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Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, avec un choix de ses poésies

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CORRESPONDANCE
CHOISIE.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A M. CHAPELAIN [227]

[Mars ou avril 1639].

Monsieur,

Si l'on ne m'avoit assurée que les cris d'allégresse ne déplaisent jamais aux victorieux, quelque modestes qu'ils soient, je ne mêlerois pas ma voix à celles de tant d'illustres personnes qui prennent intérêt en votre gloire, sachant bien qu'elle est trop peu considérable et trop foible pour être entendue dans le même temps que cette adorable Lionne [228], que vous avez placée au ciel avec tant de justice, témoigne par ses rugissemens la joie qu'elle a de votre triomphe. Mais après m'être laissé persuader que dans les réjouissances publiques chacun a droit de dire ses sentimens, j'ose vous assurer, que quand M. de Balzac m'auroit donné l'immortalité en me louant injustement dans une lettre [229], je ne serois pas si satisfaite, que de voir que par son jugement il vous établit le juge des autres. Et certes, à dire vrai, c'est un rang que vous méritez si bien, qu'on ne doit pas peu de louanges à votre modestie de vous être soumis à pouvoir être condamné; mais vous avez voulu rendre cette déférence aux rares qualités de votre arbitre, et de votre ennemi qui, certainement, ne s'est trouvé d'opinion contraire à la vôtre, que pour avoir la gloire de vous combattre. Il faut avoir l'âme si haute et si hardie, pour s'opposer à vos sentimens, que bien qu'il soit surmonté en cette guerre, elle ne laisse pas de lui être avantageuse. Enfin, Monsieur, comme elle n'est funeste pour personne, et qu'au contraire, elle est glorieuse et pour le juge et pour les deux partis, on peut dire que jamais victoire ne fut plus heureuse que la vôtre; que jamais vaincu ne porta ce nom avec tant d'honneur; et que jamais vainqueur ne fut couronné d'une main plus illustre. C'est tout ce que vous dira pour cette fois,

Votre, etc.,

Si ce n'est pas trop de hardiesse que de vous demander la Comédie qui a fait votre guerre, j'oserois vous supplier de me la prêter; afin qu'en admirant ses beautés, mon frère et moi, admirions encore votre jugement.

Votre,

AU MÊME [230].

[Mars ou avril 1639.]

Monsieur,

Après avoir lu la Comédie [231] que vous m'avez fait l'honneur de me prêter, je ne suis pas assez inconsidérée pour publier hardiment ce que j'en pense. La médiocrité de mon esprit et mon ignorance sont des raisons assez fortes pour m'en empêcher. Je vous dirai, pourtant, que si quelque chose vous pouvoit faire douter de la justice de votre cause, vous auriez lieu de le faire, dans la seule pensée que Mlle de Rambouillet, qui, certainement, est la plus excellente personne de mon sexe, désapprouve une chose que je trouve belle, qu'elle condamne un intrigue qui me semble admirablement joli, et merveilleusement conduit [232]; et qu'enfin, elle blâme un ouvrage où je n'aperçois point de tache, et où le peu de lumière que j'ai me fait découvrir de grandes beautés. Cette opposition de toutes choses, qui se voit entre l'opinion de cette admirable personne et la mienne, doit, si je ne me trompe, vous être suspecte, et vous porter encore une fois à examiner si la raison est absolument contre elle; ou si, en cette rencontre, elle veut faire paroître son esprit au préjudice de son jugement, si elle protège le foible, ou si elle soutient ses sentimens propres; car, pour ne vous déguiser pas les miens, je ne puis concevoir que vous soyez de parti contraire; et lorsque je vous assure que je serai toujours du vôtre, je ne puis m'imaginer que je ne sois pas toujours du sien.

Je suis, Monsieur, votre très humble et très affectionnée servante.

CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY [233].

[Mars ou avril 1639.]

Mademoiselle,

Je n'étois pas bien de mon parti, même devant que d'avoir reconnu que vous le teniez, et le respect que je dois à la Princesse [234] que j'ai pour adversaire m'ôtoit la hardiesse de condamner des sentimens dont les contraires jusqu'ici m'avoient semblé les seuls équitables. Mais à présent que je vois les miens appuyés de votre autorité et protégés par la valeur du généreux Astolfe [235] qui a daigné descendre du ciel pour servir de champion à ma justice, je me détermine et veux bien désormais être du nombre de mes partisans, pour soutenir ma propre cause, à laquelle je me suis affectionné depuis seulement qu'elle est devenue la vôtre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce seroit ici le lieu de vous rendre très-humbles grâces de la part que vous avez voulu prendre en mes intérêts, si tous les devoirs et toutes les reconnoissances n'étoient pas comprises dans la qualité véritable que je prends,

Mademoiselle, de
Votre très humble et très obéissant serviteur,
CHAPELAIN.

MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MADEMOISELLE ROBINEAU [236].

Rouen, le 5 septembre 1644.

Mademoiselle,

Je m'étonne assez que vous, qui n'aimez guère les nouvelles et qui ne voyez jamais les relations de Renaudot [237], ayez souhaité que je vous en fisse une de mon voyage, qui sans doute n'a rien de si remarquable ni de si beau que le siége de Gravelines ni que l'action de M. d'Enghien. Néanmoins, puisque vous le désirez, il faut vous obéir et contenter votre curiosité par un fidèle récit de tout ce qui m'est arrivé.

Je ne m'arrêterai pas toutefois à vous dépeindre exactement la magnificence de mon équipage, quoiqu'il y ait sans doute quelque chose d'assez agréable à s'imaginer que les chevaux qui traînoient le char de triomphe qui me portoit étoient de couleurs aussi différentes que celles qu'on voit en l'arc-en-ciel: le premier étoit bai, le second étoit pie, le troisième alezan, et le quatrième gris pommelé; et tous les quatre ensemble étoient tels qu'il le faudroit à ces peintres qui aiment à faire paroître en leurs tableaux qu'ils sont savants en anatomie, n'y ayant pas un os, pas un nerf ni pas un muscle qui ne parût fort distinctement au corps de ces rares animaux. Leur humeur étoit fort docile, et leur pas étoit si lent et si réglé, qu'il n'y a point de cardinaux à Rome qui puissent aller plus gravement au consistoire que je n'ai été à Rouen. Aussi vous puis-je assurer que le cocher qui les conduisoit a eu tant de respect pour eux pendant le voyage que, de peur de les incommoder, il a quasi toujours été à pied. Ce n'est pas qu'il n'y ait lieu de croire qu'il en usoit aussi de cette sorte pour se divertir et pour nous désennuyer; car je puis vous dire sans mensonge qu'il aime fort la conversation, et que de toute la compagnie, lui et moi n'étions pas les plus désagréables.

Mais, pour vous apprendre de quelles personnes cette compagnie étoit composée, vous saurez qu'il y avoit avec nous un jeune partisan, déguisé en soldat pour cacher sa profession, dont le manteau d'écarlate à gros boutons d'or, les grosses bottes et les grands bas ne convenoient pas trop bien à l'air de son visage; car enfin, avec tout l'appareil d'un chevau-léger ou d'un filou, il ressembloit très fort à un solliciteur de procès. Auprès de celui-ci étoit un mauvais musicien qui, craignant de mourir de faim à Paris, s'en alloit demander l'aumône en son pays; et quoique plusieurs personnes eussent beaucoup contribué à son habillement, il ne lui en étoit pas plus propre. Le chapeau qu'il portoit ayant, à ce que je crois, été autrefois à M. de Saint-Brisson [238], lui tomboit sur le nez à cause de la petitesse de sa tête. Son collet ressembloit assez à un peignoir; son pourpoint étoit à grandes basques, et ses chausses approchoient fort de celles des Suisses. Enfin plus d'un siècle et plus d'une nation avoient eu part à cet habit extraordinaire. La troisième personne de cette compagnie étoit une bourgeoise de Rouen qui avoit perdu un procès à Paris, et qui se plaignoit également de l'injustice de ses juges et de la fange des rues. La quatrième étoit une épicière de la rue Saint-Antoine, qui, ayant plus de douze bagues à ses doigts, s'en alloit voir la mer et le pays, pour parler en ses termes. La cinquième, tante de celle-là, étoit une chandelière de la rue Michel-le-Comte, qui, poussée de sa curiosité, s'en alloit avec elle voir la citadelle du Havre; la sixième étoit un jeune écolier, revenant de Bourges prendre ses licences, et se préparant déjà à plaider sa première cause. La septième étoit un bourgeois poltron qui craignoit toute chose, qui croyoit que tout ce qu'il voyoit étoit des voleurs, et qui n'apercevoit pas plutôt de loin des troupeaux de moutons et des bergers, qu'il se préparoit déjà à leur tendre sa bourse, tant la frayeur décevoit son imagination. La huitième étoit un bel esprit de Basse-Normandie, qui disoit plus de pointes que M. l'abbé de Franquetot n'en disoit du temps qu'elles étoient à la mode, et qui, voulant railler toute la compagnie, en donnoit plus de sujet que tous les autres. La neuvième étoit mon frère, dont j'allois vous dépeindre, non pas la mine, la profession ni les habillemens, mais les chagrins et les impatiences que lui donnoit une si étrange voiture, s'il n'eût retranché une partie de mon histoire, en obtenant de ma bonté de ne vous en dire rien.

Une si belle assemblée doit sans doute vous persuader que la conversation en étoit fort divertissante. Le partisan, quoique se voulant cacher, en revenoit toujours au sol pour livre. Le musicien, quoique plus incommode par sa voix que le bruit des roues du coche, vouloit toujours chanter. La bourgeoise qui avoit perdu sa cause ne faisoit que des imprécations contre son rapporteur. L'épicière, curieuse de voir le pays, dormoit tant que le jour duroit, excepté quand il falloit dîner ou descendre des montagnes. La chandelière ne pouvoit se lasser d'admirer le plaisir qu'elle auroit de voir dans les magasins de la citadelle une quantité prodigieuse de mèches qu'elle jugeoit y devoir être, vu le nombre des mousquets qu'elle avoit ouï dire qu'on y voyoit. Tantôt elle souhaitoit d'en avoir autant dans sa boutique, tantôt que ce fût elle qui la vendît à cette garnison. Enfin on peut dire que nous sortîmes du coche fort honorablement, c'est-à-dire tambour battant par la voix du musicien, et mèche allumée par notre chandelière, qui, tant que nous marchâmes de nuit, eut toujours une chandelle à la main pour nous éclairer dans le coche. Pour le jeune écolier, il ne parloit que de droit écrit, de coutumes et de Cujas. D'abord je crus que ce garçon déguisoit ce nom et que c'étoit de feu Cusac qu'il vouloit parler, quoique ce qu'il en disoit n'y convînt pas; mais je sus enfin que Cujas étoit un ancien docteur jurisconsulte, que cet écolier alléguoit sur toutes choses. Si l'on parloit de la guerre, il disoit qu'il aimoit mieux être disciple de Cujas que soldat; si l'on parloit de voyages, il assuroit que Cujas étoit connu partout; si l'on parloit de musique, il disoit que Cujas étoit plus juste en ses raisonnemens que la musique en ses notes; si l'on parloit de manger, il juroit qu'il aimeroit mieux jeûner toujours que de ne lire jamais Cujas; si l'on parloit de belles femmes, il disoit que Cujas avait eu une belle fille [239], et que, quoique vieille, elle n'est point encore laide. Enfin Cujas étoit de toutes choses, et Cujas m'a si fort importunée que voici la première et la dernière fois que je l'écrirai et le prononcerai en toute ma vie. Pour le poltron, il vous est aisé de vous imaginer que sa conversation ne ressembloit pas à celle d'un gascon, et que celle du bel esprit avoit beaucoup de rapport avec celle de feu M. de Nervèze [240].

Après cela ne m'en demandez pas davantage, car je n'ai plus rien à vous dire sinon que je ne dormis point la nuit que je couchai à Magny, que de ma vie je ne fus si lasse que lorsque j'arrivai à Rouen, non pas comme a dit magnifiquement M. Chapelain parlant de la lune,

Dedans un char d'argent environné d'étoiles,

mais oui bien

Dedans un char d'osier environné de crotte.

Tout à bon, je pense que si je n'eusse eu peur qu'avec l'aide de ces admirables lunettes que l'on peut quasi dire qui arrachent les astres du ciel, vous n'eussiez découvert le coche et n'eussiez remarqué une partie de ce que je viens de dire, je pense, dis-je, que je ne vous en aurois rien appris, tant cet équipage étoit burlesque. Après vous l'avoir dépeint si étrange, je n'oserois quasi vous apprendre qu'en ce lieu-là je me souvenois de vous, de peur que, comme vous avez l'imagination délicate, vous ne trouviez mauvais que votre image seulement ait été en un si bizarre lieu. Mais pour vous consoler de cette aventure, j'ai à vous dire qu'il y avoit aussi bonne compagnie dans mon cœur qu'elle étoit mauvaise dans le coche; et pour empêcher ces figures extravagantes d'y faire aucune impression, je l'avois tout rempli de Mlle Paulet, de M. de Grasse, de Mme Aragonnais, de Mlles ses sœurs, de M. Chapelain, de M. Conrart, de Mlle de Chalais, de M. de la Mesnardière, de Mme et Mlles de Clermont et de vous [241]. Si bien que rappelant tout ce que j'aime à mon secours, je fis en sorte que ce que je pensois d'agréable fût plus puissant que ce que je voyois de fâcheux; et j'eus plus de joie à me souvenir de tant d'excellentes personnes, et à espérer qu'elles me faisoient l'honneur de se souvenir quelquefois de moi, que je n'eus de peine à souffrir les importunités d'une mauvaise compagnie. Ayez, s'il vous plaît, la bonté de leur faire agréer cet innocent artifice et de leur rendre grâce de m'avoir sauvée de la persécution que j'aurois eue, si elles ne m'avoient pas donné lieu de me souvenir agréablement de tous les bons offices que j'en ai reçus. Pour vous, Mademoiselle, je ne vous rends point de nouveaux remercîments, car ne pouvant aujourd'hui vous parler tout à fait sérieusement, ce sera pour une autre fois que je vous dirai que personne ne vous connoit mieux ni ne vous estime davantage que moi, que personne ne vous est plus obligée que je vous la suis, que personne aussi n'en est plus reconnaissante, et qu'enfin personne ne sera jamais plus véritablement ni plus sincèrement,

Mademoiselle,
Votre très humble et très passionnée servante.

A MADEMOISELLE PAULET [242].

En Avignon, le 27 novembre 1644.

Mademoiselle,

Bien que ce soit l'opinion commune qu'il y a quelque douceur à raconter les périls passés, je ne vous dirai toutefois que bien vite que nous avons pensé faire deux fois naufrage sur le Rhône, de peur que, comme vous avez l'imagination délicate et le cœur sensible pour vos amies, vous n'eussiez encore un sentiment de douleur pour un accident qui n'est point arrivé et qui même ne peut plus arriver, étant bien résolue à ne repasser jamais sur une si fâcheuse rivière. Ce n'est pas que je n'aie trouvé sur ses rives de quoi me divertir et de quoi vous plaire; car vous saurez, Mademoiselle, que mon frère et moi ayant été nous promener un soir que nous étions arrivés à la couchée d'assez bonne heure, il me fit voir, au lieu où nous étions, des marques de la valeur d'une personne en qui vous prenez beaucoup d'intérêt. L'hôtellerie où nous étions logés n'étoit qu'une vieille ruine de maison, où depuis quelque temps on a remis quelques portes à demi-rompues, et cela au pied d'un grand rocher et au milieu d'un amas de bâtiments détruits, où à peine voit-on encore les vestiges d'une ville. Cette sauvage retraite ne me fit pourtant point murmurer contre ceux qui l'ont rendue telle; au contraire comme ces funestes ruines sont des monumens éternels pour leur gloire, j'ai souffert sans m'en plaindre toute l'incommodité d'un si mauvais logement, par la seule pensée que le Pouzin, qui est le lieu où nous étions, avoit été autrefois pris par M. d'Aiguebonne [243] que secondoit M. de Lesdiguières en cette occasion. L'hôte chez qui nous étions, et qui pour sa condition a assez d'esprit, nous raconta tant de merveilles de sa conduite et de son courage à la prise de cette place, qu'il y a lieu de croire que, s'il eût fait cette action du temps qu'on élevoit des statues à ceux qui faisoient de grandes choses, nous aurions trouvé la sienne sur les bords du Rhône. J'ai cru, Mademoiselle, que je devois vous apprendre, et que ce ne seroit pas vous déplaire que de vous dire que, si M. de Chaudebonne peut légitimement passer pour un saint de la nouvelle Rome, M. son frère auroit été un des héros de l'ancienne.

