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Les Touâreg du nord

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Pl. VIII. Page 238. Fig. 16.

CLARIAS LAZERA

(POISSON DE L’OUADI-TIKHAMMALT).

Dessiné d’après nature, par M. Bocourt, sur le sujet rapporté par M. H. Duveyrier et déposé au Muséum d’histoire naturelle de Paris.

Scorpion.

Le scorpion est généralement plus commun que la vipère, mais, comme ce reptile, il préfère les bas-fonds chauds et humides aux terrains élevés, froids et secs.

On en distingue deux variétés : le noir et le jaune. On dit le venin du noir plus dangereux. C’est à vérifier.

Cette arachnide est relativement plus rare chez les Touâreg que dans les autres parties du Sahara, et sa piqûre y est moins dangereuse, car on dit qu’elle ne détermine pas des accidents graves. Dans les maisons des oasis, les piqûres sont plus fréquentes, le scorpion trouvant un refuge dans les interstices des briques crues des murailles, et l’obscurité favorisant ses attaques. A El-Ouâd, j’ai été piqué ainsi, dans mon lit, en dormant ; heureusement, une légère cautérisation avec l’ammoniaque liquide a aussitôt neutralisé les effets du virus.

Araignée venimeuse.

Cette araignée du genre Galeodes, dont l’Algérie possède plusieurs espèces, paraît affecter les plateaux élevés, car, dans mon exploration du Sahara, je ne l’ai trouvée que chez les Beni-Mezâb et chez les Touâreg.

L’exemplaire de cette espèce que j’ai rapporté n’a pu être, faute de temps, déterminé par M. Lucas, professeur au Muséum d’histoire naturelle. (Voir Mémoires de l’Académie des sciences : Galeodes.)

Le venin de cette araignée ne produit jamais d’accidents sérieux.

Coléoptères.

D’autant moins nombreux et moins variés qu’on s’avance dans le Sahara, les coléoptères n’offrent guère à l’entomologiste que les genres suivants : cicindèles, graphiptères, carabes, scarites, buprestes, ateuchus, bouziers, blaps, pimelies.

A peu près tous les insectes du pays des Touâreg sont noirs.

Les sujets que j’ai rapportés de mon voyage sont :

Des Cicindèles, indéterminables par suite d’avaries ;

L’Anthia venatrix ;

L’Anthia sexmaculata ;

Le Scarites heros ;

La Pimelia senegalensis ;

Une Adesmia, voisine de la montana de Klug ;

Le Trachiderma hispida ;

Le Scaurus carinatus ;

Une Akis indéterminée ;

L’Agryporus notodenta ;

L’Ateuchus sacer.

Sauterelles.

Lors de mon séjour chez les Touâreg, il y avait plusieurs années que la sauterelle voyageuse n’avait paru : aussi n’en avaient-ils plus en provision. Je sais toutefois que l’apparition de ces orthoptères, calamité pour les habitants du Tell, est pour eux, comme pour tous les autres Sahariens, une bonne fortune, car elle leur assure des subsistances pour quelque temps.

On conserve les sauterelles, soit confites dans l’huile, soit desséchées ou réduites en poudre.

D’après la loi musulmane, ces animaux doivent être privés de la vie par un procédé quelconque, l’asphyxie ou l’ébullition, avant d’être conservés pour la nourriture de l’homme, car, si on les laissait mourir de leur belle mort, ils seraient réputés djîfa et défendus ; mais il est douteux que cette prescription religieuse soit observée.

Depuis mon retour, on m’a fait part de la bonne nouvelle de l’arrivée de cette manne du désert.

Il faut avoir vu des invasions de sauterelles pour se faire une idée de l’étendue qu’elles embrassent et des ravages qu’elles causent.

Quelquefois leurs essaims, aussi épais que des nuages, obscurcissent le soleil à plusieurs kilomètres à la ronde et font en volant un bruit sourd qui s’entend à de très-grandes distances.

Malheur aux contrées sur lesquelles ils s’abattent, car ils y détruisent toute la végétation et dévorent les champs les plus riches, comme si le feu y avait tout consumé !

Libellules.

Elles n’existent qu’autour des sources, les unes rares comme les autres. C’est à peine si j’en ai vu quelques-unes pendant toute la durée de mon voyage.

Abeilles.

L’apiculture est très-restreinte chez les Touâreg : l’état nomade des populations et la pauvreté de la flore la rendent difficile ; néanmoins, dans les établissements fixes, quelques ruches donnent, dit-on, d’excellent miel.

Des abeilles sauvages, plus communes que les abeilles domestiques, déposent leurs gâteaux dans les rochers, dans les trous des arbres. Quand on les découvre, on les récolte avec soin.

Il semblerait que cette abeille, domestique ou sauvage, a été importée chez les Touâreg, soit de Tunis, soit du Soûdân, car ils assimilent l’espèce productive du véritable miel à celle de ces contrées, et ils l’appellent tîhenkêkert-en-toûrâout (mouche du miel), pour la distinguer d’une autre mouche indigène à laquelle ils donnent le nom de tîhenkêkert-en-tâment (mouche du tâment).

Les Touâreg appellent tâment des gouttes de miel ou de résine mielleuse qu’on trouve adhérente aux feuilles du tamarix éthel.

Cette liqueur, douce, sucrée, que j’ai souvent goûtée, et à laquelle j’ai trouvé beaucoup des qualités du miel, est-elle produite par l’arbre ou par une mouche mellifère ? Je l’ignore.

Quoi qu’il en soit, jusqu’à ce que le doute ait disparu, je constate qu’il y a chez les Touâreg une mouche spéciale, abeille ou non, à laquelle ils donnent le nom de mouche d’un miel particulier, autre que celui de l’abeille ordinaire.

Un troisième miel, fourni par un insecte ou par une larve que les Touâreg appellent kharnît, est de qualité inférieure.

Dans la XXVIe surate du Coran, le Prophète s’exprime ainsi sur le miel :

Verset 70. « Ton Seigneur a fait cette révélation à l’abeille : Cherche-toi des maisons dans les montagnes, dans les arbres, dans les constructions des hommes. »

Verset 71. « Nourris-toi de tous les fruits et voltige dans les chemins frayés par ton Seigneur. De tes entrailles sort une liqueur de différentes espèces, et elle contient un remède pour les hommes. »

Commentant lui-même la parole de Dieu révélée par l’ange Gabriel, le Prophète ajoute dans ses Hadîth :

« Deux choses sont salutaires et nécessaires : le Coran et le miel. »

Et ailleurs, il complète sa pensée en disant : « Quiconque en mourant aura du miel dans le ventre ne verra pas le feu de l’enfer. »

Es-Sioûti, qui a recueilli en un livre toutes les pratiques médicales du Prophète, enseigne que le miel détruit la pituite, chasse la trop grande humidité du corps, déterge les ulcères de mauvaise nature et guérit les affections dépendantes de l’atrabile.

« Mêlez, dit-il, du sel avec du miel, frictionnez avec ce mélange la langue d’un enfant qui n’a pas encore parlé : non-seulement cette opération lui donne la parole, mais elle développe extraordinairement son organe vocal. » Avis aux chanteurs qui voudront faire usage de la recette ; je la leur livre telle qu’elle se trouve dans Es-Sioûti.

Recommandé par le Prophète, le miel est le remède par excellence de tous les musulmans ; il joue un rôle d’autant plus grand dans la vie des Touâreg que le sucre leur manque.

Les riches font usage du toûrâout, les moins riches du tâment et les pauvres du kharnît, mais cet usage est très-limité.

Lépidoptères.

Je n’ouvre ici un compte aux papillons du Sahara que pour constater leur rareté et leur infériorité sur tous les papillons connus.

A quoi bon des animaux si brillants et si délicats au milieu du désert et d’une nature désolée ?

Mouches et moustiques.

Si les papillons n’embellissent pas le désert, par contre les mouches et les moustiques contribuent à y rendre l’existence de l’homme très-pénible, surtout dans les parties habitées.

Pendant le jour les mouches, pendant la nuit les moustiques : c’est à n’y pas tenir. Il faut cependant s’habituer à leurs persécutions.

Les moustiques au moins restent dans les oasis, dans les campements où il y a de l’eau ; mais les mouches suivent les caravanes au milieu des déserts les plus arides.

Plus d’une fois, dans les villes, pour pouvoir écrire, je me suis vu dans la nécessité de faire la nuit autour de moi et d’allumer la bougie en plein jour.

Scolopendre.

Ce myriapode, généralement connu sous le nom vulgaire de mille-pieds, se trouve dans le Sahara, particulièrement dans les endroits pierreux.

Ses fourches caudines contiennent un venin subtil assez puissant pour renverser l’homme, comme pourrait le faire une forte décharge d’électricité ; mais, ce premier effet passé, les traces du virus disparaissent promptement. Cependant il détermine parfois des vomissements et une sorte d’engourdissement général.

Vers comestibles.

Ces vers, que l’on pêche dans les lacs du Fezzân, ne sont autres que les larves d’une diptère à laquelle on a donné le nom de Arthemia Oudneii, en souvenir de l’exploration qui coûta la vie au docteur Oudney.

Mouches et larves se trouvent par myriades : les premières sur les rives des lacs et sur les eaux assez denses pour les porter ; les secondes dans les vases d’où elles sortent à des époques périodiques, correspondant, pour le printemps, à la maturité de l’orge, et pour l’automne, à la maturité des premières dattes ; époques auxquelles les lacs sont agités et bouleversés par les tempêtes équinoxiales.

On distingue deux sortes de vers : l’un, rouge-carmin, la doûda proprement dite, de qualité supérieure ; l’autre, brun-jaunâtre, la tâkeroûka, de qualité inférieure.

Le corps de ces petits animaux a quelques millimètres de longueur à peine, de la tête à la queue, entre lesquelles est un petit canal intestinal tracé en noir. La tête supporte deux antennes terminées par des points noirs qui sont les yeux ; la queue et les flancs sont armés de petites rames ou nageoires en éventail. Ces vers nagent indistinctement sur le ventre et sur le dos.

La pêche se fait au moyen d’un sac allongé, tenu ouvert par un cercle et supporté par un long manche.

Dans le sac de pêche se trouvent aussi, avec les vers, des fucus dont j’ai déjà parlé. (Voir page 209.) Vers et fucus sont laissés ensemble.

La pêche et la préparation des vers sont dévolues aux femmes.

Après chaque pêche, les vers sont pétris en pains et exposés au soleil pour être séchés, puis on les met dans des petites bourriches pour les conserver en silos.

Cette denrée alimentaire se vend dans tout le Fezzân ; on la mange quelquefois seule, bouillie, mais le plus souvent en sauce, avec d’autres aliments. Le goût de ces vers rappelle celui de crevettes un peu faisandées ou mal préparées ; nonobstant, les indigènes en font grand cas.

Les vers de première qualité ne se trouvent que dans le Bahar-ed-Doûd ; ceux de seconde qualité sont pêchés dans le lac de Mâfou ; on en trouve aussi dans le premier lac. (Voir la planche ci-contre.)

Pl. IX. Page 244. Fig. 17 et 18.

Fig. 1. — VUE DU BAHAR-ED-DOÛD.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

LARVE. NYMPHE. MOUCHE.

(La taille de l’insecte sous chaque forme est indiquée par un petit trait.)

Fig. 2. — ARTHEMIA OUDNEII.

Dessinée d’après nature, par M. Bocourt, sur les insectes rapportés par M. H. Duveyrier et déposés au Muséum d’histoire naturelle.

Parasites de l’homme.

Le ver de Guinée est trop connu pour que je le décrive. Je constaterai seulement qu’il atteint presque tous les Touâreg qui vont au Soûdân, et que cet animal, dont on se débarrasse difficilement, laisse après lui des traces de cicatrices considérables.

Les Européens qui iront dans l’Afrique centrale doivent s’attendre à subir, sous ce rapport, la loi commune.

Puce.

Je dois constater ici un fait important : la puce n’existe pas sur le plateau central du Sahara. Elle accompagne le voyageur jusqu’aux points où l’humidité de l’air lui permet de vivre, mais elle disparaît dès qu’on entre dans le pays sec.

NOTE.

Tous les échantillons de roches, de minéraux, de plantes, d’animaux, rapportés de mon voyage et classés dans l’ordre de cet ouvrage, vont être prochainement remis au Muséum d’histoire naturelle de Paris, où chaque personne intéressée à consulter ces collections pourra en prendre connaissance.

Mon registre d’observations météorologiques sera également remis au Bureau de la Société météorologique de France, qui, je l’espère, le publiera dans son Bulletin.

Quant à l’Atlas original de mes itinéraires, comprenant quatre-vingt feuilles, il sera déposé soit au Dépôt des cartes de la Guerre, soit à la Bibliothèque de la Société de géographie de Paris, dès que le dessin et la gravure des diverses cartes de mon exploration me permettront d’en disposer.

[90]Nom général de l’espèce.

[91]Ne pas confondre cette localité avec celle du même nom, sur la route de Mourzouk à Koûka.

[92]Voici la description de ce poisson, d’après un extrait de l’Histoire naturelle des Poissons, par M. le baron Cuvier et M. A. Valenciennes, tome XV, page 372 :

Le Harmouth lazera (Clarias lazera, Nob.).

Nous trouvons une figure parfaitement reconnaissable de l’un d’eux dans les dessins faits dans la haute Égypte par M. Riffaud.

Les caractères tirés de la disposition des dents vomériennes sont très-sensibles. Le crâne est un peu plus large en avant, surtout parce que le grand sous-orbiculaire postérieur est plus large ; il est un peu convexe transversalement, et sa pointe mitoyenne, due à la proéminence interpariétale, est un peu plus obtuse ; ses barbillons beaucoup plus longs. Le maxillaire dépasse la pectorale, et atteindrait à la naissance de la dorsale ; le nasal a moitié de sa longueur, le sous-mandibulaire externe en a les trois quarts, et touche le milieu de la pectorale ; l’interne est de moitié plus court que l’externe. Une autre différence bien marquée, c’est que les dents vomériennes sont mousses, ou comme de petits pavés ronds, serrés, disposés sur un croissant plus large dans le milieu...

