Les Touâreg du nord
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Le Touât est une confédération indépendante de trois cents à quatre cents petites villes ou villages, à quelques journées de marche au Sud de nos possessions, et qui embrasse, du Nord au Sud, une longueur de 300 kilomètres et, de l’Est à l’Ouest, une largeur de 160 kilomètres, entre les méridiens d’Alger et d’Oran, sur la route directe de l’Algérie au Niger moyen.
Par sa situation, cette confédération se trouve dans le rayon naturel d’attraction de notre colonie.
Elle est, en outre, dans notre dépendance immédiate pour ses besoins de première nécessité : la viande et le blé dont elle se nourrit, la laine dont elle fait une partie de ses vêtements. Ces denrées sont portées annuellement par nos tribus algériennes du Sahara occidental dans les divers oasis du Touât qui ne pourraient se les procurer ailleurs, car l’anarchie, qui est l’état normal du Maroc, ne leur permet pas de compter, pour leurs approvisionnements, sur la production, d’ailleurs très-restreinte, de cet Empire.
Le Touât reconnaît la souveraineté religieuse des chorfâ, empereurs du Maroc, et, à ce titre, lui envoie des présents en argent, quelque chose comme le denier de saint Pierre de l’Europe catholique ; mais là se bornent ses rapports avec les souverains de Fez. Au même titre, le Touât fait des dons aux marabouts de Timbouktou, les Bakkây, et les Touâtiens ont bien le soin de faire remarquer que ces témoignages de déférence religieuse ne s’adressent pas au pouvoir temporel, mais au pouvoir spirituel dont ces marabouts sont revêtus.
Jaloux de leur indépendance politique, même vis-à-vis des souverains musulmans, les Touâtiens le sont, à plus forte raison, vis-à-vis de la France, puissance chrétienne.
Instinctivement, appréciant mieux leur position que nous ne l’avons fait nous-mêmes, ils ont le pressentiment que tôt ou tard ils tomberont sous notre influence, si ce n’est sous notre domination.
L’occupation de Laghouât et de Géryville, l’extension donnée à nos possessions du Sénégal, ont répandu chez eux de grandes craintes : aussi, quand simultanément, en 1861, M. le commandant Colonieu et le khalîfa Sîdi-Hamza se sont avancés, le premier jusqu’à Timmîmoun avec une caravane d’essai, le second jusqu’à El-Golêa’a, où il a des propriétés, a-t-on vu tous les Touâtiens trembler comme si leur indépendance politique avait été menacée et songer à fuir dans les montagnes des Touâreg Ahaggâr.
Alors, en quelques jours, le prix des chameaux s’est élevé de 200 à 500 francs.
Une ambassade a été envoyée à l’empereur du Maroc pour le prier d’intervenir, probablement par la voie officieuse de la diplomatie ; des supplications ont été adressées au marabout de Timbouktou à l’effet de rendre favorable à la cause du Touât l’influence qu’il peut exercer à Londres et à Constantinople.
Avant d’implorer l’intervention de leurs chefs religieux, les Touâtiens s’étaient jetés dans les bras d’El-Hâdj-Ahmed, le moqaddem de la confrérie hostile des Senoûsi, et dans ceux de Mohammed-ben-’Abd-Allah, qu’on a vu, les armes à la main, nous disputer la domination du Sahara algérien.
Ainsi, pendant qu’on s’occupe peu du Touât en Algérie, on ne pense qu’à nous, on ne parle que de nous au Touât, et, je le répète, cette agitation est due à la conviction que cette contrée est naturellement destinée à subir la loi du maître d’Alger.
Convaincus de leur impuissance à nous résister, ces Oasiens ont adopté contre nous la politique de l’isolement et de l’abstention de tout rapport, dans l’espoir que l’ignorance de leur position favorisée les protégera mieux que la lumière.
Cependant tous les hommes intelligents comprennent le côté faible de cette tactique et le danger que court l’indépendance de leur confédération en accueillant les prédications des Senoûsi, en donnant asile à des Mohammed-ben-’Abd-Allah, en refusant toute relation de commerce avec nous.
Les principaux propriétaires, les riches commerçants, les capitalistes, en un mot, tous ceux qui ont voyagé, devinent qu’une puissance comme la France ne peut pas permettre au commerce de Timbouktou de longer toute la limite Sud de ses possessions, pour aller gagner le port de Tripoli, sans être tentée d’y prendre une part quelconque.
Il est vrai qu’à côté de ces hommes sensés il y a la classe turbulente et inquiète des tolba ou gens lettrés vivant aux dépens de la crédulité publique et exploitant l’ignorance des Sahariens. Cette classe a le sentiment instinctif que son règne cessera le jour où notre influence se fera sentir au Touât.
En attendant, elle va partout semant les plus grandes absurdités sur notre compte et recrutant des auxiliaires aux Senoûsi et aux agitateurs comme Mohammed-ben-’Abd-Allah.
Néanmoins, la lumière se fait, et, peu à peu, les préventions disparaîtront.
Au nombre de ces préventions, il en est une que le gouvernement doit dissiper : c’est qu’il n’a aucun intérêt à grever son budget des dépenses de l’occupation du Touât, si de bons rapports avec ses habitants permettent au commerce de l’Algérie, comme à celui de Malte et de Gibraltar, de prendre part aux échanges avec l’Afrique centrale, mais que, si les Touâtiens continuent à vouloir fermer aux marchandises françaises la route de l’Algérie à Timbouktou, au profit exclusif des marchandises anglaises, il se verra contraint ou de conquérir le Touât, ce qui n’est pas difficile, ou de rouvrir l’ancienne route rivale par Ouarglâ, El-Beyyodh, Aghelâchchem, Timîssao et Mabroûk, entreprise réalisable, qui enlèverait au Touât et à In-Sâlah tout le commerce qui les enrichit.
Malheureusement, la république touâtienne n’a, ni un pouvoir central pour la totalité de la confédération, ni un pouvoir local pour chaque groupe. Au contraire, chaque centre a son autorité distincte : ici, dans les villages berbères, la municipalité démocratique ; là, dans les villages arabes, le pouvoir héréditaire de familles nobles ou religieuses ; ailleurs, dans les villages où le sang noir domine, la municipalité aristocratique, et partout pour couronnement de l’édifice anarchique deux partis politiques : les Sefiân et les Ihâmed ; deux partis religieux : les Senoûsi et les Tedjâdjna, qui achèvent de diviser les populations.
Sans cette division à l’infini du pouvoir et des partis, le Touât, placé comme il l’est sur une grande route commerciale, favorisé d’un territoire fertile et bien arrosé, serait un pays très-riche.
Comme ancre de salut apparaît dans le lointain l’intervention efficace du marabout Sîdi-Ahmed-el-Bakkây de Timbouktou, qui, sollicité par son intérêt personnel de propriétaire de plusieurs zâouiya au Touât et de maître du marché alimentateur de celui d’In-Sâlah, semble aujourd’hui disposé à entrer en rapports avec le gouvernement de l’Algérie.
Le désir du marabout de Timbouktou est le même que le nôtre : développer les relations commerciales de l’Afrique centrale avec l’Europe, sans que l’occupation du Touât par des chrétiens soit nécessaire.
L’intérêt des commerçants de l’Afrique centrale dans la question est encore plus grand que celui des Algériens, car, si l’Europe peut, à la rigueur, se passer des produits de la Nigritie, la Nigritie ne peut guère rester privée des produits de l’Europe.
Le gouvernement marocain pourrait aussi être sollicité, par l’intermédiaire de notre consul général de Tanger, à éclairer le Touât sur ses véritables intérêts, et ce gouvernement peut le faire : car la route du Maroc à Timbouktou est indépendante de celle d’In-Sâlah, et il importe peu au souverain de Fez que les marchands du Touât soient les intermédiaires du commerce d’Alger ou de celui de Tripoli.
Trois races distinctes peuplent le Touât : les Noirs, les Berbères et les Arabes.
Les Noirs sont les plus nombreux et les plus anciens habitants du pays. Le Gourâra et l’Aougueroût paraissent ne pas en avoir d’autres.
Les auteurs grecs et latins indiquent le Tafilelt (la Sédjelmâssa du moyen âge) comme limite Ouest au territoire des Garamantes. Les Noirs du Touât, d’après cette indication, auraient la même origine que leurs frères du Fezzân. L’usage commun des puits à galerie (fogârât des Garamantes) confirme cette assimilation.
Plus au Nord, à Moghâr et à ’Asla, les rochers portent des sculptures sui generis rappelant la civilisation garamantique.
On est donc autorisé à considérer les Noirs du type sub-éthiopien du Touât comme ayant appartenu primitivement au groupe garamantique.
L’historien Ebn-Khaldoûn nous fait connaître quelles tribus berbères sont venues envahir le Touât : les Benî-Yaleddès, fraction des Ouemmanou avec des Benî-Ourtatghîr, des Benî-Mezâb, des Benî-Abd-el-Ouâd et des Benî-Merîn.
On comptait à cette époque, au Touât, deux cents bourgades, plus cent dans le Gourâra, ce qui correspond assez exactement au nombre actuel des Qeçoûr.
Tementît et Boûda étaient alors les centres commerciaux, points d’arrivée et de départ des caravanes de l’Afrique centrale.
Avant l’invasion de ces Berbères dans le Touât, les Touâreg du Ahaggâr auraient étendu leur domination sur les oasis méridionales de l’archipel, mais Ebn-Khaldoûn n’en fait pas mention.
Depuis, des tribus arabes nomades, dont quelques essaims se sont stabilisés en élevant de nouveaux villages, sont venues ajouter un nouvel élément de population, sinon de discorde, aux éléments berbères et noirs qui, jusque-là, semblent avoir vécu en assez bonne intelligence.
Cependant le berbère est resté la langue nationale du Gourâra, de l’Aougueroût et du Tîmmi, quoique l’arabe soit devenu la langue écrite, commerciale et religieuse de tout le Touât.
Si de l’origine des habitants je passe aux détails de leur assiette sur le territoire qu’ils occupent, je trouve chaque groupe d’oasis installé sur le versant Ouest, à pente douce, du plateau du Tâdemâyt, et tirant de ce plateau ses eaux d’alimentation et d’irrigation, au moyen de travaux hydrauliques particuliers, inconnus des Berbères et des Arabes, mais communs partout où j’ai constaté la préexistence du type sub-éthiopien. Ces travaux étaient nécessaires pour que le Touât fût habitable, car il y pleut rarement, et souvent, à l’époque actuelle, on y traverse des périodes de vingt-cinq années sans pluies.
Quoique sur le versant d’un plateau, le territoire du Touât peut être considéré comme se rapprochant beaucoup de la nature des bas-fonds de sebkha d’Ouarglâ, de l’Ouâd-Rîgh, du Nefzâoua et du Fezzân, occupés par leurs frères noirs de même race. On dirait que ces enfants de l’Afrique centrale ont partout recherché, dans le Nord du continent, les régions dont le climat ressemblait le plus à celui de leur patrie originelle. Il est vrai qu’ailleurs ils s’acclimatent et se reproduisent difficilement.
La population surabonde au Touât, aussi a-t-elle dû recourir à l’émigration pour faire cesser le trop-plein. On rencontre des Touâtiens partout : à Timbouktou, à Agadez, à Rhât, à Ghadâmès, à Tripoli, à Tunis, à Tlemsen, dans toute la partie occidentale du Sahara algérien et dans les principales villes du Maroc. Dans les centres commerciaux, ils s’adonnent au commerce ; dans les tribus, ils sont instituteurs. Comme les Benî-Mezâb et les Biskri, dès qu’ils ont gagné un petit pécule, ils rentrent dans leur patrie.
Bien que la fertilité du Touât soit grande, sa production est inférieure à ses besoins : aussi est-il tributaire des provinces d’Alger et d’Oran, pour la partie de sa consommation qui ne consiste pas en dattes et en légumes frais.
Les vêtements, la plus grosse affaire après l’alimentation, sont par moitié en coton venant de Timbouktou ou du Soûdân, par moitié en laine dont la matière première vient de l’Algérie.
Plusieurs villes de la confédération touâtienne ont une certaine importance commerciale, les unes comme centres d’un commerce local : Tîmmi, Timmîmoun, Tabalkosa ; les autres comme centres d’échange entre les produits de l’Europe et ceux de l’Afrique centrale : In-Sâlah et Aqabli. Ces deux dernières villes doivent aux relations journalières qu’elles entretiennent avec les Touâreg d’avoir monopolisé en leurs mains un commerce qui exige de bons rapports avec les maîtres des routes. Jadis Aqabli avait la prédominance, aujourd’hui c’est In-Sâlah.
In-Sâlah est une des villes les moins anciennes du Touât, car aucun document ne la mentionne avant le XVe siècle, et ses habitants ne font remonter sa fondation qu’à deux cents ans. Néanmoins elle est aujourd’hui l’une des plus grandes, des plus peuplées et incontestablement la plus riche.
Il faut, toutefois, s’entendre sur ce qu’on est convenu d’appeler la ville d’In-Sâlah.
In-Sâlah est un nom collectif donné à quatre qeçoûr ou centres d’habitation qui se touchent et sont échelonnés à l’Orient l’un de l’autre.
Ces quatre qeçoûr sont :
Qaçar-el-’Arab ou Qaçar-el-Kebir ;
Qaçar-Bel-Qâsem ;
Qaçar-Oulâd-el-Hâdj ;
Qaçar-ed-Derhâmcha.
De ces quatre qeçoûr le plus important, celui auquel pourrait s’appliquer le titre de ville portant le nom d’In-Sâlah, est Qaçar-el-Kebîr (le grand centre) ou Qaçar-el-’Arab (le centre des Arabes) : mais, je le répète, In-Sâlah n’est pas une ville dans le sens que nous attachons à ce mot : c’est une collection de quatre bourgades fortifiées, ayant chacune leur vie propre.
Autour de ce point central, capitale du Tidîkelt, convergent d’autres qeçoûr : Ej-Jedîd, Ez-Zâouiya, Es-Souâhel, Meliâna, Hâss-el-Hadjâr, Igueston, Qaçbet-Oulâd-Zommît, Fogâret-ez-Zouâ, Ez-Zâouiyet-Mouley-Heyba, Sillâfen, Fogâret-Oulâd-el-Hâdj-Badjoûda, Fogâret-Oulâd-el-Hâdj-’Ali, Fogâret-Oulâd-el-Hâdj-Mohammed, Sâhel, El-Barka. Ces quinze villages fortifiés peuvent être considérés comme formant une grande banlieue autour des quatres qeçoûr constituant In-Sâlah.
La portion la plus active de la population d’In-Sâlah est arabe ; quelques étrangers, particulièrement les Ghadâmèsiens, y ont des établissements. Plusieurs des chefs Touâreg y tiennent en dépôt tout ce qu’ils possèdent : ainsi le Cheïkh-’Othmân y a maison, magasins, jardins de dattiers. C’est là qu’il emmagasine tout ce qu’il a de précieux, et il se considère autant habitant d’In-Sâlah que de Timâssanîn.
En cela, In-Sâlah, quoique centre d’un grand commerce, conserve le rôle dévolu à tout qaçar, celui de servir de lieu de dépôt à la partie de la fortune des nomades qu’ils n’emportent pas avec eux dans leurs pérégrinations.
Une municipalité ou djema’a gouverne la ville.
Les familles les plus influentes sont les Oulâd-Badjoûda et les Oulâd-el-Mokhtâr.
Ce qui assure la prospérité d’In-Sâlah est la solidarité d’intérêts qui existe entre les commerçants de cette ville, d’un côté avec les chefs des Touâreg Ahaggâr, de l’autre, avec les marabouts de Timbouktou ; solidarité que le courage de ses habitants, appuyé sur le concours de la tribu belliqueuse des Oulâd-Bâ-Hammou, a toujours su maintenir.
In-Sâlah est aux Touâreg Ahaggâr ce que Rhât et Ghadâmès sont aux Azdjer, c’est-à-dire un marché sur lequel ils peuvent, à peu près sans bourse délier, s’approvisionner de tout ce qui leur manque dans leurs montagnes.
Sans les coutumes, les présents, les victuailles que les gens d’In-Sâlah donnent aux Ahaggâr, ces derniers seraient souvent exposés à mourir de faim ; sans la protection que les Ahaggâr donnent aux caravanes d’In-Sâlah sur les routes, le commerce qui fait la richesse de la ville ne serait pas possible.
La même solidarité existe entre les marabouts de Timbouktou et les commerçants d’In-Sâlah. Sur le Niger, les marabouts appuient de leur toute-puissance les commerçants du Touât, et les commerçants d’In-Sâlah font respecter et entretiennent au Touât les trois zâouiya des marabouts El-Bakkây.
Les gens d’In-Sâlah sont réputés excellents guerriers : montés sur des chevaux, armés de fusils et de pistolets, ils ont sur leurs ennemis l’avantage de ne pas fuir devant les armes à feu.
Les Oulâd-Bâ-Hammou, leurs parents et leurs alliés, sont aussi très-braves et très-redoutés.
Un mot sur cette tribu qui pèse d’un si grand poids dans les destinées d’In-Sâlah, car elle lui permet de faire respecter ses caravanes et même de réduire les exigences des Touâreg Ahaggâr à de légitimes proportions.
Les Oulâd-Bâ-Hammou sont d’origine arabe, ils parlent l’arabe et vivent de la vie des nomades ; mais, depuis longtemps, ils ont adopté toutes les coutumes des Touâreg.
Comme eux, ils portent des vêtements bleus en coton du Soûdân, le voile, le poignard de bras et la lance.
Comme eux, ils ont des imrhâd (serfs), Arabes ou Touâreg, et les uns et les autres, propriétaires de chèvres et de chameaux, habitent avec les tribus imrhâd des Touâreg dans les montagnes du Ahaggâr et même de l’Adzjer les plus rapprochées du Touât.
Cette similitude de vie les a souvent fait appeler Touâreg blancs, Touâreg-el-biodh, parce qu’ils portent généralement le voile blanc.
D’ailleurs, les Touâreg, sans les considérer comme des frères, ne les tiennent pas pour étrangers, car ils regardent le territoire de leurs parcours comme faisant partie du domaine national de leurs confédérations.
A une époque, difficile à préciser, les Touâreg auraient abandonné aux Touâtiens et aux Oulâd-Bâ-Hammou le territoire qu’ils occupent aujourd’hui, mais sans renoncer aux droits que la conquête leur avait conférés.
Les Oulâd-Bâ-Hammou ont un village leur appartenant dans la banlieue d’In-Sâlah, celui d’Igueston, où ils tiennent leurs approvisionnements sous la garde de quelques-uns d’entre eux ; mais la tribu mène la vie nomade sur le grand plateau de Tâdemâyt, entre les dunes de l’’Erg, les oasis de la confédération touâtienne et les montagnes des Ahaggâr.
Les Oulâd-Bâ-Hammou sont assez forts pour se faire respecter des Touâreg. En 1860, ils sont même venus faire un rhezî sur les Azdjer à Tikhâmmalt : mais généralement ils préfèrent vivre en bons rapports avec eux, parce qu’ils ont à défendre les caravanes d’In-Sâlah contre d’autres ennemis, notamment contre les Berâber, les Douï-Menîa’ du Maroc et les Oulâd-Moûlât des rives de l’Océan.
Ainsi que je l’ai déjà dit, les Douï-Menîa’ et les Oulâd-Moûlât viennent à cheval, de deux cents à trois cents lieues, enlever les chameaux des Touâtiens jusque dans les pâturages de leurs oasis.
Pour résister à des adversaires aussi audacieux, le commerce d’In-Sâlah avait besoin de trouver dans la tribu des Oulâd-Bâ-Hammou une force qui ne le laissât pas complétement à la discrétion des Touâreg Ahaggâr. Là est peut-être le secret de la puissance d’In-Sâlah et de sa supériorité sur Aqabli, Tementît et Boûda.
Un petit district du Tidîkelt, celui d’Ingher, est habité, partie par des Arabes, partie par des Touâreg.
Deux villages du district d’Aqabli : El-Mançoûr et Arrekâch, sont occupés par une tribu târguie, les Iouînhédjen, qui antérieurement habitait les environs d’El-Barkat, au Sud de Rhât, mais qui a été forcée d’émigrer par les anciens sultans des Touâreg. Les Arabes donnent le nom de sattâf[105] à ces Touâreg.
Ces deux groupes, devenus Touâtiens, servent de trait d’union entre les oasis et les Touâreg Ahaggâr et Adzjer.
[93]Dans l’intérieur de l’Afrique, dit Pline, du côté du Midi, au-dessus des Gétules, et après avoir traversé des déserts, on trouve d’abord des Liby-Égyptiens, puis les Leuc-Éthiopiens ; plus loin des nations éthiopiennes... Tous ces peuples sont bornés du côté de l’Orient par de vastes solitudes, jusqu’aux Garamantes, aux Augyles et aux Troglodytes.
[94]Cette inscription a été envoyée à Tougourt, pour de là être expédiée au Muséum d’Alger, mais elle ne paraît pas être encore arrivée à destination.
[95]J’ai rapporté de mon voyage la copie d’un livre d’histoire sur ces contrées au moment de la conquête musulmane. Il a été écrit par Aboû’l ’Abbâs-ben-Sa’ïd ech-Chemâkhi, et a pour titre Kitâb fi Sahâïb-el-Gholoûb, ou Livre sur les conquérants. Je n’ai eu, jusqu’à présent, ni le temps ni la santé nécessaires pour le traduire, mais un jour viendra, je l’espère, où je pourrai extraire de cet ouvrage tout ce qu’il contient d’important.
[96]Voir : Description de l’Afrique, par un anonyme, texte arabe publié à Vienne, par M. A. de Kremer, 1854.
[97]D’après les habitants, le nombre des palmiers de l’oasis s’élèverait à 63,000, mais j’ignore si cette estimation est le résultat d’un dénombrement régulier, ancien ou moderne.
[98]Ces chiffres sont ceux qui m’ont été donnés en 1860. Ceux fournis, en 1862, à M. le lieutenant-colonel Mircher, sont plus élevés.
[99]Voir, pour la température et l’analyse des eaux de la source, liv. I, chap. III, pages 31 et 32.
[100]Pendant quinze jours, les Turcs de Tripoli ont cru qu’’Aly-Bey s’était emparé de Ghadâmès, et on affirmait que des Français déguisés, venus avec lui, construisaient un fort près du bassin de la source.
[101]Depuis la conclusion d’un traité de commerce entre la France et les chefs Touâreg, le cheïkh de Rhât, appuyé par une partie des habitants de la ville, a renouvelé avec plus d’ardeur ses instances près des Turcs pour l’annexion de Rhât à la Tripolitaine.
[102]Malgré mon grand désir d’entrer dans Rhât pour visiter la ville, j’ai dû m’abstenir par respect pour l’émir des Touâreg, Ikhenoûkhen, qui, pour rien au monde, n’aurait consenti à exposer son hôte aux avanies d’un fanatique. Campé avec lui sur le marché même de la ville, dont la police appartient aux Touâreg, je n’avais à redouter aucun danger.
[103]Le khammâs, c’est-à-dire cultivateur au cinquième, est un engagé à la disposition duquel les propriétaires mettent tout ce qui est nécessaire à la culture : sol, plantations, semences, eaux, instruments, et qui donne gratuitement sa main-d’œuvre, moyennant le cinquième de la récolte.
[104]In-Sâlah doit être écrit en deux mots et non en un seul comme on le fait ordinairement. Ce nom est composé du pronom démonstratif temâhaq, In, celui de, et du nom propre arabe Sâlah, c’est-à-dire l’endroit, la ville de Sâlah.
[105]Corruption du mot temâhaq isattafenîn, les noirs, c’est-à-dire ceux qui portent le voile noir. Les habitants du Tidîkelt ont ordinairement des voiles blancs.
