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Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, avec un choix de ses poésies

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II
LE CYRUS, LA CLÉLIE, ETC.—LES SAMEDIS.—PELLISSON.—RÉACTION
LITTÉRAIRE.

1647-1659.

Scudéry et sa sœur, lors de leur retour dans la capitale, à la veille de la Fronde, ne retrouvèrent pas l'hôtel de Rambouillet dans l'état où ils l'avaient laissé. La maîtresse du lieu, le chef de cette famille aristocratique, l'âme de cette réunion brillante et polie qui s'y groupait naguères autour d'elle, la marquise de Rambouillet, commençait à ressentir les atteintes de la vieillesse. Ses deux filles avaient suivi leurs maris en province. Les quatre années de guerre civile qui marquèrent la période aiguë de la Fronde, dispersèrent une partie des amis de la maison, quand elles ne les brouillèrent pas. En un mot, cette société qu'ils avaient vue si florissante penchait déjà vers son déclin, et, au moment même (1651) où paraissait dans le tome VII du Grand Cyrus «la description la plus fidèle, la plus complète, comme aussi la plus agréable qui soit parvenue jusqu'à nous, de ce sanctuaire de la bonne compagnie au dix-septième siècle [51]», elle allait bientôt se réduire au cercle étroit de la famille et de quelques amis.

Mme de Caylus, dans ses Souvenirs, cite les hôtels d'Albret, de Richelieu, comme ayant été «une suite et une continuation de l'hôtel de Rambouillet»; mais nous avons le témoignage de Mlle de Scudéry elle-même sur les sociétés qui l'accueillirent au sortir du théâtre de ses premiers pas dans le monde.

Dans une lettre adressée, suivant toute vraisemblance, à M. de Pomponne, et dont malheureusement nous n'avons pu recueillir que ce trop court passage, elle s'exprime ainsi: «Souvenez-vous, Monsieur, que j'ai commencé d'être connue des gens par l'hôtel de Rambouillet, et en suis sortie par l'hôtel de Nevers et l'hôtel de Créqui [52]

Georges de Scudéry avait réuni en 1649 ses Poésies diverses, et, pour se poser en homme sérieux, il s'excusait ainsi, dans l'Avis au lecteur, de ce que ce volume renfermait pour la dernière fois des vers d'amour: «Ce n'est pas que j'aie encore besoin de beaucoup de poudre pour cacher la blancheur de mes cheveux, ni que ma vieillesse soit décrépite. Mais enfin, j'ai quarante-huit ans, et ma première maîtresse n'est plus belle, etc.» Admis à l'Académie l'année suivante, il gardait auprès de lui, avec une sollicitude jalouse, sa sœur Madeleine, qui lui rendait en collaboration utile et discrète [53] ce qu'elle recevait de lui comme notoriété, comme crédit auprès du public et des libraires, profitant ainsi, avec sa réserve ordinaire, du bruit fait autour d'un nom qui était aussi le sien. Cependant, on la voit prendre parti pour son compte dans la querelle des sonnets de Job et d'Uranie, où elle tient pour Uranie avec la duchesse de Longueville [54]. Dans la guerre de la Fronde, qui éclata presqu'en même temps, les Scudéry embrassèrent avec plus d'ardeur encore, et aussi avec plus de péril, le parti du grand Condé et de la belle duchesse. Tandis que le frère se compromettait pour les intérêts de M. le Prince, au point d'être obligé de se cacher [55], puis de quitter Paris, la sœur, animée d'un dévouement non moins chaleureux, consacrait sa prose et ses vers à la défense des deux grands personnages dont la cause se confondait dans son esprit avec le patriotisme lui-même. Car les sentiments monarchiques, qui lui étaient communs avec l'immense majorité de la nation, ne l'empêchaient pas de dire, avec un accent ému rare à cette époque: «L'amour de la patrie est bien avant dans mon cœur [56].» Sur ce chapitre, elle pensait, comme Mlle de Gournay, à la vieille françoise, et l'on voit, par exemple, dans une lettre à Conrart [57] qu'elle n'entendait pas raillerie lorsqu'il s'agissait de la vertu de l'héroïne que Chapelain s'apprêtait à chanter.

«Mme de Longueville, dit Tallemant, à propos du dévouement des Scudéry dans cette circonstance, n'ayant rien de meilleur à leur donner, leur envoya de son exil son portrait avec un cercle de diamants; il pouvoit valoir douze cents écus.» Une lettre inédite que nous possédons confirme et les services rendus et la reconnaissance de la duchesse. «Je ne prétends pas, écrivait-elle à Scudéry, de Moulins, le 29 août (1654), que le petit présent que je vous ai fait vous montre toute ma reconnoissance, je prétends seulement qu'il vous la marque, et qu'en vous faisant souvenir de moi il vous remette dans la mémoire une personne qui a gravé dans la sienne ce que vous avez fait pour elle, et qui, n'étant pas née tout à fait bassement, ne peut être aussi touchée de votre générosité sans souhaiter qu'une meilleure fortune lui fournisse les occasions de contribuer à rendre la vôtre proportionnée à votre mérite.... Je vous prie que Mlle de Scudéry sache par votre moyen que je conserve pour elle toute l'estime qu'elle mérite.»

Mais ce dévouement, cette admiration des Scudéry pour les Condé—le glorieux auteur d'Alaric n'aurait pas parlé autrement—se révélaient d'une manière encore plus éclatante dans un roman qui faisait alors beaucoup de bruit et qui, sans inaugurer un genre tout à fait nouveau, passait du moins pour en être le modèle le plus accompli. Artamène ou le Grand Cyrus avait paru en dix parties ou volumes, publiés depuis le commencement de 1649 jusqu'à la fin de 1653, sous le nom de M. de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde. C'était, ainsi que le proclamaient, dans tout le cours de la publication, les dédicaces, les portraits, les chiffres, les illustrations des volumes, une glorification perpétuelle de la maison de Condé. Mme de Longueville figurait en tête et à la fin de l'ouvrage dont les diverses parties lui étaient adressées, au fur et à mesure de leur apparition, par Mlle de Scudéry, soit à l'hôtel de Longueville et à celui de Condé, soit à Stenay et à Montreuil-Bellay, partout où les portait la bonne et la mauvaise fortune. Tout le monde, à commencer par les intéressés eux-mêmes, reconnaissait, sous des noms persans, mèdes, assyriens, le vainqueur de Rocroy et de Lens dans Cyrus; sa sœur dans la blonde Mandane, douce et fière à la fois; les lieutenants du prince dans les guerriers d'Asie qui accompagnaient le héros persan; les beautés célèbres de la cour d'Anne d'Autriche dans les belles dames des cours d'Ecbatane, de Sardes, de Babylone; l'hôtel de Rambouillet dans le palais de Cléomire, enfin dans Sapho, cette fille savante, aimable et sage de Mytilène, «dont la beauté n'étoit pas sans défauts, ni le teint de la dernière blancheur, mais généreuse, désintéressée, fidèle dans ses amitiés, à la conversation si naturelle, si aisée et si galante,» Mlle de Scudéry elle-même qui, entre les divers noms sous lesquels ses contemporains la désignèrent,—Philoclée dans le Royaume de coquetterie de l'abbé d'Aubignac, Polymathie dans le Roman bourgeois, la bergère Acacie dans des vers de Conrart, Artélice dans l'Eurymédon, Daphné dans Mme de la Suze, la docte Sophie dans Somaize, etc., etc.,—choisit et adopta définitivement celui de Sapho qui lui est resté.

Déjà en 1641, avant le voyage de Marseille, avait paru un premier roman: Ibrahim ou l'Illustre Bassa, sous le nom de Scudéry qui, deux ans après, en avait fait une tragi-comédie, déclarant hardiment dans la Préface, «qu'il avoit été trop heureux en roman pour ne pas l'être en comédie.» On y trouve deux épisodes que reprirent depuis les historiens et les dramaturges: celui du comte de Lavagne (conjuration de Fiesque), et celui de Mustapha et Zéangir. Guéret, dans son Parnasse réformé, insinue que Georges n'en était pas l'auteur; et Tallemant s'exprime d'une manière encore plus positive dans son Historiette des Scudéry: «Elle a fait une partie des harangues des Femmes illustres [58] et tout l'Illustre Bassa.» Segrais, de son côté, dit qu'avant l'Illustre Bassa Mlle de Scudéry avait beaucoup contribué aux tragédies de son frère. Il est certain, comme nous l'avons déjà indiqué, qu'il y eut de bonne heure entre le frère et la sœur une collaboration à laquelle chacun d'eux trouvait son compte. C'était chose sous-entendue dans leur entourage littéraire le plus intime. Par exemple, Balzac, dans sa Correspondance [59], charge Conrart de remercier Scudéry de l'envoi du Grand Cyrus; mais, en disant: «J'ai déjà été régalé du 9e volume», il ajoute: «Je vous demande un compliment de votre façon pour M. et Mlle de Scudéry.» «Ceux qui la connoissoient un peu, dit encore Tallemant, virent bien dès les premiers volumes de Cyrus que Georges ne faisoit que la préface et les épîtres dédicatoires. La Calprenède le lui dit une fois en présence de sa sœur, et ils se fussent battus sans elle.» Et plus loin: «Quand Scudéry corrigeoit les épreuves des romans de sa sœur, car par grimace il faut bien que ce soit lui, s'il reconnoissoit quelqu'un, d'un trait de plume aussitôt il le défiguroit, et de brun le faisoit noir.»