Le dessus de ce poisson paraît cendré, et le dessous blanchâtre. Les nageoires sont d’un cendré brun. Sur le dos sont de chaque côté des séries verticales de points blancs, au milieu de chacun desquels paraît un petit pore, elles ne dépassent pas la ligne latérale, et l’on en compte neuf ou dix depuis la nuque jusqu’au milieu de la longueur où elles s’effacent par degrés.

Le cabinet du roi en a un long de trois pieds.


LIVRE III.

CENTRES DE RAYONNEMENT.

Dans tout le Sahara, l’existence matérielle et morale des nomades n’est assurée qu’au moyen d’annexes sédentaires, assises dans des lieux d’élection, au centre de leurs pérégrinations ou sur la périphérie de leurs terres de parcours.

Ces annexes, organes essentiels de la vie intérieure et des relations extérieures des tribus, appellent tout d’abord l’attention.

Parmi ces centres, les uns sont exclusivement commerciaux, les autres exclusivement religieux.

Les centres commerciaux sont des villes : Ghadâmès et Rhât, en territoire târgui ; Mourzouk, Ouarglâ et In-Sâlah, sur les frontières de leurs parcours, mais dans le rayon des relations journalières des Touâreg.

Les centres religieux, au nombre de quatre, sont ou des confréries organisées en vastes associations ou des familles princières de marabouts exerçant une sorte de pouvoir spirituel sur leurs clients.

Les confréries sont : celle des Tedjâdjna, dont le siége principal est à Temâssîn, dans l’Ouâd-Rîgh (Algérie), et celle des Senoûsi, dont la métropole est à Jerhâjîb, dans un désert situé entre la Tripolitaine et l’Égypte.

Les familles princières de marabouts sont les Bakkây, à Timbouktou, et les Oulâd-Sîdi-Cheïkh, à El-Abiodh, dans le cercle de Géryville (Algérie).

Dans les confréries, les chefs sont des cheïkh, vénérables, des moqaddem, gardiens ; les disciples sont des khouân, frères.

Dans les familles de marabouts, l’autorité souveraine est exercée par l’aîné, cheïkh, vénérable, mais avec le concours des autres membres de sa famille, marabouts comme lui ; les clients sont des khoddâm, serviteurs.

Ces quatre centres religieux embrassent dans leurs juridictions, à peu près sans exception, toutes les populations des villes et des campagnes du Sahara central.

Leur action s’exerce, dans chaque groupe, soit par des zâouiya, sanctuaires fixes, à la fois églises ou lieux de réunion et écoles ou académies d’enseignement, vers lesquelles convergent les disciples et les serviteurs, soit par des missionnaires ambulants qui vont, de tribu en tribu, pour diriger les consciences et rappeler aux nomades les liens qui les rattachent à leurs chefs spirituels.

Ce livre sera donc divisé en deux chapitres : les centres commerciaux et les centres religieux ; et chaque chapitre subdivisé en autant de paragraphes qu’il y a de centres d’attraction.


CHAPITRE PREMIER.

CENTRES COMMERCIAUX.

Je range dans cette catégorie les points d’arrivée et de départ des grandes caravanes, des caravanes de long cours, à l’exclusion des points secondaires, dont les opérations peuvent être comparées à celles du cabotage, parce que, si les Touâreg ont des rapports journaliers avec les grands centres, ils n’en ont presque aucun avec les petits.

Je n’embrasse dans ce chapitre que l’étude des rapports sociaux des Touâreg avec ces centres, et non la question commerciale, réservée pour un second volume, dont la publication ne se fera pas attendre.

§ Ier. — Ghadâmès.

La ville de Ghadâmès, quoique située dans les terres de parcours des Touâreg Azdjer et quoique relevant socialement de cette peuplade indépendante, est aujourd’hui incorporée politiquement dans la Tripolitaine, conséquemment dans l’Empire Ottoman.

Les nécessités de son commerce l’ont obligée à subir la double loi du maître du port maritime avec lequel elle opère, et des maîtres de toutes les routes par lesquelles elle importe ou exporte ses marchandises.

Ghadâmès est une ville fort ancienne : la tradition et l’histoire l’affirment ; les ruines de différentes époques et de différentes civilisations trouvées dans son enceinte confirment, en les complétant, les renseignements que nous ont transmis à ce sujet les auteurs grecs et latins.

Le choix de l’emplacement de cette ville fut déterminé par la présence d’une source d’eau douce des plus abondantes presque à égale distance de quatre points que nous trouvons être des centres d’habitation fixe de l’homme, dès les premiers âges de l’histoire :

Djerma (Garama), dans le Sud-Est ;

Ouarglâ, dans l’Ouest-Nord-Ouest ;

Gâbès (Tacape) et Tripoli (Oea), dans le Nord, sur le littoral méditerranéen.

De plus, cette source placée entre deux barrières que les sables opposent à la circulation : les dunes de l’’Erg, dans l’Ouest, les dunes d’Édeyen dans le Sud-Est, était située sur la grande voie commerciale de la Méditerranée à la région mystérieuse de la Nigritie, voie dont la fréquentation était consacrée par le temps et sur laquelle circulaient des produits alors fort recherchés.

Il fallait tous ces avantages de position pour décider des hommes entreprenants à venir s’établir au milieu de la plus aride des solitudes, loin des points plus favorisés auxquels ils ont dû, doivent et devront toujours demander les denrées nécessaires à leur consommation.

D’après les habitants de Ghadâmès, l’origine de leur ville remonte au temps d’Abraham.

L’Égypte était en pleine prospérité à l’époque des patriarches bibliques et Ghadâmès a conservé jusqu’à nos jours un bas-relief que j’y ai découvert et qui ressemble trop aux productions si caractérisées des anciens Égyptiens pour qu’on puisse lui assigner une autre origine. On en jugera par la planche ci-contre. (Fig. no 1.)

Ce fragment, ainsi que d’autres objets que l’on met à nu, de temps à autre, en creusant les fondations de nouvelles maisons, semble être la preuve qu’il florissait là, dès la plus haute antiquité, une civilisation sœur de celle des rives du Nil, quoique moins avancée et moins parfaite.

Pline nous apprend qu’au commencement de l’ère chrétienne et dans la contrée où se trouve aujourd’hui Ghadâmès vivaient des Liby-Égyptiens[93], c’est-à-dire des Libyens d’origine égyptienne.

Le témoignage de Pline, confirmé par le bas-relief libyco-égyptien dont je reproduis le dessin exact, semble donner quelque valeur à la tradition locale : car, pour que des colons égyptiens soient devenus Libyens au commencement de notre ère, plusieurs générations avaient dû se succéder dans le pays.

Pl. X. Page 250. Fig. 19 et 20.

Fig. 1. — BAS-RELIEF LIBYCO-ÉGYPTIEN

(TROUVÉ AU BORDJ-TASKÔ, EN CREUSANT LES FONDATIONS D’UNE MAISON).

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Fig. 2. — COLONNES ET CHAPITEAUX DE LA PLACE D’EL-’AOUÎNA, A GHADÂMÈS.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Mais à Ghadâmès il n’y a pas que des ruines libyco-égyptiennes : à 250 mètres environ, au Sud-Ouest de l’oasis, sur le plateau d’El-Esnâmen (les idoles), on remarque des ruines sui generis, postérieures à l’époque égyptienne et antérieures à l’époque romaine et auxquelles je n’ai pu assigner de caractère, avant d’avoir visité en détail les ruines de l’ancienne capitale des Garamantes. Aujourd’hui le doute n’est plus permis pour moi : les débris auxquels les indigènes donnent le nom d’idoles, parce que leur construction est due à des peuples idolâtres, ces débris, dis-je, composés des mêmes matériaux, liés entre eux par un même ciment, appartiennent à l’époque garamantique, époque d’une civilisation indigène qui a laissé plus d’une trace dans le Sahara.

M. Vatonne, membre de la mission de Ghadâmès (1862), dans son remarquable Mémoire déjà cité, nous fait connaître un autre monument de la même origine.

« Une autre construction analogue, dit-il, est assez éloignée des six idoles ; elle se trouve à un des angles du rempart de Ghadâmès, du côté Nord-Ouest. C’est une tour carrée, en matériaux du pays, grès, gypse et dolomie ; les pierres ont été choisies de forme plate ; on y a fait entrer quelques briques. L’une de ces pierres plates, en grès rouge, nous a été apportée par un indigène et donnée comme provenant de cette tour. Quelques caractères étaient tracés dessus ; nous les reproduisons sans savoir quels ils sont ni l’intérêt qu’ils peuvent avoir. A la partie inférieure, il y a une chambre dans laquelle on pénètre par une porte basse. Dans le fond, il y a une saillie de mur formant banquette sur laquelle on peut s’asseoir ou s’étendre ; au-dessus est un emplacement qui a dû être voûté. La voûte est aujourd’hui détruite ; il y a une ouverture ou sorte de fenêtre par laquelle nous avons pu pénétrer. La destination de cette tour, dont la construction doit remonter à une époque très-reculée, est complétement inconnue des indigènes. A côté de celle encore debout, il y a les ruines d’une autre petite tour dont les débris sont épars sur le sol. D’autres inscriptions ont-elles été trouvées en ce point ? Nous l’ignorons, mais il nous a été dit que le vice-consul anglais se rendait très-souvent à cette tour ; peut-être y a-t-il trouvé quelque chose de plus intéressant que la dalle qui nous a été donnée. »

Je cite ce passage du Mémoire de M. Vatonne parce que sa description me rappelle celle du Qeçîr-el-Watwat ou châtelet des chauves-souris de Djerma-el-Kedîma, et constate l’origine commune des deux monuments et de leurs similaires. (Voir la planche d’El-Esnâmen, ci-contre, et celle du Qeçir-el-Watwat, page 279.)

Pl. XI. Page 252. Fig. 21 et 22.

Fig. 1. — VUE DE L’OASIS DE GHADÂMÈS

(PRISE DU DHAHARA).

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Fig. 2. — VUE DES RUINES DES ESNÂMEN, A GHADÂMÈS.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Quant à l’inscription trouvée dans la tour décrite par M. Vatonne, elle est bilingue : moitié en caractères grecs, moitié en caractères inconnus, peut-être ceux de la langue garamantique. Dans la partie grecque de l’inscription on lit distinctement les mots suivants :

ΕΛΚΑΡΕΔΙ
ΕΝΖΥΛΝ[Symb.]ΕΥ,
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soit elkaredi enzulnuchen, qui n’ont aucune signification en grec, mais qui peuvent être la transcription de mots étrangers en caractères grecs.

Ce petit détail offre beaucoup d’intérêt à l’archéologue, car il témoigne d’un certain contact, à Ghadâmès, entre la civilisation grecque et une civilisation indigène inconnue de nous. A quoi eût servi une inscription grecque dans une ville où nul Grec n’aurait pu la lire ?

Mais les Égyptiens, les Garamantes et les Grecs ne sont pas les seuls parmi les grands peuples de l’antiquité qui aient laissé à Ghadâmès des indices certains de leur passage.

Par Pline, nous savions qu’au nombre des lieux subjugués par les armes romaines, sous la conduite de Cornelius Balbus, figuraient les villes importantes de Cydamus et de Garama ; par un passage des Fastes capitolins, nous savions que cette expédition avait été entreprise en l’an de Rome DCCXXXIV (19 avant J.-C.), mais nous ignorions si la ville de Cydamus avait été occupée par les conquérants, si leur occupation avait été temporaire ou durable.

Une inscription romaine[94], enfouie jusqu’au moment de la découverte que j’en fis en 1860, à la porte des jardins, en venant de la Zâouiya de Sîdi-Maábed, et probablement placée à l’entrée du camp fortifié qui protégeait la ville, non-seulement assigne une longue durée à l’occupation de Cydame par les Romains, mais encore nous révèle des détails importants sur cette occupation.

Bien que cette inscription ait déjà été publiée dans l’Annuaire de la Société archéologique de Constantine (1860-1861), je la reproduis ici. (Voir sur la planche ci-contre.)

Pl. XII. Page 253. Fig. 23.

INSCRIPTION ROMAINE
TROUVÉE
A GHADÂMÈS.

D’après un estampage pris par
M. H. Duveyrier.

Hauteur de la pierre 0m 52.
Largeur 0m 26.

Les lettres des deux premières lignes ont 1 centimètre de plus que les autres.

Le trait de la gravure est brisé partout où il y a eu de martelage.

M. Léon Régnier, membre de l’Institut, auquel des connaissances spéciales assurent une incontestable autorité dans toutes les questions d’archéologie africaine, a bien voulu, sur ma demande, contrôler l’interprétation de cette inscription telle qu’elle a été faite à Constantine par M. Cherbonneau. Voici son avis à ce sujet :

« L’inscription latine trouvée à Ghadâmès par M. Henri Duveyrier n’est pas du règne de Caracalla, mais de celui d’Alexandre Sevère (221-235). Les noms qui ont été effacés avec intention dans l’antiquité sont ceux de ce prince et de sa mère Julia Mammæa. Le nom de Julia Domna n’a jamais été effacé sur les monuments.

« Le monument a été élevé, non par un vexillaire, mais par une vexillatio, c’est-à-dire par un détachement de la Légion IIIe Augusta commandé par un centurion dont le nom a disparu, mais dont le titre subsiste dans les sigles :

. > . LEG. EIVSDEM

c’est-à-dire :

Centurio Legionis ejusdem.

« Cette inscription est très-importante, parce qu’elle prouve que le territoire de la province de Numidie s’étendait alors jusqu’à Ghadâmès. »

D’après la nouvelle interprétation de M. Léon Régnier, l’occupation de Cydamus par les Romains aurait eu une durée minimum de 250 ans, et comme il n’est pas probable que le monument orné de cette inscription ait été élevé au moment de l’évacuation de la ville, on est autorisé à donner à l’occupation une limite beaucoup plus considérable.