CHAPITRE II.
CENTRES RELIGIEUX.
Je l’ai déjà dit, deux grandes confréries et deux grandes familles de marabouts tiennent sous leur dépendance religieuse la presque totalité des populations du Sahara.
L’une des confréries, celle des Tedjâdjna, la plus ancienne, constituée, il y a un siècle environ, en dehors de toute influence de l’antagonisme de la religion chrétienne et de la religion musulmane et basée sur les vraies lumières de l’Islâm, semble avoir été créée par son fondateur dans un but de rapprochement et de lien entre toutes les peuplades divisées du Sahara et de l’Afrique centrale.
L’autre, celle des Senoûsi, organisée depuis la conquête de l’Algérie, depuis que la question d’Orient est devenue l’objet permanent des préoccupations des puissances chrétiennes, s’est, au contraire, proposée pour but spécial de lutter contre l’influence toujours croissante de la politique européenne sur les États musulmans et de préserver les populations du Sahara et de l’Afrique centrale de tout rapport avec les Européens.
La première, par ses actes, par son exemple, prêche la tolérance ; la seconde enseigne le fanatisme le plus exalté et, dans sa carrière active et militante, cherche à opposer une barrière matérielle à une fusion d’intérêts entre des peuples qui ne peuvent vivre séparés les uns des autres.
Les représentants de la première, pendant toute la durée de ma mission, ont été mes protecteurs dévoués ; ceux de la seconde, inférieurs en nombre et en puissance, ont été partout mes adversaires les plus redoutables.
Je dois à la reconnaissance de signaler la conduite tolérante des Tedjâdjna, et à la vérité d’éclairer le gouvernement sur l’hostilité des Senoûsi et sur les obstacles qu’ils peuvent opposer à l’extension de nos rapports avec le Sahara et l’Afrique centrale.
Les deux familles de marabouts que je considère comme des centres religieux sahariens doivent être aussi connues, car celle des Bakkây, toute-puissante à Timbouktou et chez les Touâreg Aouélimmiden, peut exercer une grande influence sur l’avenir de nos relations avec les populations du Niger, et celle d’Oulâd-Sîdi-Cheïkh doit encore nous rendre d’importants services au Touât.
La face politique des deux congrégations étant la seule qui doive m’occuper, je m’abstiendrai d’aborder le côté religieux de ces deux institutions.
L’ordre méthodique de ce travail m’impose l’obligation de mettre d’abord en scène les Senoûsi, nos ennemis, avant de m’occuper de nos amis, les Tedjâdjna, les Bakkây et les Oulâd-Sîdi-Cheïkh, afin de mieux démontrer que, si le fanatisme aveugle peut nous créer des embarras, la raison éclairée est assez puissante pour nous aider à les surmonter.
§ Ier. — Confrérie des Senoûsi.
Es-Senoûsi, originaire de Djâlo (Tripolitaine), disent les uns, de la tribu algérienne des Benî-Senoûs, au Sud-Ouest de Tlemcen, disent les autres, était un savant et pieux musulman qui a longtemps séjourné dans les villes saintes de la Mekke et de Médine et qui, dans l’Orient asiatique comme dans l’Orient africain, notamment en Égypte, a toujours recherché la société des champions les plus exaltés de l’islamisme, de ceux surtout dont l’orgueil était blessé de voir les gouvernements de Constantinople et du Caire adopter toutes nos coutumes, copier toutes nos institutions, subir notre influence.
En homme éclairé, il avait pu constater dans ses voyages, avec la décadence toujours progressive de la puissance politique de l’Islâm, des injustices nombreuses, des exactions fréquentes, plaie fort ancienne des gouvernements de l’Orient, et naturellement il avait attribué tous ces vices à l’abandon de la morale islamique et à l’invasion de l’esprit nouveau de progrès venu de l’Occident.
De là au projet de former un rempart derrière lequel pourrait se réfugier l’indépendance politique et religieuse des vrais musulmans il n’y avait qu’un pas. Ce pas, il le franchit en instituant la confrérie à laquelle il donna son nom.
La pensée fondamentale de cette association est donc une triple protestation : contre les concessions faites à la civilisation de l’Occident ; contre les innovations, conséquences du progrès, introduites dans divers États de l’Orient par les derniers souverains ; enfin, contre de nouvelles tentatives d’extension d’influence dans les pays encore préservés par la grâce divine.
Mais, dans l’état des rapports qui existent aujourd’hui entre tous les gouvernements, il était difficile de trouver, à l’abri de la surveillance des chancelleries, un point où un tel projet pût être mis en pratique.
Entre le Nil et l’Océan, entre l’Afrique septentrionale et l’Afrique centrale, s’étend un vaste désert où, jusqu’à ce jour, de rares voyageurs, à la discrétion des populations qui l’habitent, ont seuls pu pénétrer, où même plus d’un point reculé a été à l’abri de la souillure des pas de l’infidèle : c’est ce désert qu’Es-Senoûsi choisira pour champ d’application de ses projets ; c’est ce désert sans eau, dévoré par un soleil ardent, qu’il opposera comme un cordon sanitaire à la contagion européenne.
Donc, pendant que d’autres fanatiques préparent les massacres de Djedda et de Damas, protestation directe, mais impuissante, Es-Senoûsi dresse le plan de la conquête du Sahara par une propagande active, y fonde des zâouiya successivement échelonnées de manière à ce que la dernière, la plus isolée, la plus éloignée, puisse encore servir de refuge, in extremis, aux derniers éléments d’une foi déjà atteinte par l’indifférence religieuse.
Le Djebel-el-Akhdar, situé à environ 20 kilomètres à l’Est de Ben-Ghâzi et se prolongeant jusqu’à Derna, habité d’ailleurs par des tribus arabes turbulentes qui causent souvent des difficultés au gouvernement de Tripoli, devient d’abord le berceau et le siége central de l’institution nouvelle.
Bientôt l’ordre d’Es-Senoûsi est accueilli avec faveur dans tout le Sahara, où il recrute de nombreux khouân. Une circonstance, née en Algérie de la lutte soutenue contre l’émir ’Abd-el-Kâder, doit contribuer à lui donner une certaine importance.
Mohammed-ben-’Abd-Allah, aujourd’hui interné à Bône, avait été notre khalîfa dans la subdivision de Tlemsen. Compromis, destitué et exilé à la Mekke, il avait eu occasion de rencontrer Es-Senoûsi dans l’Orient ; et comme les projets du novateur s’alliaient aux vues de haine et de vengeance de notre ancien serviteur, une sorte d’alliance s’établit entre eux.
Peu de temps après, Mohammed-ben-’Abd-Allah, qui avait emporté de l’Algérie une grande fortune (500,000 francs environ), était de retour à Ouarglâ et au Touât où il prenait le titre de cherîf et arborait un drapeau hostile dans le Sud de nos possessions.
Alors vivait au Tidîkelt, dans la plus profonde obscurité, un tâleb de troisième ordre sous le rapport de l’intelligence et de l’instruction, mais animé d’un fanatisme aveugle et d’une ambition sans bornes. Homme actif d’ailleurs, audacieux et entreprenant. Son nom est El-Hâdj-Ahmed-et-Touâti, plus connu aujourd’hui sous le surnom d’El-’Aâlem (le savant), qu’il s’est donné et que ses partisans illettrés lui conservent respectueusement.
Par Mohammed-ben-’Abd-Allah, ce tâleb est adressé à Es-Senoûsi et, sur sa recommandation, il est investi du titre de moqaddem, ou vicaire général de l’ordre pour la région à l’Ouest du Djebel-el-Akhdar, c’est-à-dire le Fezzân, le pays des Touâreg et le Touât.
A partir de ce moment, le cherîf Mohammed-ben-’Abd-Allah et le moqaddem El-Hâdj-Ahmed ne poursuivent qu’un même but. L’un recrute des khouân, l’autre les enrôle sous sa bannière pour la guerre sainte. On sait comment Mohammed-ben-’Abd-Allah paie de sa liberté ses tentatives contre notre domination.
Cependant la propagande mettait de grandes ressources à la disposition du chef de l’ordre, de nouvelles zâouiya s’élevaient à Sôkna, à Zouîla, à Mourzouk, à Ghadâmès et à Rhât.
Quand M. le capitaine de Bonnemain vint à Ghadâmès, il n’y avait qu’une zâouiya de marabouts, celle de Sîdi Ma’abed, fort ancienne, inoffensive, à laquelle le gouvernement turc a conservé son indépendance. Aujourd’hui, à côté, une nouvelle zâouiya, plus grande et plus belle, a surgi sous la baguette miraculeuse d’Es-Senoûsi.
Quand M. Isma’yl-Boû-Derba visita Rhât, il n’y avait pas de zâouiya ; aujourd’hui, à la sollicitation et avec l’appui du cheïkh de la ville, El-Hâdj-el-Amîn, un autre fanatique, le moqaddem de l’ordre, en a construit une sous les murs de la ville. On y travaillait activement pendant mon séjour à Rhât (avril 1861).
Cependant Es-Senoûsi, sentant la mort venir et trouvant le Djebel-el-Akhdar encore trop rapproché des Turcs de Ben-Ghâzi et des consuls qui y résident, ordonna la création d’une nouvelle zâouiya à Jerhâjîb, dans un désert, un peu au Nord de la route de Sîoua à Aoudjela.
A Jerhâjîb, il n’y avait qu’un seul puits d’eau amère, dans une vallée, au milieu du vide ; de nouveaux puits y ont été creusés, et la zâouiya s’est élevée comme par enchantement. Au printemps 1861, on y plantait des dattiers.
Aujourd’hui la zâouiya de Jerhâjîb est la métropolitaine de l’ordre.
En même temps on bâtissait une autre zâouiya, en plein désert, à Wao, ancienne plantation de palmiers, abandonnée sur la frontière du pays des Teboû, à 208 kilomètres au Sud-Est de Zouîla.
Ainsi, dans une période fort courte, moins de quinze années, voilà huit centres de fanatisme créés, organisés et pourvus de moyens d’existence par les tributs volontaires des khouân.
Mais, en 1859, l’homme qui avait conçu et improvisé de si grandes choses meurt ; son fils lui succède comme chef de l’ordre : le remplacera-t-il comme continuateur de son œuvre ?
A la mort d’un homme comme Es-Senoûsi, surtout quand cette mort arrive avant que l’institution dont il est le fondateur ait jeté de profondes racines, il est rare que la pensée mère du créateur soit adoptée sans modification par ses héritiers ou ses lieutenants. Au respect pour les lois du maître succède l’esprit d’innovation chez les uns, de relâchement chez les autres. Ce double effet me semble s’être produit.
Au rôle passif et purement défensif de l’institution ; à la création de zâouiya, à la fois refuges et centres d’un enseignement réputé plus orthodoxe, les plus ardents ont tout d’abord cherché à substituer l’action offensive. El-Hâdj-Ahmed-et-Touâti, le moqaddem de l’Ouest, devait naturellement se trouver à leur tête.
En effet, dès que la mort du chef de l’ordre lui permet de prendre une plus grande initiative, on le voit aller, de ville en ville, prêchant la guerre sainte, ordonnant à ses partisans d’acheter des armes et des munitions, poussant Mohammed-ben-’Abd-Allah à entrer en campagne, enfin, organisant ce mouvement qui a agité et troublé tout le Sahara algérien dans le cours de l’été 1861 et auquel la capture de Mohammed-ben-’Abd-Allah a mis fin.
Pendant ce temps, le jeune fils d’Es-Senoûsi semblait se borner à jouir, dans la zâouiya de Jerhâjîb, de l’héritage de fortune, d’honneurs et de respect que lui avait laissé son père : aussi voit-on les quatre premières années de son règne s’écouler sans que la création d’aucune nouvelle zâouiya soit entreprise.
Un fait plus significatif démontrerait que le chef actuel de l’ordre serait disposé à se contenter des résultats acquis. Si mes informations sont exactes, il aurait, en 1861, mandé près de lui le moqaddem de l’Ouest pour le rappeler aux principes expectants du fondateur.
Sur toute ma route, à Rhât, à Mourzouk, à Trâghen, à Zouîla, j’ai rencontré cet homme, suivant lentement mes pas, me créant des embarras partout où il le pouvait.
Il se rendait à Jerhâjîb, pour comparaître devant le grand maître, mais il cheminait comme un coupable qui n’est pas pressé d’arriver, prétextant de la nécessité de me surveiller, de faire obstacle à mes desseins, pour retarder le moment des explications. Peut-être attendait-il, avant de recevoir l’ordre de remettre l’épée dans le fourreau, que Mohammed-ben-’Abd-Allah eût jeté dans la balance le poids d’un fait accompli.
Une circonstance imprévue, la mort du sultan ’Abd-el-Medjîd, auquel les musulmans reprochent trop de condescendance pour les chrétiens, et son remplacement par le sultan ’Abd-el-’Azîz, paraissaient à El-Hâdj-Ahmed-et-Touâti un signe providentiel justificatif de ses menées et de l’initiative belliqueuse qu’il avait prise.
Dans tout le Nord de l’Afrique, l’avénement du nouveau sultan de Constantinople a été l’occasion d’une grande agitation.
Quoi qu’il en soit des dispositions respectives du chef de la confrérie et du moqaddem de l’Ouest, du désaccord qui a pu exister entre eux sur l’attitude expectante ou militante à prendre, il est certain que dans l’état actuel des choses les zâouiya de Sôkna, de Zouîla, de Rhât et de Ghadâmès, forment déjà les quatre points cardinaux d’un immense quadrilatère élevé pour la défense du fanatisme dans cette partie de l’Afrique.
Je n’ai pas à apprécier, au point de vue théologique musulman, l’orthodoxie des enseignements de cette confrérie ; néanmoins je ne puis omettre de signaler la lutte qui s’est engagée à mon sujet, pendant mon séjour à Rhât, entre le moqaddem d’Es-Senoûsi et le marabout très-pieux, très-instruit, très-éclairé de Timbouktou, Sîdi-Mohammed-el-Bakkây. Le moqaddem, sur l’autorité d’un livre dont il m’a été impossible de connaître même le titre, enseignait qu’il était non-seulement permis, mais encore louable, de me voler et d’assassiner moi et mes serviteurs musulmans. A ces prédications fanatiques Sîdi-el-Bakkây opposait l’autorité des principaux docteurs de l’Islâm et la correspondance que son oncle, le grand marabout de Timbouktou, avait adressée au roi fanatique des Fellâta, qui voulait s’opposer au séjour de M. le docteur Barth dans son Empire. La copie de cette correspondance si remarquable, véritable manifeste de tolérance, a été laissée aux habitants de Rhât pour qu’ils puissent la méditer.
Grâce à l’appui moral de Sîdi-el-Bakkây et à l’autorité toute-puissante de l’émîr Ikhenoûkhen, j’ai pu braver, pendant quinze jours, sur le marché extra muros de Rhât, la colère des khouân d’Es-Senoûsi, mais je n’ai pu pénétrer en ville, et ceux de mes serviteurs musulmans qui y sont allés pour faire des provisions de bouche y ont été maltraités.
L’opposition que M. Isma’yl-Boû-Derba, quoique musulman, a rencontrée à Rhât, n’a eu d’autre cause que la résistance des sectateurs d’Es-Senoûsi.
Tout voyageur européen qui parcourra les mêmes contrées, surtout s’il est Français, doit s’attendre à rencontrer le même obstacle.
La conclusion de ce qui précède est qu’il est nécessaire de surveiller cette confrérie religieuse et de s’opposer à son développement partout où on le pourra.
§ II. — Confrérie des Tedjâdjna.
Cette confrérie fut fondée, vers 1775, par Sîdi-Ahmed-et-Tidjâni, de la famille des marabouts d’’Aïn-Mâdhi.
Par les exemples de vertu et de piété de son père, par les leçons de ses professeurs, par les connaissances acquises dans des voyages à Fez et à la Mekke, et de longs séjours auprès des savants les plus renommés de l’islamisme, Sîdi-Ahmed était l’homme de son époque et de son pays le mieux préparé à fonder une confrérie religieuse sur la double base du triomphe du droit par le droit et de la tolérance dans la voie de Dieu[106].
La réputation de sainteté de Sîdi-Ahmed, le libéralisme de ses doctrines, attirèrent autour du marabout beaucoup de disciples, autour du fondateur d’une confrérie beaucoup d’adeptes. De son vivant, il ne recueillit que des témoignages éclatants d’un souverain respect, tant de la part des rois que de la part des peuples. Les cours de Fez, de Tunis, avaient prodigué toutes leurs faveurs à l’apôtre des nouvelles idées ; seule, l’oligarchie des janissaires d’Alger lui gardait ses rancunes. On comprend pourquoi : le triomphe du droit par le droit devait amener l’abolition de la piraterie à l’intérieur et à l’extérieur, seul mode de gouvernement que connaissaient les pachas d’Alger.
Aussi était-il réservé aux deux fils du fondateur de l’ordre d’assister à de grands événements.
Ces fils avaient tous deux le même nom : Mohammed. Pour les distinguer, on appela : l’aîné Mohammed-el-Kebîr (le grand), et le cadet Mohammed-es-Seghîr (le petit).
Mais à la mort de leur père, ces deux fils étant trop jeunes pour administrer les intérêts de la confrérie, Sîd-el-Hâdj-’Ali-ben-el-Hâdj-’Aïssa, marabout de Temâssîn, fut, par testament, institué grand maître des khouân. Peut-être le fondateur de la confrérie naissante, prévoyant l’avenir et connaissant la jalousie des Turcs, espérait-il, en se donnant pour successeur un marabout qui ne fût pas en même temps héritier de son nom, détourner de la tête de ses fils les coups dont ils étaient menacés.
Mais la voie de Dieu est impénétrable aux hommes, et pendant que le marabout de Temâssîn gouvernait la confrérie, Mohammed-el-Kebîr, le fils aîné, était appelé, en 1822, à défendre ’Aïn-Mâdhi contre les Turcs et périssait en 1827, dans la plaine d’Eghréis, sous Ma’askara, trahi par les Hâchem, en prenant lui-même l’offensive contre le pouvoir que nous devions détrôner trois ans plus tard.
Le sang versé alors séparait à jamais les Tedjâdjna de la cause des Turcs et de celle des Hâchem, tribu qui, en 1808, avait donné le jour à ’Abd-el-Kâder, également fils d’un chef de zâouiya.
Bientôt après la chute des Turcs, en 1832, les Hâchem avaient élu sultan l’un d’eux, ’Abd-el-Kâder, fils de Mahi-ed-Dîn, et le premier acte du nouvel Emîr-el-Moûmenîn avait été de proclamer la guerre sainte contre les Français nouvellement débarqués à Oran.
Si alors ’Abd-el-Kâder avait appelé le cadet des fils de Sîdi-Ahmed-et-Tidjâni à lui prêter son appui dans la lutte qu’il allait soutenir contre les chrétiens, peut-être eût-on vu Mohammed-es-Seghîr oublier la trahison des Hâchem et renouveler la tentative audacieuse de son frère, en venant, avec ’Abd-el-Kâder, mettre le siége devant Oran.
Alors du sang eût été mis entre nous et les Tedjâdjna, comme il y en avait entre eux et les Turcs.
Mais dans la voie de Dieu tout est impénétrable, répéterai-je avec l’auteur du Kounnâch, le guide des khouân Tedjâdjna. Non-seulement ’Abd-el-Kâder, le commandeur des croyants, ne réclame pas le concours de Mohammed-es-Seghîr contre les chrétiens, mais encore, en 1838, après avoir fait la paix avec eux, il va mettre le siége devant ’Ain-Mâdhi, où il tient bloqué, pendant neuf mois, mais sans résultat, l’héritier d’un nom vénéré.
Dans cette lutte impie et que rien ne justifiait, ’Abd-el-Kâder compromet son titre de marabout, ses finances et tout le prestige de ses réguliers.
De plus, il met de nouveau du sang entre les Tedjâdjna et les Hâchem.
Pendant que ces faits s’accomplissent dans l’Ouest, El-Hâdj-’Ali, le marabout de Temâssîn, le chef de la confrérie, est attaqué dans l’Est par les frères d’une autre confrérie, les Mouley-Tayyeb, nos ennemis acharnés, sous la conduite de Ben-Djellâb, sultan de Tougourt, autre ennemi de notre drapeau.
Dans l’Est comme dans l’Ouest, les Tedjâdjna avaient donc été amenés à mettre du sang entre eux et tous nos adversaires, sans le moindre conflit avec nous. A notre insu, nous étions devenus amis les uns des autres, par l’audacieuse imprudence des mêmes ennemis que nous avions eus à combattre.
Ce qui précède explique la réponse du chef des Tedjâdjna, El-Hâdj-’Ali, aux gens du Zibân, de l’Ouâd-Rîgh et du Soûf, qui vinrent en 1844 lui signaler notre marche sur Biskra et lui demander quelle conduite il fallait tenir.
Voici cette très-remarquable réponse :
« C’est Dieu qui a donné aux Français l’Algérie et toutes les provinces qui en dépendent ; c’est Lui qui veut les y voir dominer. Restez donc en paix et ne faites pas parler la poudre contre eux. Dieu a changé ceux qui, jadis nos maîtres, n’avaient d’autre loi que l’oppression, d’autre règle que la violence, qui sans cesse faisaient le mal et portaient le trouble avec eux. Laissez donc faire aux Français ce qu’ils veulent, car ils paraissent avoir pris un chemin juste et sage, qui doit faire fructifier le bien de tous. »
| Pl. XVIII. | Page 309. | Fig. 32. |
M. le colonel de Neveu, auteur des Khouân, livre auquel j’emprunte cette réponse, en garantit l’exactitude.
Elle doit être authentique, en effet, car elle n’est que la paraphrase du mot de passe de la confrérie : triomphe du droit par le droit, tolérance dans la voie de Dieu.
Un an après cette réponse, qui nous livrait sans résistance tout le Sud de la province de Constantine, le marabout de Temâssîn mourait et la grande maîtrise de la confrérie passait aux mains du fils cadet du fondateur de l’ordre, Sîdi-Mohammed-es-Seghîr-ould-Sîdi-Ahmed-et-Tidjâni, l’adversaire d’’Abd-el-Kâder.
Ce grand marabout, notre ami comme son prédécesseur, laissa prendre Laghouât, ville voisine d’’Aïn-Mâdhi où il résidait, d’abord, en 1846, par M. le général Marey-Monge, puis en 1851 par M. le général Pélissier, sans sortir des limites assignées aux khouân de l’ordre par la réponse antérieure du marabout de Temâssîn.
A la mort de Mohammed-es-Seghîr, advenue peu de temps après la dernière prise de Laghouât, le gouvernement de la confrérie retourna aux mains du marabout de Temâssîn, Sîdi-Mohammed-el-’Aïd, fils d’El-Hâdj-’Ali, encore en possession aujourd’hui du titre d’ouâli.
C’est à lui que je fus recommandé par M. le général Desvaux, commandant supérieur de la province de Constantine ; c’est à l’aide de son concours que j’ai pu pénétrer, avec sécurité, chez les Touâreg, malgré l’opposition des khouân et du moqaddem des Senoûsi.
Sîdi-Mohammed-el-’Aïd, fidèle à la tradition de la confrérie, est un excellent homme, instruit, bienveillant, charitable et conséquemment très-vénéré. (Voir son portrait ci-contre.)
Pour mieux me protéger à distance, par un signe visible émanant de lui, il me conféra le titre de frère et me revêtit du chapelet de l’ordre.
Ainsi, quoique chrétien, quoique Français, titre aggravant pour tous ceux qui croient leur indépendance menacée, j’ai voyagé comme frère de l’ordre des Tedjâdjna, et j’ai été accueilli comme tel par tous les khouân.