Mais pour m'éloigner promptement d'une rivière où je ne veux plus retourner, je vous dirai qu'en arrivant ici, la première chose que je vis, en mettant la tête à la fenêtre, fut M. de Berville, qui étoit logé de l'autre côté de la rue, et qui étoit près de partir pour Aix. A l'instant même mon frère le fut voir; mais comme la bienséance ne me permettoit pas de faire la même chose, et qu'il ne me fit pas l'honneur de me demander, quoiqu'il n'y eût que quatre pas de lui à moi, ce ne sera qu'à Marseille que je le verrai, si à votre considération il me fera cette grâce.

Au reste, Mademoiselle, je ne puis m'empêcher de vous dire qu'étant allés voir le tombeau de la belle Laure, qui est dans les Observantins d'ici, il se trouva un religieux de cette maison, ancien ami de mon frère, qui le pressa longtems de prendre une chambre dans leur couvent, et qui me proposa d'en prendre une qui touchoit leur cloître, avec la liberté, moyennant la permission du supérieur, de m'aller promener dans leurs jardins qui sont tout remplis d'orangers. Je vous laisse à penser, Mademoiselle, si je fus surprise de cette courtoisie qui m'étoit offerte à quatre pas d'une maison où logent messieurs de l'Inquisition. Ce bon religieux, après m'avoir montré le tombeau de Laure et raconté les amours de Pétrarque, me fit quérir une boîte de plomb que l'on trouva dans un cercueil où il y a une médaille où est la figure de cette belle, et où sont des vers écrits de la main de Pétrarque, et d'autres de François Ier, qui fit refaire ce tombeau. Mais ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que ces bons pères tiennent cette boîte dans le même lieu où l'on tient les reliques et tout ce qui sert à l'autel. Cependant cela se fait dans les terres du Pape, et comme je l'ai déjà dit, à quatre pas des Inquisiteurs. Je vous laisse à juger de quelle humeur doivent être les dames en un lieu où les religieux les plus réformés agissent ainsi. Tout à bon [244] cela a quelque chose de si plaisant que l'on ne peut se l'imaginer, à moins que de l'avoir vu; car pour moi qui ne les ai rencontrées qu'aux églises, je ne laisse pas de m'imaginer aisément de quelle façon elles vivent en conversation. Premièrement, il est à remarquer qu'en tout Avignon je n'ai vu que trois mouchoirs à plus de mille femmes que j'y ai vues en dévotion; et ce qui est encore de plus surprenant, c'est que je n'y ai pas vu une seule gorge. Aussi, veux-je croire que ce n'est que celles qui en ont qui la cachent, et que c'est par mortification que celles qui n'en ont point se mettent en état que personne n'en puisse douter. Mais je ne songe pas que je ne vous entretiens que de folies; pardonnez cette liberté à une personne qui vit sans contrainte avec vous, et qui ne se pique pas de bel esprit en vous écrivant. Comme nous devons partir demain et qu'il est tard, je ne vous dirai plus rien, si ce n'est que je suis très humble et très obéissante servante de Mme et de Mlles de Clermont [245], très passionnée de Mlle de Chalais, très humble de M. Chapelain et de M. de la Mesnardière, et que ce sera bientôt de Marseille que je vous offrirai les complimens de mon frère et que vous recevrez ceux de

Votre très humble et très affectionnée servante, etc.

A LA MÊME [246].

Marseille, 13 décembre 1644.

Mademoiselle,

Enfin, après avoir plusieurs fois pensé faire naufrage, je suis arrivée au port de Marseille assez heureusement. Mais quelque douceur que l'on puisse trouver à se reposer après la fatigue d'un long voyage, je n'en ai néanmoins point senti de plus grande que celle que je trouve à m'imaginer que du moins je ne m'éloigne plus de vous. Cette pensée a certainement quelque chose qui flatte mon esprit, qui le délasse et qui le console plus que tous les divertissements que l'on tâche de me donner aux lieux où je suis. Ce n'est pas que je n'aie trouvé à Marseille toute la civilité et toute la courtoisie possible, et comme je sais que vous n'êtes pas marrie de savoir tout ce qui arrive à mon frère et à moi, il faut que je vous rende compte de quelle façon l'on nous traite ici. Vous saurez donc, Mademoiselle, que nous avons trouvé en Mme de Mirabeau [247] une des meilleures et des plus obligeantes femmes du monde; car elle ne sut pas plus tôt que nous étions ici, qu'elle et Mme de Morge, sa sœur, vinrent pour nous obliger de prendre leur maison; mais comme nous ne le voulûmes pas faire, elles se virent contraintes de nous instruire de la coutume de la ville, qui est d'être trois ou quatre jours sans sortir pour attendre les visites de ceux qui veulent nous en rendre. Et comme nous avions quelque répugnance à suivre cet ordre, elle nous dit que tout le monde de Marseille se tiendroit outragé et croiroit que nous ne voudrions pas le voir, si nous en usions autrement. Le lendemain donc, et quatre jours depuis, mon frère et moi avons gardé la chambre. A vous dire le vrai, ce n'a pas été sans voir de plaisantes choses; car, pour vous les dire comme elles se sont passées, je ne pense pas qu'il y ait un seul homme de quelque considération dans Marseille qui n'y soit venu, soit des gentilshommes, des consuls, des officiers de galère, des juges, des ecclésiastiques, des avocats, des marchands, des matelots et même des forçats; et pour les femmes, le nombre en est si grand que j'ai été contrainte d'en faire un rôle, qui présentement se monte à quarante-deux maisons différentes, où il faut que j'aille, qui veulent dire plus de quatre-vingts personnes qu'il faut demander.

Je vous laisse à juger, Mademoiselle, si, de l'humeur dont je suis, je n'ai pas là une occupation bien divertissante. Mais ce qu'il y a de rare est que, de tout ce grand nombre de femmes, il n'y en a pas plus de six ou sept qui parlent françois; si bien que cela fait une si plaisante conversation que, si je vous la pouvois dépeindre, je vous en ferois rire. J'ai toutefois cet avantage, sans que je puisse dire comme je l'ai acquis, que j'entends assez bien le provençal, et qu'ainsi je ne laisse pas de les entretenir, mais c'est d'une manière si plaisante qu'il faut l'avoir vu pour le comprendre. Le plus fâcheux est qu'il les faut conduire jusques au milieu de la rue, et qu'à chaque porte il faut une heure de compliment. J'espère toutefois n'être pas longtemps en cette peine; car, comme elles passent toutes leur vie à jouer à un jeu qui s'appelle le basècle, que sans doute elles aiment pour son antiquité, et qu'il n'y en a que trois ou quatre qui ne jouent que par complaisance, quand je leur aurai rendu leurs visites, je pense qu'elles me laisseront en repos, du moins le souhaité-je ainsi. Après ces quatre jours de cérémonie, Mme de Mirabeau nous a traités magnifiquement. Elle a été imitée de quelques autres, un desquels nous a donné à dîner avec une prodigalité de Montoron [248]; car enfin il y avoit six services admirablement beaux et bons: les perdrix, les bisques, les ortolans, les entremets, les gelées, les conserves, les muscats, les hypocras, les limonades, les fruits et les confitures sèches et liquides y étoient avec une abondance inconcevable. Mais, après tout, au milieu de ce paradis des Turcs, je disois en moi-même, en songeant à vous, un vers que Malherbe a dit autrefois, parlant de Mme d'Auchy [249]:

Où Caliste n'est pas, c'est là qu'est mon enfer.

Tout à bon, Mademoiselle, je n'ai point surpris mon esprit avec un moment de plaisir tranquille depuis que je suis hors d'auprès de vous. Mais, pour n'oublier rien à vous dire, vous saurez encore que le lieutenant que mon frère a mis à Notre-Dame-de-la-Garde, et qui est un assez honnête homme et assez riche, nous y a aussi donné à dîner le premier jour que nous y avons été. Je ne vous dépeindrai point, s'il vous plaît, cette cérémonie qui ne vous ferait point ouïr le bruit des canons, car la distance des lieux ne le permet pas; mais je vous dirai qu'en vérité Notre-Dame-de-la-Garde est le plus beau lieu de la nature par sa situation. De la façon dont la place est disposée, il y a quatre aspects différents qui sont admirables. D'un côté, l'on a le port et la ville de Marseille sous ses pieds, et si près, que l'on entend les hautbois de vingt-deux galères qui y sont; de l'autre, l'on découvre plus de douze mille bastides, pour parler en termes du pays; du troisième, on voit les îles et la mer à perte de vue; et du quatrième, sans rien voir de tout ce que je viens de dire, on n'aperçoit qu'un grand désert tout hérissé de pointes de rochers, et où la stérilité et la solitude sont aussi affreuses que l'abondance est agréable de tous les autres endroits. Aussitôt que je fus arrivée à ce bel hermitage, ma première pensée fut de demander au prieur de Notre-Dame-de-la-Garde, qui nous y dit la messe, où étoit le tombeau de feu M. de Mévouillon [250]; et comme il me l'eut montré, ma première dévotion fut pour cet illustre mort.

Vous me ferez, s'il vous plaît, la grâce de dire à Mlles de Clermont que, n'étant pas en lieu de leur pouvoir rendre d'autres devoirs, j'ai du moins rendu ce pieux office à un de leurs devanciers. Je me serois donné l'honneur de leur écrire, aussi bien qu'à Mme leur mère, sur la perte qu'elles ont faite; mais je vous avoue ma foiblesse: il y a si longtemps que la mort est introduite dans le monde et qu'il y a des gens qui en écrivent et qui en parlent, que je ne trouve plus rien à en dire. Sincèrement, Mademoiselle, je ne sais si j'ai déjà pris le mal du pays, mais j'ai l'esprit si fainéant, si grossier et si stupide, qu'il m'a été impossible d'oser entreprendre d'écrire deux lettres sur ce sujet. Mais, pour réparer ce manquement, il faudroit que vous m'apprissiez qu'il fût arrivé un grand bonheur à ces excellentes personnes; car je ne doute point que l'extrême joie que j'en aurois ne me fît trouver l'art de leur témoigner et de leur persuader que je suis certainement une de leurs plus passionnées servantes. En attendant cette agréable nouvelle, vous me ferez la faveur de les assurer de la continuation de mon très humble service, et vous me ferez aussi la grâce de faire encore mes complimens à M. Conrart. Pour M. Chapelain, quoi que vous m'en disiez, il n'est point jaloux de lui; c'est une flatterie que vous m'avez écrite, qu'il désavoueroit sans doute, s'il la savoit. Il y a deux choses qui font qu'il ne le sauroit être: l'une, de ce qu'il est assuré du rang qu'il tient dans mon esprit, et l'autre, que je ne suis pas assez bien dans le sien. Vous savez, Mademoiselle, que cette passion en dit une autre; c'est pourquoi songez une autre fois un peu mieux à expliquer ses véritables sentiments. Quand j'aurai rendu une partie des visites que j'ai à faire, peut-être lui demanderai je un peu plus sérieusement la continuation de son amitié; car, pourvu que je ne lui écrive qu'une fois ou deux en un an, je pense que la Pucelle n'aura pas sujet de s'en plaindre.

Au reste, Mademoiselle, je vous demande pardon si je vous entretiens si longtems, et de choses si peu raisonnables; mais songez que vous êtes ma plus grande consolation dans mon exil. J'ai eu une douleur extrême de n'avoir point reçu de vos nouvelles par cet ordinaire. Je sais que c'est être inconsidérée que d'abuser de votre loisir comme je fais; mais vous êtes bonne, vous me l'avez permis, et j'en ai grand besoin. Faites donc, s'il vous plaît, lorsque vous ne pourrez pas me faire la faveur de m'écrire, que M. Major m'apprenne, au moins par un billet, l'état de votre santé, afin que mon imagination ne me fasse pas sentir des malheurs qui ne me sont peut-être pas arrivés. Si je suivois l'intention de mon frère, j'allongerois encore ma lettre pour vous persuader fortement qu'il est votre serviteur très-humble et très-passionné; mais comme l'heure me presse, je ne vous dirai plus rien, sinon que je suis toujours de toute mon âme,

Mademoiselle,
Votre très-humble et très-obéissante servante.

A MADEMOISELLE DE CHALAIS [251].

A Marseille, le 13 décembre 1644.

Comme Mlle Paulet connoit mon cœur, et qu'elle sait la tendresse que j'ai pour vous et le plaisir que je sens à recevoir de vos nouvelles, elle m'avoit fait espérer par l'autre ordinaire que vous m'en donneriez par celui-ci; et je m'étois entretenue si agréablement en cette attente, que la privation d'un bien qui m'est si cher m'a donné plus de douleur que l'espérance ne m'avoit donné de joie. J'ai pourtant été assez équitable pour ne vous accuser pas; j'ai eu du déplaisir, mais je n'ai pas eu de colère, et si j'ai eu quelque injustice, ça été contre l'aimable personne qui m'avoit promis un si grand plaisir.

Ne vous imaginez pourtant pas, ma chère amie, que ce désir extrême que j'ai d'avoir quelquefois de vos lettres soit un effet de la foiblesse de mon amitié, et qu'elle ait absolument besoin de ces petits soins pour se maintenir; non, ce n'est point là ma pensée, et quand vous ne me diriez jamais que vous avez de l'affection pour moi, puisque vous me l'avez dit une fois, je ne laisserois pas de le croire. Mais la véritable raison qui fait que je le souhaite avec tant d'ardeur, est que je prévois bien que j'aurai grand besoin de ce secours pour adoucir l'ennui de mon exil. Je vous avoue ingénûment que je n'ai point l'esprit assez stupide pour m'accoutumer facilement avec ceux qui le sont, et que je ne l'ai pas non plus assez fort ni assez rempli pour trouver en moi-même de quoi me satisfaire. Je suis demeurée en une certaine médiocrité qui ne sert qu'à faire connoître le mal, mais qui ne le surmonte pas. Si j'étois de l'humeur de ceux qui aimeroient mieux être l'admiration des sots que de ne l'être de personne, je pourrois peut-être assez facilement imposer une partie de ce que je voudrois aux gens de ce pays-ci, étant certain que parce que je viens de Paris, ils ont assez d'inclination à approuver tout ce que je fais; mais comme je n'ai pas l'humeur tyrannique, et que, si je régnois, je voudrois régner légitimement, je n'apporterai nul soin à l'établissement d'un empire si peu glorieux, et qui seroit si mal acquis. Dans les choses de l'esprit, ce n'est pas assez de vaincre, il faut encore que ceux que l'on surmonte soient eux-mêmes capables d'en surmonter d'autres, et c'est enfin aux vaincus à faire la principale gloire des victorieux. Si les Espagnols, en conquêtant les Indes, avoient eu des ennemis redoutables, ils auroient égalé la gloire des plus illustres héros; mais parce qu'ils ont tué à coups de canon des hommes qui ne se défendoient point, et qui même ne se pouvoient défendre, puisqu'ils n'avoient point d'armes, ils passent plutôt parmi le nombre des usurpateurs que des conquérants. Souffrez, s'il vous plaît, cette comparaison historique d'une personne qui ne vous l'auroit pas écrite, si elle étoit seulement à cinquante lieues plus près de Paris, mais qui pense avoir droit de vous parler de cette manière dans une ville où il se trouve une demoiselle [252] belle et jeune, qui dans ses conversations ordinaires, cite souvent, si j'ai bien retenu, Trismégiste, Zoroastre et autres semblables messieurs qui ne sont pas de ma connoissance. Sérieusement, c'est dommage que la personne dont je vous parle n'a été élevée dans le monde, étant certain que c'est un des plus beaux naturels de femme que j'aie jamais remarqué en aucune femme de province. Elle est, comme je vous l'ai déjà dit, belle, jeune et de bonne mine; elle parle françois comme si elle étoit née à Paris, et naturellement elle est fort éloquente; elle entend l'espagnol, l'italien, le latin et même le grec; elle est fort douce, fort civile et de fort bonne maison. Cependant, parce qu'elle n'a pas l'art de cacher une partie des trésors qu'elle possède à des gens qui ne la connoissent pas, ils prennent pour du verre et pour du cuivre de l'or et des diamants; et l'injustice qu'on lui fait ici est si grande que je n'oserai la voir souvent, de peur de me charger de la haine publique.