La rectification de l’honorable membre de l’Institut, indépendamment du fait considérable qu’elle constate, — l’extension de la province de Numidie au delà de la zone des sables de l’’Erg, — apporte une nouvelle preuve matérielle à l’appui de l’opinion unanime des indigènes, qui fait arriver la frontière actuelle de la province de Constantine jusqu’aux portes même de Ghadâmès.

De plus, elle fait pressentir que les Romains, pour leurs relations commerciales avec l’intérieur du continent, avaient considéré la voie indirecte par Cirta, Lambesse et Cydame, préférable à la voie directe par Sabrata ou Oea, car ce n’est pas sans motif sérieux que, maîtres de tout le littoral, ils ont rattaché l’administration de Cydame à celle de Lambesse et non à celle de toute autre métropole plus rapprochée soit de la Province d’Afrique, soit de la Tripolitaine. La question de production ne doit pas être étrangère à ce choix.

Enfin, la subalternisation de Cydame à Lambesse implique que les Romains avaient pu surmonter les difficultés de la communication, car un détachement de la IIIe Légion Auguste, dont le dépôt était en deçà de l’obstacle des sables et de la chaîne de l’Aurès, ne pouvait pas être isolé de son quartier-général, des magasins et du siége administratif de la Légion.

Mes études personnelles sur l’’Erg, ainsi que celles plus complètes de la mission qui avait pour chef M. le lieutenant colonel Mircher, démontrent que, sur le parcours des différentes routes entre El-Ouâd et Ghadâmès, on pourra, avec des moyens plus puissants que ceux dont disposent les indigènes, multiplier les puits autant qu’on voudra.

D’autres traces de l’occupation romaine se retrouvent encore à Ghadâmès : ainsi, sur la place d’El-’Aouïna, j’ai vu des débris de chapiteaux et de colonnes, témoignage d’un luxe d’une autre nature. (Voir page 250, figure 2 de la planche.)

Si je suis bien informé, la charpente de la principale mosquée de la ville est supportée par des colonnes romaines et les murs de l’edifice sont en matériaux de même origine. On comprendra que je me sois abstenu de chercher à constater ce fait.

Dans l’immense nécropole, dite le cimetière des Benî-Ouazît, on remarque des tombes de tous les âges, depuis l’époque païenne anté-islamique jusqu’à nos jours. Il est possible qu’on y retrouverait des inscriptions tumulaires romaines, si on pouvait fouiller les tombes les plus anciennes.

Ghadâmès est donc autorisée à revendiquer une origine antérieure à l’histoire, et tout porte à croire qu’elle n’a cessé d’être habitée depuis sa fondation.

Le général arabe ’Amrou-ben-el-’Aâçi, qui fit la conquête du Sud de la Tripolitaine sur les Romains[95], obligea, dit la tradition, les habitants de Ghadâmès à embrasser l’islamisme, et cette conversion forcée ne paraît pas s’être réalisée sans difficulté, car il y a encore aujourd’hui dans la ville une rue, celle d’El-Wahchi, appelée aussi la rue du NON, c’est-à-dire de ceux qui refusèrent d’accepter tout d’abord la religion de Mohammed.

Avant la conquête musulmane, quelle religion professaient les Ghadâmèsiens : païenne ou chrétienne ? On n’a malheureusement aucun renseignement précis sur la population de Ghadâmès dans ces temps reculés.

Au moyen âge, les doctrines hérésiarques de la secte des Ouahabites, qui paraissent avoir été embrassées avec tant d’ardeur par les Berbères, firent à Ghadâmès de nombreux prosélytes, et, pour les docteurs musulmans des rites orthodoxes, les Ghadâmèsiens ne sont pas encore aujourd’hui purs de l’accusation d’hérésie.

Sîdi-Mohammed-el-Bakkây, de Timbouktou, qui était à Ghadâmès, de passage, en même temps que moi, avait résumé ses impressions sur l’orthodoxie des modernes habitants de cette ville dans le quatrain suivant :

لا رَيت الى لحڧ من العباد
ڢى ڧلّة العروض غدامس
ولانى ڧالع منها زاد
يعودوا ڢى الدين خوامس

Traduction mot à mot :

« Je n’ai pas vu parmi les hommes qui surpassent, en manque d’hospitalité, (ceux de) Ghadâmès : aussi je n’emporte de chez eux que la certitude qu’en fait de religion ils sont schismatiques. »

Les Ghadâmèsiens font partie de la section des Berbères que les géographes arabes appellent molâthemîn, c’est-à-dire les voilés, parce que, comme les Touâreg, ils portent un voile sur la figure.

Mais, quoique voilés, quoique Berbères, ils ne sont pas Touâreg, car ils diffèrent d’eux par leur origine, par leur dialecte, par leurs vêtements, par leurs habitudes urbaines, enfin par leur aptitude spéciale à l’industrie et au grand commerce.

Quatre groupes distincts d’habitants constituent la population de Ghadâmès :

Les Benî-Ouazît, Berbères, se prétendant nobles et descendants des fondateurs de la ville ;

Les Benî-Oulîd, également Berbères, également nobles, également anciens habitants de la ville ;

Les Oulâd-Bellîl, Arabes, nobles, originaires de Sinâoun, ville voisine ;

Les ’Atrîya, mélange de nègres affranchis et des enfants de sang mêlé que les Ghadâmèsiens ont eus de leurs rapports avec des négresses.

Pendant longtemps, les Benî-Ouazît et les Benî-Oulîd ont été en guerre entre eux, et les quartiers qu’ils habitaient étaient isolés les uns des autres ; aujourd’hui, quoique en meilleur intelligence, ils évitent réciproquement de prendre demeure en dehors du quartier de leurs tribus.

Les Oulâd-Bellîl n’ont qu’un rang secondaire dans une ville principalement berbère.

Les ’Atrîya, attachés en qualité de clients aux familles de leurs anciens maîtres, comme autrefois les affranchis chez les Romains, n’ont aucune influence, malgré leur grand nombre, car il leur est interdit, par les coutumes locales, de franchir l’échelon social qui les sépare de la classe noble.

Au Sud-Ouest de Ghadâmès est un plateau, celui de Dhâhara, où campent les Touâreg qui viennent en ville. Quelques-uns même y sont à résidence fixe. C’est une sorte de faubourg târgui.

Bien que les Ghadâmèsiens parlent l’arabe avec les Arabes qui fréquentent leur ville, le temâhaq avec les Touâreg, le haoussa avec leurs esclaves, ils font usage entre eux d’un dialecte berbère particulier qui tient le milieu entre celui des Nefoûsa et celui des Touâreg. L’isolement absolu de leur ville explique la conservation d’un idiome propre.

Les femmes n’ayant aucune relation avec les étrangers, ne parlent que le dialecte ghadâmèsien.

Elles sont rigoureusement cloîtrées. Il ne leur est permis de sortir dans les rues que voilées et le soir seulement, pour aller chercher de l’eau à la fontaine, pendant que les hommes sont à la mosquée. Mais, pendant le jour, les terrasses des maisons leur sont exclusivement abandonnées, et comme ces toitures communiquent toutes ensemble, elles peuvent se visiter entre elles, aller faire leurs emplettes, sans affronter des regards indiscrets. Cependant presque toutes sont instruites dans leurs devoirs de religion, prient aux heures prescrites et vont même à la mosquée, qui reste ouverte pour elles seules après la prière du Maghreb.

Le voile des habitants de Ghadâmès est toujours blanc ; presque tous leurs vêtements viennent du Soûdân, et ils choisissent de préférence ceux d’une couleur claire.

Le costume des femmes consiste en une longue gandoûra, dalmatique orientale, qui couvre tout le corps, et leur coiffure en une sorte de diadème qui donne un air de grandeur à leur physionomie. Les femmes d’origine noble sont toujours voilées ; les ’Atrîyât seules sortent au dehors le visage découvert.

Comme les nomades Touâreg, les Ghadâmèsiens sont souvent sur les routes pour leurs affaires : mais rencontre-t-on une ville, ces derniers saisissent, en vrais citadins, l’occasion qui leur est offerte d’aller chercher un abri sous un toit protecteur, tandis que les Touâreg semblent tenir à honneur de ne jamais accepter l’hospitalité dans l’enceinte d’une ville, dans l’intérieur d’une maison. On dirait qu’ils craignent de ne pas avoir assez d’air à respirer ou assez d’espace pour se mouvoir, s’ils interposent quelque obstacle entre eux et l’immensité du ciel et de la terre.

Le caractère des Ghadâmèsiens est grave et réservé ; il se ressent de la position exceptionnelle de leur ville au milieu d’un désert improductif qui les oblige à ne voir de la vie que le côté sérieux, et à s’ingénier à remédier par le commerce et l’industrie à l’extrême pauvreté et à l’isolement du milieu qui les a vus naître.

Leur aptitude au grand commerce est surtout digne de remarque. Il n’est par rare de trouver à Ghadâmès des maisons ayant des succursales à Kanô, à Katsena dans le Soûdân, à Timbouktou sur le Niger, à Rhât et à In-Sâlah dans le centre du Sahara, à Tripoli et à Tunis sur le littoral de la Méditerranée.

En voyant, au milieu d’un désert, dans une ville sans gouvernement sérieux, sans autres lois que celles du Coran, sans garanties pour les personnes et pour les marchandises, sans routes autres que des sentiers dont la trace, comme celle du sillage du navire, se perd à l’instant du passage ; en voyant, dans de semblables conditions, des maisons de commerce embrasser des marchés si nombreux et si différents, et à des distances aussi considérables, on se demande si le mirage saharien ne grossit pas un peu trop les objets et ne multiplie pas les relations. Cependant le doute ne peut être permis, car le contrôle le plus sévère démontre que le commerce du littoral méditerranéen avec l’Afrique centrale et les villes intermédiaires, sauf la portion dévolue au Maroc, est en presque totalité aux mains des Ghadâmèsiens ou de leurs correspondants.

La priorité et la fidélité des relations, le génie commercial, de grandes richesses acquises et multipliées par la plus sévère économie, une prudence consommée, des alliances solides avec les Touâreg, ne suffisent pas pour expliquer comment une bourgade, isolée de l’univers par la solitude des déserts, a pu perpétuer, à travers tant de siècles et au milieu de tant de révolutions, des entreprises aussi considérables ; il a fallu encore que le besoin de rapports entre le Nord et le Sud fût une nécessité impérieuse, et que le commerce, objet de ces rapports, fût lucratif, respecté et non soumis aux avanies et aux risques de perte qui ont valu aux pirates du Sahara la réputation dont ils jouissent parmi nous.

Je n’anticiperai pas, pour démontrer qu’il en est ainsi, sur une matière qui ne peut être traitée incidemment ; cependant je crois utile de prouver immédiatement, par des faits authentiques, que les bénéfices du commerce saharien sont énormes, et que les risques sont à peu près nuls, si le commerçant se soumet aux coutumes respectées du pays.

Peu de temps après mon arrivée à Ghadâmès, je reçus la visite d’un marchand qui, à Kanô, avait prêté à M. le docteur Barth, lors de son retour de Timbouktou, de l’argent au taux fabuleux de 100 pour % pour quatre mois. L’ayant dérisoirement complimenté sur sa libéralité, il me répondit : « Mais, je ne lui ai demandé que ce que m’eût rapporté, dans le même laps de temps, pareille somme employée en achat d’ivoire et sans courir l’ombre de chance de perte. »

Il est d’ailleurs accepté par tous les Sahariens, comme axiome proverbial, que, pour s’enrichir, il suffit de faire un voyage au Soûdân.

Mais voici d’autres faits qui éclairent encore mieux la question :

M. le capitaine de Bonnemain, dans le compte rendu de son voyage à Ghadâmès en 1856, dit : « La plupart des caravanes qui arrivent à Ghourd-Taferiest (environ moitié chemin entre El-Ouâd et Ghadâmès) ont l’habitude d’y déposer, à ciel ouvert, une partie des provisions qui doivent leur servir pour le retour ; il n’y a pas à craindre que d’autres voyageurs songent à s’en emparer.

« Au retour, ajoute M. de Bonnemain, la caravane reprit les vivres qu’elle avait déposés à son passage. »

Sur la même ligne, mais par un chemin différent, en 1860, j’ai aussi trouvé des marchandises ainsi confiées à la garde de Dieu.

M. Isma’yl-Boû-Derba, entre Ouarglâ et Rhât, a, comme M. de Bonnemain, déposé et retrouvé des provisions de retour à mi-chemin ; comme moi, il a remarqué en route des ballots abandonnés par d’autres caravanes.

Sur les routes de Mourzouk et de Rhât au Soûdân, tous les voyageurs européens ont rencontré sur leur passage des charges de marchandises attendant le retour de leur propriétaire pour être rendues à destination.

Dans les caravanes, disent tous les indigènes, il n’y a pas de bêtes de somme de rechange. Quand un chameau vient à périr ou se trouve dans l’impossibilité de continuer à porter son fardeau, on laisse sa charge sur la route, avec la certitude de la retrouver intacte, attendît-on une année pour venir la chercher.

Je ne cite pas ces faits pour en tirer la conclusion que toutes les routes sahariennes offrent plus de sécurité que les routes européennes. Non. Il y a dans le Sahara des routes protégées par des populations auxquelles les caravanes paient un faible droit de passage pour prix de leurs services. Ces routes, généralement suivies par les caravanes, offrent les exemples de sécurité que je viens de rapporter. D’autres, celles qui traversent des territoires en proie à l’anarchie, ne sont plus dans les mêmes conditions ; les caravanes fortes et armées, seules, peuvent les parcourir, comme les navires pourvus de moyens de défense peuvent, seuls, fréquenter certaines mers.

L’industrie, ai-je dit, est aussi un des éléments d’activité de Ghadâmès. En effet, on y trouve tous les corps de métiers qu’exige l’isolement de la ville : tailleurs, tisserands, cordonniers, tanneurs, forgerons, selliers, bijoutiers, menuisiers, maçons, et ces professions sont généralement exercées de père en fils dans la même famille. Déjà, au XIe siècle, Ghadâmès était renommée pour le travail des cuirs[96] et elle a conservé cette réputation justement méritée, car nulle part, en Afrique, on ne fait d’aussi bonnes chaussures.