Il est de croyance dans la confrérie que les prières de Sîd-el-Hadj-’Ali, père de Sîdi-Mohammed-el-’Aïd, ont fait tomber Alger au pouvoir des Français pour punir les Turcs, coupables d’avoir tué son fils.
La zâouiya de Temâssîn est probablement la plus importante de toute l’Algérie. En y entrant, on sent qu’on est là au siége d’une importante institution, d’un grand gouvernement : mosquée pour le culte ; nombreux logements pour les disciples et les serviteurs ; palais somptueux pour le maître, avec glaces de Venise et fauteuils dorés à l’européenne, le tout d’un luxe qu’on ne soupçonnerait pas dans une ville saharienne. (Voir la planche ci-contre.)
C’est qu’en effet cette zâouiya est un grand centre : protégée par les souverains de Fez, de Tunis, dans les meilleurs rapports avec l’autorité française, elle étend ses ramifications jusqu’à Timbouktou, jusqu’au Soûdân, jusqu’en Égypte et à la Mekke. Des rois nègres, affiliés à la confrérie des Tedjâdjna, font une active propagande contre le paganisme dans l’Afrique centrale.
Une zâouiya secondaire de l’ordre, celle de Timâssanîn, dont le marabout Si-’Othmân est le moqaddem, assise entre les Touâreg Azdjer et les Touâreg Ahaggâr, exerce son influence conciliatrice sur ces deux peuplades.
Accompagné jusqu’à Ghadâmès par le moqaddem des Tedjâdjna, confié par lui à la vigilance d’Ikhenoûkhen, remis par ce dernier au gouverneur de Mourzouk, j’étais donc en mesure de faire face à la malveillance des Senoûsi.
La zâouiya de Timâssanîn a été fondée par El-Hâdj-el-Faqqi, ancêtre de Si-’Othmân, il y a environ 160 ans. Depuis sa fondation, la zâouiya n’a eu que trois moqaddem : El-Hâdj-el-Faqqi, El-Hâdj-el-Bekrî et Si-’Othmân. Il est vrai qu’El-Hâdj-el-Bekrî, mort en 1831, était âgé de 108 années lunaires.
Une autre zâouiya secondaire de la confrérie existe au Gourâra, dans le Touât. El-Hâdj-Mohammed-el-Feguîgui en est le moqaddem.
Il y a des khouân Tedjâdjna dans toute l’Afrique centrale, au Bornou, à Timbouktou, dans le fond du Foûta ; mais là où l’ordre compte le plus de frères, c’est à El-Ouâd, à Temâssîn et à Chinguît dans l’Adrâr, entre Timbouktou et l’Océan Atlantique.
§ III. — Zâouiya des Bakkây.
Avec les Senoûsi, avec les Tedjâdjna, une troisième grande influence, plus grande peut-être que celle de ses rivales, règne dans tout le Sahara et dans toutes les parties de l’Afrique centrale où le nom de Timbouktou est connu. Cette troisième autorité est celle des Bakkây.
D’après son arbre généalogique, cette famille descendrait de ’Oqba-ebn-Nâfa’-el-Fahri, le conquérant de l’Afrique occidentale, ce général arabe qui n’arrêta ses conquêtes que dans les flots de l’Océan Atlantique.
’Oqba, dans sa première incursion, s’était avancé jusqu’à Djaouân, au centre du pays des Teboû ; dans la seconde, jusqu’au grand désert habité par les Lemtoûna, entre le Maroc et le Niger. Par la renommée que ses succès lui avaient acquise dans des contrées inabordées jusque-là, il avait préparé à ses héritiers le chemin de l’Afrique centrale.
L’arrivée des Bakkây à Timbouktou date de cette époque de prosélytisme religieux qui amena les Almoravides jusqu’au centre de la Nigritie, apostolat glorieux, qui fit de Timbouktou un foyer de lumières et de lettres, dont les ouvrages historiques du Cheïkh-Ahmed-Bâba, le Timbouktien, analysés par M. le docteur Barth et M. le professeur Cherbonneau, nous ont dernièrement révélé l’existence.
Les Bakkây ont perpétué ce mouvement à travers les générations depuis le XIIe siècle jusqu’à nos jours, bravant toutes les révolutions qui ont alternativement mis le pouvoir aux mains des Berbères, des Arabes ou des Nègres.
Aujourd’hui encore la zâouiya des Bakkây à Timbouktou reçoit de nombreux disciples, telâmîd, qui, du Maroc, du Touât, du Sénégal et des divers États nègres, viennent y puiser tous les genres d’instruction de la civilisation musulmane : l’étude de l’arabe ancien et moderne, la grammaire, la rhétorique, la versification, l’histoire, la jurisprudence et surtout la théologie.
Souverains religieux, indépendants de l’empire des Fellâta et des autres États nègres qui les enveloppent, les Bakkây représentent encore aujourd’hui la plus grande puissance morale de tout le continent africain.
Alliés des souverains du Maroc, dont ils reconnaissent la suprématie religieuse et pour lesquels ils font la prière officielle ; amis des rois de Sokkoto et du Bornou, ils n’ont d’autres adversaires que le chef de Hamd-Allâhi, capitale du nouvel Empire des Fellâta.
Mais, sans armée, sans autre appui que l’autorité qu’ils exercent comme marabouts sur les tribus arabes de l’Azaouad, sur les Trârza[107], les Brâkna et autres Maures du Sénégal, ainsi que sur les Touâreg Aouélimmiden, sur les Ahaggâr, sur les Azdjer et le Touât, ils tiennent tête aux Fellâta et les empêchent de soumettre toute l’Afrique centrale à leurs lois.
Les revenus de ces marabouts sont considérables : d’abord, ils possèdent de grands troupeaux de chameaux, de zébus, de moutons et des chevaux que gardent de nombreux esclaves et leurs serviteurs, les Machrhoûfa, l’une des tribus arabes de l’Azaouad ; ensuite, toutes les caravanes et toutes les populations de leur dépendance religieuse leur paient volontairement tribut.
Les Bakkây ont aussi des zâouiya importantes et de grandes propriétés au Touât[108] ; ce qui fait qu’ils sont autant Touâtiens que Timbouktiens. Cette circonstance nous explique pourquoi ils tiennent à l’indépendance politique de cette confédération.
Les représentants de cette grande famille sont au nombre de huit.
Sîdi-Ahmed est leur chef.
Sîdi-Mohammed, son fils et successeur ; Sîdi-Mohammed, son neveu, celui que j’ai rencontré dans mon voyage, et Sîdi-Alaouété, sont, après le cheïkh souverain, les personnages les plus influents.
Jusqu’à ce jour, ces marabouts ne nous sont connus que par leur tolérance envers les chrétiens.
Ils avaient bien accueilli le major Laing et ils n’ont pas encore voulu accorder le pardon aux Berâbîch qui l’ont assassiné.
Grâce à eux, M. le docteur Barth a pu rester sept mois à Timbouktou, malgré l’opposition des chefs politiques du pays.
Sîdi-Mohammed, le neveu, a été pour moi plus qu’un protecteur, un véritable ami. Mon cheval étant mort, il m’a imposé, avec une extrême délicatesse, l’obligation d’accepter la jument qu’il montait ; service énorme, car, dans tout le pays d’Azdjer où je me trouvais, il était impossible de me procurer un nouveau cheval.
Les Bakkây seraient entrés plus tôt en relations avec nous, s’ils ne s’étaient crus engagés par l’alliance que M. le docteur Barth a négociée avec eux au nom de l’Angleterre, et s’ils n’avaient supposé, à tort, la France, sinon en hostilité, du moins en continuelle rivalité avec le gouvernement de la Grande-Bretagne : mais la lettre de pressante recommandation que M. le docteur Barth m’avait donnée pour le Cheïkh-Ahmed, et que je lui ai transmise par son neveu, a dû faire disparaître l’erreur, accréditée d’ailleurs dans tout le Sahara et dans toute l’Afrique centrale, que, pour conserver de bonnes relations avec les Anglais, il faut refuser tous rapports avec les Français.
La seule pierre d’achoppement entre les Bakkây et le gouvernement de l’Algérie est le Touât. Les fanatiques de cet archipel d’oasis nous représentent comme convoitant l’occupation de ce point, bien que notre conduite témoigne que nous ne voulons pas avancer notre ligne d’occupation au delà de Laghouât et de Géryville. Mais Timbouktou est loin de nous et la vérité y arrive difficilement, surtout par la bouche des indigènes. Pour mettre fin à l’incertitude, donnons aux Bakkây toute sécurité de ce côté, et immédiatement les résistances tomberont entre l’Algérie et Timbouktou, et Timbouktou et le Sénégal.
Sîdi-Mohammed m’avait offert de me conduire près de son oncle, en me faisant traverser le Touât ; je n’ai pu accepter cette proposition parce qu’après un voyage de deux ans j’étais démuni de tout ce qu’il faut à un explorateur pour entreprendre utilement une semblable course, et parce que le marabout, retenu par des affaires de famille, n’était pas libre de reprendre tout de suite le chemin de son pays : mais, si le gouvernement daigne agréer la continuation de mes services, j’espère pouvoir mettre à profit les bonnes dispositions de Sîdi-Mohammed pour moi.
§ IV. — Zâouiya des Oulâd-Sîdi-Cheïkh.
S’il faut en croire la tradition, la partie de l’Algérie sise sur la frontière du Maroc, et connue aujourd’hui sous le nom de Sahara des Oulâd-Sîdi-Cheïkh, était, il y a environ 500 ans, un véritable désert, théâtre des incursions des nomades du voisinage.
Un marabout, de la descendance du Prophète par les femmes, homme sage, instruit, tolérant, chassé de Tunis par des discordes de famille, choisit cette solitude pour y vivre en paix. Sa réputation de sainteté commença par attirer quelques serviteurs à la zâouiya qu’il avait fondée à El-Abiodh.
Ses enfants, héritiers de ses vertus, avaient déjà conquis une grande influence, lorsque la prise de possession d’Oran par les Espagnols, la destruction du pouvoir des Benî-Ziân de Tlemsen par les Turcs, l’établissement à main armée d’une domination nouvelle, vinrent jeter la plus grande perturbation au milieu des tribus de la province de l’Ouest.
Alors la famille des marabouts d’El-Abiodh avait pour chef l’homme dont la réputation, surpassant celle de ses ancêtres, donne encore aujourd’hui du prestige à ses descendants. La commune renommée lui avait décerné le titre de Sîdi-Cheïkh, Monseigneur le vénérable.
Tous les malheureux, victimes des discordes politiques qui agitaient alors le pays, vinrent chercher un refuge près de lui, et il fut charitable, consolateur pour tous. Sa zâouiya devint l’asile de la proscription.
La clientèle formée par l’émigration s’accrut encore de celle des gens généreux dont l’obole est toujours à la disposition des mains appelées à centraliser l’assistance dans les malheurs publics.
Les aumônes, d’abord temporaires, que des circonstances exceptionnelles rendaient nécessaires, devinrent, en se renouvelant, définitives, et aujourd’hui elles sont transformées en redevances religieuses, volontairement acquittées entre les mains des successeurs du marabout par les fils des contemporains de Sîdi-Cheïkh.
M. le colonel de Colomb, ancien commandant supérieur du cercle de Géryville, n’estime pas à moins de 80,000 francs l’impôt annuel versé par les clients de Sîdi-Cheïkh au moqaddem de sa zâouiya.
Quand un établissement religieux dispose, pendant des siècles, d’un pareil revenu ; quand, d’ailleurs, la famille qui dirige cet établissement possède de grandes richesses personnelles, ils peuvent produire beaucoup de bien ; malheureusement, les Oulâd-Sîdi-Cheïkh sont devenus depuis longtemps des administrateurs temporels, laissant à leurs esclaves affranchis les devoirs de la zâouiya, et l’institution religieuse est un peu en décadence.
Cependant Sîdi-Hamza, chef de cette famille, élevé, sous notre gouvernement, à la dignité de khalîfa du Sud de la province d’Oran, a contribué puissamment à la soumission des tribus de sa dépendance religieuse, embrassant tout le pays compris entre la frontière du Maroc à l’Ouest, Ouarglâ et El-Golêa’a au Sud-Est. Son fils, Sîdi-Boû-Beker, nous a rendu un plus grand service encore en capturant le perturbateur Mohammed-ben-’Abd-Allah, qui agita si profondément le Sahara, au nom de la confrérie des Senoûsi.
Quand, en 1859, au début de mon exploration, je partis pour El-Golêa’a (la Tâorert des Berbères), le khalîfa Sîdi-Hamza m’avait envoyé une lettre de recommandation pour la djema’a ou assemblée des notables de cette ville. El-Golêa’a, quoique appartenant aux Cha’anba, administrés de Sîdi-Hamza, élevait la prétention de ne pas dépendre de l’Algérie et de ne relever que de sa municipalité ; l’hospitalité m’y fut refusée, avec accompagnement de beaucoup de menaces, qui auraient été suivies d’exécution, si je n’avais pris le parti prudent de la retraite. El-Golêa’a a payé sa conduite de son indépendance, car Sîdi-Hamza a reçu l’ordre, en 1861, de prendre possession de cette ville au nom de la France, et aujourd’hui le gouverneur général de l’Algérie nomme directement les chefs de cette petite cité.
Parmi les clients des Oulâd-Sîdi-Cheïkh, on compte, indépendamment de la plupart des tribus du cercle de Géryville et des Cha’anba d’Ouarglâ, de Methlîly et d’El-Golêa’a, les Oulâd-el-Mokhtâr, d’origine arabe, qui constituent la population active d’In-Sâlah. Quelques autres groupes arabes du Touât relèvent aussi de l’autorité religieuse de la zâouiya d’El-Abiodh.
Ainsi, aux services que la famille de Sîdi-Hamza nous a déjà rendus elle peut encore joindre celui d’établir de bons rapports entre nous et le Touât. Cette tâche lui est facile, car les Oulâd-Sîdi-Cheïkh commandent toutes les routes par lesquelles le Touât tire ses approvisionnements de l’Algérie.
En terminant ce paragraphe sur les centres religieux sahariens, je ne puis m’empêcher de constater que quatre marabouts m’ont prêté le plus grand appui dans mon voyage : Sîdi-Hamza, Sîdi Mohammed-el-’Aïd, le Cheïkh-’Othmân et Sîdi-Mohammed-el-Bakkây. Il est vrai que ces marabouts sont des hommes éclairés, et non des ignorants obligés d’abriter la pauvreté de leur esprit et de leur cœur sous le manteau si facile à porter du fanatisme.
[106]Mot à mot : le droit suit le droit ; tout ce qui vient de Dieu doit être respecté. Telle est la formule de la profession de foi des Tedjâdjna.
[107]Les Trârza, d’après Sîdi-Mohammed-el-Bakkây, enverraient annuellement à la zâouiya de sa famille, à Timbouktou, à titre d’impôt religieux, cent pièces d’indienne et neuf fusils.
Le roi Mohammed-el-Habîb et autres chefs des Trârza seraient des telâmid des Bakkây.
[108]Les Bakkây prétendent être propriétaires d’Aqabli, de Zâouiyet-Kounta et de Djedîd, dans le Tidîkelt.
LIVRE IV.
TOUÂREG PROPREMENT DITS.
Sans aucun doute, plus d’un des nombreux détails qu’embrasse ce Livre peut s’appliquer à l’ensemble des quatre confédérations berbères connues sous le nom général de Touâreg, mais je tiens à avertir de nouveau le lecteur que mes observations et mes recherches ont été limitées aux Touâreg du Nord, Azdjer et Ahaggâr, et que si, accidentellement, je parle des Touâreg d’Aïr et des Aouélimmiden, je n’entends pas les comprendre dans cette étude.
CHAPITRE PREMIER.
ORIGINE DES TOUÂREG.
A quel peuple primitif, à quelle langue primordiale rattacher les Touâreg et le dialecte qu’ils parlent ? Comment établir leur filiation ?
L’opinion des Touâreg sur ces diverses questions a l’avantage d’être unanime.
« Nous sommes Imôhagh, disent les Azdjer ; Imôcharh, disent les Ahaggâr et les Aouélimmiden ; Imâjirhen, disent les Touâreg d’Aïr.
« La langue que nous parlons s’appelle temâhaq ou temâcheq, suivant les dialectes.
« Les Arabes ont donné à nos tribus le nom de Touâreg et à notre langue celui de târguïa, du participe arabe târek, au pluriel touâreg, qui signifie les abandonnés « de Dieu, » sous-entendu, parce que nous avons, pendant longtemps, refusé d’adopter la religion que les Arabes nous apportaient, et parce que, après l’avoir embrassée, nos pères ont souvent renié la foi nouvelle. Mais ce nom, qui rappelle une situation ancienne dont le souvenir est aujourd’hui injurieux pour nous, n’a jamais été celui de notre race.
« Les cinq mots, Imôhagh, Imôcharh, Imajirhen, temâhaq, temâcheq, qui sont les noms de notre race et de notre langue, dérivent de la même racine, le verbe iôhagh, qui signifie : il est libre, il est franc, il est indépendant, il pille. »
La signification historique de cette racine sera ultérieurement précisée.
Quant à la filiation des Touâreg du Nord, elle a été dressée, pour chaque tribu noble, par le Cheïkh-Brahîm-Ould-Sîdi, réputé l’homme le plus instruit parmi les Touâreg, ses contemporains, dans une Note adressée à Sîdi-Mohammed-el-’Aïd, le grand maître de la confrérie des Tedjâdjna, note qui m’a été remise en original et qui est acceptée par les Touâreg comme étant l’expression de leurs communes opinions.
Voici l’analyse de cette pièce :
« Tu nous demandes des renseignements sur notre origine. Je réponds : Notre descendance la plus générale est celle des Édrisides de Fez ; quelques-uns viennent d’Ech-Chinguît, entre Timbouktou et l’Océan ; d’autres sont des gens de l’Adghagh, entre le Niger et nos montagnes.
« Nous descendons des Édrisides par un chérîf qui fut tué par le roi Ourmîn, et ce chérîf est à la fois l’ancêtre commun des chorfâ d’Azdjer, des chorfâ de Kerzâz[109] et des chorfâ d’Ouazzân[110].
« Ainsi nos chorfâ Ifôghas et Imanân sont de la même lignée que les plus grandes familles du Maghreb.
« Si tu nous demandes de mieux caractériser les origines de chaque tribu et de distinguer les nobles des serfs, nous te dirons que notre ensemble est mélangé et entrelacé comme le tissu d’une tente dans lequel entre le poil du chameau avec la laine du mouton. Il faut être habile pour établir une distinction entre le poil et la laine. Cependant nous savons que chacune de nos nombreuses tribus est sortie d’un pays différent. »
Après ces considérations générales, le Cheïkh-Brahîm-Ould-Sîdi passe en revue chaque tribu d’origine noble, en commençant par les Azdjer et en finissant par les Ahaggâr. Il continue en ces termes :
Origine des tribus du pays d’Azdjer.
Imanân : « Les Imanân ou Es-Solatîn (les sultans) sont de vrais chorfâ, moitié Édrisiens de la famille régnante de Fez, moitié ’Alouyiens, descendant de Sîdna-’Aly, petit-fils du Prophète. »
Orâghen : « Ils sont fils de sultans par leurs pères, mais vilains par leurs mères, car elles ne sont pas toutes de noble origine. »
Imanghasâten : « Ils sont issus des Arabes de l’Est (’Arab-ech-Cherg). Ni leur roture, ni leur noblesse n’est bien démontrée. S’il y a parmi eux des fils de sultans, ils ne sont pas bien nombreux. »
Ifôghas : « Dans l’origine, les Ifôghas ne faisaient qu’une seule tribu avec les Iouadâlen, les Igaouaddâren, les Idaoura’a et les Ahel-es-Soûki et toutes ces fractions constituaient la population de la ville d’Es-Soûk. »
« Es-Soûk, ajoute un commentateur, était une ville très-grande et très-peuplée, située à moitié chemin entre In-Sâlah et Gôgo, sur la route qui relie ces deux points, à peu près à l’ancienne limite de la race blanche et de la race noire.
« Les Noirs ont bâti Es-Soûk ;
« Les Touâreg l’ont conquise, occupée, agrandie, embellie ;
« Elle a été détruite à trois reprises différentes :
« Une première fois par l’envie ;
« Une seconde fois par des plantes épineuses, tellement épaisses qu’on ne pouvait trouver une place pour prier Dieu (probablement l’hérésie) ;
« Une troisième fois par l’ennemi ;
« Enfin elle a été anéantie par les Noirs de l’armée du roi de Gôgo. »
L’auteur de la Note, n’osant pas avouer que les habitants d’Es-Soûk ont beaucoup mélangé leur sang avec celui des Noirs, raconte une longue histoire dans laquelle il met alternativement en scène quarante jeunes vierges blanches et quarante jeunes vierges noires données annuellement en tribut : les premières par les Touâreg d’Es-Soûk à un sultan infidèle, du nom de Djebbâr, probablement un Noir idolâtre ; les secondes, par le roi de Gôgo, au sultan berbère d’Es-Soûk, suivant que le succès des armes donnait la victoire aux blancs ou aux noirs.
Cette histoire établit en même temps que la conquête de l’Adghagh, depuis des siècles définitivement consommée par les Touâreg Aouélimmiden, a été longtemps disputée par la race noire à la race blanche et n’a pas été réalisée sans de nombreuses alternatives de revers et de succès.
Toutefois, l’auteur de la Note fait remarquer que les familles des hommes religieux ont toujours été préservées, par la protection divine, de tout contact avec les païens, et que leur sang est resté pur de tout mélange.
Il ajoute « qu’à la dispersion des habitants d’Es-Soûk, les Iouadâlen et les Idaoura’a se sont réfugiés dans le pays d’Adrâr[111] ; les Igaouaddâren aux environs de Timbouktou où ils sont encore sous les ordres du Cheïkh-Eg-el-Khenna ; que les Ifôghas, parmi lesquels on compte les plus grands marabouts et les plus grands brigands, sont chez les Touâreg du Nord ; enfin, qu’après les épreuves de l’ennemi, de la faim et de la soif, il est resté à Es-Soûk un seul homme, le savant Mohammed-ben-Eddâni, avec quarante femmes, lequel a reconstitué une tribu nouvelle des Ahel-es-Soûk, en donnant en mariage, avec quarante chamelles pour dot, les femmes survivantes à autant d’hommes de la tribu d’El-Abâker, de la descendance des Ansâr. »
Le commentateur et l’auteur de la Note prient le lecteur de ne pas confondre les Ahel-es-Soûk émigrés après la destruction de la ville avec ceux qui ont conservé le nom et la résidence des tribus primitives.
D’après les habitants de Timbouktou, Es-Soûk serait l’ancienne Tademekka ou Takedda, avec laquelle Ouarglâ entretenait jadis de grandes relations commerciales ; d’après le Cheïkh-’Othmân, les ruines de cette ville seraient situées dans l’Est, mais il ignore où elles sont.
On trouve encore à Es-Soûk les traces du mur d’enceinte et un cimetière dont l’étendue est d’une demi-journée de marche selon les uns, d’une journée selon les autres. Là seraient enterrés des sohâba, ou compagnons du Prophète, envoyés pour convertir les nègres à l’islamisme.
Au centre de l’ancienne ville était un puits de bonne eau et très-abondant, puisqu’il suffisait à tous les besoins. On devait le déblayer en 1861.
Non loin de ces ruines, ou sur leur emplacement, s’élevait le petit qaçar de Gounhân habité par la fraction des Aouélimmiden, qui a conservé le nom de Ahel-es-Soûk.
