femmes, il en est de véritablement instruites et qui feraient honte aux femmes des Arabes de l’Algérie. Aussi, quand on constate quel degré d’influence l’éducation a donné à la femme târguie dans la famille, on regrette d’apprendre que, sur la proposition de quelques membres musulmans des conseils généraux de l’Algérie, on ait renoncé à enseigner la lecture et l’écriture aux jeunes filles mauresques qui fréquentent les écoles d’Alger, surtout quand on avait surmonté les premières difficultés du professorat.

Dans cette circonstance, on a trop subi l’influence d’hommes habitués à considérer la femme comme un être inférieur qui doit, en toutes choses, être subordonnée aux caprices de l’homme.

Les connaissances en calcul sont à peu près nulles, si ce n’est chez les marchands des villes de Ghadâmès, de Rhât et d’In-Sâlah.

Quant aux Touâreg nomades, ils comptent sur les grains de leurs chapelets, ou au moyen de points marqués sur le sable.

Cependant, à la différence des Arabes, la plupart des Touâreg savent leur âge, en années lunaires.

La division de l’année est la même que chez les Arabes.

Voici, en temâhaq, les noms des mois :

Azhoûm (âzhoûm) correspondant à Ramadhân.
Tesesî à El-fotor.
Djer-moûhadan à El-fotor-eth-thâni.
Tafâski à El-’aïd.
Tâmessadaq à ’Achoûra.
Tâllit-sattafet à Sefer.
Tâllit-ârarhet à El-mouloûd.
Aouhêm-iezzâren à Teba’at-mouloûd-el-oouel.
Aouhêm-ilkemen à Teba’at-mouloûd-eth-thâni.
Saret à Chaa’bân-el-oouel.
Tîn-tenslemîn à Chaa’ban-eth-thâni.
Tîn-tenslemîn-imezzehêl à Chaa’ban-eth-thâleth.

Les noms des jours de la semaine sont :

Vendredi El-djemet,
Samedi Es-sebet,
Dimanche El-hâd,
Lundi El-îtni,
Mardi El-tenâta,
Mercredi Enârda,
Jeudi El-rhamîs,

tous empruntés à la langue arabe et dénaturés.

En dehors de la géographie de la partie de l’Afrique comprise entre le Niger et la Méditerranée, de celle des pays de l’Orient sur la route de la Mekke, qu’ils connaissent bien, les Touâreg savent tout au plus qu’il y a des pays qui s’appellent l’Angleterre, la France, la Russie, et que le premier de ces pays est séparé des deux autres par des mers. A cela se borne la science géographique du peuple le plus voyageur du monde.

Mais on peut dire que le dernier d’entre eux connaît son pays, dans ses détails, comme peu d’entre nous connaissent le leur.

A l’exception de quelques faits conservés par les légendes et la tradition, l’histoire est un livre clos pour eux.

Cependant, par la Note de Brâhîm-Ould-Sîdi, par les listes de sultans, de cheïkh, qui m’ont été données et qui embrassent plusieurs siècles, on voit que les Touâreg, comme tous les Orientaux, tiennent à la conservation de leurs généalogies.

En botanique, les Touâreg défieraient les plus érudits : ils savent le nom de toutes les plantes du Sahara, leurs propriétés utiles ou nuisibles, les terrains qu’elles préfèrent, les époques de leur floraison et de leur fructification. On reconnaît en cela qu’ils sont essentiellement pasteurs.

En zoologie, ils sont moins instruits, mais tous connaissent les grands animaux de leur pays, leurs mœurs et leurs habitudes. Quelques-uns possèdent traditionnellement, en médecine et en art vétérinaire, des connaissances qui suffisent à leurs besoins.

En minéralogie, leur science se borne à distinguer entre elles les substances minérales qu’ils emploient.

Ils savent aussi discerner, par l’observation, les terrains dans lesquels il y a chance de trouver de l’eau pour le forage des puits.

Dans le forage des puits, ils tiennent compte des couches traversées, leur donnent des noms et attachent la plus grande attention à bien reconnaître celle qui précède immédiatement l’eau.

Sur tous les points du Sahara, on trouve des mineurs et des puisatiers qui ont une certaine expérience. Quelques-uns même prétendent être hydroscopes et reconnaître les couches d’eau souterraines que les Arabes appellent Bahar-taht-el-ardh, mer sous la terre.

Les marabouts ont des notions de théologie et de droit. Malheureusement les marabouts instruits sont rares chez les Touâreg : obligés d’être continuellement sur les routes pour les devoirs de leur ministère, ils ne peuvent consacrer aux études sérieuses le temps qu’elles réclament.

Les controverses religieuses ont pour thèmes, d’un côté, le fanatisme le plus exalté prêché dans les zâouiya de la confrérie des Senoûsi, de l’autre, la tolérance et la conciliation recommandées par les zâouiya des Tedjâdjna et des Bakkây.

Pour l’enseignement du droit, on suit les préceptes du Traité de jurisprudence de Sîdi Khelîl, modifiés par les Coutumes de Fez. Dans la pratique, chez les Touâreg, les coutumes locales ont la préférence sur les décisions des plus savants jurisconsultes.

Le maximum de la science, pour ceux qui ont des prétentions à l’érudition, est de se proclamer savants en sorcellerie et en alchimie. Mais, quand on les interroge sur ces sujets, ils évitent habilement toute discussion. Les sciences occultes aiment le secret.

Mais là où excellent incontestablement les Touâreg, c’est dans l’astronomie.