L’industrie agricole, quoique limitée à la culture des jardins compris dans le mur d’enceinte de l’oasis, occupe un certain nombre de bras, l’isolement de la ville obligeant ses habitants à y pratiquer la culture la plus intensive possible. Les engrais et les irrigations n’y sont pas négligés.

Les eaux d’irrigation sont fournies par des puits et par la source qui donne des eaux alimentaires à la population.

Le débit total de la source est divisé, sur une rotation de treize jours, en 925 dermîsa, subdivisées elles-mêmes en 6,475 qâdoûs, qu’un fonctionnaire répartiteur distribue à tous les ayant droits d’après un règlement municipal religieusement observé.

Le qâdoûs étant la 500e partie du volume des eaux fourni par la source dans les 24 heures, correspond à une part journalière de 2m 53s du débit total, soit, en nombre rond, trois minutes.

La dermîsa se composant de sept qâdoûs, représente 20m 11s du volume total fourni en treize jours, soit 20m 11s répartis sur 18,720m.

La dermîsa arrose, en moyenne, une superficie indéterminée couverte de 64 dattiers[97], à l’ombre desquels sont cultivés d’autres arbres et toutes les plantes maraîchères que consomment les habitants de l’oasis.

Toutes les eaux d’irrigation appartiennent au gouvernement, qui en aliène la jouissance perpétuelle aux familles propriétaires des jardins. La dermîsa est louée 80 riâl sebîli par an, soit 55 fr. 20. L’ensemble des eaux rapporte donc à l’État environ 50,000 fr. par an[98].

L’usufruitier d’une dermîsa ainsi que ses héritiers en disposent comme s’ils en étaient propriétaires, sous la réserve qu’à l’extinction de la famille du tenancier le droit de libre disposition fait retour à l’État.

Cette sage mesure, conforme aux règles de l’islamisme sur l’appropriation des eaux, a pour but de prévenir l’accaparement d’un produit naturel indispensable à tous et inséparable de la terre qu’il doit féconder.

Les eaux de la source sont recueillies dans un vaste bassin, de construction ancienne, assez étendu et assez profond pour qu’on y puisse nager à l’aise ; de ce bassin, elles sont réparties dans l’oasis par cinq canaux également de construction ancienne.

En langue temâhaq, cette source porte le nom d’arhechchoûf, mot dont la racine est la même que celle de arhôchchâf, crocodile ; non que le crocodile y ait jamais existé, mais parce que le nom temâhaq du crocodile signifierait l’animal des sources ou des eaux vives.

L’étude des terrains environnants et des puits de l’oasis, ainsi que la température[99] élevée des eaux de la source, paraissent à M. Vatonne des indications suffisantes pour faire espérer qu’avec un sondage de 120 mètres on pourrait atteindre la nappe qui alimente la source actuelle et augmenter dans des proportions considérables le volume des eaux de Ghadâmès et des environs.

Je m’associe volontiers à ces espérances, non-seulement pour Ghadâmès, mais encore pour beaucoup d’autres points du Sahara.

Pour Ghadâmès en particulier, la question des relations commerciales avec l’Algérie serait bien simplifiée, si, à la limite de notre frontière, des forages artésiens permettaient d’y établir une colonie de Souâfa, succursale d’El-Ouâd, le plus avancé de nos marchés dans le Sud-Est.

Un entrepôt de marchandises françaises, installé dans cette colonie, offrirait au commerce de Ghadâmès beaucoup de produits qui lui manquent aujourd’hui, et entre autres ceux d’Alger et de l’industrie orientale des Maures d’Alger.

En attendant que l’avenir réalise ou démente ces espérances, je reviens à l’état actuel du principal centre commercial de la Tripolitaine.

La physionomie de la ville de Ghadâmès répond très-bien au degré de développement industriel et commercial de ses habitants, à leur richesse, à leur intelligence et à leur moralité.

Les maisons vastes, bien aérées, blanchies à la chaux, sont souvent à plusieurs étages.

Les rues sont presque toutes couvertes, pour leur conserver le plus de fraîcheur possible.

Dans les rues principales, des boutiques de détail, boutiques à la façon de Berbèrie, bien entendu, consistant en un étal et un siége pour le débitant, pourvoyent aux besoins journaliers des citadins.

Un marché hebdomadaire, qui se tient tous les vendredis sur la place d’El-’Aouîna, supplée, par des apports étrangers, aux approvisionnements quotidiens des boutiquiers ordinaires. Là, comme sur la plupart des marchés de consommation de l’intérieur, les denrées sont vendues à l’encan. L’importance de ce marché varie suivant les saisons, les arrivées ou les départs des caravanes. Pendant mon séjour, on y vendait, par marché, environ 300 moutons destinés à la boucherie.

Des boucheries, des boulangeries et des biscuiteries, à l’usage de la population flottante, remplacent pour les étrangers les abatages et la fabrication de pain qui, pour les habitants sédentaires, s’effectuent dans l’intérieur de chaque famille.

Des fontaines, dans chaque quartier, donnent abondamment l’eau à tous.

Enfin, ce qui ne se voit dans aucune autre partie du Sahara, l’ensemble des plantations de palmiers est entouré d’un mur de défense, en ruines, il est vrai, sur plusieurs points, quoiqu’il porte des traces de différentes reconstructions. (Voir la pl. XI, fig. 1, page 252)

Sans doute, Ghadâmès, ville souvent réédifiée, n’offre ni la régularité ni le confortable des cités européennes modernes ; mais dans le jugement que je porte sur son assiette, je ne puis raisonnablement que la comparer aux autres centres sahariens, et je n’hésite pas à lui accorder un rang distingué entre toutes ses rivales.

Les principaux quartiers de la ville sont : In-Djoûra, Taskô, Tîn-Guezzîn, Taferfar, El-’Aouîna ou Benî-Mâzigh, Amaendj, Aydrâr, Djer-Essân et Oulâd-Bellîl.

7,000 habitants environ peuplent ces divers quartiers.

La population flottante varie avec les départs et les arrivées des caravanes.

Une seule grande porte donne accès dans la ville, ce qui rend la surveillance des entrées et des sorties plus facile.

A l’époque de mon séjour à Ghadâmès (1860), l’autorité politique et administrative des Turcs y était représentée par un moûdîr, assisté d’un kaououâs.

La fonction de moûdîr correspond à celle de kaïd des tribus algériennes.

La force publique mise à la disposition de cette autorité supérieure consistait en quelques Arabes du Djebel-Nefoûsa, quelquefois au nombre de quatre seulement, envoyés en corvée pour trois mois, par le kâïmakâm du Djebel, duquel Ghadâmès dépendait. Pour empêcher cette garnison temporaire de rentrer dans ses foyers avant l’expiration du délai fixé, le moûdîr était obligé de prendre en gage ses fusils.

La mission de ce simulacre de gendarmerie, sans armes, était de garder la porte de la ville, de prêter main-forte au chef de la douane, pour l’acquittement des droits, et de servir de chaouch ou agents de police au moûdîr.

A la fin de 1862, quand une mission française s’est rendue à Ghadâmès pour y conclure un traité de paix avec les Touâreg, cette ville ayant été, par un édit de la Porte Ottomane, placée sous le régime de la liberté commerciale, la garde protectrice de la douane avait été supprimée avec elle, et Ghadâmès offrait le spectacle, peut-être unique dans le monde, d’une ville relevant d’une autorité étrangère représentée par un seul agent, le moûdîr.

Mais, depuis, cet âge d’heureuse quiétude a disparu. Le kaïd algérien, ’Aly-Bey, ayant franchi les dunes de l’’Erg avec une troupe (goûm) de cavaliers Souâfa et Rouâgha, pour venir faire escorte aux missionnaires officiels à leur retour, la paisible population de Ghadâmès s’est crue menacée de conquête et a obligé le gouvernement de Tripoli à prendre des mesures pour la défendre au cas de nécessité.

Au moûdîr a succédé un pacha ; une garnison de Turcs (redîf), envoyée d’Europe et renforcée de cavaliers du Sâhel (bachi-bouzouk), est venue occuper la place.

Désormais Ghadâmès est devenue le chef-lieu d’un kâïmakâmlik saharien relevant de Tripoli, et embrassant, dans sa circonscription, une partie du Fezzân.

Cette organisation, fondée sur la peur, n’est-elle que transitoire ?

Je l’ignore. Quoi qu’il en soit de craintes sans motifs[100], je ne puis que me réjouir de voir un nouvel élément d’ordre introduit dans le pays.

De 1850 à 1858, le gouvernement anglais a entretenu à Ghadâmès un vice-consul, probablement en vue de surveiller le commerce des nègres. Ce consulat est aujourd’hui supprimé, ainsi que celui de Mourzouk.

La création d’une agence consulaire de France, beaucoup plus nécessaire, est à l’état de projet depuis plusieurs années. Elle ne tardera pas, sans doute, à être installée, car les intérêts des Touâreg, devenus aujourd’hui nos alliés, ainsi que ceux de notre commerce, réclament cette institution.

La cité est administrée par un cheïkh, avec le concours d’une assemblée libre des notables (djema’a), suivant les anciennes coutumes municipales des Berbères.

Ce fonctionnaire, nommé par l’autorité politique locale, est le véritable magistrat de la ville.

La justice est rendue, au nom du sultan de Constantinople, par un qâdhi, qui reçoit son investiture de l’autorité judiciaire de Tripoli.

Un imâm est le chef de la religion, en même temps que le suppléant du qâdhi.

L’instruction publique est représentée par un mouderrîs ou maître d’école.

En 1860, le moûdîr seul recevait un traitement de l’État.

La garde n’était ni payée ni nourrie.

Le cheïkh, le qâdhi et l’imâm n’avaient d’autres honoraires que ceux inhérents à leurs fonctions et payés directement par les administrés.

Le maître d’école et les amîn des corporations avaient, pour toute rétribution, la jouissance d’une portion d’eau.

Dans ces conditions, le budget des dépenses s’élevait à 3,500 fr., chiffre du traitement du moûdîr.

Le budget des recettes, non compris les produits de la douane et des locations d’eau, s’élevait à 2,500 mitkhal d’or, soit 30,937 fr. 50 c., au taux du change de l’époque.

Il paraît que, nonobstant la levée des droits de douane, l’impôt mobilier et immobilier a aussi subi une réduction, car, d’après M. le lieutenant-colonel Mircher, en 1862, il avait été fixé à 21,000 francs seulement.

L’érection du moûdîrît en kâïmakâmlik, avec des charges inconnues jusque-là, aura probablement fait augmenter la part d’impôt de Ghadâmès, car les Turcs ont pour habitude de mettre au compte des populations les dépenses que leur protection occasionne.

Quel que soit l’avenir réservé au nouvel ordre de choses, la force de l’habitude, comme celle de la nécessité, maintiendra l’administration intérieure de la ville aux mains des notables commerçants du pays et le gouvernement des relations extérieures au pouvoir des chefs Touâreg, car, sans une alliance intime des maîtres des routes et des propriétaires des marchandises qui alimentent le commerce de la place, Ghadâmès, déjà en décadence depuis l’abolition de la traite, ne tarderait pas à devenir une ville morte, inhabitable même pour ses habitants, en raison du haut prix de toutes les denrées de consommation.

En vain le drapeau de la Porte Ottomane, dans les circonstances solennelles, est hissé à Ghadâmès, sur une maison à loyer qu’y occupe un gouverneur turc ; en vain l’acquittement volontaire d’un faible impôt, tribut religieux autant que politique, semble sanctionner la reconnaissance d’une autorité étrangère : Ghadâmèsiens et Touâreg Azdjer, unis entre eux par les liens du sang et de l’intérêt, se considèrent réciproquement comme faisant partie de la même confédération. En frères associés à la même entreprise, les uns, maîtres de l’espace, forts, actifs, protégent sur les routes les convois de leurs clients ; les autres, maîtres de la fortune et des relations qui permettent d’acheter des vivres et des vêtements au dehors, donnent libéralement à leurs protecteurs ce qui est nécessaire à leur existence.

La sollicitude et les égards des commerçants de Ghadâmès pour les Touâreg, grands et petits, révèlent combien est intime l’union des deux populations.

Que chaque maison de commerce pourvoie aux besoins de la famille de son protecteur particulier et prévienne même ses désirs : rien de plus naturel que la réciprocité des services rendus.

Mais là ne se bornent pas les bons offices des citadins envers les nomades.

Un chef târgui tombe-t-il dans la misère, la corporation des marchands l’invite à venir habiter la ville, l’entretient et le nourrit.

L’un des Touâreg, homme libre ou serf, vient-il en ville pour ses affaires, le repas de l’hospitalité lui est donné pendant toute la durée de son séjour.

Des mendiants se permettent-ils d’enfoncer les portes d’une maison qui ne s’ouvrent pas assez vite, on s’excuse de n’avoir pas deviné qu’ils étaient Touâreg.

Par extraordinaire, des Touâreg ont-ils quelques démêlés avec l’autorité turque, aussitôt les notables habitants interviennent pour éviter tout conflit en prenant à leur charge la responsabilité des fautes commises, et l’autorité s’associe à la prudence des habitants.

Ghadâmès, nominalement vassale de la Porte Ottomane, obligatoirement tributaire de Tripoli pour ses besoins commerciaux, est donc bien plus une ville neutre qu’une ville d’État, et si elle était mise en demeure d’arborer le drapeau d’une nationalité, tout l’obligerait à adopter celui des Touâreg.

De cette situation, je conclus que la convention commerciale signée à Ghadâmès le 26 novembre 1862, par les principaux chefs des Touâreg Azdjer et les délégués du gouvernement général de l’Algérie, engage aussi bien la corporation des commerçants de Ghadâmès que les Touâreg eux-mêmes, quoique la convention n’en fasse pas une mention speciale, mais les deux parties contractantes l’ont explicitement compris ainsi.

§ II. — Rhât.