Brahîm-Ould-Sîdi continue :
Kêl-Izhabân : « Ils proviennent de la fraction des habitants d’Es-Soûk, qui, avant la dispersion, s’appelaient Ahel-es-Soûk. »
Imettrilâlen : « On ne sait pas bien d’où sort leur tribu. »
Ihadhanâren : Ici, c’est le commentateur qui parle : « Les Ihadhanâren-es-Soûda sortent d’Es-Soûk, et sont nobles ; les Ihadhanâren proprement dits sont de basse extraction par leurs pères et par leurs mères. »
Ihêhaouen : « Il est écrit dans le Livre d’Es-Soûk que leurs mères furent achetées et que leurs pères sont El-Yezîd et ’Abd-er-Rahmân, meurtriers de Hasen-ben-’Ali-ben-Tâleb, arrière petit-fils du Prophète. Que Dieu leur fasse miséricorde ! »
Le commentateur, pour l’honneur de sa race, ajoute que Yezîd et ’Abd-er-Rahmân, quoique devenus Touâreg Benî-Oummïa, sont Arabes, et que leurs descendants ont conservé l’usage de la langue arabe.
Ilemtîn : « Cette tribu est issue des Lemtoûna, à l’Ouest de Timbouktou. On ne voit pas bien s’ils sont nobles ou roturiers. »
Origine des Tribus du Ahaggâr.
« Les nobles du Ahaggâr sont généralement des Oulâd-Sîd-Ben-Sîd-Mâlek qui avaient pour ancêtre un chérîf du nom d’Aggâg, l’émîr, qui était un soûki. »
Tâïtoq : « Partie de cette tribu est de la race des Imanân d’Azdjer, c’est-à-dire de la descendance des Édrisiens ; partie est originaire des Ahel-Fadây, du pays d’Aïr, où la souche de leur tribu existe encore. » (Ce sont les Kêl-Fadây de M. le docteur Barth.)
« Mais tous sont d’origine noble ; on le reconnaît à leur science et à leur manière de vivre.
« Cependant, parmi eux, à côté des Ahel-Bît-el-Bîdh (gens de maison blanche ou de sang blanc), il y a des Ahel-Bît-es-Soûd (gens de maison noire ou de sang noir). »
Kêl-Rhelâ : « Ce sont des Ebna-Sîd, c’est-à-dire des fils de leurs pères, qui tous avaient pour aïeul le sultan El-’Alouï.
« Parmi eux sont des fils de Hatîta ;
« D’autres sont des fils d’El-Mahoûk, târgui, ayant du sang de chorfâ. »
Ikadéen : « Ils sont originaires d’Es-Soûk, mais de familles blanches. »
Irhechchoûmen : « Aussi originaires d’Es-Soûk.
« Une partie de la tribu descend des Édrisiens et une autre partie a pour pères des Ikadéen.
« Je ne sais si cette dernière partie est un essaim détaché de la tribu paternelle ou bien si elle est née de la prostitution de leurs mères. »
Tédjéhé-n-oû-Sîdi : « Ceux qui restent des Oulâd-Aoused ont des pères sultans, et ils ne font qu’une même tribu avec les Imanân des Azdjer. Leur séparation n’indique qu’une bifurcation du même arbre. »
Tédjéhé-Mellen ou Oulâd-Meça’oûd : « Ce sont des nobles ; huit d’entre eux, les Ouggoûg, ont trace du sang de chorfâ. »
Le commentateur ajoute : « Ils sont très-forts et très-hauts de stature[112]. »
Autres tribus : « Elles sont originaires de Es-Soûk, mais de familles Bît-es-Soûd, c’est-à-dire mulâtres. »
Cette Note, que j’ai analysée, pour ne pas fatiguer le lecteur, avoue un grand mélange de sang, et assigne comme dernière station à la presque totalité des Azdjer et des Ahaggâr, avant leur fixation dans les montagnes dont ils ont pris le nom, une ligne circulaire de l’Ouest au Sud, jalonnée par les points de Fez, capitale du Maroc, de Chinguît, ville de l’Adrâr, et d’Es-Soûk, ville de l’Adghagh. Cette ligne est aussi celle assignée par tous les historiens du moyen âge au mouvement de migration des Berbères Lemtoûna et Sanhâdja, vers le pays des Noirs. Une expansion politique les avait portés du Nord au Sud, une réaction les refoula du Sud au Nord.
La prétention à une descendance édriside qui donnerait aux principales familles des Touâreg une origine arabe et leur conférerait le titre de chorfâ est à peu près celle de toutes les grandes familles berbères, et elle serait presque justifiée par les nombreuses alliances matrimoniales que les souverains de Fez ont contractées avec les familles des chefs dont ils ne pouvaient obtenir la soumission par la force des armes.
Aujourd’hui encore, au Maroc, les unions de l’empereur avec les filles des chefs de Berbères indépendants du trône temporel sont érigées à l’état de système gouvernemental. Quand, dans une province rebelle, un Berbère peut faire échec au pouvoir du souverain nominal, on fait tomber sa résistance en offrant à l’une de ses filles une place au harem. Cet honneur est toujours accepté, parce qu’il confère le titre de chérîf aux enfants qui naîtront de cette union, et la répudiation presque immédiate qui réintègre femme et enfant dans la famille maternelle, loin d’être considérée comme un affront, est acceptée comme un titre autorisant à faire souche.
Les deux derniers souverains du Maroc, Mouley-’Abd-er-Rahmân et Mouley-Slîmân, pendant la durée de leurs longs règnes, ont autorisé, par ces sortes d’unions, plus de cinq cents familles berbères à revendiquer pour leurs héritiers la descendance édriside ; et si leurs prédécesseurs, depuis le IXe siècle de notre ère, ont procédé de même à l’égard des grandes familles berbères du Maghreb, — ce que l’histoire semble démontrer, — il devient très-probable que les nobles Touâreg d’Azdjer et du Ahaggâr, soit par des alliances directes, soit par des alliances indirectes avec les chorfâ de Kerzâz et d’Ouazzân, sont aussi autorisés à revendiquer la même descendance.
Quoi qu’il en soit, les Touâreg, malgré le mélange de leur sang avec celui des Édrisiens arabes, sont restés Berbères, et, comme fraction du peuple berbère, leur origine est loin d’être incertaine.
La tradition populaire, chez les Azdjer, ajoute à la Note de Brahîm-Ould-Sîdi quelques détails sur la formation de la confédération et sur le partage des terres entre les différentes tribus.
D’après cette tradition, les premiers Touâreg qui prirent possession du pays d’Azdjer furent les chorfâ Imanân et Ifôghas ; puis, successivement, d’autres tribus vinrent se ranger autour d’eux.
Un beau jour, le chef des Imanân invita à sa cour les femmes douairières des autres tribus, c’est-à-dire celles des dames nobles dont le ventre avait le privilége de donner naissance aux chefs, et, mu par un généreux sentiment de galanterie, il affecta à chacune d’elles un douaire foncier.
La dame douairière des Orâghen reçut en apanage la plaine des Igharghâren ;
La dame douairière des Imanghasâten eut pour lot la vallée de Tikhâmmalt ;
Chaque tribu fut dotée de la même manière.
Ce qui frappe dans cette tradition, comme dans toutes celles relatives aux origines des coutumes exceptionnelles des Touâreg, c’est le rôle principal qu’y joue la femme.
A Ghadâmès, cherchant la lumière sur cette question d’origine, je m’adressai au qâdhi, l’homme le plus instruit de la ville ; il me répondit en ouvrant un livre qui fait autorité dans le Sahara.
Il a pour titre : Roûdh-el-mo’attâr, fi akhbâr-el-aqtâr (ou Le Jardin parfumé par les nouvelles des pays), et pour auteur : Ebn-’Abd-en-Nour-el-Hamîri, de Tunis.
Ce livre assigne pour origine aux Berbères musulmans voilés qui habitent l’espace compris entre Ghadâmès et Tademekka (espace de quarante jours de marche) les tribus de Lemtoûna, Massoûfa et autres.
Ebn-Khaldoûn est plus explicite encore.
Les Molâthemîn ou les voilés, dit-il, qui habitent la région stérile au Midi du désert sablonneux, entre Barka, Ghadâmès, à l’Orient, et l’Océan Atlantique, à l’Occident, proviennent des tribus de Guedâla, de Lemtoûna, de Outzila, de Târga, de Zegâoua et de Lemta, tous descendants des Sanhâdja de seconde race.
Ainsi les Târga ou Touâreg modernes sont Sanhâdja, c’est-à-dire de la race de ces Almoravides Lemtouniens qui, selon l’expression d’Ebn-Khaldoûn, « après avoir soumis le désert et forcé les nègres à devenir musulmans, fonda un Empire en Espagne et dans le Nord de l’Afrique, et, épuisée à force de dominer, consumée dans de lointaines expéditions et ruinée par le luxe, disparut exterminée par les Almohades, » sauf les fractions restées dans le désert et représentées aujourd’hui par les Touâreg, dans le Sahara central, par les Maures de la côte de l’Océan Atlantique, débris de ces Sanhâdja qui ont donné leur nom au Sénégal.
Ebn-Khaldoûn nous éclaire encore sur beaucoup d’autres points.
« Les Sanhâdja, d’après lui, forment la majeure partie de la population de l’Afrique occidentale, au point que bien des personnes les regardent comme formant le tiers de toute la race berbère.
« Primitivement ils occupaient la presque totalité du littoral méditerranéen.
« De temps immémorial, — bien des siècles avant l’islamisme, — les voilés parcouraient la région qui sépare le pays des Berbères de celui des Noirs, » c’est-à-dire le plateau central du Sahara, entre le bassin de la Méditerranée et celui du Niger.
« Ils ne cessèrent de se tenir dans ce pays et de le parcourir avec leurs troupeaux qu’après la conquête de l’Espagne par les Arabes, moment où ils abandonnèrent le magisme pour embrasser l’islamisme. » C’était dans le troisième siècle de l’hégire.
« D’abord les Sanhâdja se rangèrent parmi les clients de la famille d’’Ali-ben-Abî-Tâleb, gendre de Mohammed, mais leur conversion fut suivie de retours fréquents au paganisme.
« Ce fut un missionnaire de Sédjelmâssa, envoyé par Aggâg, de la tribu de Lemta, » — probablement celui dont les nobles des Ahaggâr prétendent descendre, — « qui les ramena dans la bonne voie en leur enseignant la vraie religion.
« Au IVe siècle de l’hégire, un des plus illustres de leurs rois, Tinezwa, étendait sa domination sur une région longue de deux mois de marche et large d’autant. Vingt rois nègres reconnaissaient son autorité, mais, sous ses fils, l’unité de la nation sanhâdjienne se brisa, et chaque tribu, chaque fraction de tribu eut un roi. »
Dans le milieu du VIIIe siècle de l’hégire, à l’époque où Ebn-Khaldoûn écrivait son Histoire des Berbères, « les Sanhâdjiens porteurs du voile, soumis à l’autorité du roi des Noirs (Mâlek-es-Soûdân), lui payaient l’impôt et fournissaient des contingents à ses armées. »
Ce roi des Noirs doit être le sultan de Gôgo qui détruisit la ville d’Es-Soûk et détermina la migration d’une partie des habitants de cette ville dans le pays d’Azdjer et du Ahaggâr.
A cette époque, dit encore Ebn-Khaldoûn, « les Lemta se trouvaient en face des Arabes Riâh, au Sud de la province de Constantine, » tribu dont nous retrouvons aujourd’hui une grande fraction aux environs de Sôkna dans le Fezzân, « et les Târga se tenaient vis-à-vis des Soleïm, tribu arabe de l’Ifrikïa, c’est-à-dire de la Tunisie. »
Depuis cette époque, les Târga paraissent avoir absorbé les Lemta, ce qui explique comment la tribu des Ilemtîn, descendant des Lemta, occupe un rang secondaire dans la société târguie.
Par la Note moderne de Brahîm-Ould-Sîdi, nous connaissons approximativement l’origine de chaque fraction noble des Azdjer et des Ahaggâr.
Par le Livre de Ben-’Abd-en-Noûr-el-Hamîri, nous savons à quelles tribus d’origine berbère il faut rattacher les musulmans voilés au Sud de Ghadâmès.
Par l’Histoire des Berbères d’Ebn-Khaldoûn, nous savons que les Târga (Touâreg des Arabes modernes) sont d’origine sanhâdjienne ; que, primitivement, les Sanhâdja étaient répandus sur le littoral méditerranéen, du désert de Barka au Maghreb-el-Aqsa ; qu’avant l’époque islamique les fractions sanhâdjiennes, auxquelles appartenaient les Târga, habitaient le désert ; qu’après y avoir fondé un grand royaume embrassant la partie centrale et occidentale du Sahara, ils se sont dispersés ; enfin que, vers le VIIIe siècle de l’hégire, les Târga, chassés par un roi nègre, sont venus chercher un refuge au Sud de l’Algérie, de la Tunisie et de la Tripolitaine, c’est-à-dire dans le pays que les Touâreg occupent aujourd’hui.
Par les études récentes de M. le docteur Barth, par les renseignements recueillis en Algérie et au Sénégal, par mon exploration personnelle, il est démontré que les Târga, simple fraction d’une grande nation au VIIIe siècle de l’hégire (XIIIe de J.-C.), sont devenus aujourd’hui, par l’absorption des tribus consanguines des Sanhâdja, le peuple le plus considérable du Sahara central.
Cela étant, pouvons-nous rattacher les Touâreg modernes aux peuples autochthones de l’époque grecque et romaine ?
Rien n’est plus facile.
Rappelons-nous d’abord que les hommes auxquels les Arabes ont donné le nom de Touâreg, les délaissés, les abandonnés, n’acceptent d’autres noms patronymiques que ceux d’Imôhagh, d’Imôcharh, d’Imâjirhen, et que leur langue s’appelle temâhaq et temâcheq ; ensuite interrogeons les auteurs, tant modernes qu’anciens, dont les écrits ont pour objet l’étude des peuples de l’Afrique septentrionale.
Les modernes nous apprennent que les Berbères du Maroc donnent à leur langue le nom de tamâzigh ou tamâzirht et à leur race celui d’Amâzigh (pl. Imâzighen), qui signifierait libre.
Les généalogistes du moyen âge, consultés par Ebn-Khaldoûn, pour la rédaction de son Histoire des Berbères, assignent : les uns Mâzigh, fils de Canaan, fils de Cham ; les autres Tâmzigh, fille de Medjdel, ceux-ci pour mère, ceux-là pour père, sinon à la totalité, du moins à une grande partie des Berbères.
Du temps de Jean Léon, en 1556, le seul nom général donné par les Berbères à leur race et à leur langue était celui d’Amâzigh.
Or, Hérodote appelait Libye l’Afrique septentrionale et Libyens les peuples qui l’habitaient, mais il distinguait parmi eux les sédentaires des nomades, les agriculteurs des pasteurs. Deux noms indigènes correspondent à cette distinction : les Mazyes et les Auses.
Sous la plume des écrivains grecs et latins, le nom de Mazyes se transforme en celui de Maziques, qui est identique à ceux de Mâzigh, d’Amâzigh, d’Imôhagh, d’Imôcharh et d’Imâjirhen.
Un nom qui se transmet à travers tant de siècles, presque sans altération, est bien celui qu’un peuple a le droit de porter et de revendiquer.
Laissons donc de côté, comme nom de race, celui de Berbères, qui ne s’applique qu’à une fraction de cette race, les Berâber du Maroc ; laissons de côté, comme nom de peuple, celui de Touâreg, que repoussent ceux auxquels on le donne, et appelons du nom général d’Imâzighen ou d’Imôhagh toutes les peuplades de race berbère et du nom de temâhaq ou temâcheq la langue qu’elles parlent.
Conservons à toutes les peuplades de cette race et à leurs différents dialectes les noms particuliers sous lesquels ils sont connus, et alors nous pourrons comprendre les indigènes, et ils pourront nous comprendre.
Maintenant, si on me demande à quelle souche primitive je rattache les Imôhagh descendants des Imâzighen du moyen âge, des Mâzigh des généalogistes et des Mazyes ou Maziques de l’antiquité, je dirai que désormais l’étude de la langue temâhaq, comparée aux autres langues africaines et asiatiques, peut seule jeter quelque lumière dans la question.
En vue de fournir mon faible contingent à ces recherches, j’ai recueilli, avec le soin le plus scrupuleux, toutes les inscriptions, tant anciennes que nouvelles, en caractères tefînagh, que j’ai trouvées sur les rochers, et j’ai réuni, en un vocabulaire, environ 1,500 mots de la langue temâhaq, surtout de ceux dont j’ai pu contrôler la véritable signification, et j’ose espérer que ce travail ne sera pas sans quelque utilité pour établir la filiation anté-historique des Touâreg modernes.
D’un autre côté, M. le docteur Barth, qui a longtemps vécu parmi les Touâreg du Sud, a recueilli un riche vocabulaire du dialecte temâcheq, dialecte aussi étudié par M. le chef de bataillon Hanoteau[113].
Avec ces éléments modernes, comparés avec les éléments anciens de l’inscription bilingue de Thugga, dont la partie gauche reproduit la presque totalité de l’alphabet temâhaq ou temâcheq, il est impossible qu’on n’arrive pas prochainement à rattacher les Imôhagh et leur langue à l’une des souches primitives de l’antiquité.
[109]Les chorfâ de Kerzâz existent encore à Tabalbâlet, entre le Touât et le Tafîlelt. Ils y possèdent une zâouiya qui jouit de la plus grande réputation.
Ceux qui y entrent ignorants, malades, affamés, nus, attristés, en sortent instruits, guéris, rassasiés, habillés, consolés. Du moins, c’est ce qu’en disent les indigènes.
[110]Les chorfâ d’Ouazzân habitent une ville du Maroc, entre Fez et Tanger. Ils sont les chefs de la grande confrérie des Mouley-Tayyeb, et, à ce titre, ils consacrent l’investiture des empereurs du Maroc à chaque changement de règne.
[111]L’Adrâr dont il est ici question est un groupe d’oasis plus rapprochées des rives de l’Océan Atlantique, dont Chinguît est la capitale.
[112]Les Chorfâ du Tafîlelt (Maroc) sont aussi remarquables par leur taille élevée.
[113]Essai de grammaire de la langue temâchek’, par M. A. Hanoteau, chef de bataillon du génie. (Paris, Imprimerie impériale, 1860.)
M. Hanoteau écrit temâchek’ par un k suivi d’un accent ; j’ai préféré représenter la même lettre de l’écriture tefînagh par un q. Voilà la raison des différences de transcription, l’orthographe du mot restant la même.
CHAPITRE II.
DIVISIONS ET CONSTITUTION SOCIALE.
Les Touâreg du Nord se divisent en deux grandes sections : les Azdjer à l’Est, les Ahaggâr à l’Ouest.
Les Ahaggâr, je l’ai déjà dit, sont les Hoggâr des Arabes et des Européens.
Chacune des deux sections se subdivise en tribus.
Les unes sont nobles et prennent le titre de ihaggâren ; les autres sont serves et placées dans la dépendance absolue des nobles ; on les appelle imrhâd. Quelques-unes ne sont ni nobles ni serves, mais rayonnent dans le cercle d’action d’une tribu noble à laquelle elles payent impôt ; d’autres, enfin, sont des tribus de marabouts remplissant le rôle de modérateurs, de conciliateurs et d’instructeurs, rôle important au milieu d’une société qui n’est soumise à aucune forme de gouvernement régulier, mais qui, grâce à une certaine force de cohésion, traverse la série des siècles, sans subir de modifications sérieuses, malgré ses nombreuses pérégrinations, ses guerres intestines et les luttes qu’elle a dû soutenir pour conserver son indépendance.
Dans la section des Azdjer, les tribus nobles sont :
Les Imanân,
Les Orâghen,
Les Imanghasâten,
Les Kêl-Izhabân,
Les Imettrilâlen,
Les Ihadhanâren.
Les tribus de marabouts sont :
Les Ifôghas,
Les Ihêhaouen.
Les tribus mixtes sont :
Les Ilemtîn,
Les Kêl-Tîn-Alkoum.
J’indiquerai les noms des tribus serves au chapitre suivant en faisant l’historique des tribus nobles auxquelles elles appartiennent.
Dans la section des Ahaggâr, il n’y a que des nobles et des serfs. On pourrait considérer comme tribus mixtes celles qui habitent les villages du Touât, mais elles ne sont plus considérées par les Touâreg comme faisant partie de leurs confédérations.
Primitivement, les Ahaggâr ne constituaient qu’une seule tribu, celle des Kêl-Ahamellen, divisée en un grand nombre de fractions : mais l’accroissement de la population, l’obligation de se disperser sur d’immenses espaces pour assurer la subsistance des troupeaux, probablement aussi la rivalité de familles à familles, ont amené les fractions de la tribu mère à se constituer en tribus indépendantes, et aujourd’hui, au lieu d’une seule tribu, on en compte quatorze, savoir :
Les Tédjéhé-Mellen,
Les Tédjéhé-n-oû-Sîdi,
Les Ennîtra,
Les Tâïtoq,
Les Tédjéhé-n-Eggali,
| Les Inembâ, | ⎰ ⎱ |
Kêl-Émoghrî, |
| Kêl-Tahât, |
Les Kêl-Rhelâ,
Les Irhechchoûmen,
Les Tédjéhé-n-Esakkal,
Les Kêl-Ahamellen,
Les Ikadéen,
Les Ibôguelân,
Les Ikerremôïn.
Comme pour les Azdjer, je ferai connaître, au chapitre suivant, les tribus serves de la dépendance de chaque tribu noble.
De la division des tribus je passe à quelques considérations générales sur chacun des organes constitutifs de cette société.
Du Pouvoir souverain. — Amanôkal et Amghâr.
Il y a environ deux siècles, une famille, réunissant à la noblesse de race la noblesse religieuse des chorfâ, celle des Imanân, dominait au dessus des Azdjer et des Ahaggâr, nobles, marabouts et serfs, et son chef, sous le titre d’amanôkal[114], nom berbère synonyme de sultan, représentait le roi d’une monarchie féodale.
Par suite d’une révolution, les Imanân, vaincus par leurs sujets, avec le concours d’un élément étranger, les Ioûrâghen, sont, depuis, réduits à l’état de simple tribu noble, et les deux groupes des Azdjer et des Ahaggâr, constitués en confédérations aristocratiques, reconnaissent l’autorité supérieure de cheïkh héréditaires, sous le nom d’amghâr, synonyme de cheïkh.
Malgré sa déchéance, l’héritier du titre d’amanôkal continue à le porter, et on le lui accorde par déférence pour sa qualité de chérîf, mais ce titre est purement nominal. Aujourd’hui, les deux amghâr exercent dans chacune des deux confédérations les pouvoirs autrefois dévolus à l’unique souverain.
Ces pouvoirs, on le comprend, ne sont définis par aucune charte, et ils varient, dans les limites de la loi musulmane, suivant l’autorité ou le crédit personnel dont jouit l’amghâr.
Des Nobles.
Les nobles, ihaggâren, sont seuls en possession des droits politiques dans la confédération et seuls ils exercent le pouvoir dans la tribu.
Tous, dès qu’ils ont atteint leur grande majorité, sont appelés à faire partie des mia’âd, ou assemblées, dans lesquelles se discutent les intérêts communs.
Un seul, dans la tribu, par une sorte de droit d’aînesse spécial, gouverne et administre, avec ou sans le concours des autres membres de sa famille.
L’occupation ordinaire des nobles est de faire la police du territoire de la tribu, d’assurer la sécurité des routes, de protéger les caravanes de leurs clients, de veiller sur l’ennemi, de le combattre au besoin, et, au cas d’une guerre qui appelle tout le monde sous les armes, nobles et serfs, de prendre le commandement des serfs.
Tout travail manuel est considéré par les nobles comme indigne de leurs seigneuries ; ils seraient même disposés, en leur qualité de gentilshommes, à n’apprendre ni à lire ni à écrire, si l’obligation de suppléer par la correspondance aux relations orales, que l’espace à parcourir rend souvent impossibles, n’imposait au plus grand nombre, nobles ou serfs, hommes ou femmes, la nécessité de la lecture et de l’écriture.