Un peuple qui voyage toujours dans des déserts, et qui, pour éviter la chaleur, préfère les marches de nuit à celles du jour ; ce peuple, s’il n’a pas de boussole, est obligé de guider sa marche sur celle des étoiles. L’esprit d’observation a dû bientôt suppléer chez lui à l’enseignement méthodique, et si ce peuple, comme tout l’indique, a des liens de parenté avec les anciens Égyptiens, la tradition vient en aide à l’observation.

Je n’ai pas la prétention de donner ici une situation des connaissances des Touâreg en astronomie : il eût fallu, pour cela, consulter un grand nombre de guides des caravanes et contrôler les unes par les autres leurs informations : je me borne donc à constater ce que j’ai appris, en conservant autant que possible à la poésie saharienne tout son caractère.

Le Firmament est Erher.

Le Soleil est Tafoûk, et la Lune Ayôr.

Quand il y a éclipse, c’est une rhazia que l’un des deux astres opère sur l’autre.

L’éclipse de Soleil ou la rhazia de la Lune sur le Soleil est Tafoûk-temêhagh.

L’éclipse de Lune est Ayôr-ïemêhagh.

La nouvelle Lune s’appelle Tâllit ;

La pleine Lune, Afaneôr ;

La Lune avec halo, Ayôr-ieffrâdj ;

Les Étoiles, en général, Itrân, au sing. âtri ;

La Voie lactée, Mâhellaou.

Vénus est Tâtrit-tan-toûfat (l’étoile du matin), comme l’appellent aussi nos bergers.

Orion est Amanâr (celui qui ouvre), étymologie qui rappelle celle du nom classique.

Le Baudrier d’Orion, Tâdjebest-en-Amanâr (mot à mot ceinture de celui qui ouvre), est une traduction plus complète encore.

Rigel est Adâr-n-elâkou ou le Pied dans la vase.

Sirius est Eydi, le Chien, c’est-à-dire le chien du chasseur Amanâr.

D’après les uns, Orion (Amanâr) sort d’un puits vaseux, et Rigel (Adâr-n-elâkou) est le dernier pied qu’il sort de la vase, c’est-à-dire la dernière étoile qui apparaît lorsque la constellation monte dans l’Est.

D’après d’autres, Amanâr est un Chasseur ceint de sa Ceinture ; il est suivi par un Chien, Eydi (Sirius), et précédé par des Gazelles, Ihenkâdh, qui sont les étoiles de la constellation du Lièvre.

A l’époque où Adâr-n-elâkou (Rigel) paraît au firmament, les fruits du Zizyphus Lotus, arrivés à maturité, sont déjà tombés à terre. L’apparition de cette étoile est donc à la fois une époque astronomique et botanique.

La grande et la petite Ourse est une Chamelle avec son Chamillon, Tâlemt-de-rôris.

Le Chamillon, sans sa mère (la petite Ourse), s’appelle Aourâ.

L’Étoile Polaire est dite Lemkechen, mot à mot, tiens, c’est-à-dire qu’une Négresse est supposée recevoir l’ordre de tenir le Chamillon Aourâ, pour qu’on puisse traire sa mère, Tâlemt, la Chamelle (c’est-à-dire la grande Ourse).

Les étoiles de la même constellation ψ, λ, μ, ν, ξ, qui forment un triangle, figureraient une Assemblée, El-Djema’at, qui délibérerait pour tuer Lemkechen (la Négresse) ; c’est pourquoi cette dernière, saisie d’effroi, ne bouge pas et cherche à se cacher.

Les Pléiades sont les Filles de la Nuit, Chêt-Ahadh ; chacune des six principales étoiles de cette constellation a son nom propre ; la septième est l’œil d’un garçon, qui, après avoir quitté l’orbite oculaire de son propriétaire terrestre, est allé se fixer au ciel.

Cela est expliqué dans les cinq vers suivants :

Chêt-Ahadh essa hetîsenet
Mâteredjrê d-Erredjeâot,
Mâteseksek d-Essekâot,
Mâtelarhlarh d-Ellerhâot,
Ettâs djenen, barâd, tît-ennît abâtet.

Ce qui mot à mot signifie :

« Les Filles de la Nuit sont sept :
« Mâteredjrê et Erredjeâot,
« Mâteseksek et Essekâot,
« Mâtelarhlarh et Ellerhâot,
« La septième est un garçon dont un œil s’est envolé. »

Le Scorpion est tantôt désigné sous le nom de Tâzherdamt (scorpion), tantôt sous celui de Tâzzeït (palmier). Cette dernière désignation convient très-bien à la figure de cette constellation.

Un jeune homme, du nom d’Amrôt (Antarès), disent les astrologues Touâreg, veut monter sur le Palmier, Tâzzeït, mais arrivé à mi-hauteur de l’arbre, il aperçoit de belles jeunes Filles, Tibaradîn, revêtues de haoulis rouges, venant de la Mare, appelée Tesâhak, et se dirigeant vers lui ; il reste alors à mi-hauteur du Palmier pour les contempler. Sans doute cette image peut s’expliquer, mais je ne veux pas me risquer à appliquer ces dénominations à telles ou telles étoiles voisines de la constellation du Scorpion.

La constellation du Lièvre est désignée sous le nom d’Ihenkâdh, les Gazelles.

La constellation du grand Chien (ε δ et η) est appelée Ifarakfarâken, mot qui sert ordinairement à indiquer le bruit que fait un éventail agité dans l’air, ou le vol d’un oiseau à son passage, parce qu’à l’époque où paraît cette constellation des vents violents agitent toujours l’atmosphère.

β du grand Chien est Aouhêm, le petit de la Gazelle.