Dans cette collaboration, M. Cousin donne ainsi la meilleure part à Mlle de Scudéry: «Selon une tradition fort vraisemblable, ils composaient de la manière suivante. Ils faisaient ensemble le plan: Georges, qui avait de l'invention et de la fécondité, fournissait les aventures et toute la partie romanesque, et il laissait à Madeleine le soin de jeter sur ce fond assez médiocre son élégante broderie de portraits, d'analyses sentimentales, de lettres, de conversations. S'il en est ainsi, tout ce qu'il y a de défectueux dans le Cyrus viendrait du frère, et ce qu'il y a d'excellent et de durable serait l'œuvre de la sœur [60]

Peut-être ne faut-il voir là qu'une exagération en sens contraire de l'opinion primitivement reçue. Car il y a eu réaction dans les jugements des littérateurs et des bibliographes [61], quant aux ouvrages d'imagination portant le nom de Scudéry. Après avoir tout attribué au frère, on veut maintenant donner tout à la sœur. La vérité ne serait-elle pas entre ces deux extrêmes? Ainsi, lorsqu'on se rappelle que Scudéry avait servi, et qu'on le voit, en toute circonstance, se piquer de ses connaissances dans l'art militaire, il est difficile de croire que les épisodes de guerre, où se complaît l'auteur du Cyrus, et où M. Cousin a reconnu les relations les plus exactes, les plus techniques du siége de Dunkerque, des batailles de Lens et de Rocroy, du combat de Charenton, etc., ne soient pas l'ouvrage du soldat romancier dont le nom figure partout, sur le titre et dans les dédicaces de l'ouvrage.

Depuis quelque temps, Mlle de Scudéry voyait chez son ami Conrart un avocat de Castres établi à Paris, protestant comme celui-ci, pourvu comme lui d'une charge de secrétaire au Conseil, et qui travaillait sous ses auspices à la Relation contenant l'histoire de l'Académie françoise. C'était un petit homme disgracieux de taille et de visage, qui, selon le mot de Guilleragues répété par Mme de Sévigné, abusait de la permission qu'ont les hommes d'être laids. Mais, en le dédoublant, disait encore la spirituelle marquise, on trouvait une belle intelligence et une belle âme. Également propre à la société, aux lettres et aux affaires, sous un extérieur qui paraissait repousser la sympathie, il cachait le don de la ressentir et de l'inspirer. C'est par là que devait être prise Mlle de Scudéry, à peine moins maltraitée au point de vue des avantages extérieurs, mais, c'est Ménage qui l'affirme, plus capable d'aimer fortement que Pellisson lui-même. Ainsi commença une de ces amitiés célèbres, bien voisines de l'amour [62], qui en eut les vicissitudes, les jalousies, les petitesses et les grandeurs, et dont il est parlé si longuement, comme par un auteur plein de son sujet, au tome X du Grand Cyrus.

Pellisson rencontrait Mlle de Scudéry chez des amis communs, mais il n'osait aller chez son frère, car celui-ci lui en voulait, dit Tallemant, «parce qu'il ne l'avoit pas mis dans sa Relation de l'Académie.» Aussi, dans ce dernier volume du Cyrus, qui parut en décembre 1653, il est question d'un frère de Sapho, Charaxe, qui s'oppose à la liaison de sa sœur et de Phaon. D'ailleurs, nous avons vu qu'il la gardait presque en charte privée. De là, un nouveau grief qu'il faut aussi entendre raconter à Tallemant. «M. de Grasse [63] donnoit à dîner à la demoiselle, à Conrart et à quelques autres; Conrart trouva Pellisson en chemin et l'y mena. Le lendemain, le petit prélat, qui n'étoit point averti, rencontre Scudéry à l'hôtel de Rambouillet et lui dit, entr'autres choses, que Mademoiselle sa sœur avoit amené M. Pellisson dîner chez lui, et lui dit mille biens de ce garçon. Le soir, Scudéry pensa manger sa sœur [64]

Cependant, lorsque l'auteur des Historiettes ajoute: «Elle avoit pris le samedi pour demeurer au logis, afin de recevoir ses amis et ses amies [65],» il ne faut pas croire qu'elle ait attendu pour cela sa séparation d'avec son frère. Dès 1653, les Samedis se tenaient, soit au logis commun du frère et de la sœur, vieille rue du Temple [66], soit chez Mlle Boquet ou Mme Aragonnais, leurs voisines. Dès lors aussi, Mlle de Scudéry faisait les honneurs de cette réunion; elle tenoit maison, dit expressément le Cyrus. C'est à ce logis de la vieille rue du Temple que se rapporte la description du roman [67] et aussi la visite racontée par Ménage: «Mme de Montbazon vint un jour me voir et m'emmena avec elle dans son carrosse pour aller avec elle à la promenade. Quand nous fûmes montés,—Où irons-nous, me dit-elle?—Allons voir, lui dis-je, Mlle de Scudéry. Elle n'avoit jamais été chez elle. Étant arrivés, nous entrâmes dans la salle. Mlle de Scudéry étoit dans une chambre au-dessus. Sa vieille étant montée aussitôt pour l'avertir: Mademoiselle, lui dit-elle, venez vite; M. Ménage est là avec la plus belle femme de France [68]

Pellisson, dans une lettre datée de Chambord, le 14 octobre 1668, donne aussi quelques détails sur l'intérieur de Mlle de Scudéry. «Je vous assure qu'il me semble tous les jours que le Brun, Mansart et le Nostre ont employé tout leur talent et leur savoir dans les lieux où le Roi passe.

S'il s'avisoit d'entrer jamais

Dans le médiocre palais

Où vous régnez dans les tournelles,

La maison aussitôt deviendroit des plus belles,

Le vilain vestibule en seroit honoré,

L'obscur degré seroit tout éclairé,

Le passage seroit paré.

Que de lustres dans les ruelles!

Le cabinet enfin vous paroîtroit doré [69]

Le cabinet de Mlle de Scudéry fut de tout temps fort modeste, car elle écrivait à l'abbé Boisot, le 9 octobre 1694 (elle demeurait alors rue de Beauce): «Que l'Ermite vienne quelquefois à ma cellule, car mon cabinet se peut appeler ainsi.»

Dans cette première habitation, comme plus tard dans la seconde, se trouvait un jardin planté d'arbres fruitiers dont Mlle de Scudéry distribuait les fruits à ses amis, de mûriers, d'orangers, de jasmins et même d'acacias, essence encore nouvelle en France. Là chantaient cette fauvette qui revenait tous les ans et qui revient aussi souvent dans les vers de Sapho et de ses amis, cette pigeonne au nom de laquelle on présentait des placets, ces roitelets, ces pinsons et enfin ces tourterelles qui inspiraient si heureusement les habitués de la maison [70]. Ajoutez-y une chatte favorite, dont les adorateurs platoniques de sa maîtresse se proclamaient jaloux, et vous aurez une idée de ce premier théâtre des Samedis [71]. On y tenait des conversations littéraires ou galantes, témoin la fameuse Journée des Madrigaux, du 20 décembre 1653 [72], on y échangeait des cadeaux, on s'y occupait quelquefois de sciences et souvent de modes. On avait des imitateurs, des rivaux et des critiques [73].