D’ailleurs, la vie des nobles est loin d’être inactive, car, pour remplir les devoirs qui leur incombent, ils sont toujours par voies et par chemins, par monts et par vaux. L’espace que chacun d’eux parcourt dans une année dépasse tout ce que l’imagination la plus féconde peut supposer. Chez les Touâreg, une femme franchit à mehari 100 kilomètres pour aller à une soirée, et un homme sera quelquefois dans la nécessité de voyager vingt jours pour aller à un marché. L’immensité du désert dévore la vie des nobles.
Des Marabouts.
Les marabouts, inislimîn, sont des nobles qui ont abdiqué tout rôle politique dans la gestion des affaires des confédérations pour conquérir une plus grande autorité religieuse, autorité nécessaire dans une société où la justice n’est représentée par aucun pouvoir et où la loi de la force est souvent la seule invoquée, où enfin l’instruction publique, civile ou religieuse, serait délaissée sans leur puissante intervention.
Les marabouts, chez les Touâreg, sont donc à la fois ministres de la religion, ministres de la justice et ministres de l’instruction publique.
Prêtres, ils veillent au maintien de l’orthodoxie musulmane et prêchent la vertu et la morale par l’exemple de leur vie autant que par leurs paroles, car, chez les nomades, il n’y a ni mosquées ni lieux de réunion pour la prédication.
Juges, ils interviennent, comme amiables compositeurs, dans toutes les querelles d’individu à individu, de tribu à tribu, de confédération à confédération, de Touâreg à étrangers. Souvent ils sont assez heureux pour faire entendre le langage de la saine raison, mais ils n’ont d’autre pouvoir que celui d’hommes à l’estime desquels on tient généralement.
Professeurs, ils enseignent, suivant le degré de leur instruction, tout ce qu’ils savent eux-mêmes : la lecture, l’écriture, le Coran, aux enfants ; l’histoire, le droit, la théologie, l’astronomie, le calcul, à ceux qui se constituent leurs disciples, telâmîd, et, par ces disciples, marabouts comme eux de naissance, ils font pénétrer l’enseignement dans toutes les classes de la société.
A la différence des marabouts arabes, qui attendent leurs clients à domicile, les marabouts des Touâreg, pour peu qu’ils veuillent exercer de l’influence sur leurs contribules[115], sont obligés, comme des missionnaires, de se rendre partout où leur intervention est nécessaire. Un marabout, le Cheïkh-’Othmân entre autres, est souvent forcé d’être, pendant des mois, des années entières, absent de sa zâouiya.
Ne l’a-t-on pas vu venir en France chercher à établir de bons rapports entre nous et les peuplades dont il est le chef religieux !
Dans une société comme celle des Touâreg, sans l’intervention des marabouts dans tous les actes de la vie privée et publique, le désordre et l’anarchie n’auraient plus de limites. Des hommes qui remplissent la mission si difficile de maintenir dans les bornes du devoir un élément aussi mobile et aussi passionné méritent, au plus haut degré, la considération de toutes les personnes de cœur de toutes les religions et de toutes les civilisations. Aussi le gouvernement français doit-il être félicité d’avoir accueilli le Cheïkh-’Othmân et ses deux disciples, avec la distinction dont il les a entourés pendant leur voyage en France, et je ne doute pas que la bienveillance dont ces marabouts ont été l’objet ne produise les meilleurs effets chez les Touâreg.
Une leçon du Cheïkh-’Othmân à ses disciples, à sa sortie des Tuileries, mérite d’être consignée ici :
« Chacune des religions révélées, leur dit-il, peut élever la prétention d’être la meilleure : ainsi, nous, musulmans, nous pouvons soutenir que le Coran est le complément de l’Évangile et de la Bible, mais nous ne pouvons contester que Dieu ait réservé pour les chrétiens toutes les qualités physiques et morales avec lesquelles on fait les grands peuples et les grands gouvernements. »
Cette remarque, dans la bouche d’un marabout musulman, révèle une haute philosophie en même temps qu’une instruction solide : car les fanatiques n’admettent, pour les chrétiens, de supériorité que par l’intervention du diable, et seulement pour égarer les musulmans.
Des Tribus mixtes.
Je donne ce nom, à défaut d’autre, à des tribus qui ne sont ni nobles, ni serves, mais qui achètent cependant la liberté en payant un impôt aux nobles.
Cet impôt est celui de la gharâma, qui existait autrefois en Algérie sous la domination des Turcs.
Cette classe correspond à celle des ra’aya de l’Orient.
Des Serfs.
J’ai longtemps hésité à traduire le mot amrhîd, pl. imrhâd, par le mot français serf, par la raison que les Touâreg, à défaut d’un mot spécial, traduisent le mot temâhaq amrhîd par celui de ra’aya en arabe, lequel correspond au mot sujet de notre langue : mais l’hésitation a cessé à partir du moment où j’ai su que les tribus mixtes représentaient les vrais ra’aya et que la religion musulmane défendait aux marabouts d’avoir des imrhâd.
Le ra’aya des Arabes et des Turcs est un sujet, plus ou moins corvéable, plus ou moins contribuable, mais ce n’est qu’un ra’aya politique, tandis que l’amrhîd est un ra’aya social, c’est-à-dire un serf dans la pire acception du mot, serf duquel on peut exiger non-seulement des corvées et des contributions, mais encore l’abandon absolu de tout ce qu’il possède.
En droit, l’amrhîd plaidant devant un qâdhi contre son maître ne lui doit rien, parce que la loi musulmane, qui admet l’esclavage, repousse l’inféodation de l’homme à l’homme : mais, en fait, chez les Touâreg, l’amrhîd doit tout, parce que, dans ce pays, l’autorité du sabre remplace souvent celle de la loi.
Cependant, avec le droit de la force, comme avec tous les autres droits, il y a des accommodements.
Dans la pratique ordinaire, le droit du maître restant absolu sur les biens du serf, le maître aime que le serf soit riche en argent, en troupeaux, en esclaves, en mobilier, et il lui laisse toute liberté pour arriver à la fortune, parce qu’il sait devoir trouver là, en cas de besoin, des ressources qui ne lui seront pas refusées, mais dont il n’usera qu’avec discrétion pour ne pas décourager le serf, pour ne pas tuer la poule aux œufs d’or.
Le noble, je l’ai déjà dit, ne se livre à aucun travail manuel ; sa grande occupation est d’assurer la sécurité des routes au profit du commerce.
A l’époque des récoltes, il se rapproche des oasis habitées par les commerçants dont il protége les intérêts ; là, ses clients lui font une part sur les produits de leurs jardins, et il vit temporairement de cette dîme.
A l’époque où les caravanes marchent, il campe sur les routes et il se nourrit des dhîfa que lui offrent les voyageurs.
Entre temps, il vient s’installer chez ses serfs, et ceux-ci l’alimentent.
Pour ces derniers, exclusivement occupés de pourvoir à leurs propres besoins, et d’ailleurs beaucoup plus nombreux que les nobles, la charge est lourde, sans doute, car le pays est pauvre, mais elle n’excède pas leurs forces.
Parfois, quand le noble a perdu ses chameaux, soit par excès de fatigue, soit par manque de nourriture, il se remontera chez ses serfs, et ces derniers trouveront cet impôt presque légitime : car, si les nobles usent des chameaux pour assurer la sécurité du pays, les serfs n’ont guère d’autre besogne sérieuse que d’en élever, et, pour cela, l’espace leur est abandonné en pacage, et ils savent toujours choisir, pour y conduire leurs troupeaux, les vallées les plus plantureuses.
Les redevances ordinaires des imrhâd envers leurs maîtres consistent à leur donner annuellement un chameau, une botta ou pot de beurre, à leur réserver le lait de dix brebis ou chèvres et à garder leurs troupeaux. De cette fonction spéciale leur est venu le surnom de kêl-oûlli, gens de bétail.
Il faut bien que les nobles n’abusent pas trop de leurs serfs, car il en est quelque-uns plus riches que leurs maîtres. De ce nombre est un nommé El-Hâdj-Mohammed, de la tribu des Iworworen, serf de l’émîr Ikhenoûkhen, dont la fortune est égale à celle de son maître, incontestablement le plus riche des Touâreg du Nord. Ce Hâdj-Mohammed, qui doit sa position à son intelligence, est très-considéré, et il n’est pas rare de voir Ikhenoûkhen prendre ses conseils.
Le serf se transmet par héritage ou donation, mais ne se vend pas, condition qui le distingue de l’esclave.
Quelle est l’origine de l’asservissement des imrhâd ?
Plusieurs réponses sont faites à cette question.
Chaque noble possède, suivant sa fortune, un nombre plus ou moins considérable d’esclaves noirs qui souvent, à la mort de leurs propriétaires, sont affranchis. C’est une œuvre pie chez les musulmans. Dans la société târguie, l’esclave affranchi ne peut trouver à louer ses bras pour vivre ; fatalement il est amené à transformer son affranchissement en servage, car souvent son retour dans sa patrie est impossible. Ainsi se recrutent journellement les tribus d’imrhâd noirs désignés sous le nom d’ikelân.
Les imrhâd blancs sont de même origine que les autres Touâreg et proviennent de tribus congénères asservies par la force des armes, ou qui ont réclamé le protectorat des nobles.
Quelques-uns attribuent le servage à la position exceptionnelle de la femme chez les Touâreg. Les extrêmes se touchent, et souvent, comme dit le proverbe, le mieux est l’ennemi du bien.
Chez les Berbères sahariens, la femme dispose de la plus grande partie de la richesse. Or, il s’est trouvé, dans les temps anciens, dit la tradition, des femmes non mariées possédant de nombreux troupeaux, et qui, dans l’impossibilité de les défendre par elles-mêmes contre le vol et le pillage, ont réclamé le protectorat de familles princières et ont consenti à leur payer tribut. Plus tard, ces femmes se sont mariées et leurs enfants ont constitué le noyau des premières tribus serves.
Mais ce ne peut être qu’une des origines nombreuses du servage.
Dans l’Histoire des Berbères d’Ebn-Khaldoûn, l’exemple de l’asservissement des vaincus ou de leur réduction en servage est souvent mentionné. Si le servage ne s’est pas maintenu comme fait plus général dans l’Afrique septentrionale, c’est qu’il a été aboli, comme chez les marabouts Touâreg, au nom de la morale islamique.
Mais les Touâreg ne sont pas les seuls à avoir des serfs : les Oulâd-Bâ-Hammou, Arabes nomades du Touât, ont aussi des imrhâd, les uns Arabes, les autres Berbères. Il est vrai de dire que les Oulâd-Bâ-Hammou, comme les Touâreg, appartiennent à une confédération indépendante de tout gouvernement régulier.
Au Nord du Sénégal aussi, plusieurs tribus arabes ou berbères tiennent sous leur dépendance d’autres tribus dont l’état social me paraît correspondre à celui des imrhâd chez les Touâreg.
D’après les hommes les plus éclairés dont j’ai pris l’avis, le servage, pour quelques tribus imrhâd des Imanân, daterait du règne du dernier amanôkal, Gôma, qui tuait impitoyablement ceux qui résistaient à ses volontés, et qui, pour ses méfaits, fut tué lui-même par Bîska, l’un des principaux chefs des Azdjer.
Déjà, à cette époque, la réduction des faibles en servage paraissait un fait tellement monstrueux, tellement contraire à la morale du Coran, qu’un homme de haute lignée n’a pas craint de se dévouer pour débarrasser son pays d’un tel monstre.
Quant aux autres imrhâd, leur asservissement est antérieur à la conversion des Touâreg à l’islamisme, ou doit dater de la dispersion des Kêl-es-Soûk par le roi de Gôgo.
On comprend qu’alors des familles faibles, étrangères au métier des armes, et voulant échapper à la mort ou à l’esclavage qui les attendait en tombant au pouvoir du roi noir et païen, aient acheté la protection des nobles en se constituant leurs serfs.
D’ailleurs, font remarquer les nobles, la plupart des imrhâd ont eu pour mères des esclaves noires ; s’ils fussent restés dans la condition que leur créait le ventre de leurs mères, d’après la coutume târguie, ils auraient dû être esclaves. En devenant serfs, ils ont conquis la liberté personnelle et ont pu épouser des femmes blanches, ce qui est à la fois un grand avantage et un grand honneur pour eux.
L’enfant, chez les Touâreg, suit le sang de sa mère ;
Le fils d’un père esclave ou serf et d’une femme noble est noble ;
Le fils d’un père noble et d’une femme serve est serf ;
Le fils d’un noble et d’une esclave est esclave.
« C’est le ventre qui teint l’enfant, » disent-ils dans leur langage primitif.
Et, ajoutent-ils, « l’amrhîd, quels que soient son intelligence, son instruction, son courage, sa force, sa richesse, ne peut s’affranchir du servage.
« Il ne peut ni se racheter, ni fuir, car son maître a sur lui un droit imprescriptible. »
Cependant, quand il y a mélange successif et prolongé de sang noble avec le sang serf dans la même famille, on admet que l’amrhîd puisse devenir un demi-noble. On en cite quelques rares exemples.
En général, les imrhâd sont aussi fiers d’être Touâreg que les nobles, et, pour défendre l’honneur de leur nom, ils font merveille quand ils sont appelés au combat, surtout quand ils se battent contre les Arabes, ces grands mangeurs, qu’ils accuseraient volontiers d’affamer la terre, tant ils envient même leurs plus modestes repas.
On a écrit que les imrhâd, par mesure de prudence, n’étaient pas armés, et que jamais ils n’étaient appelés à combattre, dans la crainte qu’ils n’apprissent à tourner leurs armes contre leurs maîtres.
C’est le contraire qui est presque la vérité, car tous les imrhâd ont le sabre, la lance, le poignard, le bouclier, et quelques-uns même des fusils achetés, quand les nobles n’ont que des fusils donnés.
Dans toutes les guerres, les imrhâd sont les premiers en avant, et ils se croiraient déshonorés si on ne les appelait à défendre la cause de leurs maîtres.
Souvent ils entreprennent des rhezî pour leur compte ou avec le concours des nobles, et, dans ces expéditions périlleuses, ils se montrent audacieux comme des hommes qui ont à racheter leur infériorité sociale par une supériorité dans la profession qui a ennobli leurs maîtres.
Quand des contestations s’élèvent entre des tribus imrhâd, elles les vident les armes à la main.
M. le commandant Hanoteau, dans son Essai de grammaire temâchek’, raconte longuement une querelle entre les Isaqqamâren et les Kêl-Ouhât, deux tribus serves du Ahaggâr.
La tradition n’a transmis la mémoire d’aucun fait ressemblant à une coalition des serfs contre leurs maîtres, quoiqu’il y ait parfois des actes de rébellion d’individus assistés des membres actifs de leurs familles. Mais le respect du maître est si grand que, par l’intervention des autres imrhâd, tout rentre bientôt dans l’ordre.
On cite le cas d’un amrhîd, maltraité par son maître, qui alla se plaindre à Tripoli. Il y a longtemps de cela. Le sultan de cette ville, croyant à une révolte des serfs qui lui permettrait d’avoir raison des nobles Touâreg, envoya contre eux une armée, laquelle arriva jusqu’à Djânet. On lui permit de mettre à mort le coupable, et l’armée rentra à Tripoli. Les descendants du noble et de l’amrhîd, acteurs dans ce petit drame, existent encore aujourd’hui et vivent dans de bons rapports.
Des Esclaves.
Presque tous les Touâreg nobles et riches ont des esclaves nègres du Soûdân amenés par les caravanes, et aujourd’hui vendus à vil prix dans le pays. Quelques serfs en possèdent aussi.
Les nègres servent de domestiques, gardent les troupeaux, font des convois ; les négresses, quand elles sont des concubines, accompagnent leurs maîtres dans leurs longs voyages ; autrement, elles remplissent le rôle de servantes dans les ménages et permettent aux dames de bonne famille de vaquer à leurs plaisirs avec une liberté que ne connaissent pas les femmes arabes.
L’esclavage, chez les Touâreg comme chez tous les peuples musulmans, est très-doux et n’a rien de commun avec le travail forcé des colonies. Dans la famille musulmane, l’esclave est traité par ses maîtres avec les plus grands égards, et il n’est pas rare de voir l’esclave se considérer comme un des enfants de la maison.
De la Femme.
S’il est un point par lequel la société târguie diffère de la société arabe, c’est par le contraste de la position élevée qu’y occupe la femme comparée à l’état d’infériorité de la femme arabe.
Chez les Touâreg, la femme est l’égale de l’homme, si même, par certains côtés, elle n’est dans une condition meilleure.
Jeune fille, elle reçoit de l’éducation.
Jeune femme, elle dispose de sa main, et l’autorité paternelle n’intervient que pour prévenir des mésalliances.
Dans la communauté conjugale, elle gère sa fortune personnelle sans être jamais forcée de contribuer aux dépenses du ménage, si elle n’y consent pas : aussi arrive-t-il que, par le cumul des produits, la plus grande partie de la fortune est entre les mains des femmes. A Rhât, la presque totalité de la propriété foncière leur appartient. Nous l’avons déjà vu.
Dans la famille, la femme s’occupe exclusivement des enfants, dirige leur éducation.
Les enfants sont bien plus à elle qu’à son mari, puisque c’est son sang et non celui de l’époux qui leur confère le rang à prendre dans la société, dans la tribu, dans la famille.
En dehors de la famille, quand la femme s’est acquise, par la rectitude de son jugement, par l’influence qu’elle exerce sur l’opinion, une sorte de réputation, on l’admet volontiers, quoique exceptionnellement, à prendre part aux conseils de la tribu. Libre de ses actes, elle va où elle veut, sans avoir à rendre compte de sa conduite, pourvu que ses devoirs d’épouse et de mère de famille ne soient pas négligés.
Son autorité est telle que, bien que la loi musulmane permette la polygamie, elle a pu imposer à l’homme l’obligation de rester monogame, et cette obligation est respectée sans aucune exception.
Pour que la femme târguie ait pu se placer ainsi au-dessus de la loi, de la religion et des passions, il lui a fallu plus que la puissance attractive du sexe féminin sur le sexe masculin.
Cette puissance, quelle qu’elle soit, elle l’a exercée, et les résultats attestent son heureuse influence, car, dans le même milieu, quelle différence entre la famille arabe polygame et la famille târguie monogame !
Dans cette dernière, malgré de grands éléments de dissolution, la monogamie a retenu autour du foyer domestique de très-beaux restes de ces vertus qui ont fait jadis la gloire de la race berbère. Dans la famille arabe, au contraire, du moins dans certaines tribus du Sahara, malgré de meilleures conditions matérielles d’existence, la polygamie a fait descendre assez bas le niveau de la morale publique pour que le père, avant de marier sa fille, puisse exiger d’elle le remboursement, prélevé sur son corps, de ce qu’elle a coûté à sa famille, et pour que la fille, déshonorée selon nous, rachetée suivant les idées locales, soit d’autant plus recherchée en mariage, qu’elle aura eu plus de succès dans le commerce de ses attraits. La conséquence de ces prémices est que la femme arabe, tombée dans la décrépitude à l’âge où la femme monogame brille de tout son éclat, descend au rang des bêtes de somme pour servir son père, son mari, ses enfants, voire même la femme qui l’a remplacée dans les faveurs de l’époux et qui partagera bientôt avec elle le fardeau de la domesticité.
Que d’enseignements découlent de ces constatations !
Dans la société târguie, le rôle du marabout et celui de la femme semblent plutôt procéder de la civilisation chrétienne que des institutions musulmanes. Faut-il voir dans ces deux exceptions un reste d’une tradition ancienne ? Rappelons-nous que les Touâreg portent ce nom pour avoir longtemps repoussé et renié l’islamisme. Parmi eux il y a eu lutte et lutte prolongée entre une foi antérieure et la religion nouvelle. Mais, quelles que soient les causes de la résistance des Touâreg à l’islamisme, il est hors de doute que leur société exceptionnelle, au milieu de tant d’éléments de destruction, s’est maintenue, telle que nous la retrouvons, par la femme et par le marabout.
La civilisation française, dont nous sommes fiers à si juste titre, n’est-elle pas aussi l’œuvre de la femme chrétienne et des évêques éclairés du moyen âge ?
[114]Mot à mot : ama possesseur, n du, akal pays.
[115]Contribule, de la même tribu. Ce mot a pour les tribus la même valeur que le mot concitoyen pour les habitants de la même ville.
CHAPITRE III.
HISTORIQUE DES TRIBUS.
Le but de ce chapitre est de faire connaître l’importance relative de chaque tribu, ses chefs, sa force, ses ressources, ses principaux lieux de campement, en un mot, le rôle qu’elle joue dans chaque confédération.
On ne s’attend pas, sans doute, à ce que je donne ici la monographie des diverses tribus ; pareille tâche ne pourrait être remplie, même par l’amghâr de chaque confédération, tant l’espace occupé par les Touâreg du Nord est considérable, tant il existe de divisions dans les différentes confédérations, tant le caractère particulier de chaque tribu diffère, tant il est difficile, enfin, de suivre, dans leurs pérégrinations, des tribus qui se mêlent à tout instant ou se dispersent de manière à ne jamais se rencontrer. Puis, chacun des groupes se divise en plusieurs partis, et les renseignements qu’on obtient de chaque parti rival sont souvent contradictoires. Démêler l’erreur de la vérité dépasse les forces d’un étranger auquel on ne confie pas tous les secrets de la vie intérieure des tribus.
Ainsi, quel chiffre donner à la population, quand jamais aucun recensement n’a été fait ? Quelle richesse lui attribuer, quand aucun impôt n’est prélevé ? Quel territoire assigner à chaque tribu, quand chaque saison, chaque querelle amène des déplacements ; quand, surtout, après les pluies qui ont fécondé un territoire, toutes les tribus s’y rendent avec leur bétail, et se mélangent entre elles comme leurs troupeaux ?
Sous la réserve de ces difficultés à surmonter, j’entre en matière, avec la conviction cependant d’apporter quelques lumières dans des questions jusque-là fort obscures.
§ Ier. — Confédération des Azdjer.
Dans l’ordre hiérarchique des confédérations des Touâreg, celle des Azdjer me paraît occuper le premier rang, non par sa force numérique, car elle est une des plus faibles ; non par sa richesse, car elle est une des plus pauvres, mais par le degré de civilisation qu’elle a atteint, par l’ordre qui y règne, par la réputation dont elle jouit au dehors, par l’influence légitime qu’elle exerce sur les autres confédérations, par la part qu’elle prend au commerce du Sahara avec l’Afrique centrale, enfin, par le caractère éclairé, conciliateur et ferme en même temps des hommes qui la dirigent.
C’est par le pays des Azdjer et avec le concours de leurs chefs que les Européens ont pu, jusqu’à ce jour, pénétrer dans l’Afrique centrale et l’explorer ; c’est dans le pays des Azdjer que les routes commerciales sont les plus sûres et les plus suivies ; c’est sous le protectorat des Azdjer que Ghadâmès, comme entrepôt, Rhât, comme marché, ont pu atteindre le degré de prospérité que leur envient les autres villes commerciales du Sahara ; enfin, c’est par les Azdjer seuls que l’Europe, les États du Nord de l’Afrique, communiquent avec les autres Touâreg et une partie des peuplades nègres de l’Afrique centrale.
Cette puissance morale est le résultat, du moins dans ces deux derniers siècles, de la prépondérance politique des Orâghen dans la confédération, et aussi de l’influence religieuse des marabouts Ifôghas sur tout ce qui les environne. Le voisinage des populations sédentaires de Mourzouk, de Rhât, de Ghadâmès, de cette dernière ville, surtout, l’un des plus anciens foyers de civilisation dans le Sahara, a contribué puissamment à préparer la facilité des relations, qui est le caractère dominant des Azdjer.