Jugez, d'après cela, ma chère, si j'ai raison d'implorer votre secours en un lieu où il n'est pas même permis de jouir du seul bien qui s'y trouve. Ne me refusez donc pas, je vous en supplie, et si ce n'est point trop vous demander, ayez quelquefois la bonté d'assurer Mme la marquise [253] que de toutes celles qui ont de la vénération pour elle, je suis la plus passionnée pour son service, et qu'en cette considération il me doit être permis de porter la glorieuse qualité de sa très-humble et très-obéissante servante. Et comme je suis privée d'entretenir les personnes que j'aime, faites au moins que j'aie la satisfaction de savoir qu'elles s'entretiennent quelquefois de moi. Parlez-en donc avec notre chère Angélique [254], avec Mlle Robineau, avec M. Conrart, avec M. Chapelain, et si vous jugez que Mme de Motteville et Mlle sa sœur [255] ne m'aient pas oubliée, assurez-les que j'eus un extrême regret de partir sans leur dire adieu; mais comme elles n'étoient pas à Paris, c'est un malheur dont je ne suis pas coupable. Quand je serai un peu désembarrassée d'un nombre infini de visites qu'il faut que je rende, je me donnerai l'honneur de leur écrire et de les assurer que je suis toujours leur très-humble servante.

Adieu, je suis si pressée que je n'ai pas le temps de relire ma lettre. Pardonnez-moi donc toutes les fautes que j'y aurois peut-être corrigées, et toutes celles aussi que je n'y aurois pas remarquées. Après cette protestation d'imprimeur, je n'oserai quasi vous dire que je suis votre très-humble et très-passionnée servante, etc., etc.

A MADEMOISELLE PAULET [256].

Marseille, 27 décembre 1644.

Mademoiselle,

Vous pouvez juger par l'inquiétude que je vous ai témoigné avoir de votre silence, combien votre lettre m'a donné de joie. Elle a été si grande, que ceux qui me l'ont vue recevoir et qui me l'ont vue lire ont cru que l'on m'avoit mandé que l'on me donnoit pour le moins cent mille écus; car comme les gens d'ici ont l'esprit fort intéressé, ils ne sont sensibles aux plaisirs que lorsqu'ils leur sont utiles. Mais après leur avoir dit que votre lettre ne m'apprenoit rien de plus agréable que la continuation de l'amitié de la personne qui me l'écrivoit, il a fallu, pour me justifier auprès d'eux, leur faire voir votre nom, tant il est vrai que la joie que j'ai eue a été grande, et tant il est vrai qu'ils ont eu peine à croire que, ne s'agissant ni d'amour ni d'avarice, il fût possible que j'eusse tant de satisfaction d'une lettre d'une de mes amies. Jugez de là, Mademoiselle, à quel point l'amitié est connue ici, et si vous devez craindre que je vous fasse infidélité. Cependant, je vous dirai que comme l'on ne change pas son destin en changeant de lieux, et que ceux qui sont malheureux le sont partout, il y a lieu de craindre que nous ne puissions pas faire mettre Notre-Dame-de-la-Garde sur le pays [257]. Ce n'est pas que la chose ne dépende pas absolument de M. le comte d'Alais [258], mais c'est que nous venons d'apprendre que l'assemblée générale du pays est terminée au second de janvier, et qu'ainsi il sera impossible de tirer utilité des bons offices de M. Chapelain. Mon frère et moi ne laisserons pas de lui en être infiniment redevables; car ce n'est pas par les événements, mais par les intentions, qu'il faut mesurer les obligations que nous avons à nos amis. A la première occasion, je lui en témoignerai notre reconnoissance; mais, en attendant, si vous le voyez, vous l'assurerez de l'estime et de l'amitié particulière que mon frère et moi avons pour lui. Après cela, je vous dirai que nous ne laisserons pas de tenter la chose; car autrement il faudroit attendre encore un an; car, bien qu'il ne se tienne plus d'États généraux en Provence, et que ce ne soit plus qu'une assemblée de quelques consuls qui délibèrent de toutes choses, néanmoins, comme cette assemblée ne se tient qu'une fois l'année, si nous laissions passer celle-ci, cela nous mèneroit trop loin. A vous dire la vérité, je n'en attends rien; mais quand on a fait ce que l'on peut, il faut se mettre en repos et prendre patience. Quoi qu'il en arrive, je vous le manderai.

Cependant, n'attendez pas que je puisse payer vos nouvelles par d'autres; car il n'y a rien ici qui puisse vous divertir. Ce n'est pas que si je pouvois dépeindre la beauté de l'hiver de Marseille, je ne vous fisse un tableau assez agréable et que je ne vous fisse avouer qu'il fait honte au printemps de Paris. L'hiver qui, aux lieux où vous êtes, est tout hérissé de glaçons, est ici couronné de fleurs. Sincèrement, Mademoiselle, à l'heure même que je vous parle, l'on vient de m'envoyer des bouquets d'anémones, d'œillets, de narcisses, de jasmin, de fleurs d'orange, plus beaux que Mlle de Lorme n'en porte au mois de mai; et ce qu'il y a de commode ici est que l'on fait des visites à la fin de décembre, sans avoir besoin de feu, que l'on se promène sur le port comme l'on se promène aux Tuileries en juillet, qu'il ne pleut qu'en deux mois une fois, et que le soleil y est toujours aussi pur et aussi clair que dans la saison où il fait naîre les roses. Mais le mal est que pour jouir de tous ces plaisirs innocents, il faut souffrir d'autres incommodités, et que l'on ne peut s'approcher de l'Orient sans s'éloigner de Paris. Je pourrois encore vous dire que la plus belle chose que l'on puisse voir est les galères, le jour de Noël, qu'elles ont toutes leurs tentes, leurs pavillons et leurs banderoles de cent couleurs différentes; mais cela seroit mieux de la main d'un peintre fameux que de la mienne. Au reste, Mademoiselle, il n'est pas jusques aux paroles qui ne perdent ici quelque chose de leur grâce et de leur agrément. Le nom d'esclave, qui est quelquefois si galamment placé et dans des vers d'amour et dans les romans, ne remplit ici l'imagination que de grosses chaînes de fer, de bonnets rouges, de camisoles bleues, de têtes pelées, de mines de Turcs et d'autres semblables choses, puisque l'on ne s'en sert jamais que pour parler de trois ou quatre mille forçats que l'on voit toujours sur le port.

Je vous en dirois davantage, mais comme vous saurez que nous avons changé de maison afin d'être plus près de Mme de Mirabeau [259], toutes les dames de la rue, pour recommencer leurs civilités à l'usage du pays, entrent présentement dans ma chambre pour me dire que je suis la bienvenue. Adieu, je suis de si mauvaise humeur de ce qu'elles m'interrompent dans le dessein que j'avois de vous dire encore plus de cent choses, que je les recevrai si mal que j'espère qu'elles n'y reviendront plus. Il faut pourtant encore que je salue Mme et Mlles de Clermont, que je vous offre les compliments de mon frère, et que je vous die que je suis votre très-humble et très-passionnée servante.

A MADEMOISELLE ROBINEAU [260].

Marseille, 3 janvier 1645.

Mademoiselle,

Si vous avez dessein de m'instruire par votre exemple et de m'accoutumer à ne vous écrire qu'une fois tous les mois, je vous supplie de me faire l'honneur de m'en avertir; car, à moins que vous m'appreniez votre intention, elle ne réussira pas, parce que, comme je vous écris principalement pour me conserver en votre mémoire, moins vous m'écrirez, et plus je vous écrirai, afin de vous empêcher de m'oublier. Faites-moi donc, s'il vous plaît, la faveur de me dire sincèrement si vous avez dessein que j'imite votre silence; car, après cela, je tâcherai de m'accommoder à votre humeur. Je vous écrirai de petites lettres, et vous n'en aurez que deux ou trois tous les ans, et de cette sorte, si elles ne sont belles, elles seront rares; si elles ne sont divertissantes, elles ne seront pas incommodes, et si elles ne vous font passer quelque temps agréablement, elles ne vous en déroberont guère. Voilà, Mademoiselle, ce que je vous puis dire sur ce sujet, attendant vos ordres, que je n'observerai pas plus exactement que vous observez les promesses que vous m'aviez faites de me donner de vos nouvelles toutes les semaines; car, pour vous parler sans déguisement, il n'est rien qui puisse vous empêcher, tant que je ne serai pas malade, d'avoir une lettre de moi tous les ordinaires; car, si vous m'écrivez, je n'ai pas assez d'incivilité pour ne vous répondre point, et si vous ne me répondez pas, je n'ai point assez de patience pour m'empêcher de vous en gronder. Enfin, Mademoiselle, résolvez-vous à ce malheur, puisqu'il est inévitable. Au reste, ne vous imaginez point que peut-être je ne trouverai pas toujours de quoi vous entretenir, et que par cette raison je vous laisserai en repos. Les rives de la mer Méditerranée ne sont pas si désertes et si stériles que l'on n'y puisse trouver quelque chose à l'usage de Paris. La tempête amène quelquefois sur ses bords des gens qui savent parler françois, et qui n'ont rien de la rudesse du pays. Il se trouve ici des pèlerins de toutes les parties du monde, et par conséquent je ne manquerai pas de matière à vous écrire. Je pourrois même dire que j'aurois de quoi vous faire d'agréables présents si vous étiez d'humeur à en recevoir. Mais, quoique je sache bien que vous aimez mieux en faire que d'en accepter, je veux toutefois vous en offrir un aujourd'hui; mais auparavant que je vous dise ce que je vous envoie, je vous supplie d'essayer de deviner; et pour aider même à votre imagination, je vous dirai que ce ne sont ni des oranges, ni des citrons, ni des olives, ni des figues, ni des raisins, ni de l'eau de fleurs de jasmin, ni des branches de coral, ni des tapis de Turquie, ni des étoffes de Chine, ni des perles, ni des émeraudes, ni des diamants, mais quelque chose de plus rare en ce pays-ci que tout ce que je viens de dire. Et pour vous expliquer cet énigme, ce sont des vers de M. Boissat-l'Esprit [261], qu'il a faits ici en revenant de la Sainte-Baume. Je vous proteste, Mademoiselle, que depuis plus de quatre siècles l'on n'a vu de semblable marchandise sur le port de Marseille; aussi est-ce pour cela que je l'envoie à Paris. Vous en ferez part à M. Chapelain, et comme votre ami, et comme le mien, et comme celui de M. Boissat. Je ne vous dis point ce que j'en pense; car je ne m'y connois plus du tout; il me suffit de savoir que ce sonnet est d'une personne de beaucoup d'esprit et de beaucoup de dévotion présentement, pour croire qu'il est digne de vous, et que du moins par là ma lettre ne vous ennuiera pas [262]............

Si j'avois aussi bien retenu la prose que les vers, je vous l'aurois envoyée, car elle étoit assez galante pour cela. Pour la mienne, on n'en peut pas dire autant; c'est pourquoi je ne la continuerai pas davantage pour aujourd'hui; aussi bien, ayant le dessein que j'ai, n'est-il pas juste d'en dire tant en un jour, et il suffira que je vous assure en françois, et même, si vous le voulez, en provençal que, siou vuestra serventa affettionada.

M. votre père, Mme Aragonnais [263] et Mlles Boquet [264] sauront que je suis leur servante, et vous saurez, s'il vous plait, que mon frère est votre serviteur très-humble. Je vous demande pardon si ma lettre est si brouillée, mais je vous l'écris avec tant de précipitation que je ne sais quasi ce que je dis.

CHAPELAIN A MADEMOISELLE DE SCUDÉRY [265].

Paris, 19 janvier 1645.

Mademoiselle,

Je vous écris par le commandement de Mlle Robineau, je dis par son commandement, sans qu'elle m'ait laissé la liberté de ne le pas faire, afin que si vous vous trouvez incommodée de ma lettre, vous n'en sachiez mauvais gré qu'à celle qui m'a forcé de la faire, et qui, comme vous savez, a droit de commander et pouvoir de forcer. Avec tout cela, encore que je vous écrive par force, je ne laisse pas de vous écrire avec plaisir, et plus que si je le faisois de mon consentement propre, lorsque je pense que je ne suis pas obligé à vous répondre de mes mauvaises écritures, et qu'un autre que moi portera le blâme de ce que j'y aurai mal dit. J'ai plaisir, Mademoiselle, à vous faire souvenir de l'estime extraordinaire que je fais de votre esprit et de votre vertu, et du ressentiment que j'ai toujours de la part que vous m'avez accordée en votre bienveillance, qui est sans doute le plus riche présent que vous puissiez me faire, vu la noblesse de votre âme et la bonté de votre cœur. J'ai plaisir à vous rendre grâces de ce que je me trouve quelquefois dans les lettres que vous écrivez, tantôt à l'excellente personne dont j'exécute ici les ordres, tantôt à son excellente voisine, comme à celles qui partagent votre temps et votre amitié. Enfin, j'ai plaisir à vous dire que ces lettres mêmes, bien qu'écrites dans la précipitation des courriers, sont si naturelles et si éloquentes tout ensemble, qu'elles pourroient donner jalousie à notre ami d'Angoulême [266], et qu'elles donnent très-grande satisfaction à tous ceux qui les voient à Paris. Par là, Mademoiselle, vous voyez que la force que l'on m'a faite est bien agréable, et non pas de celle pour lesquelles on met les gens en procès et demande réparation en justice.

J'ai quelque honte de passer de ce discours à un autre et de vous dire que je me suis acquitté de ma promesse auprès de M. de Berville, de crainte qu'il ne vous semble que je vous le veux faire valoir. Mais puisque je vous l'ai déjà dit, je vous dirai encore que j'avois envoyé une copie de ma lettre à votre généreuse amie pour vous la faire tenir, ou du moins pour avoir en elle un témoin irréprochable de mes soins aux choses qui regardent votre service. J'ai depuis su d'elle qu'elle avoit pris le dernier parti comme le plus sûr et le plus raisonnable, et j'avoue qu'elle m'a fort obligé, m'épargnant par ce moyen la nécessité de rougir devant vous pour n'y avoir pas assez bien parlé de votre mérite. La même judicieuse personne se voulut bien charger ces jours passés de vous envoyer quelques vers que j'ai donnés à la mémoire de l'incomparable Mme de Lalane [267]; mais, Mademoiselle, vous envoyer des vers, c'est envoyer de l'eau à la mer, c'est vous donner ce que vous avez chez vous en abondance. Que si vous en faites la modeste pour votre regard, vous l'avouerez bien au moins pour celui de monsieur votre frère, qui est un océan de poésie plus découvert que n'est le vôtre et qui est si plein de ce côté-là qu'on ne sauroit l'accroître, quelque chose que l'on y verse [268]. Il est vrai aussi que je vous envoyai ces vers comme les fleuves envoient leurs eaux à la mer, non pas pour enfler votre richesse, mais pour vous rendre le tribut et l'hommage que vous doivent tous ceux qui font profession d'honorer le mérite et la vertu. Ceux de M. de Boissat que j'ai vus dans votre lettre sont bons, mais ceux de monsieur votre frère sont meilleurs, sans doute, et vous voyez bien que c'est mon jugement qui prononce et non pas mon amitié, et qu'en ce sentiment il n'y entre ni complaisance ni cajolerie. Mais c'est trop vous mal entretenir, et vous auriez encore plus de sujet de vous en plaindre si je ne vous assurois que par la patience que vous avez prise de lire cette lettre jusqu'au bout, vous êtes quitte de me lire de toute cette année, et que jusqu'en six cent quarante-six vous n'aurez à craindre aucune semblable persécution,

Mademoiselle,
De votre très-humble et très-obéissant serviteur
CHAPELAIN.

MADEMOISELLE DE SCUDÉRY A MONSIEUR CHAPELAIN [269].

Marseille, 31 janvier 1645.