Les étoiles de la constellation du Navire sont désignées : δ, sous le nom de Tenâfelit, la Richesse, l’Opulence ; ο, sous celui de Tôzzert, la Misère, le Besoin, la Pauvreté.

Quand on traverse le désert de Tânezroûft, de Ouâllen à Am-Rhannân, ces deux étoiles servent à indiquer la direction en prenant le point central entre celui de leur lever et celui de leur coucher, c’est-à-dire droit au Sud. Ces étoiles étant près de l’horizon, il est toujours facile de se guider sur leur passage au méridien. Entre leur coucher et leur lever, les guides disent qu’il y a la longueur de l’emplacement de la ville d’Araouân.

Aldébaran est Kôkoyyodh.

Canopus est Ouâdet.

Une Comète se dit Aharôdh. Comme chez tous les peuples, l’apparition inattendue de ces corps lumineux étonne et effraie.

Le Soleil et les Étoiles servent aux Touâreg à distinguer les quatre points cardinaux :

Le Nord se dit : Fôy,
Le Sud Anehôl,
L’Est Leqqâblet,
L’Ouest Idjedel-en-Tafoûk.

Les divisions du jour, Ahel, sont :

Le matin Toûfat,
Le midi Imoghri,
L’après-midi (trois heures) Takkâst,
Le soir Tadeggat,
La nuit Ehadh.

Tout le temps de la grande chaleur, la Gaïla des Arabes, celui pendant lequel les caravanes se reposent, se dit Taroût.

Les Touâreg, comme tous les Arabes du Sahara, pour avoir l’heure du midi, plantent un piquet dans le sable et calculent la projection de l’ombre suivant la saison.

La boussole, aussi utile dans les voyages sahariens que dans la navigation maritime, était entièrement inconnue, non-seulement chez les Touâreg, mais encore dans toute l’Afrique centrale. On n’en savait même pas le nom.

Par mes soins, les Touâreg la connaissent désormais. Le marabout Sîdi-el-Bakkây attachait le plus grand prix à en avoir une ; j’ai pu satisfaire ce désir. Ikhenoûkhen aussi en désirait une, mais il a dû attendre. Le Cheïkh-’Othmân en a fait ample provision à Paris.

J’estime donc que la boussole est un des présents les plus utiles qu’on puisse faire aux chefs du Sahara, à la condition que l’instrument sera portatif et leur sera remis par une personne qui leur indiquera la manière de s’en servir.

A Ghadâmès, on m’a parlé de deux Traités d’astronomie, en langue arabe, qui existeraient dans la bibliothèque de la mosquée, preuve incontestable de l’importance que les Sahariens attachent à la connaissance de la marche des astres.

Je ne puis terminer ce que je viens de dire sur l’instruction des Touâreg sans faire remarquer que la somme de leur savoir se transmet, traditionnellement, de père en fils et avec le concours d’une seule famille : celle des marabouts de Timâssanîn.

Droit. — Justice. — Police.

Le droit écrit n’est invoqué qu’à défaut du droit coutumier, pour les contestations exceptionnelles. Alors, on ouvre le Traité de jurisprudence du grand légiste Sîdi-Khelîl.

Le droit coutumier, ’Aâda, conservé traditionnellement dans la mémoire des anciens, doit être une émanation de l’ancien droit berbère. Pour en avoir une idée nette, il faudrait vivre pendant plusieurs années chez les Touâreg, tenir note des solutions données à tous les litiges et demander aux juges la raison de leurs jugements. Un voyageur ne peut entrer dans de pareils détails.

Les Touâreg n’ont pas de qâdhi dans leurs tribus, et on n’a recours à ceux de Rhât, de Ghadâmès et d’In-Sâlah, que très-exceptionnellement.

Le chef de famille supplée à leur absence dans la famille, comme les chefs de tribus dans les tribus. Quand il y a lieu, les marabouts interviennent.

La police intérieure est faite par les chefs de tribus. Les peines qu’ils appliquent sont l’amende, isekkeser, la bastonnade, tiboûren, et la mise aux fers.

La peine de la prison, tekôrmit, et la peine de mort, tâmattant, ne sont jamais appliquées. La punition des crimes, assez graves pour emporter l’une ou l’autre de ces deux peines, d’après nos lois, est réservée aux représailles des parents des victimes.

Cependant, quand, pour un crime particulier, on a recours à l’intervention de l’amghâr, en vue d’éviter des guerres de tribu à tribu, il prononce la peine du talion, conformément aux prescriptions du Coran : œil pour œil, dent pour dent, coup pour coup.

Dans ce cas, les plus proches parents de la victime décident du sort du criminel : ils peuvent accepter le rachat du sang, moyennant une somme d’argent, ou désigner celui d’entre eux qui remplira les fonctions d’exécuteur des hautes œuvres de la justice.

Si le prix du sang n’est pas accordé, malheur, malheur au coupable ! Il subira, en présence de témoins, de sa propre famille et de celle de sa victime, le plus terrible des supplices, car l’enivrement de la vengeance ne se contente pas d’un œil pour un œil, d’une dent pour une dent.

Quel affreux spectacle que celui de cette justice patriarcale !

Dans toutes les sociétés musulmanes, l’absence d’une justice officielle est une des principales causes qui entretiennent les haines et les divisions entre les familles et entre les tribus.

Cependant, les crimes ayant un caractère individuel sont rares : l’infanticide, à la suite des grossesses illicites, est assez commun. Dans ce cas, le père de la coupable est juge de l’offense faite à sa maison et généralement il cache sa honte.

Naissances. — Mariages. — Décès.