Dans cette confédération, il y a lieu aussi à signaler une tendance à la stabilisation : ainsi les Touâreg Fezzaniens sont tous sédentaires, vivant de la vie des Oasiens, dans des villages entourés de forêts de dattiers ; les habitants de Rhât sont d’anciens nomades, de même ceux d’El-Barkat et de Djânet, petites villes situées au Sud de Rhât ; à Ghadâmès, les Touâreg ont, extra muros, un faubourg qui leur appartient. La seule zâouiya bâtie dans l’immensité des parcours des Touâreg, celle de Timâssanîn, est sur le territoire des Azdjer, et il ne faudrait pas faire beaucoup d’efforts pour décider le Cheïkh-’Othmân à donner plus d’importance à ses constructions.
Parmi les nomades mêmes, on remarque que leurs tribus tendent à se renfermer dans des limites définies de territoire, ce qui n’a pas lieu, au même degré, dans les autres confédérations, car déjà les imrhâd des Azdjer semblent rechercher des résidences fixes qui leur permettent de donner plus de développement à la culture.
Le maintien de la paix, l’appui moral que le gouvernement de l’Algérie donne aux principaux chefs des Azdjer, l’introduction de quelques appareils de sondage artésien, contribueront puissamment à développer, dans les limites du possible, ces tendances à la stabilisation.
Tribu des Imanân.
Imanân signifie sultans. En effet, jadis la famille des Imanân tenait sous son autorité souveraine tous les Touâreg du Nord.
Rhât était le lieu ordinaire de la résidence du sultan, et la tribu des Imanghasâten formait la garde et la force armée de cette famille.
Il y a deux cents ans environ régnait l’amanôkal Gôma. Ses prédécesseurs avaient désolé le pays par des guerres intestines et ruiné le commerce de Rhât par des avanies faites aux caravanes qui fréquentaient son marché.
Gôma, plus injuste que ses devanciers, voulut, à leur imitation, anéantir ou réduire en servage ceux de ses sujets qui n’acceptaient pas son despotisme sans protestation.
De ce nombre, entre autres, était un petit essaim des Orâghen[116], venant du Niger et depuis peu arrivé dans le pays.
En leur qualité d’étrangers, ces Orâghen étaient principalement l’objet des persécutions de Gôma, mais ils étaient braves et pouvaient, au besoin, compter sur l’appui de leurs contribules, voisins de Timbouktou. Ils ne se laissèrent pas entamer.
Cependant la mesure de l’iniquité fut bientôt à son comble et la mort de Gôma résolue par ses malheureux sujets.
Bîska, l’un des nobles des Azdjer outragés par le roi, le tua, aux applaudissements de ses victimes.
Sur ces entrefaites arriva un chef des Ioûrâghen du Niger, du nom de Mohammed-eg-Tînekerbâs, homme de guerre, juste et estimé, qui venait à Rhât demander réparation de dommages causés à ses frères, devenus Azdjer, et à d’autres Ioûrâghen du Sud, appelés sur le marché du Rhât pour affaires de commerce.
Dieu aidant, il acheva de renverser la dynastie des Imanân, fort compromise par l’assassinat de Gôma et généralement détestée de tous les Touâreg.
Cette révolution sera racontée, ci-après, dans ses détails légendaires.
De cette époque date la séparation des Ahaggâr et des Azdjer en deux confédérations indépendantes.
Cependant les Imanân continuèrent à donner à leur doyen d’âge le vain titre d’amanôkal.
Les successeurs de Gôma furent :
Mahâoua, réputé un géant[117],
Ouân-Alla,
Hamma,
Jebboûr,
Mohammed-eg-Jebboûr, l’amanôkal actuel.
Chez les Imanân, pour hériter du titre d’amanôkal, il faut être issu de père et de mère originaires de la tribu.
Les Imanân ont la prétention d’être chérîfs : mais quelle est la famille africaine un peu puissante et un peu ancienne qui ne revendique pas l’honneur de descendre du Prophète ?
La Note de Brahîm-Ould-Sîdi sur l’origine des Touâreg, analysée au chapitre Ier de ce livre, leur accorde cette descendance ; tous les Touâreg sont unanimes pour la leur reconnaître, et c’est à cette considération que les anciens sujets des Imanân leur portent encore quelque respect. Je ne leur contesterai donc pas le seul mérite qui leur reste.
Aujourd’hui il n’y a plus que cinq hommes Imanân, mais beaucoup de femmes.
Ennemis naturels d’Ikhenoûkhen, coupable, à leurs yeux, d’avoir usurpé un pouvoir qu’ils ont laissé tomber de leurs mains impuissantes, les Imanân sont le centre de toutes les intrigues contre ce grand chef, et conséquemment contre l’influence française. Heureusement, ils ne jouissent pas de grand crédit dans le pays, quoiqu’ils aient encore conservé le tambour, tobol, symbole de leur ancienne royauté.
Rois fainéants, les cinq représentants de cette race déchue mènent la vie sédentaire des Arabes, comme s’ils n’étaient pas Touâreg, habitant tantôt à Rhât, où ils négocient avec El-Hâdj-el-Amîn la cession du pays aux Turcs, tantôt à Djânet, où ils se trouvent au milieu de leurs serfs.
Comme moyens d’existence, les Imanân ont les redevances de leurs serfs et les coutumes de leurs clients étrangers.
Leurs serfs sont :
Les Ibattanâten,
Les Ikourkoumen,
Les Ikendemân,
Les Kêl-el-Mîhân,
Les Kêl-Ahérêr.
A l’exception des Kêl-Ahérêr qui habitent d’une manière fixe le village d’Ahérêr, à la tête de l’Ouâdi-Tikhâmmalt, les autres serfs des Imanân cultivent et parcourent, partie dans le Tasîli, chez les Azdjer, partie chez les Kêl-Ahamellen, dans le Mouydîr.
Leurs ikelân, serfs noirs, sont également répandus sur les territoires des deux grandes sections des Touâreg du Nord, mais surtout dans le Ahaggâr, témoignage de leur ancienne autorité sur les Ihaggâren aussi bien que sur les Azdjer.
Les Imanân ont encore en commun avec les Orâghen les tribus serves suivantes :
Izedjazâten,
Kêl-Djânet,
Kêl-Farhî,
Kêl-Tamelrhik,
Kêl-Tazoûlt.
Djânet est un village important, au pied du versant Sud du Tasîli, sur l’Ouâdi-Titsîn, affluent du Tâfassâset, à 125 kilomètres Sud-Ouest de Rhât. Des sources y arrosent quelques cultures et des plantations de dattiers.
Farhî, Tamelrhik et Tazoûlt sont des points de résidences fixes d’imrhâd, où ils ont des zerâïb ou chaumières. Je ne connais pas la position exacte de ces campements.
En leur qualité de rois déchus, les Imanân n’ont pas le droit d’entraîner leurs serfs à la guerre, mais, si les nobles des autres tribus les appellent sous les armes, ces derniers doivent obéir, même malgré l’opposition de leurs maîtres.
La galanterie târguie a conservé aux femmes des Imanân le titre de timanôkalîn, femmes royales, à cause de leur beauté et de leur supériorité dans l’art musical. Souvent elles donnent des soirées où les hommes viennent de très-loin et parés comme des mâles d’autruche, delîm. Dans ces soirées, les femmes chantent en s’accompagnant du tambour (tobol) et d’une sorte de violon (rebâza).
Le sang des Imanân, par leurs femmes, est très-répandu chez les Touâreg ; on les recherche volontiers en mariage, en raison du titre de chérîf qu’elles confèrent à leurs enfants.
Tribu des Orâghen.
Elle s’appelait autrefois Ioûrâghen.
D’après la tradition, cette tribu est originaire des environs de Sôkna. Avant de se fixer là où nous la trouvons aujourd’hui, elle habita successivement le Fezzân, le pays de Rhât et l’Ahâouagh, territoire situé sur la rive gauche du Niger, à l’Est de Timbouktou.
A cette dernière station, la tribu se divisa : une fraction, celle dont il est ici question, revint aux environs de Rhât ; l’autre, la plus nombreuse, resta dans l’Ahâouagh, où elle compte, dit-on, 1,200 combattants réputés pour leur valeur guerrière.
Autour de Rhât, les Orâghen eurent à conquérir l’autorité dont ils jouissent aujourd’hui.
Voici comment la légende raconte les hauts faits auxquels ils doivent la suprématie dans le pays :
« Il y a deux cents ans environ, vivait Mohammed-eg-Tînekerbâs, grand seigneur des Ioûrâghen.
« Son père était originaire de l’Ahâouagh et sa mère était née dans le pays des Azdjer.
« Eg-Tînekerbâs eut l’idée de venir visiter le pays maternel, et comme un noble Amôhagh ne voyage jamais seul, il emmena avec lui des compagnons.
« En passant à Djânet, petit village appartenant aux Imanân, Eg-Tînekerbâs y trouva une pauvre femme en pleurs, à laquelle les sultans venaient de prendre son maigre dîner, et, dans ses lamentations, elle invoquait le nom de Mohammed-eg-Tînekerbâs, comme étant le seul assez vaillant pour venger tous les affronts subis par les Azdjer.
« Étonné que son nom fût connu si loin de sa patrie, Eg-Tînekerbâs s’approcha de la femme, lui demanda la cause de son chagrin. Celle-ci lui raconta en détail tous les malheurs de ses frères maternels. Eg-Tînekerbâs la consola.
« Les plaintes de la bonne femme rappelèrent à la mémoire du voyageur quelques avanies dont les Ioûrâghen, ses contribules, avaient été l’objet de la part des Imanân, sur le marché de Rhât qu’ils fréquentaient, et des plaintes récentes adressées à la tribu métropole par une petite colonie d’Orâghen établie depuis peu chez les Azdjer.
« Tel était alors le despotisme des Imanân, qu’un nommé Bîska venait de tuer le sultan Gôma, et cet événement n’était pas étranger aux motifs qui avaient déterminé Eg-Tînekerbâs à venir dans le pays de sa mère.
« En ce temps-là, Kôtika était le chef des Imanghasâten. Jeune, il avait joui d’une grande réputation de bravoure et était très-considéré. Alors il était vieux et aveugle.
« Pour lui permettre d’aller faire ses ablutions, une corde avait été tendue entre sa maison de Rhât et son jardin, voisin de la ville, où il y avait un puits appelé Tânout-Imanân.
« L’aveugle, guidé par la corde, se rendait à son jardin, lorsque les Ioûrâghen, qui de Rhât allaient au village de Fêouet, le virent, et, sans autre motif que celui de chercher une querelle aux Imanghasâten, amis et complices des Imanân, le jetèrent dans le puits.
« Une chienne, qui était dans le jardin, se mit à aboyer. Un des Ioûrâghen la perça d’une lance, mais elle ne fut pas tuée sur le coup et se sauva dans Rhât, emportant, accrochée dans son ventre, l’arme qui l’avait blessée, pièce de conviction qui devait révéler aux Imanghasâten les noms des auteurs du crime commis.
« La ville fut bientôt en émoi, et chacun de dire : « Yoûdjer âdjen Orâghen tenerhîn en teydit — ce sont les Orâghen armés qui ont tué la chienne. » On ignorait encore la mort de Kôtika.
« Le lendemain, un homme très-redouté parmi les Imanghasâten, et qui se nommait Edôkân, sortit de la ville et trouva la trace des meurtriers de la chienne. Il la suivit jusqu’au village de Fêouet.
« Les Ioûrâghen, venus des environs de Timbouktou, faisaient route pour rentrer chez eux.
« Edôkân, qui avait reconnu les voyageurs, avertit ses frères les Imanghasâten et les Imanân, qui se mirent à leur poursuite.
« Une rencontre eut lieu. Eg-Tînekerbâs tua de sa main Edôkân, au pied de l’arbre, azhel, encore appelé aujourd’hui Azhel-n-Edôkân. C’est un Acacia Arabica situé près de Fêouet.
« La mort d’Edôkân jeta la terreur parmi les Imanghasâten ; ils prirent la fuite. Quant aux Imanân, ils furent battus à plate coutur »
La défaite des forces réunies des Imanân et des Imanghasâten par une poignée d’hommes est due à ce que les Ioûrâghen, comme tous les Touâreg du Sud, avaient quelques chevaux et des dromadaires de race supérieure à ceux de leurs ennemis.
Et puis, sans aucun doute aussi, les Orâghen d’Azdjer n’avaient pas ignoré la visite d’Eg-Tînekerbâs et ses projets de vengeance, et, en bons frères, ils étaient là, embusqués dans quelque petit ravin, pour lui prêter appui en cas de besoin.
La légende n’entre pas dans ces détails, mais ils sont faciles à deviner.
L’effroi causé dans le pays par une pareille victoire fut si grand que le vide ne tarda pas à se faire.
Les Imanân, parents et alliés des souverains d’Agadez, allèrent se placer sous leur protection.
Les Imanghasâten se réfugièrent chez les Arabes Megâr-ha, leurs cousins, dont j’ai déjà fait connaître la station autour de l’Ouâdi-ech-Chiati. (Voir page 276.)
Les Ihadhanâren se sauvèrent dans le pays d’Aïr, chez les Kêl-Fadây.
D’autres Touâreg se rendirent au Fezzân, où ils habitent encore aujourd’hui.
Les Kêl-Tîn-Alkoum, dont le berceau est voisin d’El-Barkat, les y avaient précédés, fuyant les injustices des Imanân : aussi ont-ils été les premiers et sont restés les plus fidèles alliés des Orâghen.
Seuls, les habitants de Rhât, fixés au sol par le lien de la propriété et ennemis des Imanân, restèrent dans le pays ; ils s’empressèrent de faire leur soumission à Eg-Tînekerbâs.
Ce chef, pour utiliser sa victoire et se mettre à l’abri des retours offensifs, fit venir près de lui les membres de sa famille restés sur le Niger, et quand son pouvoir fut bien assis, il autorisa les fugitifs à rentrer dans leurs anciens campements.
C’est ainsi que les Orâghen conquérirent le premier rang chez les Azdjer, en réduisant les Imanân au rôle de rois sans sujets, en subalternisant les Imanghasâten et en s’emparant des campements qui commandent les positions de Rhât et de Ghadâmès, les deux clefs de voûte de la contrée. Ils complètent aujourd’hui leur mission en cherchant de nouvelles destinées pour leur patrie adoptive.
Je l’ai déjà dit, il y a deux cents ans environ que cette révolution eut lieu.
La reconnaissance a conservé les noms des successeurs de Mohammed-eg-Tînekerbâs ; ce sont :
Alghoûd,
Sîd-el-Hâdj-Saddîq,
Ilbak,
Mohammed-eg-Amîdi,
Integga,
Eg-es-Saghâda, père de la mère d’Ikhenoûkhen,
Akkeya,
Et-Tafrîs,
Mohammed-Châffao,
Mohammed-eg-Khatîta, chef actuel des Orâghen.
A la mort de Châffao, il y a environ quarante ans, Ikhenoûkhen, fils de la sœur aînée de Châffao, devait, d’après la coutume des Touâreg, hériter du titre d’amghâr, mais il renonça à ce droit en faveur de son cousin, Mohammed-eg-Khatîta, époux de sa sœur, ne voulant pas se soumettre à l’obligation de rester sédentaire comme il convient à un amghâr des Azdjer.
Eg-Khatîta est donc le chef couvert de l’investiture, mais El-Hâdj-Mohammed-Ikhenoûkhen a la puissance de fait, comme il l’avait par droit de naissance.
Ikhenoûkhen est fils d’’Osmân,
Petit-fils de Dembalou,
Arrière-petit-fils de Koûsa, qui quitta les rives du Niger avec Eg-Tînekerbâs pour conquérir le pays d’Azdjer.
Ikhenoûkhen a pour frères Edegoum et ’Omar-el-Hâdj ; la seule de ses sœurs actuellement existante est Zahra, mariée à Mohammed-Eg-Khatîta.
Ses fils sont : Es-Senoûsi, ’Omar-el-Hâdj, Mohammed.
Il a pour filles : Fadhimâta, mariée à Sîdi-Mohammed-El-Bakkây ; Toûraout et Khadîdjet, encore demoiselles.
Le fils de sa sœur, héritier de sa puissance, en vertu du droit berbère local, est Ouitîti.
Les fils d’’Osmân ont été chantés par un poëte indigène, et les vers consacrés à leur louange ont été cités à titre d’exemple par M. le commandant Hanoteau, dans sa Grammaire temâchek’. J’en extrais les passages suivants qui reproduisent fidèlement l’opinion des Orâghen et de leurs alliés sur Ikhenoûkhen et sa famille :
« Les fils d’’Osmân[118] sont des hommes forts et braves, qui ne se souillent pas du sang de leurs parents et ne mesurent pas le grain à leurs hôtes, à petite mesure ou par poignée.
« Si un homme vient les chercher, ils lui font tâter du combat.
« Leurs chamelles de race ne viennent ni d’Adher, ni d’Aïr, ni de chez les Arabes, qui paient l’impôt !!! et si l’une d’elles s’égare, ne croyez pas que ce soit pour s’enfuir et retourner dans son pays.
« Leurs chameaux de charge ont le pied aussi large qu’un tambour, et les fardeaux qu’ils portent sont comme des sommets de montagnes.
« Ils ont des juments, avec une belle crinière, dont les reins sont larges comme des dalles : nuit et jour elles sont sellées.
« Dieu a réuni dans leurs méharis les qualités nécessaires pour la course et la marche du voyage.
« Ce n’est pas d’aujourd’hui que les fils d’’Osmân brillent de cet éclat ; tout l’Ahaggâr et l’Azdjer le savent. »
D’après ses contribules, Ikhenoûkhen est arrivé au degré de puissance qu’il a atteint parce qu’il est de tous les Touâreg celui qui manie le plus habilement le glaive et le bouclier. Ainsi doivent raisonner des hommes pour lesquels la force matérielle est tout. Quant à moi, qui, pendant près de sept mois, ai vécu avec Ikhenoûkhen, l’observant attentivement, je suis convaincu que les qualités de son cœur et de son esprit, la générosité et la droiture de son caractère, ont autant contribué à son élévation que son habileté à manier les armes. Ikhenoûkhen a aujourd’hui soixante-seize ans, mais il supporte encore les fatigues de la vie nomade comme le plus jeune de ses fils. Tout, dans ses allures, dans sa voix, dans sa manière de commander, révèle l’homme d’une civilisation encore barbare, mais, au milieu des défauts inhérents à sa race, on ne tarde pas à reconnaître en lui une grande solidité de principes, un dévouement sans bornes à ce qu’il croit son devoir, et un respect inaltérable pour la foi jurée.
Après l’émîr Ikhenoûkhen et l’amghâr, Mohammed-eg-Khatîta, les principaux chefs des Orâghen sont : Djebboûr, Kelâla et Elegoui, également Orâghen, mais d’une autre souche.
En effet, on distingue les Orâghen en grands, Oui-Idjdjeroûtenîn, et en petits, Oui-Djezzoûlenîn.
Les fils d’’Osmân sont les grands ; les autres chefs appartiennent à la fraction des petits.
Les tribus serves des Orâghen sont :
Les Idjerâdjrîwen avec les Kêl-Tândjet,
Les Kêl-Tôberen avec les Oui-Ihaggârhenîn,
Les Iworworen avec les Kêl-Abâda,
Les Ifilâlen,
Les Kêl-Intoûnên,
Les Kêl-Arâs,
Les Kêl-Aharhar,
Les Kêl-Errekhmet,
Les Kêl-Djahîl,
Les Kêl-Fadhnoûn,
Les Kêl-Medak,
Les Imekkerasen,
Les Chêt-Ihemma,
Les Kêl-Kelouaz.
A cette liste il faut ajouter les tribus serves qui appartiennent en commun aux Imanân et aux Orâghen, savoir :
Les Izedjazâten,
Les Kêl-Djânet,
Les Kêl-Farhî,
Les Kêl-Tamelrhik,
Les Kêl-Tazoûlt.
Les nobles Orâghen parcourent les vallées des Igharghâren, de Tikhâmmalt, le pays de Mîherô et les environs de Djânet.
Leurs serfs habitent le Tasîli.
Parmi les chefs Orâghen, celui qui a le plus de serfs est Kelâla, quoiqu’il n’appartienne pas à la famille la plus puissante.
Ikhenoûkhen abandonne aux autres membres de sa famille les redevances des serfs, remplaçant, par le droit général qu’il s’est attribué sur les Azdjer et sur les voyageurs, le droit personnel que sa naissance lui donnait sur les serfs.
J’ai cherché, par tous les moyens possibles, à me rendre compte de la force et de la richesse des Touâreg, et je dois avouer n’être pas arrivé à un résultat très-satisfaisant.
Cependant je suis à peu près certain des chiffres suivants :
Ikhenoûkhen, avec tous les nobles de sa famille, les Oui-Idjdjeroûtenîn, et leurs serfs, peut avoir à sa disposition une force de 100 combattants à dromadaire.
Les chefs des Oui-Djezzoûlenîn, ayant ensemble une force à peu près égale, la tribu en son entier, et la plus puissante des Azdjer, aurait environ 200 guerriers.
Pour des Européens, 200 hommes armés sont un bien faible contingent. Pour le désert, c’est beaucoup, car il est peu de puits qui puissent abreuver rapidement 200 chameaux, et, entre une étape de puits et une autre, il y a quelquefois 200 et 300 kilomètres d’intervalle.
La force des Orâghen est donc en harmonie avec les difficultés militaires du pays.
Ikhenoûkhen est l’un des plus riches des Azdjer, si même il n’est le plus riche, et sa richesse consiste principalement en chameaux. Il en a une soixantaine environ, sans compter les chamelles.
Après Ikhenoûkhen, le plus puissant personnage est l’amghâr. Pendant que j’étais là, il eut une mission de pacification à aller remplir à une certaine distance. Eh bien ! un étranger au pays dut lui prêter un chameau de selle, le seul que l’amghâr possédait devant être affecté à porter ses provisions.
Voilà un exemple de la force et de la richesse des Touâreg.
Ils sont tellement pauvres, les malheureux, que souvent, quand ils ont des courses à faire, ils doivent, pour avoir des montures, arracher avec la main les fœtus du ventre de leurs chamelles, mutilation qu’ils ne pratiqueraient pas, s’ils avaient des montures de rechange.
Et cependant, telle est la valeur des Touâreg, que deux grandes tribus tunisiennes du Nefzâoua : les Ghorîb et les Merâzig, payent tribut, la gharâma, les premiers à Ikhenoûkhen, les seconds au Cheïkh-’Othmân, pour n’avoir pas à redouter leurs attaques.
Tribu des Imanghasâten.
Les Touâreg tiennent pour un fait de notoriété publique que les Imanghasâten descendent des Arabes Megâr-ha, qui habitent aujourd’hui l’Ouâdi-ech-Chiati, dans le pachalik du Fezzân.
Brahîm-Ould-Sîdi, dans sa Note sur les origines, d’accord avec l’opinion générale, les dit issus des Arabes de l’Est.
Eux-mêmes avouent leurs liens de parenté avec ces Arabes et se réfugient sur leur territoire, comme on l’a vu, dans les mauvais jours.
Comment des Arabes ont-ils pu devenir Touâreg ?
La réponse à cette question est bien simple. Les Imanghasâten constituaient le makhzen, ou force armée, des Imanân, et, pour ces fonctions, les anciens sultans ont préféré des étrangers, et les étrangers ont accepté cette position en raison des avantages attachés à la qualité de défenseurs du pouvoir.
Comme noblesse, comme puissance et comme importance numérique, les Imanghasâten contre-balancent la suprématie des Orâghen.
Eg-ech-Chîkh est leur chef. C’est un homme âgé, de haute stature et très-influent.