Que faisait Scudéry pendant ce temps? Le plus souvent sans doute, il avait de ces boutades dont nous parle Tallemant: «Il se retiroit chez lui et ne vouloit voir personne.» Mais nous avons aussi la preuve qu'il ne s'isolait pas toujours aussi complétement, et nous le verrons tout à l'heure figurer dans une conversation avec sa sœur et l'abbé d'Aubignac, leur voisin. Il paraît même, par une pièce de vers de Pellisson, qu'il ne refusa pas toujours de se prêter aux coquetteries poétiques entre celui-ci et sa sœur, tant qu'il put les croire sans conséquence. Dans cette pièce intitulée Caprice contre l'estime, et qui commence ainsi:

Donc je ne dois plus prétendre

D'arriver un jour à Tendre;

Donc, sans jamais être aimé

Je ne serai qu'estimé;

Dans cette pièce, disons-nous, il prend à témoin Sapho et son excellent frère de l'insuffisance d'un sentiment froid comme l'estime, etc. [74]

Bientôt le succès de Clélie (1654-1661), toujours sous le nom de Georges, vint s'ajouter à celui d'Artamène. La pacification de 1652, et la rentrée de la Cour à Paris (21 octobre) avaient multiplié toutes les coteries, et, entre autres, celle des Précieuses dont le nom, encore peu répandu, ne se prit en mauvaise part que plusieurs années après. L'esprit romanesque triomphait en littérature comme en politique. «Tandis que l'amour du bruit, la galanterie, le goût des aventures et des grands coups d'épée armaient contre l'autorité royale les jeunes seigneurs, les héroïnes coquettes, les vieux magistrats et les masses populaires, les éditions multipliées de la Clélie et du Cyrus enivraient les lecteurs par leurs longs récits de guerre, de politique et d'amour [75]

Clélie est conçue dans le même système pseudo-historique, exposé dès la préface de l'Illustre Bassa, largement appliqué dans Cyrus et repris avec des développements dans le chapitre des premières Conversations, intitulé: De la manière d'inventer une fable. On voit dans ce dernier écrit que l'auteur n'était pas sans avoir réfléchi à l'emploi de l'histoire dans le roman, quoique ses théories aient été souvent fausses ou mal appliquées. Il ne faut donc pas demander à la Clélie la peinture exacte des premiers temps de Rome, ni les vrais caractères des anciens Romains qu'après tout Racine et même Corneille n'ont pas laissé d'accommoder aussi quelquefois à la française. La description de Carthage qu'on trouve au tome Ier [76] n'a pas les prétentions à la couleur locale bruyamment affichées dans un de nos romans contemporains. Il ne faut y chercher, en fait de témoignages historiques, qu'une vérité purement relative. On sent des souvenirs vivants de la Fronde dans le tableau des combats qui ensanglantent les faubourgs de Rome, dans la scène où Brutus soulève le peuple, dans le récit des intrigues qui séduisent ses fils, dans la peinture de leur mort, etc.

On y a compté jusqu'à soixante-treize portraits de personnages connus, et telle est leur fidélité que plusieurs ont suppléé à l'œuvre du crayon ou du pinceau. Ainsi pour la comtesse de Maure, pour la marquise de Sablé [77]. C'est là, dit l'historien de Mme de Maintenon, qu'il faut chercher la meilleure peinture du singulier ménage de Scarron, et le meilleur portrait de Mme Scarron dans sa jeunesse [78]. Non-seulement toutes les dames voulaient être dans les romans de Mlle de Scudéry, comme le dit Tallemant qui cite des exemples de cette manie, avec noms à l'appui, mais encore de saintes maisons, d'austères personnages, ainsi que nous le verrons bientôt, n'étaient pas insensibles à l'ambition de figurer dans cette galerie romanesque. La plume de Sapho faisait concurrence au pinceau de Philippe de Champagne aussi bien qu'à celui de Mignard ou de Petitot.

Mais il y a dans la Clélie un genre d'intérêt particulier qui la distingue des autres romans publiés sous le nom de Georges, et qui achève d'en révéler le véritable auteur. La femme s'y montre de plus en plus, avec ses vertus comme avec ses faiblesses. Nous ne voulons pas seulement parler ici de la Carte de Tendre qui se trouve au tome Ier, et que l'auteur n'a jamais entendu donner que comme une plaisanterie de société [79]. Ce mélange d'allégories galantes et de descriptions imaginaires, sans remonter ici jusqu'au Roman de la Rose, à la géographie fantastique de l'Utopie et du Pantagruel, avait été, si l'on en croit l'abbé d'Aubignac, mis en œuvre dans sa Relation du royaume de Coquetterie, composée longtemps avant l'apparition du premier volume de Clélie, quoique publiée seulement pendant le cours de la même année 1654. Dans la Lettre d'Ariste à Cléonte [80], il nous apprend que «pour le brouiller avec l'illustre Sapho, certaines personnes, jalouses peut-être de ce que, par l'occasion du voisinage, il avoit depuis quelque temps renoué son ancienne connoissance avec elle, avoient représenté sa Carte et sa Description du royaume de Coquetterie comme une imitation, sinon comme un larcin de celles du Pays de Tendre.»

Quoi qu'il en soit de cette question, pour nous assez indifférente, de savoir si la création de l'abbé est antérieure, ou même, comme le veut Furetière, supérieure à celle de Mlle de Scudéry, d'Aubignac, dans son apologie, en prend occasion de nous raconter, sur ses rapports avec elle et avec son frère, quelques détails qui trouveront bien ici leur place. «Elle ne sauroit avoir perdu le souvenir que, dès la première fois qu'elle me montra son Pays de Tendre, je lui dis que j'avois dès longtemps fait une description de la vie de ces femmes extravagantes que l'on nomme Coquettes, mais que ma profession présente m'empêchoit de faire voir de quel air je les avois traitées. Elle s'efforça même de me relever de ce scrupule par des considérations que son frère soutint d'une manière fort obligeante, et nous en parlâmes trop longtemps pour avoir oublié cet entretien qui doit fermer la bouche à tous les autres [81]

Des termes dont se sert d'Aubignac, et de l'affirmation même de Clélie, rapportée plus haut, «que cette bagatelle n'étoit faite que pour être vue de cinq ou six personnes,» il semble résulter qu'il existait des copies manuscrites de la Carte de Tendre, même avant l'apparition du premier volume de Clélie. Dans tous les cas, elle engendra une foule d'imitations, de commentaires, parmi lesquels il ne faut pas oublier la Gazette de Tendre, publiée par M. Émile Colombey à la suite de la Journée des Madrigaux, d'après les manuscrits de Conrart. On trouve dans les mêmes manuscrits une pièce en forme de Charte, dont voici l'intitulé: «Sapho, Reine de Tendre, Princesse d'Estime, Dame de Reconnoissance, Inclination et terrains adjacents, à tous présents et à venir, Salut, etc.

Donné à Tendre, au mois des Roses, l'an de la fondation d'Amour, 1656.»

Il y a aussi une Relation de ce qui s'est depuis peu passé à Tendre, avec le discours que fit la souveraine de ce lieu aux habitants de l'Ancienne ville [82].

Pour racheter toutes ces puérilités, hâtons-nous de citer sur la Clélie l'opinion d'un écrivain moraliste qui nous montrera que tout n'est pas frivole dans cette œuvre d'une femme. «La Clélie, qui, au premier coup d'œil, ne semble qu'un roman plein de je ne sais quelle métaphysique amoureuse qui prête au ridicule, ou un manuel pédantesque de galanterie, la Clélie est, quand on l'étudie de près, un livre sérieux et curieux où toutes les questions qui tiennent à la condition des femmes dans le monde sont traitées d'une manière à la fois piquante et judicieuse. Quel est le rang que la civilisation moderne donne à la femme, et que doit faire la femme pour avoir et pour garder ce rang? Voilà, en vérité, le sujet de la Clélie [83]

Au surplus, le moment approchait où Mlle de Scudéry, déjà à demi émancipée par le succès des derniers romans dans lesquels l'opinion lui attribuait une part de plus en plus large, allait plus complétement encore s'affranchir de la tutelle parfois gênante de son frère, et avoir son intérieur, son ménage, sa société, son individualité civile et littéraire.

Georges, compromis, comme nous l'avons vu, dans la cause du prince de Condé, avait quitté Paris à la fin de l'année 1654, et s'était retiré à Graville, près du Havre [84]. «Là, dit Tallemant, une demoiselle romanesque, qui mouroit d'envie de travailler à un roman, croyant que c'étoit lui qui les faisoit, l'épousa.» Cette demoiselle était Marie-Madeleine du Montcel de Martin-Vast, femme d'esprit, comme le prouvent ses lettres éparses dans la correspondance de Bussy-Rabutin, d'une beauté médiocre, à en croire ce passage de l'une d'elles, si bien applicable à sa belle-sœur: «Voilà un des priviléges de nous autres dames pas belles, et il faut avouer que c'est peut-être le seul; nous disons en tendresse tout ce qui nous plaît sans que cela scandalise [85].» Époux et père de famille sans devenir plus riche ni beaucoup plus sage, Scudéry fit quelques tentatives pour renouer avec sa sœur une communauté dont il s'était bien trouvé; mais celle-ci, sans nier les obligations qu'elle lui avait dans le passé [86], sans rester indifférente pour l'avenir aux intérêts ni à la réputation de son frère, persista résolûment [87] à maintenir son indépendance jusqu'à la mort de ce frère, arrivée le 14 mai 1667.