A ma connaissance, les naissances, chez les Touâreg, appellent peu l’attention. Un fils est toujours le bienvenu parce qu’il augmente le nombre des défenseurs de la tribu. A l’âge ordinaire, il est circoncis, suivant la coutume musulmane.

Chez les Touâreg, à la différence des Arabes, les jeunes gens ne sont pas admis à prendre part à la gestion des affaires publiques. La grande majorité pour eux ne commence pas avant quarante ans ; jusque-là, on est admis à l’action, pas au conseil.

La longévité des Touâreg explique cette longue durée de la minorité comme aussi le retard apporté au mariage, car les centenaires n’y sont pas très-rares. On cite même des individus qui ont atteint cent trente et cent cinquante ans ; entre autres celui qui m’a conduit à la sculpture Lybico-égyptienne de Bordj-Taskô, à Ghadâmès, auquel on donne plus de cent cinquante ans. Il est vrai qu’il est actuellement en enfance. Les auteurs arabes du moyen âge avaient déjà constaté ce fait exceptionnel. Ebn-Khaldoûn, entre autres, dans sa notice sur les Molâthemîn, dit : « Dans le pays habité par ce peuple, on vivait ordinairement jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. » J’ai constaté qu’il en est encore de même aujourd’hui.

Les mariages donnent lieu aux remarques suivantes : la femme se marie rarement avant vingt ans, l’homme avant trente. Un târgui n’a jamais qu’une femme. Il peut divorcer, mais il n’introduira pas une nouvelle épouse au foyer conjugal avant d’avoir réglé le sort de la femme répudiée.

La femme mariée jouit d’autant plus de considération qu’elle compte plus d’amis parmi les hommes, mais, pour conserver sa réputation, elle ne doit en préférer aucun. Une femme qui n’aurait qu’un ami ou qui témoignerait plus d’affection pour l’un de ses adorateurs serait considérée comme pervertie et montrée au doigt.

Les mœurs permettent, entre hommes et femmes, en dehors de l’époux et de l’épouse, des rapports qui rappellent la chevalerie du moyen âge : ainsi la femme pourra broder sur le voile ou écrire sur le bouclier de son chevalier des vers à sa louange, des souhaits de prospérité ; le chevalier pourra graver sur les rochers le nom de sa belle, chanter ses vertus, et personne n’y voit rien de mal. « L’ami et l’amie, disent les Touâreg, sont pour les yeux, pour le cœur, et non pour le lit seulement, comme chez les Arabes. »

Presque tous les soirs, les femmes chantent en s’accompagnant de la rebâza ; elles improvisent généralement leurs chants, à la façon des anciens trouvères. Les hommes font cercle, accroupis autour des chanteuses, et, pour honorer la réunion, ils revêtent leurs plus beaux habits.

Au milieu de ces mœurs patriarcales, la femme demanderait immédiatement le divorce, si elle avait une rivale, et l’homme aurait le droit de tuer sa femme, sans avoir à rendre compte de sa vie à sa famille, si elle commettait une infidélité.

Est-ce à dire pour cela que les mœurs soient d’une pureté irréprochable ? Je ne le crois pas. Il y a près de Ghadâmès un campement de târguies qui rappelle les Nâylîyât de Biskra et de Tougourt, et plus d’une jeune fille est accusée d’être devenue mère avant le mariage.

Dans les rapports de l’homme avec la femme, en mariage, la formule du Code Napoléon est la règle : « La femme doit obéissance au mari et le mari doit pourvoir aux besoins de la femme dans la limite de ses ressources. » La délaisser même est un motif à reproche.

Les Touâreg mangent en compagnie de leurs épouses : ce qui est contraire à l’usage des autres musulmans ; la meilleure part du repas leur est donnée. Toutefois, il est, dans les aliments, des parties exclusivement réservées à l’un ou à l’autre : le cœur, les intestins des animaux, ne sont mangés que par l’homme ; le foie et les rognons reviennent aux femmes. Le café et le thé ne peuvent être bus que par les hommes.

La tenue des dames Touâreg est toujours décente et convenable. Une sorte d’étiquette préside à tous leurs mouvements quand elles sont en société. Une grande marque de leur respect pour l’homme auquel elles parlent est de lui cacher leur figure, quoiqu’elles ne portent jamais le voile, et, à cette fin, elles tournent le dos à leur interlocuteur, ou bien elles ramènent un coin de leur par-dessus sur leur figure.

Le sentiment de la pudeur, inconnu et impossible au milieu des familles polygames, recouvre tous ses droits dans les ménages monogames des Touâreg.

Plus heureuse que la femme arabe, la femme târguie n’est obligée ni à moudre le blé, ni à aller chercher sur son dos l’eau et le bois, ni à faire la cuisine ; les esclaves pourvoient à tous ces besoins, de sorte que, comme les dames des contrées civilisées, elles peuvent consacrer du temps à la lecture, à l’écriture, à la musique et à la broderie. Ce n’est pas sans quelque émotion, qu’après avoir traversé quatre cents lieues de pays dans lesquels la femme est réduite à l’état de bête de somme, on constate, en plein désert, une civilisation qui a tant d’analogie avec celle de l’Europe chrétienne au moyen âge.

La célébration du mariage, chez les Touâreg, ressemble beaucoup à celle des autres pays musulmans, avec cette différence que, les armes à feu étant inconnues ou à peu près chez les nomades, on n’y fait pas parler la poudre. Chez les nobles, la fantazia à dromadaire remplace la fantazia à cheval ; on chante, on joue de la rebâza ; chez les serfs et chez les esclaves, on danse à la mode de Nigritie, au son de la derboûka.