Monsieur,

Bien que tout ce qui part de Mlle Robineau me soit extrêmement cher, et que, selon mes sentiments, elle augmente le prix des plus précieuses choses du monde lorsqu'elles passent par ses mains, il est toutefois certain que votre lettre m'auroit donné plus de joie si je l'eusse reçue comme une simple marque de votre souvenir, que comme une preuve de votre obéissance pour elle, et je lui suis déjà si redevable de ses propres bienfaits, que j'aurois volontiers souhaité qu'elle n'eût point eu de part aux vôtres. Ce commandement que vous dites qu'elle vous a fait de m'écrire, marque si clairement l'absolu pouvoir qu'elle a sur vous et le peu que j'y en ai, que, si je voulois, j'aurois quasi autant de sujet de me plaindre de l'honneur que vous m'avez fait, que de vous en remercier; car enfin, une personne à qui vous devez la connoissance de Mlle Robineau ne devoit point lui devoir la grâce que vous m'avez fait de m'écrire. Je sais qu'elle a plus de mérite que moi, et qu'ainsi vous la devez plus estimer; mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait quelque injustice que vous ne vous souveniez de moi que lorsqu'elle vous le commande. Enfin, Monsieur, lorsque vous me voudrez faire cet honneur, écoutez votre inclination, et n'écoutez plus Mlle Robineau; donnez-moi vos sentiments tout purs sans les mêler avec les siens, et souvenez-vous de moi pour l'amour de moi et non pour l'amour d'elle [270]. Vous trouverez peut-être que j'ai beaucoup d'orgueil pour avoir si peu de mérite; mais souvenez-vous que l'amitié a ses délicatesses et ses jalousies aussi bien que l'amour, et que celle que j'ai pour vous est trop noble et trop généreuse pour recevoir vos civilités d'une autre main que de la vôtre, et pour prendre part à des choses où elle n'en a point. Je ne m'étonne pas, toutefois, si vous aviez tant de peine à vous résoudre de m'écrire; car puisque mes amis vous montrent toutes mes lettres, vous avez raison de craindre d'en recevoir de semblables. Je leur voudrois un grand mal d'en user ainsi, si ce n'étoit que sachant bien qu'elles ne le font ni par manque de connoissance ni par malice, il faut de nécessité que la seule amitié les aveugle, et que, parce qu'elles prennent plaisir que je leur dise que je les aime, elles se laissent persuader que je le leur dis de bonne grâce. Pour vous, Monsieur, qui n'avez pas cet aveuglement qui m'est si avantageux, vous avez voulu vous défendre de recevoir de mes lettres autant que vous avez pu; mais, pour me venger de vous, je vous déclare que quand même Mlle Robineau me le défendroit, je ne laisserois pas de vous écrire et de vous assurer qu'elle n'est pas tant votre servante que je le suis. Mais encore que je sache que vous avez plus de joie de recevoir ses commandements que mes prières, je ne laisserai pas de vous supplier sérieusement de croire que votre lettre m'a donné beaucoup de plaisir; que celle que vous avez écrite à M. de Berville a sensiblement obligé et mon frère et moi; que les vers que vous m'avez envoyés ont eu et de lui et de moi toute la louange qu'ils méritent, et que quand même vous auriez désobéi à Mlle Robineau, je n'aurois pas laissé d'obéir à la raison et à mon inclination, qui veulent que je sois toute ma vie,

Votre très-humble et très-obligée servante, etc.

AU MÊME [271].

Monsieur,

Comme le silence est, ce me semble, ordinairement pris pour un consentement aux choses qu'on nous a dites, je pense que la crainte de vous importuner par une seconde lettre ne doit point m'empêcher de répondre à la dernière que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et qu'il vaut mieux vous dérober un quart d'heure que de me détruire pour toute ma vie dans votre esprit, en vous laissant lieu de croire que j'aurois accepté, comme croyant les mériter, cette profusion de louanges dont votre lettre est remplie. Souffrez donc, Monsieur, que je vous die qu'encore que j'eusse plusieurs fois entendu que l'on vous faisoit la guerre d'aimer volontiers à dire des douceurs, j'avois néanmoins conçu une si haute estime de votre sincérité que je tenois pour certain que vous n'eussiez pas même voulu être le flatteur d'Alexandre, si vous eussiez été de son temps, ou qu'il eût été du vôtre. Cependant vous me donnez des louanges si excessives et vous me dites des choses si peu vraisemblables que vous ne me permettez pas de douter que vous ne puissiez être capable, la première fois que l'occasion s'en présentera, de louer Mme Pilou [272] de la vivacité de ses yeux, de la délicatesse de son teint et des charmes de sa beauté. Ce n'est pas, Monsieur, que je ne sache bien que toutes les flatteries ne sont pas également condamnables, que celles qui ne sont pas intéressées sont plutôt une galanterie qu'une foiblesse, et que celles qui s'adressent à une personne exilée ne peuvent partir que d'une personne généreuse. Aussi vous fais-je dire que, quoique les vôtres ne m'aient pas persuadée, elles n'ont pas laissé de m'obliger: j'ai plus considéré votre intention que l'injustice de vos louanges, et la beauté de votre lettre que la vérité de vos paroles. Elles m'ont causé de la joie, mais elles ne m'ont point donné d'orgueil. J'ai été sensible, mais je n'ai pas été crédule, et quoique j'aie fait tout ce que j'ai pu pour me tromper, après avoir rappelé en ma mémoire tout ce que je vous ai écrit, j'ai trouvé qu'il m'eût sans doute été plus avantageux que vous en eussiez fait un secret que de la faire voir à tant d'illustres personnes. Je n'entends pourtant pas, Monsieur, de cette espèce de secret dont Mlle Robineau auroit pu s'offenser, mais de celui qui vous auroit fait cacher mes défauts au lieu de les publier. Toutefois il peut être que, par un privilége particulier, en lisant ma lettre, vous l'ayez purifiée des taches que mon ignorance y avoit laissées, et qu'en la recevant vous l'ayez rendue digne de vous. Ce n'est pas, Monsieur, que je veuille dire qu'elle fût toute déraisonnable; au contraire, pour vous montrer que j'ai plus de sincérité que vous n'en avez, j'avouerai qu'il y avoit un endroit qui ne peut être défectueux que par la foiblesse de l'expression, et dont le sentiment est si juste et si noble que même M. de Balzac ne le désapprouveroit pas. Je m'assure, Monsieur, que vous devinerez aisément ma pensée et qu'il vous sera facile de comprendre que ce seul endroit qui n'est pas mauvais et que je défendrois contre tout le monde, s'il étoit possible qu'on le pût condamner, est celui où je vous assurois d'être toute ma vie, et par raison et par inclination,

Votre très-humble servante.

A MADEMOISELLE PAULET [273].

Marseille, 13 mars 1645.

Mademoiselle,

Comme je vous fais part de toutes mes douleurs quand il m'en arrive, il faut que je fasse la même chose de mes joies et de mes plaisirs. Je vous dirai donc qu'hier au matin un homme de qualité de Marseille, qui nous avoit ouï dire, à mon frère et à moi, que nous attendions M. de Grasse avec beaucoup d'impatience, nous envoya avertir qu'il étoit arrivé, et nous manda qu'il étoit logé chez un gentilhomme nommé M. d'Aiglun, qui a été lieutenant de la galère de M. d'Aiguebonne. Cette nouvelle nous donna de la douleur et de la joie: la première parce qu'il ne nous avoit pas fait la grâce de venir loger chez nous, et l'autre parce que, de quelque manière que ce fût, nous aurions le plaisir de l'entretenir. A l'heure même, mon frère fut chez M. d'Aiglun, et il trouva que M. de Grasse étoit véritablement logé chez lui, mais qu'il étoit déjà sorti. Un moment après j'y fus, comme lui, sans être plus heureuse, et nous y retournâmes pour le moins trois fois avant midi, sans le pouvoir rencontrer. Enfin, à la quatrième que j'y allai seule, on me dit qu'il sortoit de table, et que j'eusse un peu de patience. Mais comme je sais que M. de Grasse n'aime pas fort la cérémonie, je ne m'arrêtai pas à ce que me dit le valet de M. d'Aiglun, et je montai dans la chambre où M. de Grasse achevoit de dîner. Mais je fus fort surprise de voir qu'à peine me regardoit-il et qu'à peine se pouvoit-il résoudre de se lever pour me saluer. Cela ne m'étonna pourtant pas encore tant que de voir M. de Grasse dont je vous parle, avec des bottes relevées, un justaucorps de chamois, un manteau d'écarlate, une épée d'argent, un chapeau gris et des plumes jaunes. Ne vous imaginez pas, Mademoiselle, que j'invente ce que je vous dis; car en vérité, j'ai vu M. de Grasse en l'état que je viens de vous décrire. Mais, pour vous expliquer cet énigme qui m'a tant fait rire, et qui m'a pourtant donné beaucoup de confusion, et même beaucoup de douleur de voir mon espérance trompée, je vous dirai que M. de Grasse que je vis n'est pas l'évêque, mais un gentilhomme de ce pays, qui en son propre nom s'appelle ainsi. Je vous laisse à juger, Mademoiselle, de quelle sorte se passa cette conversation du faux M. de Grasse avec moi. Mais ce qu'il y a de plaisant est que je ne voulus pas en désabuser mon frère, qui, étant arrivé chez M. d'Aiglun un moment après que j'en fus partie, trouva cet homme à plumes jaunes sur la porte, et lui demanda, ne trouvant point d'autres gens, s'il ne savoit pas si M. de Grasse étoit au logis. Enfin, Mademoiselle, cette aventure a eu quelque chose de si plaisant que si je vous la pouvois bien dépeindre, je vous en ferois certainement rire de fort bon cœur. Mais comme le messager me presse, il faut, pour me revancher en quelque sorte de vos nouvelles, que je fasse un voyage à Malte, en Barbarie et à la cour du Grand-Seigneur; et pour vous dire les choses comme je les sais, j'étois hier chez M. le Grand-Prieur de Saint-Gilles, où je vis entre ses mains un papier qu'un renégat, favori du feu grand visir, et qui s'est refait chrétien, a envoyé au Grand-Maître, pour l'avertir des véritables sujets de cette armée de six cents voiles. Et comme la chose est assez romanesque, j'ai cru que je pouvois vous la mander.

Vous saurez donc, pour entendre la chose comme elle s'est passée, qu'il y a déjà assez longtemps qu'un chevalier françois dont j'ai oublié le nom, après avoir gagné sept ou huit mille écus d'argent dans les courses qu'il avoit faites, voulut s'en revenir en France; et quoique ses amis lui conseillassent de faire tenir son argent par lettres de change, il ne put se résoudre à s'en séparer. Il s'embarqua donc avec son trésor dans une tartane, avec l'intention de venir à Marseille; mais il fut si malheureux qu'à quatre milles de Malte, il trouva un corsaire qui le combattit, qui prit la tartane où il étoit, avec son argent et sa personne, bien heureux encore de pouvoir jeter sa croix dans la mer, afin de n'être pas connu pour chevalier. Le corsaire l'ayant mené à Tunis, et ce chevalier y ayant trouvé des marchands chrétiens qui le délivrèrent, il revint à Malte si désespéré de la perte de son argent qu'il avoit gagné aux dépens de son sang et au hasard de sa vie, que depuis cela il ne s'est pas passé d'année, point de mois, ni même de jours, qu'il n'ait donné conseil de quelque nouveau dessein au Grand-Maître contre les Turcs. Enfin, il y a environ quatre ou cinq mois, qu'ayant obtenu le commandement de quelques vaisseaux pour une grande entreprise qu'il faisoit sur la Goulette, il partit, et de plus manqua ce qu'il avoit entrepris; de sorte que comme il étoit prêt de s'en retourner à Malte sans rien faire, il rencontra, et pour son malheur et pour celui de la religion, deux galères turquesques dans lesquelles étoit un bacha avec sa femme parente du Grand-Seigneur, et ce qui est plus, deux sultanes les plus belles et les plus aimées, qui s'en alloient à la Mecque. Le combat fut grand et fort opiniâtre de part et d'autre, mais la victoire fut de son côté. Il fit main basse sur les Turcs, et après avoir fait passer les deux sultanes, la veuve du bacha, plus de quarante femmes qui les suivoient, et tous leurs trésors qui étoient immenses, dans ses vaisseaux, il fit couler à fond les galères turquesques, parcequ'il ne lui restoit pas assez d'hommes pour les pouvoir mener à Malte. Mais après avoir vaincu et retrouvé son argent, et beaucoup davantage, il mourut des blessures qu'il avoit reçues, et ses vaisseaux reportèrent le victorieux en aussi pitoyable état que le vaincu. Aussitôt que ces femmes furent arrivées à Malte, celle qui avoit perdu son mari au combat trouva moyen de briser un grand diamant qu'elle avoit caché, qu'elle avala, et dont elle se fit mourir. Or, pour revenir au renégat dont je vous ai parlé, il dit qu'aussitôt que le Grand-Seigneur, qu'il dit être le plus amoureux de tous les hommes qui furent jamais, eut su la prise de ses femmes et la mort de sa parente, il entra en une colère si furieuse qu'il jura de perdre la vie ou de perdre Malte; de sorte qu'à l'instant même il envoya ordre par tous ses ports et par tout son empire de se préparer à cette guerre. Il ajoute à cela, qu'outre cette colère, il se joint une raison d'État à ce dessein, qui est que le Grand-Seigneur, ayant pensé connoître à ses dépens que les janissaires sont trop puissants dans ses États, a résolu de les faire tous embarquer, afin d'affoiblir leur corps en cette occasion, ne doutant pas qu'il n'en meure une bonne partie en cette guerre, qui, par ce moyen, quelque succès qu'elle puisse avoir, ne peut que lui être avantageuse, puisque plus on lui tuera de janissaires, plus on lui ôtera d'ennemis.

Voilà, Mademoiselle, ce que je n'ai pas cru indigne d'être su de vous. Cependant les six galères dont je vous avois parlé sont parties pour Catalogne, que l'on dit être en fort grande division. Vous aurez sans doute su comme Perpignan a pensé être surpris; mais l'on ne vous aura peut-être pas mandé que dix des gardes de M. le comte d'Harcourt, ayant été mis à garder la porte d'un gentilhomme chez qui étoit le bal, auprès de Béziers, ces gardes éteignirent les lumières qui éclairoient la salle, et volèrent toutes les pierreries et les perles des dames de l'assemblée.

Enfin me voici arrivée au bout de mes nouvelles.... Après cela je n'ai plus qu'à assurer Mme de Clermont de mes obéissances, Mesdemoiselles ses filles de mes très-humbles services, et vous et elles de la passion que mon frère a de vous témoigner qu'il est votre très-humble et très-obéissant serviteur. Adieu, l'heure me presse, et il faut que je vous donne le bonjour, sans même vous dire que je suis, Mademoiselle,

Votre très-humble et très-passionnée servante, etc., etc.

A LA MÊME [274].

Marseille, 28 mars 1645.

Mademoiselle,

Pour vous montrer que, même dans les petites choses, je ne suis pas plus heureuse que dans les grandes, je n'ai qu'à vous dire que le même soleil qui a déjà donné des fèves et des amandes fraîches à toute la Provence, et qui a déjà plus fait naître et mourir de roses à Marseille que le printemps et l'été n'en ont jamais donné à Paris, ne m'a fait autre bien à moi que m'enrhumer extrêmement pour m'être promenée en un jardin où il n'y avoit nul ombrage. Cela sera cause que je ne répondrai à M. Conrart que par l'ordinaire prochain. Mais quelque incommodité que j'aie, il faut que je vous donne une seconde partie du roman turquesque dont je vous ai fait voir la première, où vous trouverez sans doute quelque chose d'aussi extraordinaire.

Je vous dirai donc, Mademoiselle, qu'il est arrivé ici un homme de Malte qui a donné à M. le Grand-Prieur de Saint-Gilles un nouvel avis qu'on y a reçu touchant la cause du siége que le Grand-Seigneur y doit mettre. Mais, pour reprendre les choses en leur source, il faut savoir que, lorsque le Grand-Seigneur qui règne aujourd'hui n'avoit que deux ans, il avoit un frère aîné qui, par la mort de son père, parvint à l'empire, et qui, suivant la cruelle coutume de ses prédécesseurs, commanda que l'on égorgeât son frère. Ceux qui sont destinés à cette exécution furent au lieu où il étoit nourri pour s'acquitter de leur commission; mais la nourrice qu'avoit cet enfant, en ayant été avertie, le cacha et en substitua un autre qui fut tué au lieu de lui, de sorte que, par la révolution des choses, le Grand-Seigneur qui régnoit lors étant mort, et cet enfant caché et reconnu étant parvenu à l'empire, il a tant eu de reconnoissance pour sa nourrice qu'il l'a plus respectée que sa mère, et plus aimée que tout le reste du monde. Or, Mademoiselle, il est arrivé que cette femme est prisonnière à Malte, avec celles dont je vous ai déjà parlé, aussi bien qu'une sœur du Grand-Seigneur, et que c'étoit sous sa conduite qu'il avoit permis à toutes les autres d'aller à la Mecque; de sorte qu'ayant su que celle à qui il doit et l'empire et la vie est en prison, il a résolu de hasarder sa vie et d'employer toutes les forces de son empire pour délivrer celle qui le lui a donné, et l'avis que l'on a eu à Malte porte expressément que, quelque amour que le Grand Seigneur ait pour les sultanes captives, ce n'est toutefois que pour sa nourrice qu'il entreprend la guerre.