Quoique Georges, dans la préface d'Alaric (1654) se fût fait honneur sans façon du succès de l'Illustre Bassa et du Grand Cyrus, quoiqu'il eût mis encore son nom aux derniers volumes d'Almahide ou l'Esclave Reine (1658), depuis longtemps, nous l'avons vu, dans le cercle des amis intimes, et même dans le monde littéraire, on avait soupçonné, puis désigné celle qu'on regardait comme le véritable auteur. En vain Mlle de Scudéry s'en défendait encore devant l'abbé de Marolles; en vain elle affectait d'être en colère contre Furetière qui, dans sa Nouvelle allégorique, de cette même année 1658, avait imprimé «qu'elle avoit fait les romans que son frère s'attribuoit;» en vain, jusqu'en 1728, l'auteur de la nouvelle édition du Dictionnaire de Richelet, exprimait-il encore des doutes à cet égard. Huet ne faisait que proclamer une vérité déjà connue, lorsque, en tête de sa Lettre à Segrais sur l'origine des romans (1670), alors que Zaïde et la Princesse de Clèves n'avaient pas encore paru, il rendait à Mlle de Scudéry cet éclatant hommage: «On ne vit pas sans étonnement les romans qu'une fille autant illustre par sa modestie que par son mérite avoit mis au jour sous un nom emprunté, se privant si généreusement de la gloire qui lui étoit due, et ne cherchant sa récompense que dans sa vertu, comme si, lorsqu'elle travailloit ainsi à la gloire de notre nation, elle eût voulu épargner cette honte à notre sexe; mais enfin le temps lui a rendu la justice qu'elle s'étoit refusée, et nous avons appris que l'Illustre Bassa, le Grand Cyrus et la Clélie, sont les ouvrages de Mlle de Scudéry.»

On peut dire que les années qui suivirent la séparation de Mlle de Scudéry d'avec son frère marquèrent l'apogée du succès de ses romans et peut-être aussi de ses Samedis, bien que quelques écrivains représentent ceux-ci comme ayant déjà perdu de leur éclat. Il y a ici une distinction à faire. Ce qui paraît vrai, c'est que, à mesure que les réunions de la vieille rue du Temple s'éloignaient par la date de celles de l'hôtel de Rambouillet, l'élément aristocratique y diminuait d'autant, et la distance entre la rue Saint-Thomas du Louvre et le Marais se laissait mieux apercevoir. La Calprenède, jaloux du succès de la Clélie, prononçait ce terrible mot: «Pour moi, je ne vais point chercher mes héros dans la rue Quincampoix.» Il y avait bien encore quelques grands personnages qui formaient le lien entre les deux réunions: Montausier et sa femme, la marquise de Sablé, Mme de Rohan-Montbazon [88], «dont l'amitié hautement déclarée donnait au modeste salon de la vieille rue du Temple et à la société un peu mêlée qui s'y rassemblait de la considération et même un certain éclat [89].» L'auteur des Historiettes, en 1658, disait des Samedis: «Il y avoit autrefois des personnes de qualité, comme Mlle d'Arpajon [90] et Mme de Saint-Ange; mais l'une s'est mise en religion, et l'autre la voit bien encore, mais c'est plutôt un autre jour que le Samedi.» On pourrait encore citer les Duplessis-Guénégaud, les Saint-Aignan, les comtesses de Rieux et de Maure, Mlle de Vandy, et plus tard, la duchesse de Saint-Simon [91].

Sans doute les noms des habitués ordinaires du Samedi, Chapelain, Conrart, Pellisson, Ménage, Sarazin, Doneville, Isarn, etc., ceux de Mmes Cornuel, Aragonnais, de leurs filles ou belles-filles, de Mlles Boquet et Robineau, etc., n'ont pas le même parfum aristocratique; mais il faut se rappeler que, dans cette société du dix-septième siècle, l'esprit était aussi une dignité, et que les réunions de Mlle de Scudéry, en devenant plus bourgeoises, n'avaient pas cessé d'être littéraires. «On y voyait, dit M. Marcou, et ces jeunes filles qui aimaient Descartes et le chantaient, et celles qui, par leur beauté, vengeaient le Samedi des épigrammes de Furetière, et d'autres qui les justifiaient trop; et la noblesse provinciale ou parisienne, d'épée ou de robe; et les présidentes, les avocats, les beaux esprits, les abbés, même les évêques; et tous ces contingents de la Normandie, de la Provence et du Languedoc, recrues que l'admiration ou l'amitié avaient faites à Mlle de Scudéry, quand elle habitait le Havre ou Marseille; à Pellisson, quand il était à Toulouse ou à Castres [92].» Car, il faut bien le reconnaître avec les mauvais plaisants, Pellisson était le Prince, l'Apollon des Samedis, et il avait été proclamé tel par Sapho elle-même.

Furetière avait dit spirituellement: «La Vierge du Marais s'est bornée à créer un monde (le Pays de Tendre), laissant à d'autres le soin de le peupler.» Et, dans une lettre sans date, mais qui doit se rapporter aux années 1654-1655, il ajoutait: «Le P. B. et moi ne vous parlons jamais de ce que vous ne voulez jamais entendre. Nous disons même dans le monde que nous avons en vous une illustre amie, mais, dans le fond de l'âme, nous sommes vos très-humbles et très-obéissans amans.» On sait déjà que Furetière ne fut pas toujours aussi tendre envers «l'illustre amie;» mais ce langage, et plus encore les innombrables madrigaux recueillis par Conrart, Pellisson et autres nous montrent sur quel ton étaient avec elle la plupart des hommes qui l'entouraient. D'ailleurs il est difficile de croire qu'elle ne songeait pas à elle-même, quand elle disait de Clélie: «Cette admirable fille vivoit de façon qu'elle n'avoit pas un amant qui ne fût obligé de se cacher sous le nom d'ami, et d'appeler son amour amitié, autrement ils eussent été chassés de chez elle [93].» De même Pellisson, qu'il est difficile de reconnaître dans le Phaon du Cyrus, est peint, à ne pas s'y méprendre, dans l'Herminius de la Clélie, deuxième et troisième parties, correspondant aux années de leur liaison la plus intime.

C'étaient, dans tout cet entourage, des déclarations, des échanges de cadeaux, des minauderies, des rivalités dont il est bien difficile de ne pas sourire, quand on songe à l'âge de la plupart des soupirants, et surtout à celui de la Divine Sapho (elle avait alors près de cinquante ans). Néanmoins, parmi ces soupirants, il y en avait un jeune encore, Isarn, de Castres, qui était venu rejoindre à Paris son compatriote Pellisson. Aussi beau que celui-ci était laid, aimable mais inconstant, il adressa d'abord à Sapho des hommages que ni l'un ni l'autre ne prit au sérieux et qui se promenèrent de Télamire à Philoxène, de Philoxène à Octavie [94], etc. Cependant les coquetteries allaient leur train. On faisait au Raincy de longues promenades en tête à tête avec Trasile (Isarn); on recevait des cachets et des épîtres galantes du généreux Théodamas (Conrart) [95]; que dis-je, on passait un automne tout entier à sa maison d'Athis-Mons, et il y avait un commerce réglé de coquetterie entre les fauvettes du bois de Carisatis et celles du bois de Sapho. La plaisanterie s'exerçait sur les amours de Conrart, comme elle allait bientôt le faire sur ceux de Pellisson.

Conrart, sage comme un Caton,

A pourtant au cœur, ce dit-on,

Un petit endroit attendri

Landeriri.

Qui croirait que le sage Théodamas était un tigre de jalousie? C'est pourtant ce qu'atteste Ménage qui n'osait faire à Sapho certain présent de peur de paraître empiéter sur les priviléges de son rival [96]. Plus hardi vis-à-vis de Cotin, il se posait contre lui en galant chevalier de la Vierge du Marais, moins compromettant, il est vrai, par la passion que par le ridicule [97].

C'est évidemment au milieu de ces plaisanteries de société qui suivirent la publication du premier volume de Clélie, telles que la Journée des Madrigaux, la Carte et la Gazette de Tendre [98], au milieu de ces coquetteries à droite et à gauche, destinées peut-être à cacher un sentiment plus sérieux, qu'il faut placer le fameux quatrain:

Enfin, Acanthe, il faut se rendre.

Votre esprit a charmé le mien,

Je vous fais citoyen de Tendre,

Mais de grâce n'en dites rien [99].