Un marabout préside à la bénédiction nuptiale et rédige les conventions particulières des époux, quand il y a lieu à contrat.

Les morts sont enterrés conformément aux prescriptions de la religion musulmane ; lavage du corps à l’eau chaude, linceul neuf, prières pour tous, aromates pour les riches. Mais on ne les pleure pas, et dès qu’on leur a rendu les derniers devoirs de la sépulture, après un repas propitiatoire, on évite tout ce qui pourra ressusciter leur souvenir. Ainsi, on change de campement, on ne prononce jamais leur nom, et, afin qu’ils disparaissent du milieu des vivants, on n’appellera pas leurs enfants, comme chez les Arabes, tel fils d’un tel, on leur donnera un nom qui vivra et mourra avec eux. Il n’y a d’exception à cette règle que dans les familles des marabouts, ou dans les familles princières dont le nom est intimement lié à l’histoire de la tribu[123]. Cet oubli apparent ou réel des morts a sa cause dans la crainte des revenants, crainte générale et qui fait éviter tout ce qui pourrait être considéré comme une évocation.

Pratiques hygiéniques.

L’hygiène est en grand honneur chez les Touâreg, et ses préceptes, plus ou moins orthodoxes, plus ou moins rationnels, sont religieusement suivis.

Jamais un târgui, à moins d’une circonstance exceptionnelle, ne se lave ni la figure, ni les mains, ni les pieds, à plus forte raison les autres parties du corps, parce que l’eau est réputée rendre la peau plus impressionnable au froid et au chaud. Les ablutions prescrites par la religion sont faites avec du sable ou avec un caillou.

Toujours en vue de soustraire la peau aux influences extérieures, les Touâreg se teignent les mains, les bras et la figure, avec de l’indigo en poudre. Le reste de leur corps, également couvert d’indigo par la déteinte continuelle de leurs vêtements, est soumis aux mêmes effets.

Les femmes emploient souvent, mais sur leur visage seulement, l’ocre au lieu de l’indigo.

Ainsi, quoique blancs, les Touâreg paraissent bleus, et leurs femmes jaunes, ce qui contribue à leur donner un aspect si étrange.

Il va sans dire que jamais on ne lave les vêtements teints à l’indigo, attendu que, par le lavage, ils perdraient leur propriété essentielle, qui est de déteindre sur le corps.

La conséquence de pareilles habitudes est que ceux des Touâreg qui n’ont pas une garde-robe de rechange sont largement pourvus de parasites.

Comme les Arabes, les Touâreg se rasent la tête, mais, au lieu de se borner à laisser une simple mêche de cheveux, tahoqqôt, pour que l’ange puisse les enlever de terre au ciel, le jour du jugement dernier, et les faire comparaître convenablement devant le Grand Maître, ils conservent, du front à la nuque, une sorte de crête de cheveux, ahoqqôt, qui ressemble assez à celle de certains casques, et, en attendant que ces cheveux servent à l’usage commun après la mort, ils en tirent un parti hygiénique dans cette vie. A cet effet, cette crête est tressée en petites mêches, réunies les unes aux autres, de manière à former une charpente pour supporter la calotte et permettre à l’air de circuler entre le cuir chevelu et le tissu de laine qui recouvre la tête.

Les enfants et les jeunes gens portent à une oreille un grand anneau, tantôt en métal, tantôt en corne, tantôt en bois. Est-ce là aussi une pratique hygiénique pour préserver, pendant le jeune âge, par un dérivatif continuel, des nombreuses maladies auxquelles les yeux sont exposés ?

L’usage du sulfure d’antimoine, le kohel des Arabes, sur le bord libre des paupières, a incontestablement ce but. Cette poudre est appliquée avec délicatesse au moyen d’un stylet en bois, tâfendit.

Mais la pratique hygiénique par excellence des Touâreg est la religion du voile, pour préserver leurs organes extérieurs les plus délicats, yeux, oreilles, fosses nasales et bouche, de l’action des sables, du soleil, des vents et de la sécheresse extrême de l’air ; jamais coutume ne fut mieux appropriée au climat, aussi tous les étrangers qui voyagent dans leur pays s’empressent-ils de l’adopter. Moi-même j’ai suivi la mode générale et je n’ai qu’à m’en féliciter.

Maladies et pratiques médicales.

Le genre de vie menée par les Touâreg est promptement fatal aux constitutions faibles, et la sélection opérée par la mortalité ne laisse dans la population que des sujets forts et robustes.

D’un autre côté, le climat est sain, et la sobriété, commandée par l’aridité du sol, contribue puissamment à maintenir la santé.

Les maladies sont donc rares, quoique les voyageurs étrangers soient assaillis par des demandes de médicaments ; mais ces demandes ne font que révéler l’impuissance des pratiques médicales en usage dans le pays.

Les maladies les plus graves et les plus générales sont les ophtalmies, les rhumatismes, les fièvres intermittentes, les engorgements des viscères consécutifs aux fièvres, la variole, les affections cutanées, les maladies de la vessie, le ver de Guinée, enfin le boûri chez les nègres.

Il est peu de Touâreg dont les yeux n’aient été le siége d’ophtalmies les plus graves, probablement d’ophtalmies purulentes si communes en Égypte, sous l’influence des mêmes causes ; car, chez un grand nombre, la cornée transparente est devenue opaque ; beaucoup sont aveugles ou ne voient que pour se conduire.