Rhât est une ville berbère, indépendante des Touâreg, quoiqu’elle soit assise au milieu de leurs campements et quoiqu’elle relève de leur protectorat.

Sa position, au débouché de la gorge d’Ouarâret et de la vallée du Tânezzoûft, sur la grande voie commerciale de Tripoli au Soûdân, en un point riche en eaux de sources et en terres susceptibles de culture, semble l’avoir prédestinée au rôle qu’elle joue au milieu de populations nomades.

D’après la tradition locale, la fondation de Rhât daterait de quatre ou cinq siècles au plus, ce qui explique le silence des auteurs arabes du moyen âge à son sujet.

Mais la même tradition lui donne pour fondateurs une tribu berbère noble, les Ihâdjenen, avec le concours des Kêl-Rhâfsa, des Kêl-Tarât, des Têl-Telaq et des Ibakammazên, également Berbères, mais d’origine moins noble que les Ihâdjenen.

La coopération des Kêl-Rhâfsa à la restauration de la ville moderne permet de lui assigner une origine ancienne et de retrouver l’emplacement d’un des centres de population vaincus par les armées romaines dans l’expédition de la Phazanie.

En effet, Pline (Hist. natur., Lib. V, c. 5) nous apprend, d’après les auteurs du temps, que parmi les peuples, les villes et les lieux dont la conquête a valu les honneurs du triomphe à Cornelius Balbus, figure le nom de Rapsa, qualifiée oppidum.

L’oppidum des Romains était une ville, avec enceinte fortifiée, dans une position stratégique.

Sans doute, cet oppidum commandait le Φάραγξ Γαραμαντικὴ de Ptolémée, comme Rhât moderne commande l’Aghelâd d’Ouarâret.

Les noms ont changé, mais les hommes et les choses sont restés les mêmes. Les gens de l’antique Rapsa, les Kêl-Rhâfsa de l’époque moderne, trop faibles pour défendre par leurs seules forces une position qui peut à juste titre être considérée comme une des clefs du plateau central du Sahara, auront dû s’associer avec les seigneurs Ihâdjenen et leurs serviteurs, pour restaurer leur ville sous un nom dont l’étymologie nous échappe, Kêl-Rhât, gens de Rhât, mais qui doit être emprunté à des circonstances locales, car trois des portes de la ville, contre l’habitude, portent le nom commun de Tamelrhât, et une quatrième celui de Tafelrhât.

Une exploration spéciale permettrait peut-être de retrouver dans les constructions modernes de Rhât des traces de l’ancienne Rapsa ; il est regrettable que la jalousie superstitieuse de ses habitants n’ait pas encore permis de rechercher si l’emplacement de l’oppidum des Romains était là, ou dans quelque autre ville du voisinage habitée jadis par les Kêl-Rhâfsa.

La petite confédération à laquelle la Rapsa des anciens dut sa résurrection porta d’abord le nom de Kêl-Rhât, qu’elle conserva jusqu’à ce jour, concurremment avec le nom arabe de Rhâtïa. Mais ce n’est pas le seul changement à noter dans l’histoire de cette petite agglomération.

Les Ihâdjenen, frères consanguins des Touâreg, liés d’une étroite amitié avec eux, ont longtemps conservé leur autonomie sous le protectorat dévoué de leurs puissants alliés. La bonne harmonie entre deux pouvoirs indépendants l’un de l’autre s’explique, d’un côté, par la répulsion instinctive des Touâreg pour l’habitation dans les villes, par le besoin qu’ils avaient d’un centre commun d’intérêts, et, de l’autre côté, par la nécessité qu’il y avait pour les Ihâdjenen d’être en relations amicales avec des peuplades les environnant de toutes parts et pouvant ouvrir ou fermer les routes aboutissant à leur ville.

Dès le début, la cité de Rhât s’est d’ailleurs signalée par une constitution administrative et gouvernementale fort simple, mais très-bien entendue :

Pour les affaires intérieures, une municipalité élective, issue de la tradition berbère, administrait sans contrôle ;

Pour les affaires extérieures, un cheïkh héréditaire, sorte de sultan, comme ceux de Tougourt, d’Ouarglâ et d’Agadez, gouvernait, sous le titre d’amghâr, et défendait l’indépendance des Ihâdjenen.

La tradition a conservé les noms de ces anciens sultans ; les voici dans l’ordre chronologique :

Khammadi,

Ahmâdou,

El-Hâdj-Mohammed-Settaqa,

El-Hâdj-Arhdâl,

Arhdâl,

El-Hâdj-Khatîta,

El-Hâdj-Bel-Qâsem, qui régnait au commencement de ce siècle,

Enfin, Mohammed-Ould-Arhdâl.

Mohammed-ould-Arhdâl devait clore la série des sultans d’origine Ihâdjenen pure, par application d’une loi locale sur les successions à laquelle les Ihâdjenen doivent la fondation d’une dynastie et Rhât le développement de sa prospérité, mais qui, par un retour des choses d’ici-bas, pourra bien faire perdre à cette ville son indépendance, si ce n’est sa fortune.

Dans le Sahara, les tribus d’origine berbère, suivant l’ordre de succession en usage, sont ou Ebna-Sîd (fils de leur père) ou Benî-Oummïa (fils de leur mère).

Les Ihâdjenen étaient Benî-Oummïa et, à Rhât, comme chez les Touâreg, comme dans d’autres tribus berbères, la transmission du pouvoir n’a pas lieu, ni d’après la loi musulmane, ni d’après la coutume générale des autres peuples, en ligne directe, du père au fils, mais par voie indirecte, du défunt au fils aîné de sa sœur aînée.

Dans le Livre suivant, exclusivement consacré aux Touâreg, cette loi sera l’objet d’un examen tout particulier ; toutefois, je dois dire, avant de passer outre, que, par ce mode de succession, les Berbères Benî-Oummïa croient mieux assurer la transmission du sang. En effet, la sœur, fille d’une mère consanguine, transmet certainement à son fils une parcelle du sang de son frère, quel que soit le père, tandis que l’épouse infidèle introduit un sang étranger dans la famille.

Comme complément de cette loi, les mariages avec des étrangers sont interdits, mais quand les familles s’éteignent, résultat presque inévitable des alliances trop rapprochées ; quand les seuls survivants sont des femmes, il faut bien que ces femmes aillent chercher des époux en dehors de la famille.

C’est ce qui est advenu aux princes Ihâdjenen. La sœur de Mohammed-Ould-Arhdâl a du se marier avec un riche négociant du Touât, et de ce mariage est né un fils, El-Hâdj-Ahmed-Ould-es-Saddîq, et à la mort du dernier amghâr, le fils du touâti s’est trouvé, par droit de naissance, cheïkh héréditaire de Rhât.

Depuis longtemps, les descendants des fondateurs de Rhât étaient en minorité — tant il est vrai que des nomades se perpétuent difficilement dans l’enceinte d’une ville — et ils avaient été remplacés par une nouvelle génération d’enfants issus du mariage des Rhâtiennes avec les nombreux marchands de Ghadâmès, du Touât, de Sôkna et de Djâlo, venus à Rhât pour profiter des avantages de son commerce.

Quand s’est produit le fait nouveau d’un fils de touâti arrivant au pouvoir, les nombreux étrangers, composant aujourd’hui la grande majorité de la population de la ville, ont trouvé tout naturel qu’un étranger comme eux fût le souverain du pays, et El-Hâdj-Ahmed fut accueilli avec faveur. Toutefois, il ne prit que le titre de cheïkh et non celui d’amghâr.

Mais cette substitution d’un Arabe touâti à un Berbère ihâdjeni blessait l’amour-propre berbère des Touâreg, et, depuis lors, à de bons rapports entre les Rhâtiens et les Azdjer a succédé une rivalité dont les causes sont nombreuses.

L’avénement du fils d’un Arabe à l’autorité souveraine dans une ville berbère devait surtout blesser les chefs des Orâghen, véritables sultans du pays.

Il y a deux siècles environ, les Imanân, rois des Touâreg du Nord, avaient à peu près usurpé le pouvoir des amghâr Ihâdjenen dans la ville de Rhât et tenaient ses habitants sous le joug de leur oppression.

Une révolution, dont les détails seront racontés ci-après, mais faite par les Orâghen, détrôna les Imanân et permit à la ville de Rhât de recouvrer son ancienne indépendance sous la protection de ses libérateurs.

De plus, il y a cinquante ans environ, sous le règne de l’amghâr Bel-Qâsem, Rhât fut inopinément attaquée par une armée du sultan du Fezzân, qui, déjà alors, convoitait la domination ou la destruction de la rivale du commerce de Mourzouk.

Rhât, réduite aux seules forces de ses habitants, eût peut-être succombé, mais les chefs des Orâghen vinrent à son secours et, sous leur bannière, les Fezzaniens, battus par les Adzjer, laissèrent entre les mains de leurs vainqueurs 2,000 chevaux chargés de bagages, ce qui ne les engagea pas à renouveler leur audacieuse entreprise.

Après cette victoire, comme après celle qui avait mis en leurs mains le pouvoir des Imanân, les Orâghen auraient pu s’emparer de Rhât et y commander en souverains. Ils ne l’ont pas fait, par respect des droits héréditaires des Ihâdjenen.

Il ne pouvait donc pas leur convenir de voir les destinées d’une ville affranchie par eux, défendue par eux, et de la prospérité de laquelle dépend la leur, passer aux mains d’étrangers, fils d’Arabes, c’est-à-dire d’hommes auxquels les Berbères reprochent d’être toujours prêts à accepter toutes les dominations, pourvu qu’on leur donne un beau burnous d’investiture.

Rhât est loin d’avoir comme ville l’importance qu’elle a comme marché, car elle compte à peine 600 maisons et 4,000 habitants ; mais elle s’agrandit tous les jours, par la création de villages voisins qui, par leur accroissement successif, pourront devenir de nouveaux quartiers de la ville primitive. L’un deux, Tâderâmt, est à 600 mètres du mur d’enceinte de Rhât ; l’autre, Toûnîn, est à 800 mètres environ. Toûnîn, de fondation toute récente (douze ans), compte déjà 500 habitants : c’est là qu’est le château particulier d’El-Hâdj-Ahmed-Ould-es-Saddîq.

Pl. XIII. Page 271. Fig. 24 et 25.

Fig. 1. — VUE DE RHÂT.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Fig. 2. — VUE DU PIC DE TÊLOUT DANS LA VALLÉE DE TÎTERHSÎN

(VOIR PAGE 58).

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Rhât, Tâderâmt, Toûnîn, marquent trois côtés d’un vaste espace sur lequel se tient le grand marché annuel, source de la fortune de cette contrée.

La ville a une forme circulaire. Au centre se trouve une petite place nommée Eseli, de laquelle rayonnent six rues qui divisent la cité en six massifs de maisons et vont aboutir à six portes ouvertes dans le mur irrégulier qui sert d’enceinte.

Trois des portes sont désignées sous le nom de Tâmelrhât, qui est celui d’un quartier, une quatrième s’appelle Tafelrhât, la cinquième est Bâb-Kelâla, la sixième est Bâb-el-Kheïr.

La construction dominante de la ville est le Mesid ou école ; l’unique mosquée a un minaret assez élevé.

Les maisons sont à deux étages comme celles de Ghadâmès, mais dans des dimensions moins vastes.

Vue du dehors, Rhât semble et est en effet bâtie sur un petit mamelon qui domine le pays circonvoisin du Sud-Sud-Est au Nord-Nord-Ouest. Elle est elle-même dominée, à peu de distance du mur d’enceinte, par les derniers contreforts de Koukkoûmen, petite ligne de collines, entre le Tasîli et l’Akâkoûs, qui sépare la vallée d’Ouarâret de celle du Tânezzoûft. (Voir la planche ci-contre.)

L’eau abonde autour de Rhât, et c’est à cette circonstance, comme à sa position au débouché d’un large col, que cette localité doit l’avantage d’avoir toujours été recherchée par des populations sédentaires.

Les plantations de dattiers forment au Sud des bois ou des groupes de jardins isolés, dont quelques-uns, ceux d’Iberkân et de Temattîn, sont à 2 et 3 kilomètres.

Plus au Sud encore se trouve la petite ville târguie d’El-Barkat, qui a une existence indépendante.

La population de Rhât est aujourd’hui un mélange de toutes les populations qui, depuis sa fondation, s’y sont donné rendez-vous dans un intérêt commercial : blancs, noirs, métis, hommes libres, esclaves, Arabes, Berbères, gens du Sud, gens du Nord, gens de l’Est, gens de l’Ouest.

Les femmes seules représentent la tribu primitive des Ihâdjenen, et comme le droit berbère leur réserve, même dans le mariage, l’administration de tout ce qu’elles possèdent, elles seules disposent, en qualité de propriétaires, des maisons, des sources, des jardins, en un mot, de toute la richesse foncière du pays. Ce fait a contribué à conserver à Rhât sa physionomie propre, ses mœurs, son idiome particulier.

Il en est résulté aussi, au profit des femmes, un développement d’intelligence et un esprit d’initiative qui étonnent au milieu d’une société musulmane.

Le costume des Rhâtiens est, en général, celui des Touâreg : voile, blouse, longs pantalons, vêtements de couleur provenant du Soûdân.

La langue de Rhât, quoique parente de celle des Touâreg, constitue cependant un dialecte à part.

Comme chez les Touâreg, la femme est respectée.

Comme chez tous les Berbères, l’esprit municipal est développé au plus haut point.

Tout en conservant des traces aussi importantes de leur origine berbère, les Rhâtiens ont largement emprunté aux nègres leurs superstitions ; ils croient aux sorciers, amâ-sahhâr, et leur attribuent le pouvoir de préserver des balles, du fer, des maladies, de la dent des bêtes fauves ; mieux encore, de métamorphoser un homme en une bête quelconque.

Beaucoup de Rhâtiens, ennemis des chrétiens, ennemis surtout des Français, coupables d’avoir conquis une terre de l’Islâm, avaient crié, tempêté, juré, avant mon arrivée, que, si je foulais le sol de leur territoire, ils me feraient regretter mon imprudence.