Mme du Plessis-Bellière, l'une des dames qui paraissaient quelquefois aux Samedis, avait fait connaître Pellisson et Mlle de Scudéry à Fouquet, dont elle était parente. L'un et l'autre reçurent quelques marques de sa libéralité. Pellisson lui en adressa des remercîments en vers et en prose, et, à partir de 1656, devint un de ses principaux commis, sans que les relations avec Sapho en fussent interrompues. Les Papiers de Fouquet renferment des lettres qu'elle adressait à Pellisson pendant son voyage à Nantes où il accompagnait le Surintendant. Elle-même venait d'assister aux fêtes de Vaux [100] et avait passé quelques jours aux Pressoirs du Roi, propriété située sur les bords de la Seine, près de Fontainebleau où se trouvait alors la Cour, et qui, bâtie sous François Ier, appartenait alors à une famille Jacquinot, amie de Fouquet et de Mlle de Scudéry. Celle-ci était inquiète du silence prolongé de Pellisson. On était au commencement de septembre 1661. L'orage grondait sur la tête du Surintendant. Dans ces lettres datées des Pressoirs, le jargon du Royaume de Tendre, sous la plume de Mlle de Scudéry, a fait place aux accents du cœur: «Mandez-moi quand vous reviendrez, et m'écrivez un pauvre petit mot pour me consoler de votre absence qui m'est la plus rude du monde.... Je ne vous demande pas de longue lettre; je ne veux qu'un mot qui me dise comment vous vous portez, car pour peu que je sache que vous vivez, je supposerai que vous m'aimez toujours.»

Entre deux êtres qui, à défaut de la jeunesse et de la beauté, pouvaient mettre en commun les trésors d'une affection aussi vive et aussi sérieuse à la fois, on s'étonnerait de ne pas voir apparaître l'idée du mariage [101]. Elle se présenta au moins à leur entourage le plus immédiat, soit que cette éventualité ait excité ses railleries ou ses craintes. Les lettres que nous venons de citer renferment les passages suivants: «Si je ne craignois de vous fâcher, je vous dirois que v... m... (votre mère) dit et fait de si étranges choses tous les jours, que l'imagination ne peut aller jusque là, et tout le monde vous plaint d'avoir à essuyer une manière d'agir si injuste et si déraisonnable....» Et plus loin: «Votre mère a dit à M... (Ménage) des choses qui vous épouvanteroient si vous les saviez, tant elles sont déraisonnables, emportées et hors de toute raison [102]

Ce qu'il y a d'obscur dans ces allusions sera éclairci par une lettre inédite de l'abbé Bourdelot que nous empruntons à la Correspondance de Nicaise [103]. «Je n'étois pas d'humeur à laisser passer ce que dit l'Anti-Menagiana que, si Pellisson eût épousé Mlle de Scudéry, c'eût été la faim qui auroit épousé la soif, et beaucoup d'autres impertinences de cette nature. A propos de Pellisson, il est bon de vous dire que ce que dit le Menagiana que sa mère offrit vingt mille livres à Mlle de Scudéry pour l'obliger à l'épouser est très-faux. Je sais de bonne part qu'elle ne craignoit rien tant que de la voir la femme de son fils.»

Mais, soit pruderie, soit indépendance, Mlle de Scudéry professa un éloignement constant pour le mariage. Elle s'était expliquée là-dessus très-nettement au t. X, l. II du Cyrus, et elle y revient encore dans des lettres de sa vieillesse, où, à l'occasion du mariage de Mme de Chandiot, une de ses amies, elle écrit: «Le mariage est, suivant moi, la chose du monde la plus difficile à faire bien à propos.... J'ai préféré trois fois dans ma vie la liberté à la richesse, et je ne saurois m'en repentir [104].» En revanche elle se forma toujours de l'amitié l'idée la plus haute. Nous allons la voir à l'épreuve.

A la date de la dernière des lettres de Mlle de Scudéry citées plus haut, 7 septembre 1661, Pellisson était arrêté avec Fouquet à Nantes depuis deux jours; puis, sur un ordre du roi, il fut conduit au château d'Angers et de là à la Bastille. On peut voir à la Correspondance la lettre émue qu'elle écrivait à Huet sous le coup de cette nouvelle. A partir de ce moment, ce fut, de la part de Mlle de Scudéry, une série de démarches, d'écrits, de sollicitations de ruses pieuses, d'abord pour adoucir sa captivité, et ensuite pour la faire cesser. Pellisson avait su mettre dans ses intérêts un Allemand qu'on avait placé auprès de lui comme espion, et dont il fit un émissaire. Par le moyen de cet homme, il eut avec son amie une correspondance journalière, dont on peut se faire une idée d'après ce qu'elle dit dans sa lettre du 12 mai 1694 à l'abbé Boisot: «J'ai brûlé plus de cinq cents lettres de M. de Pellisson, du temps de la Bastille.»

Au moment où la saisie des fameuses cassettes du Surintendant provoquait de la part de Chapelain des paroles peu mesurées contre d'anciens amis [105], et jetait la terreur parmi les femmes légères et les entremetteuses de la ville et de la Cour, on aime à voir ces deux honnêtes femmes, Scudéry et Sévigné, protester contre les défaillances et les calomnies, se soutenir mutuellement [106], encourager les autres [107], et se donner la main dans cette œuvre de dévouement, jusqu'au moment où elles purent se présenter ainsi, avec leur ami libre grâce à elles, au courageux magistrat dont les conclusions avaient sauvé la vie à Fouquet [108]. En effet, tandis que l'une enrôlait à la cause du malheur ses correspondants séduits, entraînés par la magie de son style, Sapho espérant que le moment était venu où l'on allait se relâcher des premières rigueurs, écrivait à Colbert [109] une lettre éloquente pour le supplier d'adoucir la captivité du prisonnier, et de permettre qu'il pût être visité par quelques parents et amis, à commencer par sa mère, celle-là même qui avait tenu au sujet de leur liaison des propos si peu charitables [110].

Mais près de deux ans s'écoulèrent encore avant que Pellisson n'obtînt cette ombre de liberté, comme il le disait lui-même dans une lettre écrite le 15 novembre 1665 [111] à l'abbesse de Malnoue par l'intermédiaire de Mlle de Scudéry, «l'amie incomparable et unique au monde par qui vous recevrez ce billet;» car cet homme semble avoir exercé sur les femmes les plus distinguées une séduction qui certes n'était pas celle des avantages physiques. Dans une lettre de l'abbesse de Malnoue, portant la suscription: Octavie à Zénocrate [112], on lit: «Vous apprendrez de bien des endroits qu'Herminius a la liberté de voir ses amis, et qu'on espère qu'il l'aura bientôt tout entière. Je vous envoie la lettre qu'il m'écrivit le jour même qu'il vit Sapho. Sans mentir, j'ai tout à fait de la joie de celle qu'ils ont.... Sapho me mande que la chambre de Pellisson est la plus triste du monde: il n'y a qu'une seule fenêtre à double grille dans une muraille de six pieds d'épaisseur [113].» C'est dans ce triste réduit qu'accoururent dès le premier jour «mille gens de qualité.» Quant à Sapho, elle s'y installa, pour ainsi dire, à demeure avec le prisonnier, puisque l'abbesse de Malnoue mandait à son correspondant le 8 janvier 1666: «Sapho et Acanthe m'écrivent quelquefois de la Bastille [114]

La spirituelle Octavie, tout en s'associant de cœur à la joie du couple enfin réuni, ne se refusait pas quelques malices à leur endroit. Elle avait fait promettre à Sapho de lui rendre un compte très-exact de cette entrevue. «Il n'y a pas de plaisantes questions que je ne lui aie faites. Vous savez que, quand je suis en humeur de la questionner sur Herminius, il n'y a rien de fou qui ne me passe par l'esprit....» Un mois après la délivrance de Pellisson elle écrivait encore: «Il m'a envoyé des odes de dévotion qu'il a faites dans sa prison. Je les ai trouvées si tendres pour Dieu, que j'ai mandé à Sapho que j'en estime et en aime Herminius davantage, mais que, comme je ne la crois pas si dévote que lui, j'ai eu peur qu'elle n'ait été jalouse du bon Dieu [115]

Cependant la poésie qui avait consolé la captivité devait jouer son rôle dans la délivrance. Pellisson avait composé à la Bastille un poëme de 1391 vers, tout en l'honneur de Mlle de Scudéry [116] qui en est l'Alpha et l'Oméga.

Sapho, qui consolez mon triste éloignement,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O fille incomparable, en vertus éclatante,

Qui de l'honnête amour étiez la longue attente,

Merveille de notre âge, adorable en bontés,

Vous me verrez un jour, et vous le méritez,

Couronner vos vertus de cent fleurs immortelles

Qu'un siècle laisse à l'autre également nouvelles.

Mais pendant que le temps, trop long selon vos vœux,

Me ramène à pas lents un destin plus heureux,

Aimez, aimez Acanthe, et faites vos délices

De ces fleurs qu'il vous cueille au bord des précipices.