Je vous avoue, Mademoiselle, que cela me remplit l'imagination d'une manière si burlesque, que je ne saurois m'empêcher d'en rire. Ce n'est pas que je ne voie quelque chose de beau et de généreux d'un côté; mais le revers de la médaille me semble plaisant; car enfin, ceux qui ont écrit ou inventé la guerre de Troie ont du moins dépeint la beauté d'Hélène si éclatante et si lumineuse que l'on n'est pas fort étonné de voir que toute la Grèce soit en armes pour l'amour d'elle, et que le feu de ses yeux ait embrasé une ville et détruit un empire. Je n'ai même point eu de peine à croire que Henri IV ne faisoit une armée de cinquante mille hommes que pour conquérir l'illustre princesse dont il étoit toutefois esclave. Mais de m'imaginer qu'un empire qui est composé de plusieurs empires et de plusieurs royaumes emploie toutes ses forces en une occasion où l'on verra le Grand-Seigneur en personne, avec deux cent mille combattants, n'avoir pour principal objet que pour recouvrer une vieille nourrice qui, même dans sa jeunesse, ne fut jamais belle (car j'ai vu un homme qui l'a vue depuis huit jours), c'est ce que je trouve si grotesque que j'en ferois volontiers faire un tableau, si je connoissois quelque excellent peintre ici qui pût exécuter ce que je lui dirois et ce que j'en pense. Celui que j'ai vu et qui vient de Malte m'a dit que l'on y traite fort bien ces prisonnières; on les a logées chez un juif de Constantinople qui s'est fait chrétien et qui y demeure depuis longtemps, afin qu'il les serve à leur mode, comme en effet, elles ne mangent qu'à la turque, c'est-à-dire sur de grands tapis jetés par terre, et sont entièrement servies à l'usage de leur pays. Ce qu'il y a d'étrange est que, de cinquante ou soixante femmes qu'elles sont, qui sont, à ce que l'on dit, admirablement belles, excepté la nourrice qui ne le fut jamais, comme je l'ai dit, il est impossible de discerner laquelle est la sultane ou la sœur, tant elles apportent de soin à se traiter entre elles également. On sait bien, par les avis que l'on a de Constantinople, qu'elles y sont, mais de savoir lesquelles ce sont, c'est ce qui ne se peut, et de tout ce grand nombre, la seule nourrice s'est fait connoître, si l'on en veut excepter celle qui se fit connoître en s'empoisonnant après la mort de son mari. Toutes ces femmes paroissent assez constantes dans leur captivité. Mais ce qui m'étonne est d'avoir su que, dans un temps où il me semble que Malte devroit plus être dans la retenue que jamais, il y ait eu des réjouissances dans les trois derniers jours du carnaval, qui ressembloient bien plus au Paradis des Turcs qu'à un divertissement de religion. Toutes les sultanes des chevaliers, ou, pour les nommer par leur nom, toutes les courtisanes de Malte étoient déguisées par les rues avec une magnificence si grande qu'il y en avoit telle qui avoit pour plus de cinquante mille écus de pierreries. Je pense que ceux qui les leur ont données feroient mieux de les leur ôter pour les vendre, que d'engager des commanderies comme ils font pour subvenir à la guerre.

Mais c'est assez parlé de celle-là, il faut que je vous parle de celle que Mlle de Rambouillet et vous avez faite à M. Chapelain, qui n'a sans doute pas été aussi cruelle que l'autre le sera, mais que je trouve beaucoup plus injuste; car enfin, Mademoiselle, vous savez mieux que vous ne dites qu'un galant n'est pas pour moi; et il est si peu vraisemblable qu'après avoir été le vôtre il pût jamais être le mien, que je ne sais comme vous osez me le vouloir persuader. Mais, pour vous parler un peu plus sérieusement, j'ai beaucoup de joie de savoir qu'il n'abandonnera point la Pucelle et que vous ne le perdrez pas [275]. Je m'assure que vous ne me refuserez pas la grâce de le lui témoigner, quoiqu'il semble que vous soyez un peu jalouse, et que vous m'accorderez encore celle de rendre à Mme de Clermont les soumissions que je lui dois, à Mesdemoiselles ses filles des marques de ma passion à leur service, et à vous-même les assurances que je vous donne d'être, avec toute la sincérité imaginable,

Votre, etc., etc.

A LA MARQUISE DE MONTAUSIER [276].

[Août 1645.]

Madame,

Le respect que je dois à Mme la marquise de Rambouillet n'ayant pas été assez puissant pour m'empêcher de prendre la liberté de lui écrire après la perte qu'elle a faite [277], je pense que vous ne trouveriez pas à propos que je me servisse de cette raison auprès de vous pour autoriser mon silence, que vous auriez sujet de vous plaindre de moi si j'espérois moins de votre bonté que je n'ai attendu de la sienne, et si je ne croyois certainement que vous me pardonnerez avec la même indulgence qu'elle m'a pardonné. C'est sur cette confiance, Madame, qu'aussitôt que j'ai su le retour de votre santé, j'ai pris la résolution de vous témoigner la part que je prends à votre déplaisir, n'ayant pas osé vous donner cette importunité dans un temps où vous aviez besoin de toute votre patience pour supporter tout à la fois la violence d'une maladie et celle de votre affliction.

Ce n'est pas qu'à considérer ce que je suis, je ne dusse craindre d'irriter votre douleur au lieu de la soulager par un discours qui sans doute n'a rien que de rude et de sauvage, et rien qui vous puisse plaire; mais comme les acclamations des peuples, quoique tumultueuses et peu agréables d'elles-mêmes par le bruit confus qu'elles causent, ne déplaisent jamais à ceux pour qui on les fait, de même, Madame, je suis persuadée que les plaintes ne sauroient incommoder les personnes affligées, quand même ces plaintes ne seroient pas faites de bonne grâce. Les heureux peuvent quelquefois avoir refusé de magnifiques présents, ou par générosité, ou comme les croyant indignes d'eux; mais les affligés, si je ne me trompe, n'ont jamais guère refusé de larmes de ceux qui leur en ont voulu donner. C'est un tribut et un hommage si précieux que le ciel même s'en contente, puisque ce n'est que par des larmes que l'on peut apaiser sa fureur quand il est irrité. En effet, lorsque les larmes sont véritables, et que les yeux ne font que ce que le cœur leur enseigne, c'est le témoignage le plus tendre que nous puissions donner de notre affliction. Je n'entends pas, Madame, de ces larmes qui sont plutôt une marque de la foiblesse de ceux qui les répandent, que de la sensibilité de leur esprit; mais j'entends parler de ces larmes généreuses qui ne paroissent que parce qu'on ne les en peut empêcher, et qui sont plutôt réservées pour les malheurs des personnes qui nous sont chères, que pour les nôtres. Recevez donc, s'il vous plaît, Madame, celles que j'ai données à la perte que vous avez faite de M. le marquis de Pisani, quoiqu'elles ne soient pas dignes de vous être offertes; je les devois sans doute à son extrême mérite, et je les devois aussi à votre extrême vertu. Quand je n'aurois pas eu l'honneur de le connoître et de savoir ce qu'il valoit, je n'aurois pas laissé de le regretter beaucoup pour votre seule considération; mais quand aussi j'aurois été privée de la gloire d'être connue de vous, je ne laisserois pas d'être fort touchée de sa perte, par la connoissance que j'avois de ses rares qualités.

Jugez après cela, Madame, si le ressentiment que j'en ai doit être médiocre, ou, pour mieux dire, s'il ne doit pas être extrême, quand je considère que vous avez été en un même temps chargée de votre propre douleur et de celle de Mme la marquise qui sans doute ne vous a pas été moins sensible que la vôtre; qu'en versant des larmes vous étiez obligée d'épuiser les siennes; qu'en rejetant les consolations que l'on vous donnoit vous tâchiez pourtant de la consoler. J'avoue, Madame, que je ne puis assez admirer la grandeur de votre âme et la fermeté de votre esprit. Il ne faut pas toutefois s'étonner si vous savez si bien user des malheurs qui vous arrivent, quoiqu'ils ne vous soient pas ordinaires. Une personne qui ne s'est pas laissée éblouir par la gloire qu'elle possède depuis qu'elle jouit de la lumière, n'a eu garde de se laisser accabler par l'affliction; il ne faut pas plus de force à supporter le malheur qu'à bien user de la bonne fortune.

Ainsi, Madame, bien loin de m'étonner de votre constance, je m'étonnerois si vous en aviez manqué. Toutes les actions de votre vie sont des miracles continuels. Vous avez assemblé toutes les vertus en votre âme, et c'est sans doute pour cette raison que vous avez acquis cette approbation universelle qui fait que toute la terre vous adore, et certes, à dire les choses comme elles sont, il ne faut pas trouver étrange si vous êtes aussi propre à combattre les grandes douleurs qu'à résister aux grandes prospérités, vous, dis-je, qui êtes accoutumée à vaincre les monstres, dont la victoire est bien plus difficile à remporter, puisqu'on ne le peut faire à moins que de vaincre presque toute la terre. Oui, Madame, s'il m'étoit permis, en un temps où vos yeux sont encore couverts de larmes, de vous parler des glorieux avantages qu'ils ont remportés, je dirois que nous avons vu les plus belles personnes de votre sexe et de votre siècle ne le paroître plus auprès de cette beauté majestueuse qui n'inspire pas moins de respect que d'adoration à tous ceux qui la voient. Mais je me contenterai de dire seulement que nous avons vu les lumières de votre esprit éclairer toute la Cour, et obscurcir pourtant tout ce qui s'en est approché; l'éclat de votre vertu ne trouver rien qui l'égalât, hors de l'hôtel de Rambouillet, et que nous n'avons pourtant point vu paroître l'envie ni la médisance pour vous attaquer. Vous les avez vaincues sans les combattre; l'admiration toute seule vous a suivie partout où vous avez été; tout le monde vous a rendu hommage avec joie, tout le monde vous a cédé avec autant de plaisir que de justice, et vous avez enfin fait une chose que nulle autre que vous n'a jamais faite, qui est de vaincre sans résistance. Mais je ne songe pas que je n'ai eu aujourd'hui dessein que de vous offrir des larmes, et qu'en un jour de deuil vous ne voudriez pas recevoir les honneurs du triomphe. Je m'assure toutefois, Madame, que du moins vous ne refuserez pas les assurances que je vous donne de la continuation de mon très-humble service, et du dessein que j'ai d'être toute ma vie, avec autant de respect que de passion, Madame,

Votre très-humble et très-obéissante servante.

A MADEMOISELLE PAULET. [278]

Marseille, 10 décembre 1645.

Mademoiselle,

Le courrier étant arrivé un jour plus tard qu'il n'a de coutume, à cause du mauvais temps qu'il dit avoir eu par les chemins, fait que je n'ai quasi pas loisir de relire vos lettres pour y répondre. Ce n'est pas que je ne pusse avoir encore plus de huit heures pour cela, n'étoit que je suis engagée dès hier de mener aujourd'hui huit ou dix de nos dames marseilloises à Notre-Dame-de-la-Garde, qui veulent voir arriver M. le cardinal de Lyon [279], que l'on attend ici de moment en moment, parce que s'étant ennuyé d'attendre les galères que le vent contraire a fait relâcher aux îles Sainte-Marguerite, il a pris quatre chaloupes du Grand-Duc pour s'en venir. Toutes les femmes l'attendent ici avec tant d'impatience que les sultanes du sérail n'en ont pas davantage, à ce que je crois, lorsque le Grand-Seigneur doit revenir de quelque expédition de guerre. Cette pensée sent un peu le voisinage d'Alger, mais je n'y saurois que faire. Vous savez que je n'ai pas accoutumé de vous cacher les folies qui me passent dans l'esprit; et puisque vous m'en avez bien pardonné à Paris, vous m'en pardonnerez bien encore en un pays où effectivement on voit tous les jours des gens que l'on peut dire qu'ils traitent ensemble de Turc à Maure, puisqu'ils le sont. L'on dit ici toutes les vérités fâcheuses sans scrupule et sans déguisement; et la franchise y est si grande que, si l'on y cache quelque chose, ce ne sont que les bonnes qualités que l'on remarque en ses plus chers amis. La charité ailleurs veut que l'on fasse un secret des défauts de son prochain; mais ici, de peur qu'il ne tombe en vaine gloire, l'on ne le loue jamais, quelque bien qu'il fasse. Je vous en dirois davantage, mais je n'en ai pas le loisir. Quelque pressée que je sois, je vous supplierai toutefois de témoigner à M. Conrart la joie que m'a donnée sa lettre; elle est si pleine d'esprit et de douceurs, que je ne sais comme j'y pourrai répondre. Ç'auroit pourtant été dès cet ordinaire, sans la partie que je vous ai dite; car, comme vous savez, je ne me pique pas de belles lettres, et lorsque je prétends que les miennes ne sont pas importunes, c'est seulement par l'amitié que vous avez pour moi. Je ne manquerai donc pas d'écrire la semaine prochaine à toutes les personnes à qui je dois des remercîments. M. de la Mesnardière [280], recevra aussi, s'il vous plaît, mes excuses; et pour ses affaires je n'ai point de conseil à donner où vous êtes, étant certain que ce que votre raison ne trouvera pas, celle des autres le chercheroit vainement. Vous le conseillerez sans doute comme il le doit être; c'est pourquoi il ne me reste à désirer, sinon que l'événement de vos conseils soit heureux. Vous me ferez aussi la faveur de remercier M. de la Vergne [281] de ses soins et de ses bons offices. Vous savez, Mademoiselle, ce que je vous ai dit de lui en plusieurs rencontres; c'est pourquoi je ne vous dirai pas à quel point je suis sa servante. Au reste, ne craignez pas que je m'accoutume jamais aux lieux où je suis, ni que je me désaccoutume jamais de vous; il y a des maux que l'habitude amoindrit, mais il y en a d'autres qui deviennent plus insupportables par la suite du temps. Les plus violentes douleurs, quand elles sont de peu de durée, se peuvent souffrir sans murmures, et les plus petites, quand elles sont continues, ne se peuvent endurer sans se plaindre. Jugez donc si celle que me donne votre absence est de nature à m'y pouvoir accoutumer, et si, ayant perdu un trésor inestimable je puis m'en consoler facilement. En vérité, Mademoiselle, je ne vous dis pas tout ce que je sens, car comme je sais que vous êtes sensible, j'aurois peur que ma mélancolie ne fût contagieuse pour vous. Adieu, on m'attend, et je n'ai pas loisir de vous dire ce que je suis à Mme et à Mlles de Clermont; mais, comme vous le savez il y a longtemps, vous le leur direz pour moi, s'il vous plaît. J'oubliois de vous dire qu'il court un bruit ici que M. le chevalier de la Motte a été arrêté, comme il s'en alloit à Lyon; quelques-uns disent que c'est pour avoir apporté ici, dans sa galère qui revint de Barcelone il y a trois semaines, quarante-quatre mille pistoles, que l'on dit être ici entre les mains de quelques-uns de ses amis. Le temps éclaircira toutes choses. Mon frère m'a dit qu'il veut répondre lui-même à ce que vous me dites pour lui dans ma lettre.

A MADEMOISELLE MARIE DUMOULIN [282].

Marseille, 21 août 1647.