Dans toutes les affaires où l’esprit de parti est en jeu, les Imanghasâten sont de l’opinion des Imanân contre les Orâghen, mais à part les questions qui réveillent d’anciennes rivalités, leurs chefs se mettent facilement d’accord avec ceux des Orâghen.
L’un des chefs des Imanghasâten, du nom de Hatîta, aujourd’hui décédé, a accompagné le docteur Oudney et le capitaine Clapperton dans leur voyage de Mourzouk à Rhât, et de plus il a protégé la mission dont M. le docteur Barth faisait partie. Par ces précédents, les Imanghasâten se considèrent les alliés des Anglais, de même que les Orâghen et les Ifôghas, pour m’avoir protégé ainsi que M. Isma’yl-Boû-Derba, sont désignés par tous comme les amis des Français[119]. Il est probable que, si la route de Rhât était ouverte au commerce européen, ces tribus prétendraient au droit respectif de prélever l’impôt de protection sur les voyageurs de ces deux nationalités. Cependant M. le docteur Barth constate, dans son grand ouvrage, que le chef de la mission anglaise, pour avoir pris au sérieux le titre d’amanôkal du doyen des Imanân et réclamé l’appui de son parti dont les Imanghasâten sont les principaux soutiens, n’a pas trouvé chez les Touâreg les facilités d’exploration qu’ils eussent eus, s’ils avaient demandé le protectorat des nobles Orâghen.
Les Imanghasâten se divisent en trois fractions :
Les Tédjéhé-n-Abbâr,
Les Inannakâten,
Les Tédjéhé-n-Bedden.
Leurs serfs sont :
Les Isesmodân,
Les Ikêlezhzhân,
Les Kêl-Touan.
De plus ils ont encore, comme les Imanân et les Orâghen, une partie des Kêl-Tamelrhik.
Les nobles habitent alternativement la vallée de Tikhâmmalt et le Fezzân.
Les serfs ont pour campement les vallées du Tasîli, dans le pays d’Azdjer, et l’Ouâdi-el-Gharbi dans le Fezzân.
Pendant mon séjour chez les Touâreg, quelques Imanghasâten avaient pris dans un rhezî vingt chameaux aux Oulâd-Bâ-Hammou d’In-Sâlah. Ces derniers vinrent les réclamer. Ikhenoûkhen, Sîdi-Mohammed, l’amghâr, le marabout Si-’Othmân et Eg-ech-Chîkh, chef des détenteurs des chameaux, intervinrent pour faire restituer cette prise, mais tous leurs efforts furent impuissants.
La résistance des capteurs était fondée sur ce que le propriétaire des chameaux volés avait autrefois tué l’oncle de l’un d’eux, et qu’à ce crime il avait ajouté l’immense injustice de payer ses coutumes, non à l’aîné des neveux, selon l’usage târgui, mais à son frère cadet. Le détenteur des chameaux pardonnait bien l’assassinat de son oncle, crime un peu oublié, mais il ne voulait pas entendre raison sur la violation des règles relatives aux coutumes.
Ikhenoûkhen se fâcha, renonça à maintenir l’ordre et la paix dans le pays, et menaça d’abandonner les Azdjer à leur mauvais génie.
Le marabout Si-’Othmân jura que, si je n’étais pas là, et s’il n’avait pris l’engagement d’être à ma disposition, il serait déjà parti pour ne jamais revenir chez les Azdjer.
Eg-ech-Chîkh était résolu à se séparer de pillards incorrigibles, et à les abandonner à la vengeance de leurs ennemis.
Tous les grands des Imanghasâten témoignèrent de leur désir de rendre les chameaux à tout prix.
Un mia’âd fut tenu. Nobles Orâghen et nobles Imanghasâten y assistèrent. Il dura toute la journée, sans solution.
Les Oulâd-Bâ-Hammou offrirent de racheter leurs chameaux à un prix double de leur valeur ; leur proposition fut repoussée.
Ikhenoûkhen passa la nuit en conciliabule, parlant de manière à être entendu de tout le camp.
Au point du jour, furieux de voir son autorité méconnue, il sella son dromadaire et partit pour Rhât.
Effrayés du départ de leur émîr, les Imanghasâten se décidèrent enfin à rendre aux Oulâd-Bâ-Hammou deux chameaux et un chamillon (hâchi).
Ainsi se termina cette grande querelle, dont j’ai reproduit toutes les péripéties afin de permettre de mieux apprécier ce qu’est la vie au désert.
Tribu des Kêl-Izhabân.
Satellite des Orâghen, cette tribu n’a pas d’importance. Ses serfs sont les Ikelzen.
Nobles et serfs vivent sur les mêmes territoires que les Orâghen.
Tribu des Imettrilâlen.
Cette tribu est un composé de petits groupes, ayant pour ainsi dire renoncé à la vie politique des Touâreg et vivant entre Rhât et Mourzouk dans le Fezzân, à la manière des Fezzaniens, c’est-à-dire plus adonnés à l’agriculture et à l’horticulture qu’à l’art pastoral.
Quoique habitant un territoire nominalement rattaché au pachalik du Fezzân, les Imettrilâlen, comme les autres Touâreg de la même contrée, ne relèvent pas du gouvernement turc.
Dans des vues politiques que je n’ai pas à apprécier ici, les Turcs tolèrent cette situation pour n’avoir pas à lutter contre les Touâreg.
Tribu des Ihadhanâren.
Cette tribu est à la fois la plus turbulente et la plus nomade des Azdjer. Heureusement elle est peu forte, très-pauvre, mais son audace supplée au nombre de ses guerriers.
Tantôt les Ihadhanâren campent dans la plaine d’Admar sur le territoire des Azdjer ; tantôt ils vivent avec les Kêl-Ahamellen, chez les Ahaggâr, suivant que leur conduite leur a valu l’amitié ou l’inimitié des uns ou des autres.
Dans toutes les guerres entre les Azdjer et les Ahaggâr, ils ont toujours trahi les premiers au profit des seconds.
En 1860, dix hommes de cette tribu sont allés dans l’Azaouad, près de Timbouktou, à 1,200 kilomètres de Djânet, d’où ils étaient partis, pour opérer une rhezî sur les serviteurs de la zâouiya des marabouts El-Bakkây. Leur entreprise réussit : trois cents chameaux, disent les victimes, deux cents, disent les capteurs, sont devenus leur proie.
C’est cet acte de piraterie qui avait amené le marabout Sîdi-Mohammed-El-Bakkây chez les Azdjer pendant mon voyage.
D’abord il s’était rendu personnellement chez les Ihadhanâren, espérant que sa qualité de marabout et de bonnes paroles les engageraient à une restitution.
A l’acte coupable qu’ils avaient déjà commis les Ihadhanâren joignirent l’insulte en offrant au marabout, pour dhîfa, la viande d’une de ses chamelles. Cette dhîfa, ou repas de l’hospitalité, fut refusée, la viande d’un animal volé ne pouvant pas être halâl, c’est-à-dire permise, suivant la loi musulmane. Tout ce que put obtenir le marabout fut la restitution de sept chameaux.
Mécontent de l’insuccès de sa démarche pacifique, Sîdi-Mohammed-el-Bakkây vint demander justice à l’amghâr des Azdjer.
Celui-ci, accompagné d’autres nobles, se rendit chez les Ihadhanâren, pour convoquer un mia’âd et obtenir une solution amiable à cette affaire. Les délégués furent aussi repoussés.
Un recours aux armes étant devenu nécessaire, Sîdi-Mohammed, l’amghâr, envoya l’ordre à tous ses sujets, Ikhenoûkhen compris, de se rendre à Rhât, pour de là aller reprendre aux Ihadhanâren le butin capturé.
Mais, pendant que les Azdjer se préparaient à entrer en campagne, les Ihadhanâren se dispersaient dans le Sahara, emmenant avec eux tout leur butin.
Cette circonstance m’a permis de connaître exactement la force des Ihadhanâren, qui est de quarante hommes pouvant entrer en ligne de combat.
Sîdi-Mohammed-el-Bakkây, quoique marabout, quoique appuyé par tous les chefs des Azdjer, dut, comme les Oulâd-Bâ-Hammou du Touât, renoncer à obtenir justice.
Les Ihadhanâren n’ont pas de serfs. Avant le rhezî dont il est ici question, ils n’avaient que très-peu de chameaux et peu ou pas de troupeaux de chèvres ou de moutons.
Nobles, sans serfs, sans coutumes, ne pouvant travailler pour vivre, leurs titres de noblesse le leur défendant, ils devaient naturellement demander au vol et au pillage les moyens d’existence qu’ils n’avaient pas autrement. En tout pays, la faim chasse le loup hors du bois. Puisse la richesse qu’ils viennent d’acquérir si illicitement les rendre meilleurs !
La tribu des Ihadhanâren comprend trois fractions :
Les Oui-Sattafenîn,
Les Oui-Temoûlat,
Les Dergou.
Quoique la qualification adjective de Sattafenîn, noirs, soit appliquée à l’une de ces fractions, tous les Ihadhanâren sont blancs. Cette épithète doit se rapporter à la couleur du voile qu’ils portent.
Tribu des Ifôghas.
Les Ifôghas comprennent trois fractions :
Les N-Ouqqirân,
Les N-Iguedhâdh,
Les N-et-Tobol.
Les deux premières sont des marabouts, de descendance de chorfâ ; la dernière se compose de gentilshommes, jadis au service des rois Imanân, près desquels ils remplissaient le rôle d’officiers du palais et de tambours, en battant la marche sur le passage de leurs maîtres : d’où leur est venu le surnom d’Et-Tobol, Ifôghas du tambour.
Les trois fractions sont originaires de la ville d’Es-Soûk, dernière station de la plupart des tribus Touâreg, avant leur installation dans les lieux qu’elles occupent aujourd’hui.
Les Touâreg contestent aux Ifôghas le titre de nobles ou Ihaggâren, tout en leur reconnaissant celui de marabouts. Cependant, quand un Fâghîs (singulier d’Ifôghas) des fractions de N-Ouqqirân ou de N-Iguedhâdh se présentait devant les anciens sultans, ceux-ci se levaient et allaient eux-mêmes dresser le tapis et la natte sur lesquels le visiteur était invité à s’asseoir. Cet honneur exceptionnel n’était jamais rendu aux ihaggâren, quels que fussent leur rang et leur puissance. Le sultan restait assis à leur entrée et les laissait s’installer où ils voulaient.
Les N-Ouqqirân sont répandus :
Chez les Azdjer, dans le Tasîli, à Mîherô et dans le Bas-Igharghar ;
Chez les Ahaggâr, dans le Haut-Igharghar ;
Au Touât, dans les oasis méridionales de cette confédération ;
En Algérie même, dans la région des dunes, au Sud d’Ouarglâ et de l’Ouâd-Rîgh.
La zâouiya de Timâssanîn, établissement secondaire de la confrérie des Tedjâdjna, dont Si-’Othmân est le moqaddem, est le centre de réunion de toutes les familles de la fraction.
Rapprochés des Arabes Cha’anba, les N-Ouqqirân ont été souvent exposés à leurs coups, avant l’incorporation de ces tribus dans le cercle d’action de l’administration française et leur soumission à un régime gouvernemental.
Si-’Othmân raconte que sa zâouiya, malgré le caractère religieux qui la protége, a été pillée par les Cha’anba, en l’absence de ses défenseurs, et que sa mère, tombée au pouvoir des profanateurs d’un lieu sacré, a subi de leur part les plus mauvais traitements.
Les marabouts N-Ouqqirân, et particulièrement ceux qui habitent la zâouiya de Timâssanîn, ont donc beaucoup gagné à la soumission des Cha’anba à notre domination. Depuis cette époque, ils peuvent s’adonner plus librement au commerce.
La route si fréquentée de Ghadâmès à In-Sâlah est placée sous leur protectorat et leurs chefs y perçoivent les droits de protection en usage dans le pays.
Toutes les matières précieuses qui sont expédiées sur cette route, notamment l’or en poudre et en lingots, sont confiées exclusivement aux marabouts et aux chameliers de la zâouiya de Timâssanîn.
Chaque caravane allant d’In-Sâlah à Ghadâmès, à destination de l’Europe, compte, m’a-t-on dit, dans sa cargaison, deux, trois, quatre et même quelquefois cinq charges d’or.
La charge étant de 150 kilos, en supposant une moyenne de deux convois par an et de trois charges par convois, In-Sâlah opérerait annuellement, d’après le Cheïkh-’Othmân, sur une moyenne de 900 à 1,000 kilogrammes d’or, qui, au cours actuel de Paris (août 1863), représentent une somme de 3,265,100 francs.
Si-’Othmân fait remarquer que les convois d’or entre In-Sâlah et Ghadâmès sont moins fréquents depuis que M. le gouverneur Faidherbe a donné aux routes du Sénégal une sécurité qu’elles n’avaient jamais connue jusque-là, et il craint que la concurrence de nos possessions sénégaliennes n’achève de priver les routes du Nord de ce riche produit.
Les marabouts N-Ouqqirân vivent en grande partie, soit comme négociants, soit comme convoyeurs, du trafic des routes qui traversent leurs territoires.
C’est par eux que le gouvernement français a pu entrer en relations avec le reste des Touâreg ; c’est encore par eux qu’il maintiendra de bons rapports, car ils se distinguent par leur loyauté, par leur tolérance et par l’exercice professionnel de la conciliation.
Les Ifôghas-n-Iguedhâdh sont ainsi appelés parce que, comme des oiseaux (Iguedhâdh), ils voyagent continuellement, ne se fixant nulle part. Dans leurs courses, ils s’étendent du Tasîli du Nord au Soûdân, campant tantôt au milieu des Touâreg Azdjer, tantôt au milieu des Touâreg d’Aïr, suivant que les pluies ont fait pousser l’herbe nécessaire à la nourriture de leurs troupeaux.
Marabouts ambulants, parcourant des parages tous situés au Sud des points occupés par leurs frères N-Ouqqirân, les N-Iguedhâdh sont un trait d’union entre les Touâreg du Sud et ceux du Nord, comme les N-Ouqqirân sont un lien entre les Azdjer et les Ahaggâr et entre ces deux confédérations et les Algériens.
Les N-Iguedhâdh, protégés contre les dangers de la piraterie par leur caractère religieux, autorisés à user des meilleurs pâturages pour leurs troupeaux, trouvent dans la production pastorale les ressources nécessaires à leur existence.
En pays târgui, les amulettes sont très-recherchées, car tous en sont couverts, et ce sont les marabouts qui les rédigent. Ils ne les vendent pas, moyen d’en tirer un prix plus élevé, car chaque amulette augmente au moins d’une chèvre ou d’un mouton le troupeau de celui qui la délivre.
Les Ifôghas-n-et-Tobol, restés fidèles à leurs anciens maîtres, les Imanân, et à la tradition qui les a pourvus de tambours, continuent à constituer la cour et le corps de musique des sultans déchus. Ils vivent avec ces derniers entre Rhât et Djânet, partageant leurs revenus et aussi leur haine contre les Orâghen et leurs amis. Les revenus sont-ils insuffisants pour subvenir aux besoins de tous, l’exaction y supplée.
Le rôle des Ifôghas-n-et-Tobol se borne donc à faire du bruit.
Quant aux marabouts N-Iguedhâdh et N-Ouqqirân, franchement dévoués aux Orâghen, ils suivent en toutes choses la bannière d’Ikhenoûkhen ; mais il y a lieu d’ajouter que le chef des Azdjer croirait manquer à ses devoirs en ne prenant pas leurs conseils dans toutes les affaires de quelque importance. Ainsi, Ikhenoûkhen est notre ami parce que les Ifôghas lui ont conseillé de rechercher notre alliance.
Les Ifôghas constituent une tribu très-importante, non par leur valeur militaire, car les marabouts ne portent les armes que pour leur défense personnelle, mais par leur caractère religieux, qui les rend arbitres de toutes les contestations, par leur aptitude au commerce, par leur dispersion, qui les met en contact avec les différentes confédérations, sauf celle des Aouélimmiden des environs de Timbouktou, qui reconnaissent les Bakkây pour leurs marabouts.
Le chiffre de la population des trois fractions réunies est, assure-t-on, égal à celui des autres tribus d’Azdjer. Leur dispersion et leur qualité de marabouts font qu’on n’en tient pas compte dans l’évaluation des forces du pays ; autrement, si tous les Ifôghas étaient réunis sous la main d’un chef militaire, ils pourraient, à eux seuls, constituer une confédération égale, en force et en nombre, à celles de leurs voisins de l’Est et de l’Ouest : car, quoique marabouts, quand la nécessité les oblige à armer en guerre, ils se battent bravement. Le Cheïkh-’Othmân est même réputé pour sa valeur militaire à l’égal des premiers guerriers de sa nation.
Les Ifôghas n’ont pas de serfs, par la raison qu’ils sont marabouts et que la religion musulmane ne permet pas le servage ; mais, comme tous les marabouts, ils ont des serviteurs attachés librement à leurs personnes et qui, de père en fils, tiennent à honneur d’être leurs khoddâm. Des esclaves nombreux, sous la direction de ces serviteurs, sont chargés des troupeaux et des travaux domestiques.
Les dames Ifôghas sont renommées pour leur savoir-vivre et leur habileté en toutes choses. Mieux que les femmes des autres clans târguis, elles savent jouer de la rebâza, sorte de violon avec lequel elles accompagnent leurs chants improvisés. Dans l’art musical, elles ne sont surpassées que par les princesses Imanân. Mieux que toutes leurs rivales, elles savent monter à mehari. Huchées dans leurs cages, elles soutiennent la course des plus intrépides cavaliers, — si on peut donner ce nom aux chevaucheurs de dromadaire : — aussi, pour conserver l’habitude de ce genre d’équitation, se réunissent-elles pour faire de petits voyages, allant où bon leur semble, sans être accompagnées d’aucun homme. La liberté dont elles jouissent est grande, et elles ne paraissent pas en abuser.
Si-’Othmân est le chef des trois fractions des Ifôghas. Ce marabout est, avec l’émir Ikhenoûkhen, la plus grande figure des Touâreg du Nord.
Son père, El-Hâdj-el-Bekrî-ben-el-Hâdj-el-Faqqi a vécu cent huit années lunaires, entouré de la vénération publique. On lui doit la construction de plusieurs puits sur les principales routes du pays.
Yamîna, frère d’El-Hâdj-el-Bekrî et oncle d’’Othmân, jouissait d’une réputation de sainteté dans tout le Sahara et du plus grand crédit, même chez les Cha’anba, ennemis nés des Touâreg. Par sa pieuse intervention bien des effusions de sang ont été prévenues.
Héritier de l’auréole de réputation de ses ancêtres, ’Othmân, dès son enfance, s’est fait remarquer par sa perspicacité.
Jeune encore, à l’époque des grandes guerres du premier Empire français, il était à Ghadâmès au milieu d’une réunion d’hommes graves, lorsqu’on apporta la nouvelle d’une reprise d’hostilités entre les chrétiens.
« Tant mieux ! dit un vieux marchand, puissent-ils s’entre-tuer jusqu’au dernier !
« Tant pis ! dit l’imberbe ’Othmân, au grand étonnement de tous, car, si les chrétiens se font la guerre, le commerce en souffrira. »
Le lendemain, une caravane, chargée de produits soudaniens, partait pour Tripoli et devait, en retour, prendre des marchandises d’Europe.
A Tripoli, la caravane ne trouva ni acheteur ni vendeur.
On se souvient encore à Ghadâmès de la prédiction du jeune ’Othmân.
Pourquoi, à cet âge, un jeune târgui se préoccupait-il, instinctivement, des affaires des chrétiens ? La suite de sa vie va nous révéler sa prédestination providentielle.
De 1826 à 1827, arrive à Ghadâmès un chrétien recommandé par le consul général d’Angleterre à Tripoli. C’est le major Alexandre Gordon Laing. Il veut se rendre à In-Sâlah et de là tenter d’arriver à Timbouktou.
Mais In-Sâlah est encore plus inabordable aux chrétiens que Timbouktou. Qui l’y conduira ?
’Othmân.
Seul entre tous ses coreligionnaires, il a assez de crédit pour faire accepter un chrétien dans une ville où nul autre n’a pu pénétrer depuis.
Pendant le voyage, ’Othmân apprend quelques mots d’anglais que sa mémoire avait fidèlement conservés jusqu’en 1862.
A son retour de Timbouktou, le major Laing est assassiné. L’Angleterre et sa famille ont intérêt à retrouver ceux de ses papiers qui n’ont pas été détruits.
Mais qui osera aller, sur la trace d’assassins, s’intéresser aux notes d’une infidèle victime du fanatisme musulman ?
Encore ’Othmân.
Par ses soins, le consul général d’Angleterre à Tripoli recevra religieusement tout ce que des recherches de plusieurs années peuvent reconquérir sur la cupidité de barbares.
Enfin, l’heure est venue où les Touâreg et les Français ont besoin de se connaître.
’Othmân fait d’abord trois voyages en Algérie et, entre chacun de ces trois voyages, il conduit des explorateurs français dans son pays ; enfin, pour couronner ses efforts, tendant à des ouvertures de relations, il vient, en 1862, à Paris, ville où jamais un târgui n’avait mis les pieds et à près de trois mille kilomètres de son pays.
Homme d’une haute intelligence et d’un grand sens pratique, ’Othmân a surtout remarqué en France ce qui contraste avec le désert : le nombre considérable des habitants, l’abondance des eaux, la richesse et la variété de la végétation, la rapidité et la sécurité des communications, enfin la généreuse hospitalité qu’il y a reçue.
Au milieu de toutes les merveilles qui ont captivé son attention, il a choisi, pour les reporter dans son pays, les choses les plus utiles : une collection de médicaments, un choix de livres arabes sur la religion, le droit, l’histoire et la littérature, un assortiment d’outils de professions les plus ordinaires et spécialement des instruments agricoles, des pelles et des pioches pour creuser des puits et des poulies pour en tirer l’eau.
Le Cheïkh-’Othmân n’a pas d’enfants. Son ambition, avant de mourir, après avoir accompli le pèlerinage de la Mekke, est de consacrer sa fortune à poursuivre l’œuvre commencée par son père : doter les routes de son pays de puits utiles aux voyageurs.
En tout lieu, le Cheïkh-’Othmân serait un homme remarquable par son instruction, par la douceur de ses mœurs, par sa bonté et sa franchise ; mais quand on rencontre un tel ensemble de qualités chez un enfant du désert, on ne peut se défendre d’un certain étonnement.
J’aime le Cheïkh-’Othmân, par reconnaissance des services qu’il m’a rendus pendant mon voyage, mais je l’aime surtout parce qu’il sait se faire aimer.
Son nom complet est : ’Othmân-ben-el-Hâdj-el-Bekrî-ben-el-Hâdj-el-Faqqi-ben-Mohammed-Boûya-ben-Si-Mohammed-ben-si-Ahmed-es-Soûki-ben-Mahmoûd.
Tribu des Ihêhaouen.
Les Ihêhaouen sont les marabouts des Touâreg Fezzaniens. Excellentes gens, hospitaliers, communicatifs, ils n’ont d’autres défauts que celui d’être un peu mendiants. En cela ils ressemblent à tous ceux de leur caste qui répudient le sacerdoce du marabout pour exploiter le titre qu’ils portent.
Les Ihêhaouen habitent entre Rhât et Mourzouk dans les oasis, notamment à El-Fogâr où je les ai rencontrés.
Par une particularité caractéristique de la position exceptionnelle de la femme chez les Touâreg, les marabouts Ihêhaouen d’El-Fogâr ont pour chef une cheïkha qui a la réputation d’être fort belle. En son honneur, Ikhenoûkhen, mon compagnon de voyage, revêtit ses plus beaux habits, témoignage d’un très-grand respect.
Les Ihêhaouen sont peu nombreux, mais ils jouissent d’une certaine aisance.