Nous avons cité les premiers et les derniers vers de ce poëme d'Eurymédon à qui l'on jugera sans doute que Bossuet faisait bien de l'honneur en le relisant chaque année. Pour être indulgent à ces vers, ainsi qu'à la plupart de ceux qui faisaient les délices de la société du Samedi, il faut se rappeler que ces fadeurs et ces puérilités servaient d'organe à d'innocentes amitiés et parfois aux plus nobles sentiments. Ainsi ces interminables vers sur la fauvette, le roitelet, le pinçon, toute cette poésie de colombier et de volière qui met notre patience à une si rude épreuve en parcourant le recueil de la Suze et de Pellisson, trouvent presque grâce à nos yeux, quand nous savons que c'est sur un Placet en vers, présenté au Roi par Pellisson au nom de la pigeonne de Sapho [117], que celui-ci obtint enfin sa liberté. Ce fut vers la fin de janvier 1666 qu'il reparut dans les salons, et que, de disgracié qu'il était, il devint presque courtisan et homme à la mode. Mais ce qui ne changea pas, ce furent les sentiments qui l'unissaient à sa généreuse amie, et qui s'étaient retrempés à l'épreuve du malheur [118].

Nous ne pouvons résister au désir d'anticiper un peu sur l'ordre des temps pour ajouter un chapitre à l'histoire de la conspiration de Mlle de Scudéry et de Mme de Sévigné en faveur de Fouquet et de ses amis. La seconde écrivait à son gendre le 25 juin 1670: «Si l'occasion vous vient de rendre quelque service à un gentilhomme de votre pays, qui s'appelle V..., je vous conjure de le faire: vous ne me sauriez donner une marque plus agréable de votre amitié.... vous connoissez toute sa famille. Ce pauvre garçon étoit attaché à M. Fouquet, il a été convaincu d'avoir servi à faire tenir une de ses lettres à sa femme; sur cela, il a été condamné aux galères pour cinq ans: c'est une chose un peu extraordinaire. Vous savez que c'est un des plus honnêtes garçons qu'on puisse voir, et propre aux galères comme à prendre la lune avec ses dents.»

Or, ce gentilhomme dont le nom était resté en blanc dans l'édition de M. de Monmerqué de 1820, s'appelait Valcroissant [119]. L'aimable marquise avait intéressé à sa cause Mlle de Scudéry qui s'était empressée d'écrire en sa faveur à M. de Vivonne, général des galères. La réponse de ce dernier, dont M. de Monmerqué possédait l'original, portait: «Sitôt qu'on m'eut appris le mérite et l'infortune tout ensemble du gentilhomme pour qui vous m'écrivez, je fis tout ce qui dépendit de moi pour adoucir la rigueur de sa condamnation; vous pouvez juger de là ce que je voudrois faire dans la suite pour son soulagement; cela ira sans doute à tout ce qui sera en mon pouvoir, pour vous marquer, et à Mme la marquise de Sévigné, celui que vous avez sur la personne qui vous honore le plus l'une et l'autre [120]

Grâce à l'intervention et aux démarches de ces deux généreuses personnes, l'arrêt fut commué, et Valcroissant, trois mois après sa condamnation, put se promener en liberté dans Marseille. Dix-huit ans plus tard, estimé de tous comme un des meilleurs officiers de l'armée, il remplissait les fonctions d'inspecteur, dont Louvois l'avait chargé, et avait occasion d'être utile au jeune marquis de Grignan, petit-fils de Mme de Sévigné [121]. L'année suivante, Valcroissant avait un gouvernement en Flandre, et faisait mettre aux cadets de Besançon le fils du poëte Bonnecorse, autre ami et obligé de Mlle de Scudéry.

S'il fallait assigner une date précise au triomphe de cette littérature dont le Cyrus et la Clélie passaient pour l'expression la plus heureuse, nous indiquerions l'année 1658. Il y avait pour l'auteur à la fois succès d'estime et succès d'argent. Vers cette époque, Tallemant disait: «Ses livres se vendent fort bien,» et Pradon écrivait plus tard, à propos des critiques de Boileau: «Cependant, ces tomes épouvantables et cet horrible Artamène, qui ont été traduits en toutes sortes de langues, même en arabe, et qui sont encore aujourd'hui la plus délicieuse lecture des premières personnes de la cour, cet horrible Artamène, dis-je, dont on achetoit les feuilles si chèrement à mesure qu'on les imprimoit, et qui a fait gagner cent mille écus à Augustin Courbé, est à présent l'objet de la satire de M. D.... Quand ses satires auront fait gagner cent mille écus à Barbin, on souffrira sa critique un peu plus tranquillement, et quoiqu'il dise:

A ses propres dépens enrichir le libraire,

je crois qu'il y a encore du chemin à faire jusque-là. En vérité, Cyrus et Clélie sont des ouvrages qui ont illustré la langue françoise, et les marques éclatantes d'estime que le roi a données à une personne illustre et modeste, devoient arrêter M. D...... [122]»

Mais bientôt la fin de la Fronde, puis l'émancipation définitive du jeune roi ramenaient à la cour les princes et les grands seigneurs dispersés au fond des provinces. Dans le loisir des vieux châteaux, on avait contracté le goût des récits de longue haleine. Tandis que les dames brodaient d'interminables tapisseries, la demoiselle de compagnie faisait, à haute voix, des lectures à peine moins longues. Comme le remarque Mme de Genlis, «ces éternelles conversations qui, dans les ouvrages de Mlle de Scudéry, suspendant la marche du roman, nous paraissent insoutenables, étaient loin de déplaire [123].» Mais la vie de cour avait d'autres exigences. D'ailleurs, Zaïde, la Princesse de Clèves, allaient donner des allures plus vives au roman où l'histoire du cœur ne perdait rien à se dégager des vieux cadres soi-disant historiques.

En vain Ménage disait «que ces romans dureroient toujours [124],» Mlle de Scudéry elle-même,—c'est lui qui l'atteste à quelques lignes de distance,—déclarait, trop modestement sans doute, «qu'elle avoit encore un roman d'achevé, mais que personne ne voudroit l'acheter ni le lire.» Cependant, leur vogue se soutint encore longtemps dans les provinces et à l'étranger, et, même quand ils furent réduits «à gagner les petites armoires,» suivant l'expression d'un contemporain, on les retrouve encore dans bien des bibliothèques, sans excepter celle de Boileau [125]. Il y eut, pour eux, ces admirations attardées et traditionnelles qui ne manquent jamais aux ouvrages dont l'attention publique s'est vivement préoccupée. Ainsi, vers le premier tiers du dix-huitième siècle, le père Porée trace une peinture piquante, malgré la forme latine et pédantesque dont il l'enveloppe, des diverses lectures qui occupent les hôtes d'un vieux château. «Que fait cette fille déjà grande, assise à une petite table, la tête appuyée sur son coude? Elle lit avec avidité l'histoire d'une fille persane ou turque, devenue, par ses charmes, la favorite d'un roi ou d'un empereur, et illustrée par ses amours....» Et plus loin: «Écoutez les Céladons et les Artamènes qui se glorifient de leur esclavage, etc. [126]» Chateaubriand raconte, dans ses Mémoires d'Outre-tombe, que sa mère, fille d'une élève de Saint-Cyr, savait par cœur tout Cyrus. En Angleterre, ces romans français du dix-septième siècle, traduits, portant souvent le titre, «par des personnes de qualité,» se lisaient encore longtemps après que leur vogue était passée chez nous. La sérieuse lady Russell qualifiait la Clélie de livre très-profitable, «a most improving book,» et la jeune Mary Wortley, depuis lady Montagu, dévorait le Grand Cyrus dans sa chambre de petite fille. Et cependant, M. Cousin, au début même du livre où il entreprend la réhabilitation de cet ouvrage, réhabilitation, il est vrai, plutôt historique que littéraire, n'hésite pas à dire: «Qui lit aujourd'hui le Grand Cyrus, qui le lisait au dix-huitième siècle, et même dans les dernières années de Louis XIV?»

Il est difficile de décider si Molière et Boileau, en qui se personnifia surtout la réaction contre le genre précieux et les romans à la Scudéry, suivirent ou devancèrent le goût du public. Ils affectèrent l'un et l'autre d'attribuer à la province [127], à «de mauvaises copies d'excellentes choses,» à «des Précieuses ridicules qui imitoient mal les véritables Précieuses» cette affectation dans les discours, cette recherche de sentiments qu'on étalait à Versailles, qu'on imitait à Paris, qu'on parodiait loin de la capitale.