Mademoiselle,

Comme la reconnoissance est un pur sentiment du cœur, plutôt qu'un raisonnement de l'esprit, j'ai cru qu'encore que je fusse dans tout l'embarras que peut causer un voyage de deux cents lieues, que j'espère commencer dans une heure, je ne devois pas attendre que j'eusse plus de loisir que je n'en ai à vous rendre grâce de la faveur que vous m'avez faite de m'envoyer le portrait de Mlle de Schurman [283]. La diligence, qui donne un si grand prix à toutes sortes de bons offices, doit, ce me semble, en donner aussi à la gratitude, et il vaut beaucoup mieux faire une civilité un peu en tumulte, que donner loisir à une personne généreuse comme vous d'oublier ses propres bienfaits auparavant qu'elle en ait reçu les remercîments. Recevez donc, Mademoiselle, toutes les grâces que je vous rends, mais recevez-les, je vous en conjure, comme venant d'une personne que votre rare vertu vous a absolument acquise, et qui met au nombre de ses plus glorieuses aventures celle de votre connoissance et de votre affection. Et certes, à dire vrai, vous m'en donnez des marques d'une façon si obligeante qu'il faudroit être également stupide et insensible pour n'en être pas touchée. Toutes les amitiés commencent d'ordinaire par de simples connoissances, et ce n'est que dans leurs suites et dans leurs progrès qu'il est permis d'espérer de bons offices et d'attendre de grands témoignages de générosité et de tendresse, mais, pour la vôtre, on peut dire qu'elle tient quelque chose de la nature de l'amour (s'il est tel qu'on nous dépeint); elle n'est pas plutôt, qu'elle est officieuse, agissante et libérale jusques à tel point qu'elle donne ce que l'on doit préférer à tous les trésors et à toutes les richesses imaginables. En effet, le portrait d'une personne aussi illustre que Mlle de Schurman, envoyé par une main aussi chère que celle de Mlle Dumoulin et reçu par un aussi honnête homme que M. Conrart, est une faveur si signalée, que rien ne la sauroit égaler. Aussi vous puis-je assurer que je la vante comme je dois, et pour vous témoigner le respect que je porte à la merveilleuse fille dont vous m'avez envoyé l'image, je n'ai pas voulu qu'après avoir passé les mers pour venir en France à ma considération, elle eût encore la peine de me venir trouver à Marseille, et j'ai cru que je devois bien aller d'un bout du royaume à l'autre et passer pour le moins plusieurs rivières, pour recevoir un si grand honneur et un si grand plaisir. Ce n'étoit pas sans doute au bord de la mer Méditerranée que je devois attendre le portrait de Mlle de Schurman, et le voisinage d'Alger a rendu Marseille trop barbare pour mériter cette gloire. Véritablement, si elle eût encore été ce qu'elle étoit du temps que Rome même, à ce que j'ai ouï dire, s'abaissoit jusques à envoyer quelques-uns de ses citoyens pour apprendre les sciences de ces fameux Grecs dont elle étoit habitée, je vous avoue que je n'en aurois pas usé ainsi; mais comme il ne reste même plus nuls vestiges des maisons de ces savants hommes qui l'ont rendue si célèbre, et que le temps n'a pas seulement épargné le marbre et le bronze qui en pouvoient perpétuer la mémoire, je pense que Paris est le seul lieu où on lui doit offrir de l'encens. Souffrez donc que je vous quitte pour lui aller rendre ce devoir, et que je vous assure en vous quittant que je ne perdrai jamais le souvenir de ce que je vous dois, ni l'envie de vous témoigner, par quelque agréable service, à quel point je suis, Mademoiselle,

Votre très-humble et très-obéissante servante.

A M. CONRART.

[1647].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Souffrez que je m'arrête et que j'admire en même temps le savoir de M. Rivet, et l'esprit de Mademoiselle sa nièce [284]. Sans mentir, je ne vis jamais rien de plus galamment pensé, ni de plus noblement exprimé, que ce que cette excellente personne vous a écrit, et il y a un caractère si aisé, si aimable et si spirituel en cette lettre, que je ne m'étonne pas si Mlle de Schurman a fait sa sœur d'alliance de l'excellente fille qui l'a écrite. Vous me ferez sans doute bien la grâce de l'assurer que, hors l'intérêt de la Pucelle, je ferai toujours gloire de suivre ses sentiments sans consulter les miens, et de soumettre ma raison à la sienne, qui est infiniment plus éclairée; mais comme il n'y a que des personnes peu généreuses qui cèdent quand on leur résiste, elle me pardonnera si je tâche de repousser la force par la force, et si après lui avoir rendu louange pour louange et civilité pour civilité, je fais ce que je puis pour répondre à ses objections, car puisqu'elle a pris le parti de Monsieur son oncle contre son propre sexe, ce sera aussi à elle seule que je demanderai raison de ce que lui et elle vous ont écrit. Elle dit que M. Rivet n'a pas eu d'intention de rabattre rien de la gloire de cette héroïne, mais de faire voir seulement combien il est difficile à une fille de conserver sa réputation toute pure en allant à la guerre, etc., etc.

A M. CHAPELAIN [285].

7 [décembre] 1649.

J'ai lu deux fois l'endroit du billet que vous avez écrit à mon frère, où vous témoignez souhaiter que je vous mande mon sentiment sur les deux sonnets qui sont en contestation, n'osant pas croire que vous me fissiez un honneur dont je suis indigne; mais après m'être résolue de vous obéir, je vous dirai, sans complaisance aucune, que celui d'Uranie me plaît infiniment plus que l'autre, et vous ne me devez pas soupçonner d'en avoir en cette rencontre, puisqu'au contraire il me semble qu'une personne comme moi fait quelque tort à une princesse dont l'esprit est aussi éclairé que celui de Mme de Longueville, de penser ce qu'elle pense [286]. Ainsi, Monsieur, croyez, s'il vous plaît, que je parle sincèrement. Les deux derniers vers du sonnet de Job, s'il m'est permis d'en parler de cette sorte, ont quelque chose de joli et de délicat, mais il en faut lire onze, pour les trouver; de plus, je vous avoue que j'ai l'imagination un peu délicate, et que comme je ne puis jamais entendre nommer Job sans avoir l'esprit rempli de toutes ces vilaines choses dont il est environné, je ne puis souffrir qu'un galant, qui doit être propre, se compare à lui. En effet, Monsieur, ce sujet-là a quelque chose de si opposé aux Muses, que celles qui inspirent les peintres ne leur ont jamais guère donné l'envie d'en faire des tableaux, du moins sais-je bien que l'on n'en avoit point ni de Raphaël, ni du Titien, ni du Poussin. Mais, pour le sonnet d'Uranie, j'avoue que je le trouve si beau, que s'il y avoit une autre personne au monde que Mme de Longueville qui eût toute la beauté du corps, toutes celles de l'esprit, et toutes les vertus de l'âme, et que quelqu'un en osât être amoureux, je lui conseillerois de se servir de ce sonnet pour exprimer sa passion; et ce qui fait que je le trouve d'autant plus ingénieux, c'est que, faisant une protestation d'amour, il fait un éloge. Vous voyez, Monsieur, que je ne sais point vous résister, et que je vous obéis ponctuellement. C'est pourquoi ne me demandez rien que de juste. Je vous parle ainsi, parce que je vous avoue que je doute un peu si ce que vous avez désiré de moi l'est, et si je n'ai pas eu tort de vous l'accorder.

A M. GODEAU, ÉVÊQUE DE VENCE [287].

[Paris, 22 février 1650.]

Ayant su par une de vos lettres que vous me faisiez l'honneur de souhaiter que je vous écrivisse le peu de nouvelles qui viennent à ma connoissance, j'avoue que j'eus quelque peine à croire que mes yeux ne me trompoient pas, ou que vous ne vous fussiez pas trompé vous-même, en mettant mon nom pour celui d'un autre; étant certaine que je n'ai pas une des qualités nécessaires pour rendre ma correspondance agréable en matière de nouvelles. Je ne suis pas fort exposée au monde; les gens que je vois ne sont pas de la nouvelle faveur; et quand je saurois même une partie de ce qui se passe, je ne saurois pas assez bien écrire pour vous divertir. Néanmoins, comme je suis persuadée que la plus légitime excuse ne sauroit jamais valoir une obéissance aveugle, je ne veux point me servir de toutes celles que je pourrois employer pour me dispenser de faire ce que vous souhaitez, lorsque je saurai quelque chose de digne d'être su de vous.

C'est pourquoi, pour commencer dès aujourd'hui, je vous dirai que l'on ne sait point encore avec certitude en quel lieu est Mme de Longueville, et que, depuis le jour qu'elle se sauva du château de Dieppe [288], avec deux de ses filles seulement et quatre gentilshommes, l'un desquels est le sieur Saint-Ibalt, et l'autre Tréry, l'on n'a pas pu encore découvrir précisément quelle a été sa route, ni quel est son asile. Il y a du moins apparence que Dieu sera son protecteur; car on m'écrit de Normandie qu'après qu'elle eut pensé tomber dans la mer, et qu'une de ses filles eut aussi failli être noyée, elle se confessa et monta à cheval un moment après, se préparant à ce funeste voyage comme si elle eût dû mourir.

Sans mentir, Monsieur, le renversement de la maison de M. le Prince et de celle de M. de Longueville est une étrange chose, car on voit tant d'innocence et de persécution ensemble, qu'il n'est pas possible de n'être pas touché de leur malheur. M. le Prince s'est pourtant trouvé l'âme plus grande que son infortune; car, depuis qu'il est prisonnier, il n'a pas dit une parole indigne de ce même cœur qui lui a fait gagner quatre batailles et acquérir tant de gloire. Après avoir entendu la messe, il s'occupe la moitié du jour à lire, et il partage l'autre à converser avec Monsieur son frère, à jouer aux échecs avec lui, à railler avec ses gardes, et même, pour faire exercice, il joue au volant avec eux. Il s'est confessé une fois depuis qu'il est prisonnier, mais on ne veut plus lui donner le même confesseur: enfin on le garde mieux que le roi.

Il y a trois jours que M. de Beaufort, accompagné de Mme de Chevreuse et de Mme de Montbazon, fut au bois de Vincennes, dans un carrosse de louage, afin de n'être point connu, pour voir de ses propres yeux si une muraille que l'on a bâtie sur la contrescarpe des fossés du donjon étoit assez haute pour qu'il fût impossible que M. le Prince se pût sauver. Je vous avoue que cette action ne me semble pas trop belle, ni pour les dames, ni pour Beaufort, qui, tant que le prisonnier a été libre, ne s'approchoit qu'en lui faisant des soumissions d'esclave. Il est vrai qu'un héros de la place Maubert ne doit pas être de même manière qu'étoient autrefois ceux qui triomphoient au champ de Mars ou au Capitole.

Au reste, pendant que toutes choses changent en France, toutes choses changent aussi dans le cœur de M. de Guise; car, pour recouvrer sa liberté, il rompt les chaînes de Mlle de Pons, et reprend Mme la comtesse de Bossu, qui va être reconnue pour Mme de Guise [289].

Vous savez sans doute que la garnison de Clermont s'est soulevée en l'absence de M. de la Moussaye, et qu'ainsi le parti du maréchal de Turenne en est plus foible; mais on assure, dès ce matin, que le duc de Wurtemberg assiége Mouzon. Les ennemis font de grands préparatifs en Flandre, et le mal est que l'on n'est pas en état de s'y opposer.

La cour est à Rouen, d'où elle doit partir pour revenir ici. On dit aussi que le duc de Richelieu est enfin venu assurer le roi de sa fidélité, et qu'en considération de cette obéissance, son mariage est confirmé par la reine, à la condition qu'il aura un lieutenant du roi dans son gouvernement et que la garnison en sera changée. Je ne sais pas encore ce que Mme d'Aiguillon dit de cela; mais je sais bien que l'amour du duc de Richelieu lui coûte déjà trop, et qu'il lui auroit été toujours plus avantageux d'être maître du Havre absolument, que de régner dans le cœur d'une femme comme Mme de..... [290].

Je viens de recevoir une lettre de Rouen, qui m'apprend que cette nouvelle duchesse y est aussi, et que M. le Cardinal la devoit présenter hier à la Reine, chez laquelle elle devoit avoir le tabouret. L'on me mande que cela hâte le départ de la cour, qui quitte Rouen aujourd'hui [291]. M. de Matignon est aussi venu remettre le gouvernement de Granville et celui de Cherbourg entre les mains de Sa Majesté, ensuite de quoi on a commandé à ce lieutenant du roi et à M. de Beuvron de suivre la cour.

On m'écrit encore que Mme de Longueville fut droit de Dieppe au château de Tancarville, qui est à Monsieur son mari. On m'assure qu'il y a quatre jours elle s'est embarquée pour la Hollande.

Voilà, Monsieur, tout ce que je sais pour aujourd'hui; cependant je ne puis me résoudre de ne vous point parler de Mlle Paulet, de qui les maux me touchent encore plus que les affaires publiques, quoique l'amour de la patrie soit bien avant dans mon cœur. Je veux pourtant espérer que vos prières lui feront obtenir la santé de celui seul pour qui il n'y a point de maux incurables; mais je ne songe pas qu'en ne finissant une si longue lettre je vous donnerois lieu de croire que je veux vous en lasser pour la première fois; c'est pourquoi je m'en vais finir aussitôt que je vous aurai assuré, avec le respect que je vous dois, que je suis autant que je puis, etc., etc.

AU MÊME.

[Paris, 8 septembre 1650.]

Monsieur,

Vous me reprochez si flatteusement mon mauvais caractère, que ce n'est pas un trop bon moyen de m'en corriger; car, puisqu'en écrivant mal je vous oblige enfin de m'en reprendre plus doucement qu'à me dire [292] que j'écris bien, je ne sais si je ne ferois pas mieux de continuer de faillir que de m'amender.

Souffrez, s'il vous plaît, que je prenne toute la part que je dois aux maux de votre esprit et de votre corps. Pour les premiers je ne pense pas que vous ayez besoin d'autre médecin que de vous-même; mais, pour les autres, je pense que vous auriez besoin de venir trouver à Paris quelque remède à vos maux; car, de la façon dont je connois ceux de la province où vous êtes, je ne pense pas qu'ils vous puissent guérir d'un grand mal: c'est pourquoi il me semble que vous y devez songer sérieusement. Je vous demande pardon de la liberté que je prends de donner des conseils à un homme que tous les rois et les sages devroient consulter; mais s'agissant de la conservation d'une vie aussi précieuse que la vôtre, je pense qu'il vaut mieux dire une chose inutile que de se mettre au hasard de manquer à en dire une nécessaire. Je vis même encore hier un ouvrage de vous qui me fortifie dans le dessein de vous conjurer de prendre soin de votre santé; car, Monsieur, ne seroit-ce pas un crime si vous vous mettiez par votre négligence à la détruire, de façon que vous ne puissiez plus enrichir votre siècle comme vous l'avez fait jusqu'ici?

Vous jugez bien, je m'assure, que cette nouvelle richesse que j'ai vue de vous est l'admirable poëme que vous avez fait à la gloire de la Grande Chartreuse [293] que M. Conrart eut la bonté d'envoyer hier à mon frère et à moi. Après vous en avoir rendu mille grâces, je vous dirai que ce beau désert m'a sensiblement touchée, et que la sainte horreur de cette solitude a passé si doucement de vos vers dans mon esprit, que la compagnie que j'ai vue aujourd'hui m'a plutôt ennuyée qu'elle ne m'a divertie, parce qu'elle m'a empêchée de relire une seconde fois ce qui m'a donné tant de satisfaction la première. Mais, Monsieur, puisque vous faites si bien toutes choses et que vous représentez également bien les cours les plus superbes et les déserts les plus sauvages, je voudrois que vous pussiez voir ce que je vis hier, je veux dire la prison de M. le Prince, afin que vous pussiez laisser à la postérité une parfaite image de la constance de ce héros; car je ne pense pas qu'il y ait un endroit dans le monde où il y ait une tour plus agréable par dehors ni si affreuse par dedans. Cependant, comme on dit que la nécessité fait des armes de toutes choses, je pense qu'on peut dire que M. le Prince tire de la gloire de tout ce qui lui arrive, car vous saurez que depuis qu'on l'a mené à Marcoussis [294] le donjon de Vincennes est devenu l'objet de la curiosité universelle. En mon particulier j'y vis hier plus de deux cents personnes de qualité, à qui on montre le lieu où il dormoit, celui où il mangeoit, l'endroit où il avoit planté des œillets qu'il arrosoit tous les jours, et un cabinet où il rêvoit quelquefois et où il lisoit souvent. Enfin, Monsieur, on va voir cela comme on va voir à Rome les endroits où César passa autrefois en triomphe. Je vois même dans un cabinet plusieurs épigrammes écrites avec du charbon, ou gravées sur la muraille, qui ne parlent que de ses victoires ou de ses louanges; mais ce que j'y vois de plus surprenant, c'est que, durant que j'y étois, M. de Beaufort y vint avec Mme de Montbazon, à qui il faisoit voir toutes les incommodités de ce logement, triomphant lâchement du malheur d'un prince qu'il n'oseroit regarder qu'en tremblant, s'il étoit en liberté. Pour moi, j'eus tant d'horreur de voir de quel air il fit la chose, que je n'y pus durer davantage. En vérité, je pense qu'on peut dire que nous sommes au temps des prodiges et des miracles tout ensemble, tant on voit de choses extraordinaires.