Quoique marabouts, ils ont des serfs, les Isourekkien, qui, comme tous les autres Fezzaniens, se livrent à la petite culture dans les oasis.
Je dois dire que la tribu des Isourekkien n’est pas considérée par tous les Touâreg comme étant serve, mais comme une tribu de serviteurs (khoddâm), des marabouts Ihêhaouen.
Tribu des Kêl-Tîn-Alkoum.
Il y a deux siècles, avant la révolution qui enleva aux Imanân le pouvoir souverain, les Kêl-Tîn-Alkoum habitaient le qaçar Tîn-Alkem, dont on voit encore aujourd’hui les ruines au Sud d’El-Barkat, sur la route de Rhât à Djânet. Après de longues luttes contre des maîtres trop avides, ils prirent le parti d’émigrer au Fezzân où ils habitent des oasis dont ils sont propriétaires et qu’ils cultivent. Ces Touâreg sont donc sédentaires et cultivateurs quand les autres sont nomades et pasteurs.
Les Kêl-Tîn-Alkoum se distinguent encore des autres Azdjer en ce qu’ils ne sont ni nobles ni serfs, mais libres comme on l’est dans les tribus arabes ou dans l’intérieur des villes : cependant ils reconnaissent la souveraineté des nobles Orâghen, leur payent tribut, les traitent en sultans quand ils passent sur leur territoire.
Comme tous les Oasiens, les Kêl-Tîn-Alkoum sont aussi commerçants, entrepreneurs de transports, industriels même. Les plus pauvres vont vendre des légumes, des fruits, du beurre, de la viande, du bois à brûler, à Mourzouk et à Rhât. Les plus riches font pour leur compte le commerce avec le Soûdân. D’autres louent leurs chameaux aux caravanes et les accompagnent. Les explorateurs anglais, qui ont voyagé dans l’intérieur, du moins ceux qui ont choisi le Fezzân pour point de départ de leurs explorations, ont toujours pris des Tîn-Alkoum comme chameliers. D’autres se livrent au tannage des peaux et à la préparation des outres, industrie importante dans un pays où tout voyageur doit emporter avec lui sa provision d’eau.
Par suite de leurs rapports avec de nombreux étrangers, les Tîn-Alkoum sont devenus des hommes presque civilisés. Beaucoup d’entre eux savent lire et écrire ; tous parlent l’arabe en même temps que le temâhaq ; quelques-uns même comprennent le haoussa.
Leurs habitations, construites en branches de palmiers, ressemblent à nos chaumières ordinaires. Assez vastes pour loger une famille, avec tout son mobilier, elles abritent bien contre le froid, le chaud et même la pluie.
Pour arroser leurs cultures, généralement entourées de haies sèches en djerîd ou palmes, ils ont au-dessus des puits un appareil en charpente, dont la hauteur est égale à la profondeur des puits et qui supporte un système de cordages et de poulies, au moyen duquel, par un simple va-et-vient, l’eau est amenée à fleur de terre, d’où elle est conduite dans les cultures. (Voir la planche, page 68.)
Le travail a donné aux Kêl-Tîn-Alkoum une aisance relative ; malheureusement, le pays qu’ils habitent, s’il est productif, n’est pas très-sain : aussi ont-ils toujours beaucoup de malades. Les ophthalmies règnent endémiquement chez eux ; moi-même, j’en ai été atteint en traversant leur territoire.
La tribu des Kêl-Tîn-Alkoum est très-nombreuse ; elle est généralement armée de fusils qui servent plus à la chasse qu’à la guerre.
Bien que Touâreg Azdjer, et sous la dépendance des Orâghen, les Kêl-Tîn-Alkoum, comme les autres Touâreg Fezzaniens, prennent une part très-minime à l’agitation des Touâreg nomades. Leurs intérêts et leur genre de vie sont trop distincts pour que l’assimilation soit complète entre eux.
Tribu des Ilemtîn.
Les Ilemtîn habitent la petite ville d’El-Barkat, à 10 kilomètres de Rhât, et le village de Fêouet, dans la vallée d’Ouarâret.
Leur chef est El-Khabîd.
Ils ont pour serfs la tribu des Ifarqanen, qui réside hors la ville, dans des cases en palmes, au milieu des cultures.
Les Ilemtîn sont des citadins, cultivateurs, commerçants, conséquemment gens paisibles, qui n’auraient de commun avec les Touâreg nomades qu’une même origine, s’ils ne payaient tribut, la gharâma, aux chefs Orâghen.
Assise au milieu d’une belle oasis, El-Barkat est une jolie petite ville, de 200 maisons à plusieurs étages, entourée d’un mur d’enceinte et construite, comme toutes les villes de cette contrée, en briques d’argile cuites au soleil.
Les plantations de dattiers et les cultures de plantes alimentaires, aux produits desquels ils trouvent un débouché certain sur le marché de Rhât, à l’époque de la foire, constituent la principale richesse de la tribu des Ilemtîn et de leurs serfs, les Ifarqanen.
§ II. — Confédération des Ahaggâr.
Dans le classement des quatre confédérations des Touâreg, j’ai donné le premier rang aux Azdjer, mais je suis forcé d’assigner le dernier aux Ahaggâr.
Depuis la révolution, qui a réduit à néant le pouvoir des anciens rois Imanân et permis aux deux groupes des Touâreg du Nord de se gouverner eux-mêmes, la plus grande anarchie règne chez les Ahaggâr.
A l’autorité de l’amghâr, souvent contestée, s’est substitué un gouvernement à quatorze têtes, représenté par les quatorze chefs des tribus nobles, qui, dans toutes les contestations, ont pour habitude de recourir à la force des armes.
La tribu des Kêl-Rhelâ, la plus importante de la confédération, a le droit, comme celle des Orâghen chez les Azdjer, de conférer le titre d’amghâr à son chef héréditaire : mais autant vaut l’homme, autant vaut la chose.
Malheureusement, le chef actuel des Kêl-Rhelâ, par droit de naissance, est Guemâma, le doyen des centenaires du Sahara, depuis longtemps aveugle et depuis longtemps dans l’impuissance de gouverner.
Cependant le besoin d’une autorité supérieure se faisait sentir, non-seulement chez les Ahaggâr, mais encore à In-Sâlah, à Timbouktou, pour la sécurité des routes, et dans les autres confédérations Touâreg, pour les rapports de bon voisinage.
Que faire ? Ouvrir la succession de Guemâma, de son vivant, était contraire à la loi du pays. L’héritier d’aujourd’hui transmet le pouvoir dans une branche de la famille, tandis que l’héritier de demain pourra le transmettre dans une autre, le droit de succéder étant réservé au fils de la sœur. Quand l’oncle est vieux comme Guemâma, les neveux utérins doivent être bien près de la tombe.
Donner à Guemâma un successeur, par droit de naissance, la mort n’ayant pas saisi le vif, n’était pas une solution, car c’était allumer le feu de la guerre civile entre toutes les familles des Kêl-Rhelâ et autres ayant épousé des sœurs, peut-être des nièces ou des petites-nièces de l’amghâr vivant.
On tourna cette difficulté en trouvant miraculeusement réunies sur la tête d’un homme trois conditions importantes :
Le titre de marabout, qui imposait le respect ;
La qualité d’étranger, qui anéantissait toutes les rivalités locales ;
La condition de fils d’une sœur de Guemâma.
Cet homme est le marabout El-Hâdj-Ahmed, frère du Cheïkh-’Othmân, de la tribu des Ifôghas, de la confédération des Azdjer, mais appartenant aux Ahaggâr et aux Kêl-Rhelâ par sa mère.
Ce choix, dicté par la sagesse, fut au moins une solution provisoire. Pour la faire accepter, le marabout Sîdi-el-Bakkây, de Timbouktou, dut envoyer un de ses frères sur les lieux : mais Dieu seul sait quelles prétentions rivales vont surgir à la mort de Guemâma.
En attendant, le nouvel amghâr, par l’intermédiaire de son frère Si-’Othmân, a donné aux Ahaggâr une sorte de sécurité du côté des Cha’anba, leurs plus redoutables ennemis.
De même, le voyage d’’Othmân à Paris, les présents qu’il en a emportés pour El-Hâdj-Ahmed, contribueront à consolider son autorité, et peut-être à amener pacifiquement dans la confédération des Ahaggâr une révolution analogue à celle qui, chez les Azdjer, a transporté le pouvoir des anciens sultans aux mains des Orâghen. L’appui d’un gouvernement fort exerce un grand prestige sur des populations comme les Touâreg.
Par son esprit conciliateur, par l’autorité que lui donnent son âge et son titre de marabout, El-Hâdj-Ahmed, s’il n’est pas encore parvenu à rétablir la paix, l’ordre et l’harmonie entre toutes les tribus, a au moins conjuré la guerre civile et établi de meilleurs rapports entre les Ahaggâr et leurs voisins. Déjà même quelques heureux symptômes de progrès matériel, fruits de la sécurité pour les biens et les personnes, commencent à se manifester. Ainsi, le village d’Idélès, situé dans le Haut-Igharghar, et qui date d’une vingtaine d’années à peine, voit chaque jour augmenter ses constructions et tend à devenir une petite ville. Au Sud-Est de cet établissement se trouve un autre village, celui de Tâzeroûk, où il a été entrepris, en 1861, des cultures de céréales assez importantes pour donner, à la récolte, environ 350 charges de grains.
Les Touâreg Ahaggâr jouissent, généralement, de la réputation d’avoir un caractère indépendant, irascible et emporté, qui rend les relations très-difficiles avec eux, et ils avouent mériter cette réputation, même dans leurs rapports entre eux, et ils s’en vantent de manière à laisser croire qu’ils tiennent à honneur de se montrer intraitables en toutes choses.
Ce caractère indompté, qui fait des Ahaggâr des hommes redoutés dans le Sahara, est, en dehors de la situation anarchique du pays, le résultat de nombreuses causes matérielles, parmi lesquelles je signale en première ligne : l’habitation dans un pâté de montagnes déchirées, dénudées et d’une sauvagerie exceptionnelle, ou dans des déserts arides dont presque toutes les plantes sont épineuses ; l’impossibilité de vivre des produits de leur sol, à moins d’avoir la sobriété du chameau ; enfin l’abandon des routes commerciales qui longent ou traversent leur territoire et qui, jadis, suppléaient, par les bénéfices retirés du passage des caravanes, à l’improductivité de leurs montagnes ou de leurs déserts. En tout pays, le caractère et la nature de l’homme subissent l’influence du milieu qu’il habite. Les autres peuplades Touâreg, quoique de même race, ont un caractère plus souple et plus docile, parce que le pays habité par elles est moins sauvage et plus clément. Sans aucun doute, l’introduction possible de quelques cultures dans les vallées et le rétablissement des routes abandonnées, en améliorant l’existence matérielle des Ahaggâr, contribueront aussi à adoucir leurs mœurs.
Probablement ils valent mieux que leur réputation. Partout on m’a dit et répété qu’ils n’avaient jamais permis à un étranger, même musulman, de visiter leurs montagnes, parce qu’ils voulaient réserver pour eux seuls le secret du dédale de leurs repaires. Cependant tous mes rapports avec eux protestent contre cette assertion.
Ils m’ont donné, sans réserve, tous les itinéraires à l’aide desquels j’ai dressé la carte de leur pays.
Afinguenân, l’un de leurs chefs, que je rencontrai à Methlîli, en 1859, à l’époque de la plus grande puissance de notre ennemi Mohammed-ben-’Abd-Allah, accepta, si je voulais me confier à lui et payer, suivant la coutume, sa protection la somme de 1,000 francs, de me conduire au sein de leurs tribus et de me mettre en rapport avec tous les chefs.
Le Cheïkh-’Othmân, auquel je demandai, en 1861, si, avec sa protection et celle de son frère El-Hâdj-Ahmed, je pourrais visiter le Ahaggâr avec la même sécurité que le pays des Azdjer, me répondit comme Afinguenân : « Tout Français qui voudra explorer le Ahaggâr sera bien accueilli, s’il se conforme aux usages. »
Donc, si je n’ai pas traversé ce pâté de montagnes, par la route de Rhât à In-Sâlah, comme j’en avais le désir, ce n’est pas que les Ahaggâr s’y soient opposés, mais parce que les gens sages qui avaient répondu de ma sécurité au gouvernement français, connaissant les intentions de Mohammed-ben-’Abd-Allah de tenter un coup de main contre nos établissements, ne voulurent pas m’exposer à être capturé par lui en arrivant à In-Sâlah, où cet agitateur avait établi son quartier général.
Les Ahaggâr ont aussi la réputation d’être batailleurs, querelleurs, par un amour particulier de la guerre, du sang et du carnage. Ils avaient une magnifique occasion de satisfaire cette passion en s’enrôlant sous le drapeau de Mohammed-ben-’Abd-Allah. Ils y ont été vivement sollicités et par les promesses de riches captures et par l’exemple des Touâreg à voiles blancs du Touât, mais pas un d’entre eux n’a succombé à la tentation. Le veto des marabouts Ifôghas a suffi pour maintenir leur neutralité.
Il est cependant vrai qu’ils ont à peu près pour ennemis tous leurs voisins : ainsi, ils ne peuvent se rencontrer, ni avec les Berâber du Sud du Maroc, ni avec les Berâbîch du Nord de Timbouktou, sans que du sang soit versé. Avec les Touâreg Aouélimmiden, les Kêl-Ouï et les Azdjer, il y a, en ce moment, trève d’hostilités, parce que les intérêts de chacune des confédérations se meuvent dans des cercles distincts, mais il y a abstention presque complète de rapports et plutôt tendance à l’antipathie qu’à la réconciliation.
Par unique exception, les Ahaggâr sont les alliés des Touâtiens et les amis des commerçants d’In-Salâh, et cette exception donne la raison de leur attitude hostile vis-à-vis de leurs autres voisins. In-Sâlah a aujourd’hui le monopole du commerce de Timbouktou avec le Nord ; ses caravanes ont besoin de la protection et du concours des Ahaggâr, et In-Sâlah, ainsi que les autres villes du Touât, les fait vivre par les coutumes qu’elle paye aux chefs et les transports qu’elle procure aux serfs.
Le commerce, en donnant d’une main, reprend de l’autre, car les Touâreg du Ahaggâr, en raison de leur isolement, sont forcés d’acheter au Touât, au poids de l’or, tout ce dont ils ont besoin, et d’y vendre, à vil prix, tout ce qu’ils produisent.
En dehors de l’influence de celui qui remplit leurs ventres, pour me servir d’une expression consacrée, les Ahaggâr en subissent peu d’autres, même quand elles se présentent au nom des principes de la religion. Le grand marabout de Timbouktou, El-Bakkây, qui a passé une partie de sa jeunesse dans leurs tribus, est bien un peu écouté quand il fait entendre de sages conseils ; le chef de la confrérie des Tedjâdjna, qui compte beaucoup de khouân chez les Ahaggâr, jouit bien aussi d’un peu de crédit, mais il ne faut pas que la faim, cette mauvaise conseillère de tous les peuples, ferme les oreilles et empêche d’entendre le langage de la raison. Le Cheïkh-’Othmân seul est apprécié des Ahaggâr, non parce qu’il est marabout, chef d’une tribu puissante et frère de leur amghâr, mais parce qu’il a contribué, par ses relations avec les Français, à rendre la sécurité à la route de Ghadâmès et à faire arriver à In-Sâlah plus de marchandises.
A donneur donnant. Les Ahaggâr ne connaissent pas d’autre politique, et c’est la seule à suivre avec eux.
A nombre égal, les Ahaggâr, habitués à une lutte constante, triomphent toujours de leurs ennemis, mais leurs forces collectives sont de beaucoup inférieures à celles de leurs voisins. En bloc, le chiffre de leur population est d’un tiers inférieur à celui des tribus des Azdjer ; du moins, c’est l’opinion générale.
Mais, protégés par leurs montagnes, inaccessibles aux chameaux habitués à vivre dans les plaines, ils n’ont pas à redouter, dans une guerre offensive, l’enlèvement de leurs familles ou de leurs troupeaux. Dans la guerre offensive, au contraire, ils sont redoutables, parce que, sans inquiétude pour ceux des leurs qu’ils abandonnent, ils peuvent aller au loin porter la ruine et la désolation.
A part quelques jardins autour d’In-Sâlah, d’Idélès et de Tâzeroûk, quelques champs ensemencés exceptionnellement au débouché des vallées, après les inondations, les Ahaggâr ne cultivent pas.
Les seules industries qu’ils connaissent sont celles de la fabrication des armes et de la préparation des vêtements de peaux, le tout à leur usage.
Exclusivement pasteurs, ils pratiquent l’art pastoral dans les conditions les plus défavorables du monde : au sein de leurs montagnes abruptes, où il y a des eaux et de la sécurité, l’herbe manque ; dans les plaines où les pâturages sont plus abondants, l’eau et la sécurité font souvent défaut.
Cette obligation de sortir des montagnes pour nourrir les troupeaux entraîne les Ahaggâr à errer dans les plaines et à changer de campements chaque fois que les eaux et les pâturages sont épuisés. La famille est obligée de suivre le bétail, d’abord parce que le bétail la nourrit de son lait, ensuite parce que des bras sont nécessaires pour abreuver les bêtes et repousser les attaques de l’ennemi.
Il résulte de l’état continuellement nomade dans lequel vivent quelques-unes des tribus de cette confédération qu’on ne peut leur assigner de territoires. Toutes ont, dans la montagne, des asiles pour le cas de nécessité, mais, dans les terres de parcours, elles vont là où une pluie accidentelle peut leur assurer de l’eau et de l’herbe pendant quelque temps.
Dans un pays où l’on a vu des périodes de douze ans sans pluies, les habitants sont quelquefois amenés à mettre fin à toutes leurs discordes et à se grouper, amis et ennemis, autour du seul point où les puits donnent encore un peu d’eau. Ainsi, pendant la période contemporaine, Azdjer et Ahaggâr ont dû abandonner complétement leur pays et venir partager, avec les Touâtiens, le peu d’eau qui restait dans les bas-fonds de leurs oasis, et si la sécheresse eût continué, les Touâreg eussent dû émigrer, soit vers le littoral méditerranéen, soit vers le bassin du Niger.
Dans le climat où nous vivons, nous ne saurions nous rendre compte de ce que peut être un pays, sous le tropique, après une sécheresse de douze ans. Faute d’eau, les plantes meurent ; faute de plantes, les animaux meurent, et l’homme, malgré son intelligence, a besoin d’être fabriqué avec du bronze pour résister aux causes qui détruisent tout autour de lui.
En de telles conditions on ne vit pas, on ne peut pas vivre, et, pour ne pas périr, il faut nécessairement, faute d’autre moyen d’existence, piller ceux que le ciel a plus favorisés.
Je ne me sens pas le courage de jeter la pierre à des gens qui, s’ils n’existaient pas, devraient être inventés : car, sans eux, les déserts qu’ils habitent et qui séparent la race blanche de la race noire seraient infranchissables.
Chez les Touâreg du Ahaggâr, il n’y a que des tribus nobles et des tribus serves. Quand les conditions de l’existence sont aussi difficiles, on est fatalement sollicité à asservir, si on n’est pas soi-même asservi. Inutile d’ajouter que les serfs sont beaucoup plus nombreux que les nobles. Si, chez les Azdjer, quatre serfs sont nécessaires pour nourrir un noble, il en faut au moins huit chez les Ahaggâr.
Pendant la durée de mon exploration, j’ai toujours espéré pouvoir visiter les Ahaggâr et prendre sur place les renseignements indispensables à l’établissement de l’historique de chacune de leurs tribus. On sait pourquoi j’ai dû m’abstenir : on ne sera donc pas étonné si je n’entre pas dans de plus grands détails sur chaque tribu, mais on peut considérer comme exact ce qui va suivre.
A l’origine, tous les Ahaggâr ne formaient qu’une seule tribu, celle des Kêl-Ahamellen, divisée en quatorze fractions, mais, par suite de l’impossibilité de vivre réunies, chacune des divisions a dû se séparer de la souche mère et se constituer à l’état de tribu indépendante, avec son autonomie spéciale. Les fractions qui avaient des imrhâd se sont réservé pour leurs besoins des territoires particuliers dans les parties protégées de la montagne ; celles qui ne possédaient pas de serfs ont adopté la vie errante des nomades dans les déserts qui les séparent de leurs voisins.
De ces généralités je passe aux détails.
Tribu des Kêl-Ahamellen proprement dits.
Cette tribu, qui a d’abord embrassé quatorze fractions, en comprendrait encore trois aujourd’hui, d’après quelques Touâreg, savoir :
Les Tédjéhé-n-Esakkal,
Les Tédjéhé-n-Eggali,
Les Kêl-Ahamellen-wân-Taghert.
Selon cette version, la confédération des Ahaggâr ne comprendrait que douze divisions.
D’après d’autres Touâreg, les Essakal et les Eggali constitueraient des tribus ayant une vie propre, et les Kêl-Ahamellen-wân-Taghert seraient aujourd’hui les seuls représentant la tribu mère. J’adopte cette dernière version.
Cette tribu vit dans le Mouydîr, entre In-Sâlah et le Ahaggâr. De tous les Touâreg de l’Ouest, elle est la plus rapprochée de l’Algérie et celle qui fréquente le plus souvent nos marchés.
Elle n’a pas de serfs.
Le voisinage d’In-Sâlah, la fertilité relative de son territoire, assez abondamment pourvu d’eau, permettent à cette tribu de vivre dans de meilleures conditions d’aisance que les autres.
On est généralement d’accord pour donner le titre d’hommes sages à tous ses membres, première preuve à l’appui de l’opinion que tous les Ahaggâr abandonneraient la carrière des aventures, si, comme les Kêl-Ahamellen, il pouvaient ajouter aux produits de leurs troupeaux quelques bénéfices réalisés par le commerce.
Tribu des Tédjéhé-Mellen.
Son chef est Mohammed-eg-Brahîm.
Cette tribu, faible par le petit nombre de ses nobles, a une importance réelle par les serfs dont elle dispose et par la position qu’elle occupe sur la frontière du territoire des Azdjer, dans la partie occidentale du plateau de Tasîli.
Les serfs des Tédjéhé-Mellen sont :
Les Kêl-Ouhât (fraction des Isaqqamâren),
Les Aït-Lôahen (une partie),
Les Kêl-Taroûrit.
On accorde aux Tédjéhé-Mellen un esprit de conciliation utile aux bons rapports entre les deux branches de la grande famille des Touâreg du Nord.
Tribu des Kêl-Rhelâ.
La plus puissante de la confédération par le nombre de ses hommes nobles, de ses serfs et des tribus satellites qui gravitent autour d’elle, la tribu des Kêl-Rhelâ est aux Ahaggâr ce que celle des Orâghen est aux Azdjer. La position qu’elle occupe à la tête et au centre du plateau, citadelle de la confédération, lui assigne aussi le rang de tribu capitale. On sait déjà, par la Note de Brahîm-Ould-Sîdi, que l’aïeul des Kêl-Rhelâ est un sultan du nom d’El-’Alouï.
A tous ces titres, cette tribu donne à la confédération son amghâr ou chef des chefs.
J’ai dit que le centenaire Guemâma était en possession de cette dignité, par droit de naissance, mais que, par suite de nécessité majeure, on avait dû en conférer les fonctions à El-Hâdj-Ahmed, de la tribu des Ifôghas, et frère du Cheïkh-’Othmân. Je ne reviendrai pas sur cette transaction.
Ahitârhen est le chef particulier de la tribu.
Les serfs des Kêl-Rhelâ sont :
Les Imesselîten (un tiers),
Les Kêl-Rhâfsa (la moitié),
Les Isaqqamâren (une partie),
Les Kêl-Ingher,
Les Kêl-Rhârîs,
Les Kêl-Tesôka,
Les Kêl-Adenek,