La réverbération solaire, les sables charriés par les vents ; les variations extrêmes de température, entre la nuit et le jour ; la sécheresse de l’air ; les effluves salines qui se dégagent du fond des lacs desséchés ; la contagion elle-même, sont les causes de ces ophtalmies endémiques. Au Fezzân, j’ai trouvé une grande partie de la population atteinte de maux d’yeux.

Les remèdes empiriques qu’emploient les indigènes sont plutôt de nature à aggraver qu’à guérir.

Un des plus grands services qui puisse être rendu aux Touâreg, serait d’introduire chez eux, à titre de complément de l’usage du voile, la coutume de conserves à verres bleus avec œillères. Il suffit pour cela d’en donner en cadeau aux principaux chefs, — c’est ce qui a été fait, — et d’introduire cet article dans les pacotilles des caravanes à des conditions de prix qui le rendent abordable à toutes les bourses.

Les Anglais ont bien opéré un plus grand miracle, en remplaçant l’usage du café par celui du thé. Ils ont commencé par en faire présent aux chefs, et, par esprit d’imitation, tout le monde a voulu en goûter. Aujourd’hui le Maroc, presque tout le Sahara et une partie de l’Afrique centrale sont tributaires de l’Angleterre pour le thé.

Au-dessus de trente ans, peu d’hommes ou de femmes sont exempts de rhumatismes ; quelques-uns en sont perclus. Le coucher sur le sable refroidi pendant la nuit, et l’usage exclusif des vêtements de coton expliquent la multiplicité et la gravité de ces affections. Parvenons à livrer aux Touâreg des vêtements de laine, chemises, blouses et pantalons, à des prix peu supérieurs à ceux de coton, et nous verrons le coton abandonné pour la laine ; car déjà les chefs recherchent les tissus en laine des Arabes. Mais le prix élevé de ces derniers est un obstacle réel à leur adoption, tant le peuple est pauvre.

A l’exception de quelques liniments et du feu appliqué à la manière arabe, par la cautérisation transcurrente, les Touâreg n’ont aucun moyen curatif ou palliatif rationnel contre les rhumatismes. Ceux qui en sont atteints souffrent jusqu’à leur mort.

Les fièvres intermittentes, tâzzaq, contractées dans le pays, sont rares, mais comme les Touâreg voyagent beaucoup et sortent souvent des régions saines de leurs montagnes, ils rapportent de leurs voyages des fièvres persistantes auxquelles le changement de climat met quelquefois fin, mais qui souvent se transforment en engorgements chroniques et incurables du foie et de la rate.

Les seuls remèdes connus sont des tisanes laxatives ou purgatives préparées avec des plantes du pays ou des médicaments tirés du Soûdân. Notre commerce pourrait substituer à ces préparations, sans valeur sérieuse, les principaux fébrifuges, les purgatifs et les vomitifs de notre matière médicale, dont l’emploi deviendrait bientôt général, si la vente de ces médicaments était accompagnée de notices simples rédigées en langue arabe.

La variole, âchek ou bedî, vient périodiquement décimer ces malheureuses populations ; à mon passage à Ghadâmès, une épidémie y régnait et n’épargnait ni jeunes ni vieux. Elle avait antérieurement, au printemps 1860, exercé ses ravages sur les Ifôghas du Cheïkh-’Othmân. Contre ce terrible fléau on ne connaît ni la vaccine ni même l’inoculation du virus variolique, en usage chez les Arabes.

Sans doute, un jour, grâces aux relations que nous sommes appelés à entretenir avec les peuplades du Sahara et de l’Afrique centrale, elles nous seront redevables de l’introduction de la vaccine, et de ce moment datera pour elles une ère nouvelle qui fera époque dans leurs souvenirs historiques ; jusque-là, nous sommes impuissants à leur venir en aide.

La rougeole, loûmet, ainsi que les autres maladies de l’enfance, n’épargnent pas plus les Touâreg que les autres peuples.

On comprendra facilement que les maladies de la peau, du cuir chevelu, de la paume des mains et de la plante des pieds, soient fréquentes et presque incurables chez un peuple dévoré de vermine et qui redoute de se laver avec de l’eau, dans la crainte de rendre la peau plus impressionnable au froid et au chaud. L’importation par le commerce des préparations sulfureuses et mercurielles peut donc, en attendant mieux, devenir un objet d’échange utile et lucratif.

Les dartres, ânerhoû, sont communes.

Les voyages fréquents, l’allure fatigante du chameau, la dureté des selles, en vue de prévenir le sommeil, déterminent souvent des maladies chroniques de la vessie, dites tezhaggâlt, qui, d’après les symptômes indiqués, pourraient bien être la pierre.

Contre cette maladie les Touâreg n’ont aucun remède.

Les hernies, âmokketes, suites de longues marches, sont aussi fréquentes. Des bandages, plus ou moins grossiers, les maintiennent réduites.

Généralement, les Touâreg qui vont au Soûdân en rapportent le ver de Guinée, farentît, parasite qui vit entre cuir et chair, cause d’atroces souffrances, et revient pendant longtemps, tous les ans, à la même époque.

En langue temâhaq, la maladie que donne le ver de Guinée est appelée âtleb.

Les Européens, comme les indigènes, paient le tribut au farentît. M. le docteur Barth en a été atteint et ne s’en est débarrassé qu’avec peine.

Le suc laiteux du Calotropis procera (voir page 180) est le seul remède connu à ce mal.

Probablement, notre matière médicale, si riche en toxiques, aura à donner aux habitants de l’Afrique centrale un spécifique plus puissant que le suc de ce Calotropis. Un débouché certain est assuré à ce médicament, dès qu’il sera trouvé.