Je pense que vous avez bien su l'épouvante que les ennemis ont donnée à Paris, lorsqu'ils sont venus à la Ferté-Milon [295] et que nous avons vu la capitale du royaume aussi alarmée qu'ont accoutumé de l'être les petites bicoques des frontières. Cependant j'espère que la même puissance qui retient la mer dans ses bornes, quoique ses rivages ne la doivent pas vraisemblablement empêcher d'inonder la terre, empêchera les ennemis de venir ici, encore qu'il n'y ait point de rivière entre eux et nous, et qu'il n'y ait pas même d'armée qui pût s'opposer à leur marche, s'ils le vouloient. Ce qui me fait espérer ce bien, est que l'on assure qu'il y a déjà une partie de leur cavalerie qui a repassé la rivière d'Aisne. Nous verrons par le retour de M. de Verderonne [296], qui est allé porter la réponse de M. le duc d'Orléans à l'archiduc, ce que l'on doit craindre ou espérer.

Mais, pendant que les ennemis ravagent la Champagne et la Picardie, sans qu'on puisse seulement penser à les en empêcher, les Frondeurs emploient tout ce qu'ils ont d'adresse et de crédit pour obliger M. le duc d'Orléans à mettre les princes sous sa puissance, afin de les avoir en la leur. On assure même qu'il leur avoit promis de le faire; mais M. le garde des sceaux [297], M. le Tellier et Mme de Chevreuse l'ont empêché jusqu'à cette heure, car encore que cette dernière soit grande Frondeuse, elle est pourtant présentement divisée de M. de Beaufort, et même de M. le Coadjuteur, pour ce qui regarde M. le Prince; de sorte que, par ce moyen, les amis de cet illustre captif sont en quelque espérance de voir bientôt la cour dans la nécessité de faire une négociation secrète avec lui, afin de délivrer le royaume de tant de tyrans qui l'oppriment.

Les affaires de Bordeaux sont toujours douteuses; peut-être que les députés du Parlement qui y vont, trouveront quelque expédient aux choses [298]. M. de Rohan est à la cour, et M. le maréchal de Grammont aussi; l'accommodement de M. le comte de Dognon est fait [299].

Le roi a obligé la reine à chasser une de ses femmes de chambre, parce qu'elle lui avoit révélé une chose qu'il lui avoit confiée, quoique ce fût celle qu'il aimoit le plus, et ce qu'il y a de plus considérable, est que ce qu'il avoit dit à cette fille étoit qu'il lui avoit témoigné avoir beaucoup de douleur de voir les affaires de son royaume en si mauvais état. Jugez, s'il vous plaît, de ce qu'il fera quand il sera marié, puisqu'il agit présentement ainsi [300].

Voilà, Monsieur, tout ce que je vous dirai, car je m'aperçois bien que si je vous en disois davantage, vous ne le pourriez plus lire, tant j'ai pris une forte habitude de mal faire. Je vous dirai pourtant encore que mon frère est votre très-humble serviteur, et que je suis de toute mon âme, etc., etc.

AU MÊME.

[Paris.... octobre 1650.]

Je ne crois nullement mériter toutes les louanges que vous me donnez, et je crois seulement que me faisant l'honneur de m'aimer parce que votre illustre et chère Angélique [301] m'aimoit tendrement, vous n'êtes pas marri que je me donne l'honneur de vous entretenir. Au reste, avant que de vous dire des nouvelles, il faut que je vous dise que les vers que vous avez envoyés à Mme de Clermont m'ont fait verser plus de larmes qu'ils n'ont de syllabes [302]. Il me semble, Monsieur, qu'en vous dépeignant la douleur qu'ils ont excitée dans mon cœur, c'est en faire l'éloge. En effet, vous représentez si agréablement cette merveilleuse fille, que l'on peut assurer que jamais portrait n'a si bien ressemblé que celui que vous avez fait d'elle. De plus, vous touchez avec tant de délicatesse l'endroit où vous parlez de l'amitié que vous aviez pour elle et de celle qu'elle avoit pour vous, qu'il ne faut pas s'étonner si, ayant l'âme aussi tendre que je l'ai, j'en ai été extraordinairement satisfaite, et si mon cœur s'en est attendri; car enfin vous dites cent choses que j'ai senties pour elle, mais que je n'eusse jamais pu si bien dire; je vous rends donc mille grâces d'être cause que j'aurai la consolation de voir une peinture de la divine Angélique, plus durable et plus belle que ne le sont celles de Raphaël. En vérité, Monsieur, je ne me console point de la perte de cette généreuse amie, et je trouve une si notable différence de l'amitié qu'elle avoit pour moi à celle qu'ont quelques autres personnes qui m'aiment pourtant autant qu'elles peuvent aimer, que, quand elle n'auroit eu qu'un médiocre mérite, je la regretterois toute ma vie. Jugez donc ce que je dois faire, vous qui savez mieux ce qu'elle valoit que qui que ce soit. Si je suivois mon inclination, je ne vous parlerois d'autre chose; mais puisque je me suis imposé la nécessité de vous dire ce que je sais des nouvelles du monde, il faut que je m'en acquitte.

Vous saurez donc que l'entrevue de la reine et de Mme la Princesse [303] a tellement épouvanté toute la Fronderie, qu'il est aisé de juger que vous aviez raison de dire que, si le lion rugissoit en liberté, il feroit fuir tous ses ennemis. Il est vrai que cette entrevue, aussi bien que celle de MM. de Bouillon et de la Rochefoucauld avec M. le Cardinal [304], a des circonstances qui font croire que leur peur n'est pas tout à fait sans fondement; car non-seulement la reine reçut admirablement bien Mme la Princesse, mais elle l'entretint très-longtemps en particulier; on ajoute même qu'il paroissoit, par l'air du visage de cette jeune princesse, que ce que la reine lui disoit lui donnoit de la joie. De plus, M. de Bouillon coucha chez M. le Cardinal, et il court un bruit que le neveu de Son Éminence épousera la fille aînée de ce duc. Enfin, personne ne doute que la paix de Bordeaux n'ait plusieurs articles secrets que la Gazette ne dit pas, et les politiques les plus fins disent que M. de Bouillon est trop habile pour s'attirer la haine de M. le Prince, comme il feroit sans doute s'il avoit fait un traité secret où il n'eût point de part. Ce qui étonne encore les Frondeurs est que M. l'abbé de la Rivière a eu permission, avec le consentement de Son Altesse Royale, de partir d'Aurillac, et de venir à son abbaye de Saint-Benoît, auprès d'Orléans. Outre cela, ils savent encore que cette même Altesse a écrit plusieurs fois de sa main à la reine et à M. le Cardinal, sans leur en rien dire. Ils n'ignorent pas non plus que M. le Tellier a été ces jours passés à Marcoussis. Ils savent encore que M. l'intendant a reçu ordre de faire un dernier effort pour contenter les rentiers, de peur qu'ils ne se servent d'eux pour faire quelque nouveau remuement à Paris. M. le Coadjuteur, en son particulier, sait bien que Son Altesse Royale ne peut plus souffrir sa domination, et il ne peut pas ignorer que la cour n'ait su qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour obliger M. le duc d'Orléans à se rendre maître des princes prisonniers, à quelque prix que ce fût. Il a même tenu des discours sur cela qui font horreur.

Outre toutes ces choses, les Frondeurs voyent encore que l'ardeur du peuple pour l'Amiral du Port au foin [305] est fort ralentie, de telle sorte qu'il n'y a plus guères que le quartier des halles où on le salue, si bien que présentement la Fronderie est un peu chancelante. Dieu veuille qu'elle ne se raffermisse pas, et que ceux qui ont le dessein de faire de la France ce que Cromwel et Fairfax ont fait de l'Angleterre, ne puissent jamais avoir de crédit!

On dit que la Cour avoit dessein d'aller en Languedoc et en Provence; mais Son Altesse Royale la presse si fort de revenir qu'on croit en effet qu'elle reviendra [306].

Ceux de Melun ont refusé deux fois, depuis quinze jours, d'obéir aux ordres de M. le duc d'Orléans, qui vouloit que ses gendarmes y logeassent; et quand on leur a dit qu'ils s'exposoient beaucoup, ils ont répondu que M. de Beaufort les avoit assurés de sa protection, et qu'ils ne craignoient rien. Le retour du Roi fera voir s'ils ont raison.

Mme de Chevreuse et Mme de Montbazon [307] sont toujours plus mal, et elles vont même plaider. Le sujet du procès est digne du temps et des personnes; car Mme de Chevreuse demande cent mille écus qu'on lui a promis en mariage; à cela Mme de Montbazon dit qu'elle a une quittance de M. de Chevreuse, et Mme de Chevreuse répond que monsieur son mari l'ayant donnée du temps qu'il étoit amoureux de Mme de Montbazon, elle ne prétend pas qu'elle soit bonne.

Voilà à peu près tout ce que je sais; mais puisqu'il semble que vous avez envie que je vous dise exactement tout ce qui regarde Monsieur le Prince, pour vous témoigner mon exactitude, je vous dirai que, lorsque je fus au donjon, j'eus la hardiesse de faire quatre vers et de les graver sur une pierre où Monsieur le Prince avoit fait planter des œillets qu'il arrosoit quand il y étoit. Mais, pour porter encore ma hardiesse plus loin et vous faire voir que j'ai plus de zèle que d'esprit, je m'en vais vous les écrire:

En voyant ces œillets qu'un illustre guerrier

Arrosa d'une main qui gagna des batailles,

Souviens-toi qu'Apollon bâtissoit des murailles,

Et ne t'étonne pas de voir Mars jardinier [308].

Je m'assure, Monsieur, que vous ne me disputerez pas la dernière chose que je vous ai dite; aussi ne vous envoyé-je point ces quatre vers comme jolis, mais comme une marque de la confiance que j'ai en votre bonté.

Je vous dirai encore que mon frère envoya hier à Monsieur le Prince la cinquième partie du Cyrus; mais comme on ne parle qu'à M. de Bar qui lui avoit déjà donné la quatrième, lorsqu'il étoit à Vincennes, il écrivit à mon frère qu'il ne manqueroit pas de donner son livre à Monsieur le Prince aussitôt qu'il l'auroit lu [309]. Ce qu'il y a de plus rare, c'est qu'il écrit si mal qu'il s'en faut peu que je ne croye qu'il ne sait pas lire, et pour juger de sa suffisance en matière d'écriture, il écrit doute avec une h; encore est-ce le mot le mieux orthographié.

Au reste, Monsieur, si l'on ne nous avoit pas donné quelque espoir que vous viendriez bientôt ici, mon frère vous auroit déjà envoyé le livre dont je viens de parler, et vous auroit aussi renvoyé une seconde fois celui qui a été perdu; mais sachant cette agréable nouvelle, il se prépare à vous les offrir lui-même, et moi à vous protester que je suis de toute mon âme, etc., etc.

AU MÊME.

[Paris, 4 novembre 1650.]

Tant que M. Conrart est en santé, je vous écris plus pour mon intérêt que pour le vôtre, sachant bien qu'il vous apprend toutes les nouvelles avec beaucoup d'exactitude et beaucoup d'éloquence tout ensemble; mais aujourd'hui que cet illustre ami est malade, il me semble que c'est à moi à vous apprendre les choses remarquables que la bizarrerie du siècle produit tous les jours.

Je vous dirai donc que, depuis un mois ou six semaines, on vole si insolemment dans les rues de Paris, qu'il y a eu plus de quarante carrosses de gens de qualité arrêtés par ces messieurs les voleurs, qui vont à cheval, et presque toujours quinze ou vingt ensemble. Mais, comme nous sommes dans un temps de confusion, ceux qui devroient donner ordre à de telles violences ne s'en sont point mis en peine, de sorte que, voyant que l'on pouvoit voler impunément, tous ceux qui se sont trouvés pauvres et méchants se sont mis à dérober: je vous laisse à juger après cela quelle multitude de voleurs il doit y avoir. On les auroit pourtant laissés maîtres des rues de Paris, sans une chose qui arriva samedi au soir, et qu'il faut que vous sachiez.

Je pense que, quelque éloigné que vous soyez de Paris, vous avez bien su que les yeux de Mme de Montbazon ont assujetti le cœur du Roi des Halles, autrement appelé M. de Beaufort; mais vous ne savez peut-être pas que cet amant va tous les soirs chez la duchesse, et qu'il n'en sort, qu'à deux ou trois heures après minuit. Il arriva donc qu'étant allé, samedi dernier au soir [310], chez elle, il ne la trouva point; mais comme il ne se pouvoit passer de la voir, et que pourtant il vouloit souper, il dit tout haut au portier qu'il s'en alloit à l'hôtel de Vendôme et qu'il reviendroit à onze heures. L'histoire porte que, quand il dit cela au portier de l'hôtel de Montbazon, deux hommes inconnus, qui s'étoient avancés auprès du carrosse, l'entendirent et se retirèrent; mais la chose est un peu douteuse. Cependant, comme M. de Beaufort fut auprès de la Croix du Tiroir [311], il changea d'avis, et résolut de souper à l'hôtel de Nemours et de renvoyer son carrosse à l'hôtel de Vendôme, ordonnant à son écuyer de le lui ramener à onze heures, chez Mme de Montbazon, où un carrosse de l'hôtel de Nemours le mena aussitôt qu'il eut soupé.

Comme ce bon prince ne va jamais sans être bien accompagné, ni sans armes, deux gentilshommes [312] et deux valets de chambre, qui revinrent dans son carrosse, avoient des pistolets et des mousquetons, qui ne leur servirent cependant qu'à causer le malheur qui est arrivé. Car, comme ils furent auprès de la Croix du Tiroir, vingt hommes à cheval ayant environné le carrosse et commandé au cocher d'arrêter, un des deux gentilshommes, qui étoit au fond du carrosse, tira un mousqueton qu'il avoit et blessa un des voleurs [313], de sorte qu'au même instant un de ceux qui attaquoient s'élança dans le carrosse et donna un coup de poignard à celui qui touchoit le gentilhomme qui avoit tiré ce mousqueton. Un moment après, plusieurs coups de pistolets suivirent ce coup de poignard, un desquels acheva de tuer ce pauvre malheureux qui étoit déjà blessé, et un autre brûla l'oreille de celui qui étoit au fond du carrosse et qui avoit tiré le premier. Cela fait, les voleurs, qui virent un des leurs blessé, tellement qu'il ne pouvoit se soutenir, s'en allèrent sans rien prendre à ceux qui étoient dans le carrosse, et emportèrent leur compagnon blessé.

Cependant le carrosse de M. de Beaufort fut à l'hôtel de Montbazon où il y eut un bruit tel que vous pouvez l'imaginer. Ce pauvre malheureux qui avoit été tué à la place où M. de Beaufort se met d'ordinaire, fut tiré de ce carrosse et exposé aux yeux du peuple jusqu'au lendemain après-midi. M. de Beaufort envoya à l'heure même chez tous ses amis. La chose passa dans son esprit pour un assassinat, et il ne s'en retourna chez lui qu'en état de donner bataille.