Parmi eux, quelques-uns, les plus audacieux, voulurent voir de leurs yeux ce chrétien tant redouté, tant maudit.

Grand fut leur désappointement : le chrétien était un jeune homme, parlant une langue qui leur est familière, causant de tout, s’enquérant de tout, passant son temps à écrire, à dessiner, à observer les étoiles.

A leur rentrée en ville, ces visiteurs avaient de l’infidèle, cause de tant d’agitation, une opinion toute différente.

Il n’en fallut pas davantage pour me transformer en sorcier aux yeux des plus récalcitrants. N’avais-je pas, d’ailleurs, guidé par mes observations météorologiques, prédit des changements de temps ? Aussi El-Hâdj-el-Amîn, cheïkh actuel de la ville, l’homme le plus opposé à ma venue à Rhât, prit-il toutes les précautions pour éviter mon regard : il craignait que je ne l’ensorcelasse.

Rhât a tenu à poser vis-à-vis de moi, chrétien, en ville musulmane, fanatique de sa religion. On serait dans une grande erreur, si l’on imputait cette attitude à une ferveur religieuse exceptionnelle. Il n’en est rien. La religion n’est qu’un masque, l’intérêt est le seul mobile de cette conduite.

Le Cheïkh-el-Hâdj-el-Amîn, dévoré d’ambition, pétri d’intrigues, a forcé son frère aîné, El-Hâdj-Ahmed-Ould-es-Saddîq, le successeur du dernier amghâr, à lui abandonner la souveraineté de la ville. Cela ne lui suffit pas. Il voudrait qu’une investiture de la Porte Ottomane vînt ratifier, en sa personne, la substitution, sur le trône de Rhât, d’un Arabe à un Berbère, d’un touâti à un ihâdjeni, d’un frère cadet à un frère aîné encore vivant, et, dans ce but, depuis qu’il est au pouvoir, il travaille à amener les Turcs à Rhât, d’abord pour faire consacrer son usurpation, ensuite pour n’avoir plus à compter avec les Orâghen, ses voisins.

L’éventualité possible de l’occupation de Rhât par les Turcs est envisagée par les Touâreg comme un des plus grands malheurs qui puissent leur arriver : nobles et serfs y perdraient le plus net de leurs moyens d’existence, car le monopole du protectorat du marché de Rhât donne aux premiers une partie des revenus qui les font vivre, et aux seconds des transports pour leurs chameaux. Puis, il n’est pas de târgui, petit ou grand, qui n’ait, en quelque sorte, le droit d’exiger, de temps à autre, des Rhâtiens, soit un déjeuner, soit un dîner, soit quelque bagatelle, et dans un pays où tout manque, c’est là une ressource in extremis qui n’est pas dédaignée.

Il est vrai que les rapports fraternels qui existaient autrefois entre les Ihâdjenen et les Touâreg ont cessé, et que les Rhâtiens ont souvent aujourd’hui de légitimes motifs de se plaindre des avanies et des exigences de leurs voisins, mais l’appel fait aux Turcs[101] par le cheïkh actuel de la ville ne me paraît pas une solution heureuse, car leur arrivée à Rhât, fût-elle possible devant la résistance des Touâreg, aurait pour résultat immédiat de ruiner le commerce local.

On comprend dès lors pourquoi les chefs des Touâreg, bénéficiaires de ce commerce, se sont montrés aussi favorables à une alliance française. Ils ont le sentiment instinctif que, de tous les gouvernements avec lesquels ils peuvent être en relations, celui de l’Algérie est le seul assez éclairé et assez puissant pour sauvegarder leurs intérêts menacés.

Ainsi, à Rhât, il y a deux partis en présence : celui des Turcs et celui des Français, représentant tous deux des intérêts rivaux ; le parti français, composé de la grande majorité des Azdjer et de quelques marchands de la ville, est le plus puissant. Grâce à son appui, j’ai pu arriver sous les murs de Rhât[102], y séjourner quinze jours, lever une esquisse du plan extérieur de la ville et de ses environs, recueillir tous les renseignements dont j’avais besoin, faire toutes mes observations, malgré les imprécations du parti adverse.

Inutile de dire, je crois, que les gouvernements d’Alger et de Tripoli sont étrangers à la création de ces deux partis nés des circonstances et d’intérêts en conflit. J’en ai trouvé la preuve dans l’accueil qui m’a été fait à Mourzouk, ainsi qu’aux Touâreg qui m’accompagnaient, et dans une lettre que le pacha de Tripoli a écrite aux Rhâtiens pour les engager à m’accueillir convenablement.

Peut-être les deux gouvernements amis devront-ils intervenir de leur influence réciproque pour faire cesser pacifiquement les rivalités qui divisent les Rhâtiens et les Touâreg. La France, puissance chrétienne, aurait un beau rôle à jouer, en prenant l’initiative au Maroc, à Tunis, à Tripoli, à Timbouktou même, d’une sorte de médiation générale, à l’effet de résoudre toutes les difficultés qui tiennent en conflit toutes les peuplades du Sahara, les unes vis-à-vis des autres.

Le commerce en gros pour les riches, en détail pour les pauvres, est la principale source de richesse des Rhâtiens ; cependant l’industrie y a quelque importance, quoique limitée aux besoins de la localité. On y fait des pelleteries, des vases en bois, des montures ou des étuis pour armes : poignards, sabres, fusils, etc., etc.

Les principaux commerçants de Rhât sont : El-Hâdj-el-Amîn, cheïkh de la ville, dont la richesse paraît considérable ; El-Hâdj-Ahmed, frère aîné et prédécesseur du cheïkh actuel, fondateur de Toûnîn, qui peut devenir une rivale de Rhât ; un jeune marchand, originaire de Djerba, nommé Yoûnis, fort entreprenant.

El-Hâdj-el-Amîn, protecteur avoué de la zâouiya de la confrérie d’Es-Senoûsi, contiguë à la ville, et foyer d’un fanatisme exalté, est le chef du parti hostile à l’extension de l’influence française.

El-Hâdj-Ahmed conserve une sage neutralité entre les partis.

Yoûnis, dévoué à notre cause, aurait déjà tenté d’ouvrir des relations entre Rhât et Alger, si le Cheïkh-el-Hâdj-el-Amîn ne menaçait de l’expulser de la ville.

§ III. — Mourzouk.

Mourzouk est la capitale du Fezzân, groupe d’oasis au Sud de la Tripolitaine, érigé, depuis 1841, en kâïmakâmlik de l’Empire Ottoman.

Je n’aurais à m’occuper ni de Mourzouk, ni du Fezzân, si tout ne se liait dans la vie saharienne, si d’importantes fractions des Touâreg Azdjer, quoique indépendantes des Turcs, n’étaient comprises dans le kâïmakâmlik du Fezzân, notamment celles qui habitent l’Ouâdi-el-Gharbi et l’Ouâdi-’Otba, aux portes mêmes de Mourzouk ; si je n’avais à appeler l’attention sur Djerma, la Garama des anciens, et sur une civilisation antérieure à la conquête romaine, dont le type se trouve à Djerma ; si, enfin, je n’avais à constater, par l’exemple du Fezzân, que le Sahara n’est pas un pays à exploiter comme source de revenus gouvernementaux, mais à féconder par l’ordre, la paix et des institutions libérales.

Le Fezzân actuel comprend des oasis et des terres de parcours.

Dans les oasis, on distingue les groupes du Sud qui représentent l’ancienne Phazania, et un groupe au Nord, celui d’El-Jofra, qui a pour capitale Sôkna, sous la dépendance de laquelle se trouvent deux villes isolées : Fogha et Zella.

Le groupe des oasis du Sud a eu successivement pour capitale :

Djerma, sous les Garamantes ;

Garama, sous les Romains ;

Trâghen, sous la dynastie des Nesoûr ;

Zouîla, sous les conquérants arabes ;

Mourzouk, sous les dynasties des Oulâd-Mehammed et des Karamanli, sous ’Abd-el-Djelîl et sous les Turcs.

Les Oasiens, tous sédentaires, habitent des villes et des villages au milieu de forêts de dattiers ; ils appartiennent, en très-grande majorité, à un type nègre que j’appelle sub-éthiopien ; quelques-uns sont Teboû, également nègres ; d’autres sont Touâreg, blancs ou de sang mélangé.

Les terres de parcours sises entre les oasis sont occupées par trois grandes tribus arabes, savoir :

Les Hotmân et les Megâr-ha, qui rayonnent autour de l’Ouâdi-ech-Chiâti, dans les dunes d’Edeyen, la Hamâda de Mourzouk et une partie de la Hamâda-el-Homrâ ;

Les Rîah, qui campent alternativement dans la Hamâda-el-Homrâ et dans les massifs volcaniques de la Sôda et du Hâroûdj.

La capitale des Garamantes se retrouve, sous le nom de Djerma-el-Qedîma, au Sud de la Djerma moderne, dans une sorte de baie que forme la montagne de l’Amsâk. Le principal caractère de ces ruines nous est transmis par le Qeçîr-el-Watwat ou châtelet des chauves-souris.

La capitale des Nesoûr est représentée par les ruines de l’ancien château de Trâghen, qui ont quelque rapport avec celles de Djerma-el-Qedîma.

De la Garama des Romains, il ne reste plus aujourd’hui qu’un monument carré, très-bien conservé, au milieu de pierres de taille, couvrant une superficie de 60 mètres environ, ainsi qu’un amas de pierres de taille très-étendu au Sud de la Djerma moderne. (Voir la planche ci-contre).

Zouïla, ville de Chorfâ, est le chef-lieu de la Cherguîya.

Mourzouk, capitale actuelle, est le siége du kâïmakâmlik.

La tradition, d’accord d’ailleurs avec l’histoire, nous apprend ce qui suit :

Les plus anciens habitants des oasis étaient des Berâouna, nom sous lequel les Arabes confondent tous les nègres du Bornou, aussi bien que les Teboû.

La dynastie la plus ancienne qui ait gouverné les Berâouna est celle des Nesoûr, originaire du Soûdân. Elle régnait à Trâghen. On y voit encore les ruines du château des sultans et le tombeau de l’un d’eux, Maï-’Ali (le sultan ’Ali).

Pl. XIV. Page 276. Fig. 26.

MONUMENT ROMAIN DE L’ANCIENNE GARAMA.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Les Nesoûr régnèrent longtemps, mais ils furent vaincus et détrônés par une tribu arabe, les Khormân, qui réduisirent les Fezzaniens à l’état d’esclaves et les accablèrent d’injustices.

Sous le gouvernement des Arabes Khormân, Zouîla était la capitale du Fezzân.

Pendant que le peuple opprimé souffrait, passa un chérîf du Maroc, allant au pèlerinage de la Mekke. On lui raconta tous les malheurs du pays et on le supplia de venir le délivrer. Ce chérîf, au retour de la ville sainte, obtint de son père l’autorisation de secourir les malheureux Fezzaniens, ce qu’il fit avec le concours d’hommes dévoués qui le suivirent.

Ce chérîf s’appelait Sîd-el-Monteser-ould-Mehammed.

Il ne tarda pas à vaincre les Khormân et à les expulser.

Par reconnaissance, les Fezzaniens élurent sultan leur libérateur. Ainsi fut fondée la dynastie des Oulâd-Mehammed.

Si l’on s’en rapporte aux souvenirs des indigènes, cette dynastie, qui régna 550 ans environ, fit le bonheur du pays et agrandit le Fezzân, peu à peu, par de sages conquêtes, jusqu’à Sôkna, vers le Nord.

Voici les noms de quelques-uns des successeurs de Sîd-el-Monteser :

Sultan Djeheïm ;

 —  Mehammed ;

 —  Mehammed ;

 —  Ahmed, qui régnait en 1747 ;

 —  Mehammed ;

 —  El-Monteser.

Le dernier de ces sultans fut tué aux environs de Trâghen, où l’on voit son tombeau, en 1811, par El-Moukkeni, l’un des lieutenants de Youçef-Pacha, le dernier souverain de la dynastie indépendante des Karamanli de Tripoli.

El-Moukkeni, devenu sultan du Fezzân, se rendit célèbre par les expéditions qu’il fit en Nigritie, et dans lesquelles il emmena, non-seulement beaucoup de chevaux, mais encore de petits canons. Dans ses courses, il s’avança jusqu’au centre du Borgou, du Bahar-el-Ghozâl et du Baguirmi. La capture des esclaves était le but principal de ses expéditions, qui ne furent pas toujours couronnées d’un succès incontesté.

En 1831, après vingt ans de règne des lieutenants des Karamanli, ’Abd-el-Djelîl, le célèbre chef de la tribu arabe des Oulâd-Slîmân, s’emparait du pouvoir qu’il conserva dix années, au milieu d’une lutte qui ensanglanta tout le Fezzân.

En 1841, la Tripolitaine ayant été érigée en province de l’Empire Ottoman, Bakir-Bey fut envoyé, avec une colonne, pour soumettre le Fezzân. Une rencontre eut lieu à El-Bagla, non loin de la mer. ’Abd-el-Djelîl battu trouva la mort en se défendant.

De 1811 à nos jours, il n’y a pas de doute sur l’exactitude des renseignements ci-dessus donnés.

Antérieurement à 1811, des documents conservés par les marabouts de Trâghen démontrent que la dynastie des Oulâd-Mehammed a occupé le trône du Fezzân pendant de longs siècles, mais la date de son avénement, en 1261, est peut-être contestable.

Quoi qu’il en soit, si la période postérieure à la conquête arabe peut être réputée appartenir à l’histoire positive, la période antérieure appartient à l’histoire hypothétique.

Cependant le champ de l’hypothèse est fort restreint, car l’histoire romaine confirmée par la triple découverte de la Djerma païenne, de la Garama romaine et de la Djerma actuelle, confirme ce fait, qu’avant l’ère chrétienne vivait au Fezzân un peuple du nom de Garamantes.

Mais de ce peuple nous ne connaissons que le nom et l’espace qu’il occupait, sans savoir à quelle race, blanche ou noire, il appartenait.