Rœderer et Cousin, après lui, n'ont pas eu de peine à démontrer que Molière n'a voulu jouer en 1659 ni l'hôtel de Rambouillet qui n'existait plus, ni les Précieuses de 1656, auxquelles personne alors n'eût osé appliquer l'épithète de ridicules. Mais, malgré les précautions oratoires que renferme la préface, il est bien certain que les traits de la pièce vont plus loin qu'il ne convient à l'auteur de l'avouer. Les théories de Cathos sur «la recherche dans les formes» qui doit précéder le mariage, les longs préliminaires qu'elle décrit complaisamment, n'avaient-ils pas un précédent notoire dans les quinze ans de cour que Julie d'Angennes imposa au duc de Montausier, et la phrase de Madelon à ce propos ne nous transporte-t-elle pas en plein roman de Scudéry? «La belle chose que ce seroit si d'abord Cyrus épousoit Mandane, et qu'Aronce, de plein pied, fût marié à Clélie!» Mascarille déclarant «qu'il est furieusement pour les portraits,» et travaillant, «à mettre en madrigaux toute l'histoire romaine,» rappelle à la fois la langue et les occupations du Samedi. Allons plus loin: lorsque, d'un côté, nous voyons, dans la Journée des Madrigaux, la plupart des valets de la maison faisant des vers [128], et, de l'autre, les faux marquis de Molière et l'impromptu de Mascarille, sommes-nous dans la maison de Gorgibus ou dans celle de Mlle de Scudéry et de Mlle Boquet?

On pourrait même trouver persistance d'épigramme dans le Bourgeois gentilhomme (1670), car le compliment de M. Jourdain à Dorimène: Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour, avec toutes ses variantes, ressemble assez au madrigal de Brutus à Lucrèce: Toujours. l'on. si. mais. aimoit. d'éternelles. hélas. amours. d'aimer. doux. il. point. seroit. n'est. qu'il.

Qu'il seroit doux d'aimer si l'on aimoit toujours.
Mais hélas! il n'est point d'éternelles amours.

Dans les Femmes savantes, représentées treize ans après les Précieuses ridicules, mais dont on parlait déjà dès 1666 [129], il y a bien encore plus d'un trait dont les Précieuses et Mlle de Scudéry peuvent prendre leur part [130], mais les critiques sont plus générales et répondent à une nouvelle phase du goût et des mœurs. Il y est moins mention des romans passés de mode, et la question de l'instruction qui convient aux femmes est plus nettement posée. Clitandre, qui représente le juste milieu dans cette question de l'éducation des femmes, ne fait presque que rendre en vers ce que Mlle de Scudéry avait dit en prose longtemps auparavant.

Je consens qu'une femme ait des clartés de tout,

Mais je ne lui veux point la passion choquante

De se rendre savante afin d'être savante,

Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait

Elle sache ignorer les choses qu'elle sait.

De son étude enfin je veux qu'elle se cache,

Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache.

Écoutons maintenant Sapho s'expliquant sur le même sujet: «Encore que je voulusse que les femmes sussent plus de choses qu'elles n'en savent pour l'ordinaire, je ne veux pourtant jamais qu'elles agissent ni qu'elles parlent en savantes. Je veux donc bien qu'on puisse dire d'une personne de mon sexe qu'elle sait cent choses dont elle ne se vante pas, qu'elle a l'esprit fort éclairé, qu'elle connoît finement les beaux ouvrages, qu'elle parle bien, qu'elle écrit juste et qu'elle sait le monde, mais je ne veux pas qu'on puisse dire d'elle: c'est une femme savante. Ce n'est pas que celle qu'on n'appellera point savante ne puisse savoir autant et plus de choses que celle à qui on donnera ce terrible nom, mais c'est qu'elle sait mieux se servir de son esprit, et qu'elle sait cacher adroitement ce que l'autre montre mal à propos [131]

Ainsi, Mlle de Scudéry, près de vingt ans avant la comédie des Femmes savantes, semblait protester contre ce terrible nom, et contre toute solidarité avec les Bélise et les Philaminte de l'avenir.

«M. Despréaux n'étoit pas ami de M. Pellisson ni de moi,» écrivait Mlle de Scudéry [132]. Elle aurait pu ajouter: «ni de mon frère,» car les fameux vers:

Bienheureux Scudéry dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume, etc.

Ces vers, disons-nous, furent le premier grief de Sapho contre le satirique. Le nom de Pellisson, imprimé d'abord en toutes lettres d'une manière peu flatteuse dans la satire VIII [133], avait été remplacé depuis par un synonyme encore moins flatteur [134]. Enfin, une épigramme grossière, que Daunou répugne à croire écrite par Boileau, aurait même associé ce nom à celui de Sapho dans le reproche de laideur [135]. Mais on sait, du moins, ce que Boileau en pensait, par ce qu'il en dit plus tard dans ses Héros de roman.

«PLUTON.

Quelle est cette précieuse renforcée que je vois qui vient à nous?

DIOGÈNE.

C'est Sapho, cette fameuse Lesbienne qui a inventé les vers saphiques.

PLUTON.

Je la trouve bien laide, etc.»

Et plus loin, on se moque «des généreuses amies de Sapho qui ne surpassent guères en beauté Tisiphone, et qui, néanmoins.... ne laissent pas de passer pour de dignes héroïnes de roman.»

Tout cela était assez peu littéraire. Ce qui l'est davantage, ce sont les vers de l'Art poétique:

Gardez-vous de donner, ainsi que dans Clélie,

L'art ni l'esprit françois à l'antique Italie,

Et, sous des noms romains faisant notre portrait,

Peindre Caton galant et Brutus dameret.

Il faut rapprocher de ce passage une lettre de Boileau à Brossette, du 7 janvier 1703, dont le ton dédaigneux était bien fait pour choquer celle qui en était l'objet, si elle avait pu la lire:

«C'est une grande absurdité à la demoiselle, auteur de la Clélie, d'avoir choisi le plus grave siècle de la république romaine pour y peindre les caractères de nos François; car on prétend qu'il n'y a pas dans ce livre un seul Romain ni une seule Romaine qui ne soit copié sur le modèle de quelque bourgeois ou de quelque bourgeoise de son quartier.»

Nous ne nous étonnerons donc pas de trouver, dès 1684, Mlle de Scudéry liguée avec Ménage pour empêcher Boileau d'entrer à l'Académie. Toutefois, il faut le reconnaître, ce double genre d'attaques la trouva beaucoup moins sensible que celles qui s'étendaient à ses amis et à son sexe. Dans ses lettres à l'abbé Boisot, elle parle avec une rancune peu dissimulée de la Satire contre les femmes, qui venait de paraître et faisait beaucoup de bruit [136].

«Il y a une nouvelle satire de Despréaux imprimée contre les femmes, qu'il croit être la meilleure des siennes. Mais les gens de bon goût ne le trouvent pas, et il y a un caractère bourgeois et des phrases fort bizarres. Il donne un coup de griffe, suivant sa coutume, à Clélie, sans raison et sans nécessité. Mais je suis accoutumée à mépriser ce qu'il dit contre ce livre, et je n'y répondrai pas. Et un livre qui a été traduit en italien, en anglois, en allemand et en arabe, n'a que faire des louanges d'un satirique de profession.» Plus loin, elle revient encore sur ce sujet qui lui tient au cœur, protestant, au nom de toutes les honnêtes femmes, contre les diatribes de leur ennemi commun [137]. Puis, par un mouvement qui rappelle certaines préfaces de son frère, elle ajoute: «J'imite ce fameux Romain qui, au lieu de se justifier, dit à l'assemblée: Allons remercier Dieu de la victoire que nous avons gagnée!»

Mlle de Scudéry se montre surtout fort blessée de ce passage:

D'abord tu la verras, ainsi que dans Clélie,

Recevant ses amans sous le doux nom d'amis,

S'en tenir avec eux aux petits soins permis;

Puis bientôt en grande eau, sur le fleuve de Tendre,

Naviguer à souhait, tout dire et tout entendre,

Et ne présume pas que Vénus ou Satan

Souffre qu'elle en demeure aux termes du roman.

«Vous me direz, écrit-elle à l'abbé, si ce vers: Ou Vénus ou Satan, peut être fait par un chrétien.» Et il faut convenir que la suite de ce passage, où l'imitatrice de Clélie, débutant par l'amour platonique, finit par devenir une femme perdue, «une Messaline, donnant des rendez-vous chez la Cornu,» était bien faite pour offenser une honnête fille qui pouvait prêter au ridicule, mais dont les mœurs étaient restées inattaquables, de l'aveu même du satirique. En effet, lorsqu'il publia, en 1713, ses Héros de roman, il fit, à la fin du Discours qui les précède, la déclaration suivante: «Comme j'étois fort jeune dans le temps que tous ces romans.... faisoient le plus d'éclat, je les lus, ainsi que les lisoit tout le monde, avec beaucoup d'admiration.... Mais enfin.... je reconnus la puérilité de ces ouvrages. Si bien que, l'esprit satirique commençant à dominer en moi, je ne me donnai point de repos que je n'eusse fait contre tous ces romans un dialogue à la manière de Lucien, etc.... Cependant, comme Mlle de Scudéry étoit alors vivante, je me contentai de composer ce dialogue dans ma tête, et bien loin de le faire imprimer, je gagnai même sur moi de ne point l'écrire et de ne point le laisser voir sur le papier, ne voulant pas donner ce chagrin à une fille qui, après tout, avoit beaucoup de mérite, et qui, s'il faut en croire tous ceux qui l'ont connue, nonobstant la mauvaise morale enseignée dans ses romans, avoit encore plus de probité et d'honneur que d'esprit.»