Le boûri est une affection vertigineuse du cerveau, qui atteint spécialement les nègres dans la période d’acclimatation, et les rend fous à lier. Cette maladie se présente sous forme d’accès. On se borne, pour tout traitement, à séquestrer les malades.

La syphilis, tâlaouaït, héréditaire ou acquise, vient couronner la série des maladies qui atteignent les Touâreg, quoique ce mal soit moins commun que dans les populations sahariennes du Sud de l’Algérie et de la Tunisie. La sévérité des mœurs explique la préservation plus générale et aussi la gravité moins grande des accidents.

Les symptômes les plus ordinaires de cette affection sont des ulcères, amahâr.

Des tisanes et des poudres de diverses plantes sont d’abord employées à l’intérieur et à l’extérieur contre les premiers symptômes de cette maladie, et quand elles n’ont pas amené la guérison, on a recours au traitement traditionnel par la salsepareille, el-’acheba, qui est très-compliqué.

La salsepareille, qui vient d’Europe, est l’objet d’un commerce important dans le Sahara. Les préparations mercurielles, employées avant tant de succès par nos médecins sur les indigènes de l’Algérie, peuvent très-bien prendre place avec la salsepareille dans les pacotilles à destination de l’intérieur.

Les Touâreg se plaignent souvent d’ulcères, dans les fosses nasales, déterminés probablement par les sables ou l’excessive chaleur ; ils donnent à cette maladie spéciale le nom de fandhefîr.

Les bronches elles-mêmes ne paraissent pas toujours à l’abri de la pénétration des sables, malgré l’usage du voile ; ils provoquent la toux, tîsoût, mais ne déterminent pas d’autres accidents.

Dans les cas de piqûre d’animaux venimeux, vipères ou scorpions, les Touâreg étranglent par une ligature le membre ou la partie atteinte, pour faire obstacle à la transmission du venin par la circulation ; après quoi, ou ils appliquent le feu, ou ils font des lotions oléagineuses, ou ils mettent en contact avec la plaie la chair sanglante et encore vivante d’un animal quelconque, poulet, mouton ou chèvre, en attribuant aux chairs vivantes la propriété d’absorber le virus.

La seule chose rationnelle dans ces pratiques est la destruction des parties atteintes par le cautère incandescent ; mais on pourra utilement substituer à cette méthode douloureuse l’emploi de l’ammoniaque liquide à l’intérieur et à l’extérieur.

Est-il nécessaire de constater que les ’Aïssâoua, qui prétendent charmer les vipères et affronter impunément leur morsure, ne vont jamais dans la contrée où leur prétendue exemption anti-septique pourrait être mise à l’épreuve ? Ils sont même inconnus chez les Touâreg.

Dans quelques tribus du Sud de la province d’Oran, quand la gale du cheval ou du chameau a résisté au traitement par le goudron, on détruit l’Acarus ou insecte de la gale par le virus du scorpion ; à cet effet, on fait piquer l’animal galeux au-dessous de la croupe, et on affirme que les Acarus sont bientôt tués. Cette pratique n’est pas en usage chez les Touâreg, quoique la gale du chameau y soit fréquente et difficile à guérir.

Dans le Tell algérien et tunisien, on fait quelquefois aussi, dit-on, un coupable usage de viandes présentées à la dent des vipères et empoisonnées par leur venin. Je dois dire que les Touâreg sont trop honnêtes et trop loyaux, même vis-à-vis de leurs ennemis, pour employer de tels moyens.

La seule plante vénéneuse que produise le pays des Touâreg est l’Hyoscyamus Falezlez (Voir page 182). On ne s’en sert pas comme poison, mais comme aliment et comme médicament.

L’observation a appris aux Touâreg que l’afahlêhlé engraissait les chameaux, les moutons et les chèvres (tous ruminants), et ballonnait, avant de les tuer, les chevaux et les ânes qui en avaient mangé.

Leurs femmes, pour lesquelles l’embonpoint est le suprême de la beauté, ont voulu savoir si la susdite plante agirait sur elles, soit en les engraissant, soit en les ballonnant, et, en vraies filles d’Ève, elles ont touché au fruit défendu, sans qu’il leur soit advenu trop grand mal, en prenant certaines précautions, toutefois.

Donc, les femmes maigres qui veulent devenir grasses mangent de la viande assaisonnée avec une petite quantité d’afahlêhlé, puis elles se couchent en ayant soin de se couvrir de manière à appeler à la peau une abondante transpiration. Pour la provoquer, elles boivent, par gorgées, de grandes quantités de lait aigre. Si la médication réussit, la peau se dilate, et, après quelque temps de ce régime, l’embonpoint se développe. Dans le cas où, au lieu de la chaleur, survient le froid, alors il y a folie momentanée, quand des accidents plus graves ne se manifestent pas.

Comme médicament, l’extrait d’afahlêhlé, incorporé à du beurre fondu, est employé en frictions dans les douleurs rhumatismales.

Dans les maladies de l’utérus, les femmes font usage de tampons en coton recouverts de beurre chargé de la même substance. Cette pratique rappelle l’usage que les dames romaines faisaient de la belladone, dans les mêmes cas.

Je suis entré, à dessein, dans ces détails, pour faire comprendre quelle importance le commerce des médicaments, asafar, avec le Sahara et l’Afrique centrale peut acquérir un jour. Quoique fatalistes, les musulmans n’hésitent pas à acheter des drogues pour calmer leurs souffrances et prolonger leur existence.

Un médecin, âdhabîb, qui accepterait avec dévouement la mission d’aller passer quelques années au milieu des Touâreg, non-seulement serait considéré par eux comme un personnage sacré, mais encore y exercerait la plus heureuse influence pour l’avenir de nos relations commerciales ou politiques.