Cependant, si les anciens Garamantes étaient d’origine nigritienne, Berâouna ou Teboû, la tradition serait d’accord avec l’histoire, et les Berâouna du Fezzân seraient identifiés avec les Garamantes.

Si l’on tient compte du peu de distance entre Djerma et Trâghen (130 kilomètres) ; si l’on compare les ruines des deux villes capitales, les matériaux qui les composent, leurs formes, leur caractère ; si on examine attentivement les tombeaux anciens des deux localités, surtout si on constate qu’à Trâghen, comme à Djerma, comme dans toutes les oasis du Fezzân, le sang noir domine, comme aussi plus au Nord, dans les villes habitées par la même race, le doute n’est plus permis, et l’on est porté à admettre que Garamantes, Berâouna et les sujets des sultans Nesoûr appartiennent à cette race noire qui existe encore aujourd’hui sur les lieux.

Pl. XV. Page 279. Fig. 27, 28 et 29.

Fig. 1. — RUINES DU QEÇÎR-EL-WATWAT.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Fig. 2. — TOMBES DE L’ANCIENNE NÉCROPOLE DE QEÇÎRÂT-ER-ROÛM.

D’après un dessin de M. H. Duveyrier.

Fig. 3. — TOMBES DES JABBÂREN, DANS L’OUÂDI-ALLOÛN.

D’après un croquis de M. H. Duveyrier.

Dans le Fezzân méridional, d’ailleurs, on retrouve, à chaque pas, des noms de lieux appartenant à la langue du Bornou (le kanôri) : Ngouroutou, Karakoura, Kerekerimi, Kangaroua, tous noms de puits anciens de l’oasis de Trâghen.

Ainsi, il est désormais à peu près certain qu’à une époque très-ancienne a régné dans tout le Sahara une civilisation nègre très-avancée pour l’époque, et que cette civilisation a doté le pays de travaux hydrauliques remarquables, de constructions distinctes de toutes les autres, de tombeaux qui ont partout le même caractère, de sculptures sur les rochers qui rappellent les faits principaux de leur histoire.

A cette civilisation appartiennent :

1o Les forages des puits artésiens de l’Ouâd-Rîgh et d’Ouarglâ ;

2o L’aménagement des eaux de Ghadâmès et de Ganderma ;

3o Les puits à galeries, fogârât, communs au Fezzân et au Touât ;

4o Le châtelet des chauves-souris (Qeçîr-el-Watwat), de Djerma-el-Qedîma ;

5o Les ruines de Serdélès et de l’Ouâdi-Takarâhet ;

6o Les Esnâmen de Ghadâmès ;

7o Les chapiteaux de la place du marché de la même ville, s’ils ne sont pas d’origine romaine ;

8o La nécropole de Qeçîrât-er-Roûm à Djerma ;

9o La grande nécropole isolée, entre Garâgara et Kharâig, à l’Est de Djerma ;

10o Les anciennes tombes du cimetière de Ghadâmès ;

11o Celles des Jabbâren, que j’ai trouvées sur ma route, en allant à Rhât ;

12o Celles de Djelfa (Algérie) et d’El-Fogâr (Fezzân), qui ont des liens de parenté ;

13o Les sculptures de Bordj-Taskô à Ghadâmès ;

14o Les sculptures d’Anaï ;

15o Les sculptures trouvées par M. le docteur Barth dans la vallée de Telizzarhên ;

16o Les sculptures de Moghar et d’’Asla, dans le cercle de Géryville ;

Enfin, tant d’autres monuments d’origine incertaine, mais très-ancienne, qu’on retrouve dans le Sud de l’Algérie, de la Tunisie et de la Tripolitaine.

La description, la filiation de tous ces débris de la civilisation garamantique, ne peuvent trouver place ici, mais, pour qu’on en puisse saisir les caractères généraux, je reproduis les dessins de ceux de ces types qui m’ont paru les plus remarquables.

Mon but principal est de constater que des nègres, dont quelques-uns sont encore sur place, mais dont la masse a été refoulée, ont occupé le Sahara avant toute autre race, et qu’ils y ont atteint un degré de civilisation qui n’a jamais été dépassé depuis par leurs successeurs. La constatation de ce fait a une grande importance pour la colonisation ultérieure du Sahara, si la France croit devoir s’en occuper.

A Djerma, à Trâghen, dans toutes les parties du Fezzân où j’ai été admis à rendre visite aux djema’a, ou assemblées municipales de notables, je me suis informé si l’on possédait des archives relatives à l’histoire ancienne.

A Djerma, les vieillards disent que leurs chroniques ont été perdues, mais qu’elles assignaient aux Teboû la possession originaire de leur pays et même la fondation de leur ville ; leur langue primitive était le tedâ.

A Trâghen, de vieux titres conservés par la famille des Thâmer donnent le Bornou pour origine aux habitants de cette ville.

Interrogé sur le même sujet, Boû-Beker-Effendi, l’un des principaux officiers civils du gouvernement turc à Mourzouk, répond : « Du temps des Oulâd-Mehammed, tout était à la mode du pays des nègres. Le sultan avait une ganga, une garde-noire ; la langue était presque le kanôri, et tous les noms donnés aux lieux et aux choses étaient de cette langue : ainsi le boulevard commercial de la ville s’appelait le dendal, comme dans les villes de la Nigritie. »

Abba-Serki, le dernier descendant des Oulâd-Mehammed, ajoute à ces renseignements un témoignage très-remarquable : « Sous ses ancêtres, il était permis aux marchands de race blanche de rester à Mourzouk, pour leurs affaires, pendant les trois mois de l’hiver seulement. Dès que les chaleurs commençaient, le sultan faisait annoncer par un héraut que les blancs eussent à se retirer, sous peine d’amende et d’expulsion, parce que les blancs étaient toujours malades et communiquaient leurs maladies aux autres habitants. » Donc, l’expérience avait démontré qu’il fallait être noir pour supporter impunément l’insalubrité du climat pendant les grandes chaleurs.

Serait-ce cette insalubrité qui aurait conservé au pouvoir de la race primitive les contrées insalubres du Fezzân, du Nefzâoua, de l’Ouâd-Rîgh, d’Ouarglâ et du Touât ? Il est permis de le croire, car on remarque que les populations blanches intercalées entre ces contrées insalubres habitent toutes des territoires plus sains. Encore un fait d’observation pratique à noter pour la colonisation du Sahara.

Je résume le résultat de toutes ces informations : Les Fezzaniens sont unanimes à attribuer le premier peuplement de leurs oasis à des nègres païens, djohâla.

De ces préliminaires je passe à la ville de Mourzouk.

Elle fut fondée par les Oulâd-Mehammed, il y a environ cinq cents ans, vers 1310. Le chérîf, qui devint plus tard sultan, trouva là quelques zerâïb ou chaumières en palmes. Il en fit sa demeure, et, comme c’était un saint homme, il ouvrit une école, laquelle attira beaucoup de gens autour de lui.

Une des premières constructions fut celle de la Qaçba, dans la partie Ouest de la ville. Les Turcs l’ont restaurée, ainsi que le mur d’enceinte de la ville, qui a la forme d’un carré presque parfait, avec de petits bastions en saillie.

Les constructions particulières de Mourzouk ont un type uniforme : toutes sont en briques d’une terre crue, tellement riche en sel et tellement pauvre en argile, que les pluies, heureusement fort rares, les dégradent beaucoup. Les habitations ordinaires n’ont qu’un rez-de-chaussée ; celles des riches marchands de Sôkna et d’Aoudjela ont un étage ; ces dernières sont vastes et bien aménagées pour le climat et pour les besoins des habitants.

La ville est coupée en deux par une sorte de large boulevard, le dendal, garni de boutiques de chaque côté et aboutissant par ses deux extrémités aux deux portes principales : celle de l’Ouest, près de la Qaçba, celle de l’Est, entre un corps-de-garde et le poste de la douane.

Au dendal arrivent toutes les rues latérales, qui divisent la ville en quartiers.

Contrairement à ce qu’on observe dans les villes arabes et berbères, les rues sont larges, droites et découvertes, comme dans les villes nègres, ce qui n’est pas le plus agréable, car la chaleur y est accablante.

La ville est alimentée par des puits dont l’eau est lourde.

La salubrité locale laisse à désirer, surtout pour les individus originaires des climats tempérés. Jusqu’à ce jour, tous les gouverneurs, d’origine turque, envoyés au Fezzân, y sont morts, à l’exception de Mehemed-Bey, qui gouvernait le pays à mon arrivée et qui était tout nouvellement installé.

L’insalubrité doit être attribuée à ce que Mourzouk est bâtie dans le bas-fond d’une sebkha, saline desséchée.

La langue aujourd’hui parlée à Mourzouk et même dans la plus grande partie du Fezzân est l’arabe.

L’esprit religieux est celui des centres dans lesquels des fonctionnaires, une garnison et des commerçants étrangers dominent. Cependant il y a une mosquée à la Qaçba et une autre dans la ville.

Mourzouk est assez bien approvisonnée en viande, légumes, fruits, car les environs sont productifs.

Pendant longtemps, les gouverneurs turcs ont craint d’habiter la Qaçba, parce qu’elle avait la réputation d’être hantée par de mauvais esprits. Cependant le kâïmakâm militaire actuel, Moustafa-Agha, y est établi.

Autour de la citadelle sont des casernes et des magasins, récemment construits à l’européenne.

L’établissement militaire et administratif de Mourzouk comprend :

1o Une garnison de 250 hommes environ de troupes régulières (redîf), presque tous indigènes du Fezzân ou nègres ;

2o Quatre pièces d’artillerie de campagne avec une vingtaine de chevaux pour les traîner ;

3o Des magasins réputés approvisionnés pour une année ;

4o Un hôpital dirigé par un médecin européen ;

5o Environ 50 cavaliers arabes irréguliers (bachi-bouzouk) que les tribus de la côte, Mesrâta et Mesellâta, sont tenues de renouveler tous les ans. Les irréguliers sont commandés par un bâch-agha arabe.

Jusqu’au moment de mon arrivée à Mourzouk et depuis l’érection du Fezzân en kâïmakâmlik, le gouvernement avait été confié à deux chefs, indépendants l’un de l’autre, le kâïmakâm civil (bey ou pacha), le kâïmakâm militaire (agha ou bey), suivant le grade du titulaire. Le chef civil gouvernait et administrait toutes les populations du kâïmakâmlik, le chef militaire s’occupait exclusivement de la force publique. Mais, pendant que j’étais à Mourzouk, tous les pouvoirs ont été concentrés entre les mains du chef militaire, et le chef civil lui a été subalternisé. Ces deux fonctionnaires supérieurs nommés par le gouvernement de la Porte-Ottomane ne peuvent être changés que par un ordre de Constantinople. A part cela, ils sont les subordonnés du moûchîr, pacha de Tripoli.

Les autorités secondaires du pays sont :

Pour le civil : le kâteb-el-mâl, administrateur des finances ; le bach-cheïkh, chef de la ville de Mourzouk ; les kaïd et cheïkh des différentes oasis, qui demeurent au milieu de leurs administrés.

Pour le militaire : les officiers des redîf et des bachi-bouzouk, dont les titres varient suivant leurs grades.

De tous ces fonctionnaires, civils ou militaires, huit à peine sont d’origine turque.

Je serai sobre de remarques sur l’administration du Fezzân. En ce qui concerne les impôts et accessoires de l’impôt, je me bornerai à constater que le sultan ’Abd-el-Medjîd, avant sa mort, après avoir apprécié les raisons de la dépopulation du Fezzân et de l’anéantissement de son commerce, a cru devoir abolir les droits de douane et réduire l’impôt du quart, soit de 175,000 piastres.

Pendant longtemps, l’occupation du Fezzân a coûté des sommes importantes à l’Empire Ottoman ; on m’a assuré que les recettes couvrent aujourd’hui les dépenses.

Les personnes qui, par expérience, savent combien on s’était trompé, au début de la conquête de l’Algérie, en voulant estimer en bloc le chiffre de sa population indigène avant que des recensements réguliers et généraux eussent éclairé la question, comprendront pourquoi je m’abstiens de dire quel est, même approximativement, le chiffre de la population de Mourzouk et du Fezzân.

L’infortuné Vogel, qui séjourna à Mourzouk, du 5 août au 19 octobre 1853, donne à cette ville un chiffre de 2,800 habitants, et au Fezzân une population totale de 54,000 âmes. J’accepte ces chiffres sans les approuver, sans les infirmer, jusqu’à plus ample informé d’un recensement réel.

Ce que je sais, pour l’avoir vu et constaté, c’est que le Fezzân est en grande voie de décadence. Les travaux de culture sont délaissés, les villages tombent en ruines, la partie mâle adulte de la population émigre vers le Soûdân ou vers le littoral, partout où elle espère trouver des conditions meilleures d’existence. Il y en a même en Algérie, entre autres à Guelma, où l’on paraît très-content d’eux, puisqu’on provoque de nouvelles immigrations. Les femmes seules restent, et il est facile de prévoir que, si cet état de choses continue, le Fezzân changera totalement d’aspect.

Dans un village où j’ai vu cent personnes au moins, il n’y avait qu’une dizaine d’hommes ; dans tout l’Ouâdi-el-Gharbî, vaste agglomération de villages et de forêts de dattiers, il n’y a que cent dix hommes adultes.

Cependant la fécondité du Fezzân est incontestable. J’y ai vu la moisson mûre et récoltée en mai, les cotons en fleur en juin ; j’y ai mangé, à la même époque, presque tous les fruits de l’Europe méridionale. A côté de dattiers cultivés, d’autres poussent en broussailles, sans soins, et donnent encore des fruits ; l’olivier lui-même, cet arbre du littoral, s’y trouve. Dans toutes les oasis, à côté des légumes des climats tempérés, on voit les légumes et les céréales de l’Afrique centrale. Une population, sobre d’ailleurs, devrait être heureuse dans un tel pays.