«Les dévots et dévotes lui en veulent, parce qu'à leur goût c'est elle qui établit la galanterie.» Ce passage de Tallemant nous révèle une troisième espèce d'adversaires pour Mlle de Scudéry. Nous venons de voir que Boileau n'avait pas seulement attaqué la Clélie au nom du goût, mais aussi au nom de la morale. Perrault lui ayant reproché «son acharnement contre cet ouvrage, malgré l'estime qu'on en a toujours faite, et l'extrême vénération qu'on a toujours eue pour l'illustre personne qui l'a composé,» le grand Arnauld qui, il faut le dire, était mieux dans son rôle, releva le gant, et voici comment il s'exprime dans une lettre à Despréaux (1694):

«Il ne s'agit point, monsieur, du mérite de la personne qui a composé la Clélie, ni de l'estime qu'on a faite de cet ouvrage. Il en a pu mériter pour l'esprit, pour la politesse, pour l'agrément des inventions, pour les caractères bien suivis, et pour les autres choses qui rendent agréable à tant de personnes la lecture des romans. Que ce soit, si vous voulez, le plus beau de tous les romans; mais enfin c'est un roman: c'est tout dire. Le caractère de ces pièces est de rouler sur l'amour, et d'en donner des leçons d'une manière ingénieuse, et qui soit d'autant mieux reçue qu'on en écarte le plus, en apparence, tout ce qui pourroit paroître de trop grossièrement contraire à la pureté. C'est par là qu'on va insensiblement jusqu'au bord du précipice, s'imaginant qu'on n'y tombera pas, quoiqu'on y soit déjà à moitié tombé par le plaisir qu'on a pris à se remplir l'esprit et le cœur de la doucereuse morale qui s'enseigne au Pays de Tendre.»

Nous sera-t-il permis de le répéter après Sainte-Beuve? Ni Arnauld, ni Boileau, n'avaient tout ce qu'il faut pour bien juger les femmes et leur rôle dans la société. Sans sortir de Port-Royal, Nicole et Du Guet les comprenaient mieux, et Bossuet jugeait la Xe satire moins irréprochable et moins édifiante que ne le faisait Arnauld. Voici comme il en parle au chap. XVIII du Traité de la concupiscence: «Celui-là s'est mis dans l'esprit de blâmer les femmes. Il ne se met point en peine s'il condamne le mariage, et s'il en éloigne ceux à qui il a été donné comme un remède.» Ce qu'il y a de curieux, c'est que ce dernier point de vue avait été également saisi par Mlle de Scudéry, ennemie du mariage [138].

Le jansénisme n'avait pas toujours été si sévère pour la reine de celles que Ninon appelait: les Jansénistes de l'amour. Le Provincial, dans une réponse, du 2 février 1656, aux deux premières lettres de son correspondant, lui transmettait le billet suivant, écrit par une dame à une de ses amies qui lui avait fait tenir la première de ces deux lettres: «Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer de la lettre que vous m'avez envoyée: elle est tout à fait ingénieuse et tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer; elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées; elle raille finement; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses; elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent. Elle est encore une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente censure. Et il y a enfin tant d'art, tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre, que je voudrois bien savoir qui l'a faite.»

Et le Provincial ajoutait: «Vous voudriez bien aussi savoir qui est la personne qui en écrit de la sorte; mais contentez-vous de l'honorer sans la connoître, et, quand vous la connoîtrez, vous l'honorerez bien davantage [139]

Quelle était cette personne? Racine va nous l'apprendre dans sa Lettre à l'auteur des Imaginaires [140]. «N'est-ce pas elle (Scudéry) que l'auteur entend lorsqu'il parle d'une personne qu'il admire sans la connoître?»

De son côté Mlle de Scudéry, qui entretenait avec M. d'Andilly des relations amicales, fit son portrait sous le nom de Timante et le plaça dans un tableau très-flatteur du Désert, au tome VI de la Clélie (1657). Elle loua beaucoup la conversion et la retraite de Lemaistre à Port-Royal. Elle n'était pas indigne de comprendre cette grande union d'une belle âme avec son Dieu. Parlant, il est vrai, de l'amour humain, elle avait exprimé cette noble pensée: «Il faut de la vertu pour être capable de ces grands attachements.... Après tout, la vertu est d'un assez doux usage dans le monde, et je ne sais comment la plupart des femmes hasardent leur réputation à si bon marché.»

Il y avait donc, comme l'a remarqué Sainte-Beuve, un côté romanesque et dévot qui unissait Port-Royal et les héros de Corneille et du Grand Cyrus [141]. Ainsi l'on a la preuve que Nicole avait lu la Clélie [142], ce qui ne l'empêcha pas, dans sa Première visionnaire (décembre 1665), de traiter les auteurs de romans et de pièces de théâtre d'empoisonneurs publics. Racine, piqué au vif, entreprit, dans sa Lettre, déjà citée, à l'auteur des Imaginaires, de venger à la fois les auteurs dramatiques et les romanciers. Après quelques notes sur les premiers, il ajoute malignement: «Vous avez oublié que Mlle de Scudéry avoit fait une peinture avantageuse de Port-Royal dans sa Clélie. Cependant, j'avais ouï dire que vous aviez souffert patiemment qu'on vous eût loué dans ce livre horrible. L'on fit venir au Désert le livre qui parloit de vous: il y courut de main en main, et tous les solitaires voulurent voir l'endroit où ils étoient traités d'illustres

Après avoir montré la réaction qui se produisit, par l'organe de critiques autorisés, au nom du goût, de la morale et même du puritanisme religieux contre les genres précieux et romanesque, il est juste d'ajouter que l'un et l'autre eurent une influence souvent salutaire sur les progrès de la vie sociale, où s'étaient maintenus, à travers le règne de Henri IV, des restes de barbarie, fruits des guerres civiles du siècle précédent. Un peu de raffinement n'était pas inutile pour combattre ces tendances grossières. Mlle de Scudéry continua les réformes que l'hôtel de Rambouillet avait commencées; leurs innovations dans les habitudes sociales, dans la langue, dans l'orthographe [143] ne furent pas toutes stériles ou ridicules, et, parmi ce qui en est resté, il en est plus d'une dont l'honneur revient à Mlle de Scudéry.

«Ce serait, a dit Rœderer, être injuste et aussi frivole que ces écrivains dont l'observation n'a pas été plus loin que le ridicule des Précieuses, de ne pas reconnaître qu'elles eurent leur côté estimable et ne servirent pas médiocrement au progrès de la socialité. On n'a pas le droit de remarquer leur mauvais goût, sans remarquer aussi qu'elles étaient une école de bonnes mœurs dans un temps de dépravation invétérée. Que si elles avaient le défaut de faire de l'amour un délire de l'imagination, elles eurent aussi le mérite d'élever les esprits et les âmes au dessus de l'amour d'instinct, et de préparer cet amour du cœur, ce doux accord des sympathies morales si fécond en délices inconnues à l'incontinence grossière, cet amour qui donne tant d'heureuses années à la vie humaine, appelée seulement à d'heureux moments par l'amour d'instinct [144]

En effet, tandis que les austères, les rigoristes faisaient le procès aux romans par cela seul qu'il y était question des faiblesses du cœur, les Épicuriens, comme Saint-Évremond et ses pareils, reprochaient aux Précieuses «d'avoir ôté à l'amour ce qu'il a de plus naturel à force de vouloir l'épurer.» «Voilà du temps et de l'esprit bien mal employés!» disaient-ils, à propos des longues conversations entre amoureux du Cyrus et de la Clélie, et il ne manquait pas de gens pour se moquer des amours à la platonique de Pellisson et autres adorateurs du même genre. Il faut se rappeler les amours sans façon du Vert-galant, ceux, encore plus hideux, du précédent règne, le dévergondage qui s'étale dans les Historiettes de Tallemant, et sur lequel la majesté du grand règne vint à grand'peine jeter un vernis au moins extérieur de décence, pour pardonner à la galanterie quintessenciée que les Précieuses et les romans de Mlle de Scudéry introduisirent dans les rapports entre les sexes.

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