Quand la France aura un agent consulaire à Ghadâmès ou à Rhât, on pourra utilement confier cette glorieuse mission à l’un de ces nombreux officiers de santé de l’armée pour lesquels l’occasion de rendre des services est toujours une bonne fortune. Si ce médecin parlait l’arabe et avait le goût des voyages, le Sahara n’aurait bientôt plus de secrets pour nous.

Travail.

Le Touâreg n’ont pas d’habitation, ils ne produisent ni les vêtements qu’ils portent ni les aliments qu’ils consomment ; à les juger par leur impuissance à suffire à leurs premiers besoins, surtout quand on sait qu’ils ont des vallées où la terre est profonde et l’eau presque à la superficie du sol, on est, à première vue, disposé à les classer parmi les peuples paresseux, dignes de toutes les misères qui les atteignent.

Il n’en est rien cependant, car le târgui est un homme actif, toujours occupé ; mais l’immensité de l’espace dévore son temps et ne lui laisse, après chaque course, que trop peu d’intervalle pour vaquer à d’autres soins.

On se rendra compte de la lutte de l’homme contre l’espace en rapprochant deux chiffres : celui de la population, environ 30,000 âmes, pour la totalité des Touâreg du Nord ; et celui de la superficie occupée, 100 millions d’hectares environ, probablement plus, dont ils doivent faire la police, soit pour protéger les caravanes de leurs clients, soit pour surveiller les mouvements de leurs ennemis.

Pour aller à un marché, vendre ou acheter, ce qui, partout ailleurs, n’exige qu’un jour au plus, demande souvent un mois à un târgui, et ainsi de tout.

Dans cette situation, les Touâreg ne peuvent être ni agriculteurs, ni industriels, mais seulement pasteurs des très-maigres et des très-petits troupeaux indispensables à leur existence, à leurs courses, à leurs transports. Néanmoins la surveillance de leur territoire, la garde de leurs troupeaux, les voyages, les déplacements fréquents que la transhumance impose, obligent les Touâreg à un travail continu qu’une race forte et robuste peut seule supporter.

A part les oasis de Ghadâmès, de Rhât, du Fezzân, de Djânet et d’Idélès, qui ne produisent même pas tout ce que leurs habitants consomment, on ne trouverait peut-être pas 1000 hectares cultivés dans les 100 millions occupés par les nomades. Du moins, je suis autorisé à tirer cette conclusion de ce que j’ai vu et des renseignements qui m’ont été donnés. On cite, chez les Azdjer, trois groupes de dattiers et deux groupes de figuiers, et à peine un plus grand nombre chez les Ahaggâr.

D’ailleurs, les Touâreg n’ont ni bœufs, ni chevaux, ni charrues pour abréger le travail de la terre ; ils sont donc fatalement condamnés à ne cultiver que les rares petits jardinets qu’ils peuvent piocher avec leurs bras.

On cite cependant un fait exceptionnel de culture que je dois mentionner. Sur l’un des points culminants du Tasîli, à Harêr, il n’y avait qu’un plateau dont la roche était à nu. Les serfs y ont apporté de la terre végétale à dos d’hommes et d’animaux, et ils y cultivent aujourd’hui des dattiers, des vignes et des céréales.

Ce point est assez élevé au-dessus du niveau général du plateau pour que, du pied de la montagne, un homme placé à son sommet ne paraisse pas plus grand qu’un corbeau.

L’industrie est un peu moins bornée que l’agriculture, sans cependant dépasser les limites imposées par la stricte nécessité.

Des forgerons, inat, réparent les armes ; après les nobles, ces artisans sont les principaux personnages de la tribu.

Des tanneurs, sefel, préparent les peaux de tous les animaux tués : chameaux, moutons, chèvres, mouflons, antilopes.

Des selliers, des cordonniers mettent ces peaux en œuvre.

Quelques-uns font des travaux de sparterie et de poterie en argile.

D’autres travaillent le bois, tournent des plats et des sebiles, préparent des arcs et des flèches, des hampes de lance, des manches de sabre et de poignard.

D’autres sont vétérinaires, saignent, bistournent les animaux, leur appliquent le feu.

Enfin quelques-uns se hasardent à faire du goudron, matière indispensable au chameau.

Je dois dire que les ouvriers de ces professions ne manquent pas d’adresse. J’avais perdu la clef de mon chronomètre ; un forgeron târgui d’El-Fogâr, où cet accident est arrivé, a pu m’en faire une. Le travail de la pelleterie, de la cordonnerie et de la sellerie a atteint, notamment à Ghadâmès, un assez haut degré de perfection pour pouvoir rivaliser avec les produits des mêmes industries du Maroc, qui n’ont pas encore été surpassés pour la force, la souplesse et la couleur des cuirs, par les imitateurs européens. Quelques échantillons de fine sparterie témoignent d’une supériorité réelle sur les produits similaires du Sud de l’Algérie et de la Tunisie.

L’intelligence qui distingue le peuple târgui ne saurait lui faire défaut en industrie ; malheureusement il n’a ni le temps, ni les ressources suffisantes pour l’appliquer.

Les professions autres que celles ci-dessus dénommées sont celles de marchand, anesbarhôr ; guide, âkhabîr ; chamelier, âmakâri ; voyageur, amesôkal ; chasseur, amadjedâl ; berger de chameaux, amadân ; berger de moutons, amaouâl.

La garde des troupeaux et les soins à leur donner occupent beaucoup de bras, car l’eau qu’ils consomment doit souvent être tirée de puits profonds.

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