Faut-il imputer à l’abolition du commerce des esclaves la ruine d’une contrée naguère si prospère ? Sans doute, ce sacrifice fait aux grandes puissances de l’Europe occidentale y a une grande part, car il n’entrait pas moins de 2,500 à 3,000 esclaves par an à Mourzouk : mais est-ce là la seule et unique cause du mal ? L’examen de la situation commerciale de Mourzouk dans le second volume de ce travail éclairera la question.

§ IV. — Ouarglâ.

Ouarglâ est bien certainement l’une des villes les plus anciennes du Sahara algérien, sans qu’il soit possible d’assigner à son origine une date certaine.

On n’y trouve aucune trace de l’occupation romaine, et il y a peu de chance pour qu’on en découvre, car cette occupation paraît s’être arrêtée beaucoup plus au Nord, aux versants méridionaux du Djebel-’Amoûr et de l’Aurâs.

Cependant cette ville semble avoir été connue d’Hérodote, car il décrit exactement son site (l. II, 32) comme point extrême de la reconnaissance des Nasamons au delà des sables de l’’Erg.

Les Romains, qui tenaient à la vie autant que nous, ont évité avec le plus grand soin la ligne des bas-fonds insalubres du Touât, d’Ouarglâ et de l’Ouâd-Rîgh.

Alors cette ligne, tout l’indique, était occupée par la race sub-éthiopienne, dont le type se retrouve sur les lieux et à laquelle on doit ce remarquable aménagement des eaux souterraines qui est un des caractères généraux de cette contrée.

Ultérieurement, environ vers le IXe siècle de notre ère, toute cette région fut envahie par la race berbère, et c’est de cette époque que date ou la restauration ou la prise de possession d’Ouarglâ par les Benî-Ouarglâ, de la grande famille des Zenâta.

Ebn-Khaldoûn nous apprend que les Benî-Ouarglâ n’étaient primitivement qu’une faible peuplade qui, d’abord, habita plusieurs bourgades voisines les unes des autres et qu’ils réunirent pour former une ville considérable.

En 325 de l’hégire, les Benî-Ouarglâ étaient assez forts, d’après le même historien, pour donner refuge au sectaire khâredjite, Abou-Yezîd, dont le père visitait souvent le pays des noirs pour y faire le commerce.

Bientôt après, les Benî-Ouarglâ fortifièrent leur ville, et quand l’émîr Aboû-Zekerîya (de 1319 à 1346 de J.-C.) fut devenu souverain de l’Ifrikïa, il fut si émerveillé de l’importance d’Ouarglâ, que pour ajouter à sa splendeur il y fit bâtir une mosquée.

« De nos jours, dit Ebn-Khaldoûn, Ouarglâ est la porte du désert par laquelle doivent passer les voyageurs qui veulent se rendre au Soûdân. Son chef porte le titre de sultan. Il descend d’Abou-Thaboul, de la famille des Benî-Ouagguîn, personnage dont la postérité, en ligne directe, a toujours exercé la souveraineté. »

En 1353, Ebn-Khaldoûn vit à Biskra un ambassadeur du seigneur de Takedda, ville importante de l’Afrique centrale, avec laquelle Ouarglâ faisait un grand commerce.

A l’époque de Jean Léon (XVIe siècle), il y avait à Ouarglâ « des marchands étrangers, même de Tunis et de Constantine, qui faisaient arriver en la cité la marchandise de Barbarie, laquelle ils troquaient avec le produit de la terre des noirs. »

Takedda ayant alors disparu comme place commerciale, Ouarglâ commerçait avec Agadez.

Elle avait un roi avec 2,000 chevaux de garde et 150,000 ducats de revenu.

De l’époque de Jean Léon à nos jours, les documents historiques manquent sur Ouarglâ. Pour suppléer à leur absence, on pouvait compter sur les chroniques de la ville, conservées précieusement par la municipalité, mais, quand j’ai visité Ouarglâ en 1860, elles avaient été enlevées quelques années auparavant par Mohammed-ben-’Abd-Allah, alors que cette cité est tombée en son pouvoir.

Aujourd’hui on est réduit à consulter les souvenirs des vieillards pour combler cette lacune.

Voici ce que j’ai appris :

Ouarglâ a toujours conservé, jusqu’en ces derniers temps, et ses sultans et sa municipalité. J’ai même pu connaître et interroger le fils du dernier sultan.

Depuis longtemps des rivalités de pouvoir entre les sultans et la djema’a avaient amené le désordre dans l’administration des intérêts publics.

A une époque que nul ne peut préciser et pour des causes multiples, mais toutes rapportées à la décadence du pouvoir local, le grand commerce avec l’Afrique centrale avait cessé ; la ville s’était dépeuplée ; les maisons, la Qaçba, le mur d’enceinte, étaient tombés en ruines ; les eaux n’avaient plus été aménagées, et l’insalubrité, avec la maladie, était venue substituer la désolation à une situation jadis prospère.

A Ghadâmès et à Rhât, j’ai pu compléter, par des renseignements plus précis, ce que la notoriété publique et la vue des lieux m’avaient appris à Ouarglâ.

Entre Ouarglâ et Agadez existe une grande voie dont les traces sont parfaitement conservées, et que de vieux Kêl-Ouï, Touâreg d’Aïr, se rappellent avoir parcourue.

Je donne le tracé de cette route sur mes cartes, et des détails complémentaires dans la partie commerciale de cette étude.

Les sultans d’Agadez, ceux des Touâreg du Nord et d’Ouarglâ, souverains jadis puissants, assuraient la sécurité de cette route, et elle était le passage d’un très-grand commerce.

Agadez a commencé par tomber en décadence par des causes qui seront indiquées ailleurs.

Le commerce, dont cette ville était le point de départ au Sud, ne donnant plus de revenus aux sultans des Touâreg et d’Ouarglâ, ceux-ci n’en continuèrent pas moins à vivre dans le luxe aux dépens de leurs sujets qui, eux-mêmes, souffraient de la cessation du négoce. Les exactions amenèrent la révolte, et rois d’Agadez, rois des Touâreg, rois d’Ouarglâ, disparurent les uns après les autres, entraînant dans leur ruine commune un commerce dont ils étaient les créateurs, les soutiens et presque les maîtres.

Le principe d’autorité avait créé l’ordre et, à sa suite, de grandes relations commerciales : l’anarchie a amené le désordre et, à sa suite, la situation que nous constatons aujourd’hui :

Le commerce d’Agadez s’est réfugié à Katsena et à Kanô dans le Soûdân ;

Celui d’Ouarglâ, qui s’opérait par la route directe de la Sebkha d’Amadghôr, s’est détourné sur Rhât, sur Ghadâmès et sur El-Ouâd ;

Le pouvoir du roi des Touâreg du Nord a été remplacé par celui du cheïkh des Azdjer, en laissant la confédération du Ahaggâr dans l’anarchie ;

Dans cette révolution, Ouarglâ a sombré, corps et biens, ne laissant à El-Ouâd que quelques bribes de son grand commerce ;

Ghadâmès a tout absorbé, même le commerce qui s’opère par les routes aboutissant à In-Sâlah.

On se demande si, avec le rétablissement de l’ordre au Sud de nos possessions, Ouarglâ peut recouvrer son ancienne splendeur.

L’état présent de cette ville, hommes et choses, répondra à cette question.

Quatre groupes d’habitants composent la population d’Ouarglâ :

Les Benî-Ouagguîn,

Les Benî-Brahîm,

Les Benî-Sisîn,

Des Benî-Mezâb qui, d’après un document que j’ai trouvé à Ghardâya, confirmé d’ailleurs par Ebn-Khaldoûn, sont probablement les contemporains des Benî-Ouarglâ dans l’oasis à laquelle ces derniers ont imposé leur nom.

Les Benî-Mezâb confondus aujourd’hui avec les Benî-Sisîn habitent le même quartier.

En réalité, les quatre groupes d’habitants d’Ouarglâ n’en font que trois, et, par suite de leurs prétentions réciproques, ils ne sont jamais d’accord ; ce qui fait que, quoique constituant un chiffre total de 4 à 5,000 habitants, ils ont souvent succombé dans leurs luttes contre la petite ville voisine de Negoûsa (1,000 âmes environ) et contre les Arabes qui les enveloppent.

Les rivalités qui divisent les habitants d’Ouarglâ sont déjà une première cause de faiblesse.

De plus, quoique les membres des quatre groupes berbères composant la population d’Ouarglâ soient autorisés à revendiquer une origine blanche, tous, à peu près sans exception, appartiennent au type sub-éthiopien du Tafîlelt, du Touât, de l’Ouâd-Rîgh, du Nefzâoua et du Fezzân. Par leurs traits, ils se rapprochent des Caucasiens ; par la coloration de la peau, ce sont des noirs.

Les Ouargliens attribuent leur teint noir au mélange de leur sang avec celui des nombreuses esclaves que leurs ancêtres ont achetées aux caravanes du Soûdân.

Il est possible aussi que les Berbères Benî-Ouarglâ, très-peu nombreux à leur origine, ainsi que le constate Ebn-Khaldoûn, et rencontrant de grandes difficultés d’acclimatation dans le bas-fond de la cuvette de l’Ouâd-Mîya, aient cherché dans une fusion de leur sang avec celui des noirs de la race garamantique, qui s’étendaient jusque dans ces parages, l’unique chance qu’ils avaient de se reproduire dans une contrée où la race blanche ne peut vivre.

Une étude complète du Sahara nous montre toutes les régions basses des lits des anciennes sebkha habitées par des noirs et toutes les régions élevées et sèches environnant ces bas-fonds, peuplées de blancs. Il y a dans ce cantonnement général autre chose que le fait de l’importation d’esclaves noirs, car les tribus des hauts plateaux ont reçu autant d’esclaves que celles des bas-fonds. Je ne puis m’empêcher d’y voir l’application d’une des lois les plus simples de la nature. Le sang nègre a vaincu le sang blanc dans les lieux où le climat se rapproche de celui de la Nigritie ; le sang blanc a dominé le sang nègre partout où la race blanche a retrouvé les conditions du climat originel.

Pl. XVI. Page 288. Fig. 30.

TYPES FÉMININS DE LA RACE SUB-ÉTHIOPIENNE OU GARAMANTIQUE

(OUAD-RÎGH).

D’après des photographies de M. H. Duveyrier et de M. Puig.

Les plantes ne se conduisent pas autrement. La plus vivace étouffe la plus faible.

L’impossibilité, pour les blancs, de vivre et de se reproduire à Ouarglâ, crée donc une seconde cause de faiblesse pour cette ville.

Enfin, tout est en ruine à Ouarglâ : habitations, habitants, moral même.

La Qaçba que j’ai visitée en détail et qui était une petite ville fortifiée au milieu de la grande est aujourd’hui inhabitable : à peine pourrait-on en dresser le plan.

Les maisons de la ville, quoique bien bâties, à plusieurs étages, avec des portes encadrées et décorées d’arabesques, sont mal entretenues ou en ruines. On voit cependant qu’elles ont été construites par des propriétaires riches, car elles offrent le luxe de passages voûtés qui donnent, pour l’été, d’agréables lieux de repos pendant la chaleur du jour.

Les mosquées sont à peine en meilleur état que la Qaçba et les maisons.

Le fossé, large de douze mètres environ, qui enveloppe extérieurement le mur d’enceinte de la ville et qui sert d’exutoire à toutes les immondices et à l’excédant des irrigations des jardins, est aujourd’hui un immense cloaque infect, sans issue, dont les émanations empoisonneraient l’air le plus pur.

Aussi, au printemps et à l’automne, la fièvre paludéenne atteint-elle tous les habitants.

Déjà bon nombre d’entre eux ont émigré à Tunis ; ce qui reste ne sait que se plaindre et accuser.

Aujourd’hui, à Ouarglâ, il n’y a plus un riche négociant, mais des propriétaires mal aisés et des khammâs[103], qui vivent du cinquième des produits des jardins qu’ils cultivent.

On dit qu’il y vient encore quelques caravanes de Rhât, d’El-Golêa’a, d’In-Sâlah, mais, évidemment, ce ne peut être que pour échanger des marchandises sans valeur contre des dattes, seule production sérieuse de l’oasis.

Aujourd’hui Ouarglâ est une ville morte, et nul ne la ressuscitera, je le crains ; cependant la belle ceinture de 60,000 palmiers qui l’environne, ses eaux artésiennes, sa situation à l’embranchement d’une route sur Timbouktou par In-Sâlah, et sur le Soûdân par les mines de sel d’Amadghôr, les nombreux Cha’anba avec leurs chameaux qui peuplent sa banlieue, lui donnent une grande valeur comme station de caravanes, entre le plateau rocheux des Benî-Mezâb et la zone des dunes qui la séparent des montagnes des Touâreg.

Conservons à Ouarglâ ce rôle dans l’avenir et cherchons au Nord un endroit plus salubre pour servir d’entrepôt à notre commerce. Methlîli, Ghardâya et Laghouât ne laissent que l’embarras du choix.

Ouarglâ a encore un autre rôle à jouer : c’est le point de nos possessions le plus rapproché des Touâreg du Nord, notamment des Ifôghas qui viennent quelquefois camper à très-peu de distance de cette ville. De bons rapports entre un centre soumis à notre domination et des peuplades indépendantes peuvent être un excellent trait d’union. Mais, pour cette mission spéciale, il faudrait que le chef d’Ouarglâ fût en même temps le représentant des intérêts de la France près des Touâreg et non un personnage exclusivement préoccupé d’intérêts personnels ou locaux.

§ V. — In-Sâlah et le Touât.

Cinq groupes d’oasis constituent l’archipel auquel on donne le nom collectif de Touât, forme berbère du mot Oasis.

Le Tidîkelt est le plus méridional de ces groupes. In-Sâlah[104] en est le chef-lieu. En même temps, cette ville est le principal centre de commerce de la contrée, dans ses rapports avec l’Afrique centrale, l’Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine.

In-Sâlah est, à vol d’oiseau, à peu près à une égale distance de Timbouktou, de Mogador, de Tanger, d’Alger et de Tripoli. Par sa position centrale, cette ville devait devenir et est devenue un centre commercial important, l’une des clefs du commerce du Nord avec Timbouktou.

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