Cependant le peuple n'a point fait de bruit de cet accident durant les premiers jours, et M. de Beaufort a vu que son règne est changé. Mais comme les Frondeurs sont toujours tout prêts à renouveller les désordres passés, ils ont fait dire parmi le peuple que c'étoit M. le Cardinal qui avoit fait faire cet assassinat. Dans le même temps, ils ont aussi fait publier que c'étoient les amis de Monsieur le Prince, et ils n'ont rien oublié pour tâcher à faire quelque soulèvement. Mais, par bonheur, celui de ces voleurs qui a été blessé, s'étant fait panser à trois chirurgiens différents, a été reconnu et pris; de sorte que présentement il est en prison, et il y a apparence qu'on lui fera dire la vérité. Il a déjà assuré qu'il n'avoit dessein que de voler, et que, si ceux du carrosse n'eussent point tiré, il n'y eût eu personne de tué. Il a nommé tous ses complices, et on en a déjà pris deux; de sorte que, devant qu'il soit trois jours, on saura la vérité de cette funeste aventure, qui fait tant de bruit dans le monde, et dont les Frondeurs prétendent tirer tant de fruit.

Je n'oserois vous dire qui l'on a soupçonné de cette affaire, car cela seroit abominable, et il vaut mieux remettre à l'ordinaire prochain que la chose sera éclaircie.

Au reste, il semble que M. de Beaufort soit destiné à porter la division partout, car il n'a pas plus tôt loué une maison dans la rue de Quinquenpoix, où jamais prince n'a logé, qu'il y a eu division entre deux paroisses, qui prétendent l'avoir toutes deux pour paroissien, l'une parce que de tout temps la maison où il va demeurer a été de Saint-Nicolas, et l'autre qui est de Saint Leu, parce que M. de Beaufort, voulant être voisin des marchands de la rue Saint-Denis, a fait faire une porte qui y donne, de sorte que, comme cet endroit de la rue Saint-Denis est de la paroisse Saint-Leu, le curé de cette église prétend que, faisant une porte plus grande dans cette rue que n'est l'ancienne porte dans la rue Quinquenpoix, la maison doit changer de paroisse et être de la sienne. On verra ce que les juges en ordonneront s'ils plaident; on dit qu'ils en ont le dessein.

On vient de me dire que des gens conduits par des Frondeurs ont été la nuit dernière [314], avec tambour battant, pendre un portrait de M. le Cardinal à un poteau qui est auprès du Pont-Neuf, avec un arrêt écrit au dessus, qui porte que, pour l'assassinat commis en la personne de M. de Beaufort, il est condamné à être pendu: mais le jour n'eut pas plus tôt fait voir la chose, que le Lieutenant criminel a été faire dépendre ce tableau, et informer comment cela s'étoit passé. Je ne pense pourtant pas que la Fronderie puisse venir à bout de soulever le peuple; toutefois les affaires de Bordeaux se rebrouillent; Mme la Princesse douairière a été bien malade, mais elle est hors de danger [315]. La Reine a aussi été saignée trois fois pour un grand rhume dont elle est guérie. Il n'est pas de même de M. de Guise, qui est très-mal.

Cependant les pauvres prisonniers sont toujours entre l'espérance et la crainte, et les choses sont présentement en tel état, qu'on ne sait ce que l'on doit penser; car enfin, on voit que tout le monde fait le contraire de ce qu'il devroit faire. Il faut du moins que ceux qui ne sont pas exposés au tumulte du monde se fassent sages aux dépens d'autrui. C'est pour cela que je m'examine moi-même, afin de régler mes sentiments que je suis assurée qu'on ne peut condamner, du moins pour ce qui vous regarde, puisque je ne pense pas que le déréglement puisse être assez grand dans l'esprit des hommes, pour trouver que je n'ai pas raison de vous honorer autant que je vous honore, et d'être autant que je suis, etc., etc.

AU MÊME.

Paris, 18 novembre 1650.

Je ne vous écrirai pas longtemps aujourd'hui, car je suis attendue en un lieu où je me suis engagée d'aller il y a plus de huit jours. Je me hâte de vous dire que la Cour est enfin revenue à Paris [316]. M. de Beaufort fut chez la Reine le lendemain; mais il n'en fut pas bien reçu; car à peine fut-il entré, qu'elle dit que l'on se retirât, et en effet le Roi des halles sortit sans avoir dit une parole. En sortant, il rencontra sur l'escalier le Cardinal qui montoit. Ils se saluèrent comme des gens qui craindroient de s'enrhumer, car on assure qu'ils enfoncèrent plutôt leurs chapeaux qu'ils ne les levèrent; il est vrai qu'ils passèrent si vite qu'ils n'eurent pas le loisir de s'observer longtemps.

J'oubliois de vous dire que le jour qui précéda le retour du Roi, on avoit rompu sur la roue trois des voleurs qui ont tué ce gentilhomme de M. de Beaufort, qui dirent toujours qu'ils n'avoient dessein que de voler, de sorte que voilà le prétendu assassinat mal prouvé.

Mais, Monsieur, j'ai bien une plus pitoyable chose à vous dire; c'est que mercredi on fit partir MM. les Princes pour aller au Havre. Je vous avoue que quand je vois ce gagneur de batailles et ce preneur de villes, qui a sauvé trois fois l'État, aller de prison en prison, j'en ai une compassion étrange. Il a reçu cette nouvelle avec sa constance ordinaire; il fit même une raillerie délicate sur ce que c'est M. le comte d'Harcourt [317] qui les escorte avec mille hommes de pied et cinquante chevaux [318]. A dire vrai, cet emploi est bien étrange, car enfin, il a présentement le gouvernement d'un des princes qu'il mène. Je n'aurois pas aimé d'avoir cette conformité avec les bourreaux qui ont la dépouille de ceux qu'ils font mourir; car M. ***, capitaine aux gardes, a refusé d'y aller, on dit même que Miossens [319] a feint d'être malade pour ne s'y trouver pas. On mena ces pauvres princes, mercredi, coucher à Versailles; ils versèrent en y allant, et le prince de Conti qui se trouva dessous, fut une heure évanoui sur un fossé. Ils devoient hier coucher à Houdan, aujourd'hui à Anet, et demain à un lieu que j'ai oublié; après quoi ils iront au Pont-de-l'Arche, de là à Jumièges, puis à Bolbec et de là au Havre. Jugez quelle douleur a M. de Longueville, de passer en cette posture dans son gouvernement.

Monsieur le Cardinal a envoyé faire compliment à Mme la Princesse sur sa maladie, et la prier de ne pas s'alarmer sur le changement de prison de MM. les Princes; qu'il l'assuroit que ce ne seroit pas pour longtemps, et qu'il alloit faire tout ce qu'il pourroit pour mettre les choses en tel état que la Reine les pût délivrer sans danger. Dieu veuille que cela soit bientôt! car j'avoue que c'est une chose honteuse à la Reine et à notre nation, de voir les injustices que l'on voit.

Je ne pensois pas vous en pouvoir tant dire. Je ne vous dis pourtant pas la moitié de ce que je pense, ni la centième partie de ce que l'on dit; mais on m'attend, je n'ai plus que le temps de vous assurer que je suis autant que je le dois, etc.

AU MÊME.

[Paris, 30 décembre 1650.]

Il y a quinze jours que j'étois si enrhumée, que je ne pus pas vous écrire, et il y en a huit que la curiosité de voir le service qu'on faisoit, aux Cordeliers, à feue Mme la Princesse [320], et d'entendre la seconde oraison funèbre que devoit prononcer M. l'évêque de Vabres [321], l'emporta sur l'envie que j'avois de me donner l'honneur de vous entretenir, joint que je crus que si j'allois en ce lieu-là, j'aurois plus de matière de vous divertir aujourd'hui. Je ne m'amuserai pourtant pas à vous dire qu'il y avoit plus de deux mille cierges à cette cérémonie, que le clergé et toutes les compagnies souveraines y étoient en corps, et que les ordres que M. le Prince a donnés de rendre tous les honneurs imaginables à Mme sa mère, ont été exécutés, car la gazette vous l'aura appris; mais je vous dirai que M. l'évêque de Vabres a acquis grand honneur, et par l'action qu'il fit aux Augustins, lorsque le clergé honora feue Mme la Princesse d'un service, et par celle qu'il fit depuis aux Cordeliers: car enfin, sans rien dire contre le respect qu'il doit à la Cour, il loua fort hardiment et les morts, et les exilés et les prisonniers. A sa première oraison funèbre, il prit pour sujet de son discours la dernière prière qu'a faite Mme la Princesse, qui fut, si je ne me trompe: In te, Domine, speravi, non confundar in æternum; et comme ce psaume a été appelé par quelques-uns le psaume des captifs, cet évêque se servit fort heureusement de cette favorable rencontre. Après cela, il ne s'amusa point à louer Mme la Princesse ni de sa beauté, ni de sa grande naissance; ou s'il le fit, ce fut sans s'y arrêter, et en disant qu'il laissoit toutes ces choses aux poëtes et aux orateurs. C'est pourquoi il ne s'attacha qu'aux vertus, et entre les vertus il ne choisit que la patience et la charité, qui furent les deux parties de son discours. Vous pouvez juger, Monsieur, qu'il ne put parler de la patience de Mme la Princesse, sans parler de la prison de MM. les Princes, et de l'exil de M. de Longueville; aussi le fit-il si généreusement et si sagement tout ensemble, qu'il toucha le cœur de tous ceux qui l'entendirent.

La seconde oraison ne fut pas tout à fait si hardie, parce qu'il parloit par le commandement du Roi; il ne se démentit pas pourtant. Il y eut de fort belles choses dans son discours; il prit le deuxième verset du même psaume dont il s'étoit servi la première fois, et joignit la persévérance aux deux autres vertus qu'il avoit attribuées à Mme la Princesse. Il dit cependant encore qu'il falloit demander la liberté de cet illustre captif, dont les mains victorieuses étoient chargées de fers; mais qu'il ne la falloit demander qu'à Dieu et au Roi. Voilà, Monsieur, à peu près l'ordre des deux discours qui furent tous deux fort beaux. M. l'abbé Roquette en doit faire un aux Carmélites, mais j'espère que ce ne sera qu'a la fin des quarante jours.

Je ne vous parle point des assemblées du Parlement, car vous les savez sans doute, et vous n'ignorez pas que présentement les Frondeurs font semblant de demander la liberté des Princes, car comme ils savent bien que mille arrêts du Parlement ne feroient pas tomber une pierre du Hâvre, ils ne craignent pas d'obtenir ce qu'ils font semblant de souhaiter. Si la Cour étoit bien conseillée, elle déchaineroit ce lion contre ceux qui la persécutent.

M. le duc d'Orléans n'est pas trop bien avec la Reine, et certes je pense qu'elle a raison de s'en plaindre, car enfin il voit tous les jours chez lui M. le Coadjuteur et M. de Beaufort, qui ne voient point le Roi, et qui font tous les jours ce qu'ils peuvent pour soulever le peuple et pour renverser l'État. La victoire de M. le maréchal du Plessis [322] les a pourtant un peu mortifiés, car elle est venue justement au plus fort de leurs assemblées. On apporta hier soixante-cinq drapeaux à Notre-Dame, qui passèrent durant que messieurs du Parlement délibéroient. Il n'achevèrent point hier; je ne sais s'ils achèveront aujourd'hui. Si je l'apprends avant que de fermer ma lettre, je vous le dirai. La pluralité des voix alloit hier à remontrance.

Il y avoit un homme dans leurs dernières assemblées qui ne sera pas des dernières, car il mourut hier au soir, fort regretté, aussi bien que M. d'Avaux son frère [323]. Vous pouvez juger après cela que celui dont je parle est M. le président de Mesmes [324]; il est mort du pourpre qui n'a pu sortir et qui l'a étouffé. La Cour y perd entièrement, et les Frondeurs y gagnent. On dit qu'il a disposé de sa charge, sous le bon plaisir du Roi, en faveur de M. d'Irval, son frère; mais il y en a qui croient que M. le Tellier y prétend.

On dit toujours que M. le Cardinal revient, mais on ne le sait pourtant pas avec certitude.

Les habitants de Réthel, en reconnoissance de ce que ça été le conseil et la valeur de M. de Manicamp qui les a délivrés de la domination espagnole, lui ont donné une fort belle épée. Ils se sont engagés à perpétuité d'en donner une à tous les aînés de sa maison. Il me semble que cette marque d'honneur est plus belle qu'un bâton de maréchal de France.

On vient de m'assurer qu'enfin ces messieurs les sénateurs ont achevé d'opiner. Voici comme on dit que la chose se passa: que messieurs les gens du Roi iront aujourd'hui trouver la Reine pour prendre jour et heure, afin que le Parlement lui fasse très-humbles remontrances pour la liberté des Princes; qu'ils enverront des députés à M. le duc d'Orléans, pour le supplier d'assister à toutes les assemblées qu'ils ont résolu de faire, jusqu'à ce que la Reine les ait satisfaits; que pour cet effet ils s'assembleront dès demain pour apprendre des gens du Roi la réponse de la Reine et pour délibérer dessus. On me vient aussi d'apprendre que le président de Blancmesnil, grand Frondeur, est à l'extrémité; ainsi, le bon et le mauvais parti auront chacun un protecteur [325].

Je trouverois peut-être bien encore quelque chose à vous dire, mais ma lettre est si longue que ce seroit abuser de votre patience. Il faut pourtant encore que vous ayez la peine de lire que mon frère est votre très-humble et très-obéissant serviteur, et que je suis autant que je le dois et que je le puis, etc., etc.

Votre, etc.

AU MÊME.

[Paris, 2 mars 1651.]

Je vous écrivis une lettre si longue, il y a quinze jours [326], que je jugeai à propos, l'ordinaire passé, de ne vous pas accabler par un nouveau griffonnage..... Je pense que ceux qui voudroient chercher quelque liaison en écrivant les nouvelles, et passer insensiblement d'une chose à une autre, s'y trouveroient bien embarrassés, car tout ce qu'on sait au temps où nous sommes a si peu de rapport, qu'il faut de nécessité l'écrire fort irrégulièrement, principalement quand on n'a pas plus d'art que j'en ai.

Quoi qu'il en soit, je vous dirai que M. le Prince fut, il y a trois jours, demander la permission à la Reine de marier son fils et M. son frère, le premier avec une des filles de M. le duc d'Orléans, et l'autre avec Mlle de Chevreuse; et comme cette princesse n'est pas en état de rien refuser, elle accorda ce qu'on lui demandoit [327]. Je ne vous dis point après cela que M. le duc d'Orléans et M. de Chevreuse ne refusèrent point M. le Prince, lorsqu'il fut faire la demande de ces deux princesses, car vous pouvez bien juger que cela est ainsi. Le pauvre prince de Conti a une telle envie de se marier, qu'il en est malade. Pour moi, j'avoue que je ne sais pas comment il a la hardiesse d'épouser une fille de Mme de Chevreuse; je vis hier un homme qui me dit qu'il aimeroit mieux épouser quelque jeune sultane au sortir du sérail, que la fille d'une telle mère. Cependant quelque avancé que soit ce mariage, quoiqu'on ait envoyé à Rome pour avoir la dispense de tenir les bénéfices, que M. le prince de Conti ait nommé M. de Montreuil [328] pour titulaire, il y en a qui doutent encore qu'il s'achève, parce qu'on sait que Mme de Longueville y a une aversion étrange. Le temps nous fera voir ce qui en sera.

Pour M. le Cardinal, il est à Sedan, d'où il doit bientôt partir pour aller en Suisse, ou à Madrid. La Reine demanda encore huit jours, par la bouche de M. le duc d'Orléans, pour lui donner le loisir de sortir du royaume. Le Parlement les accorda, mais en même temps ces messieurs donnèrent un arrêt qui porte qu'on informera de ce qui s'est passé aux lieux où M. le Cardinal a couché depuis son départ de Dourlens. Le Parlement refusa aussi pour la seconde fois la déclaration du roi, touchant l'exclusion des étrangers et des cardinaux pour le ministère [329]; mais comme je crois que cette seconde affaire, qui va mettre une grande division entre le clergé et le Parlement, vous est mandée par diverses personnes, je ne vous la dirai point, et je continuerai ma gazette en vous parlant de l'arrivée de M. d'Angoulême [330], qui a été fort bien reçu de M. le Prince. Aussi vous puis-je assurer que tout ce qu'il y a de Provençaux ici commencent déjà de s'empresser fort auprès de lui, et sa cour est si grosse qu'on ne le sauroit croire à moins de l'avoir vue. Je voudrois de tout mon cœur que tous les ennemis qu'il a dans votre province vissent ce qui se passe ici, afin que, se repentant, ils tâchassent à se raccommoder, et qu'ils se tinssent en repos; car enfin, il est constamment vrai que M. le Prince va être maître absolu des affaires. Je vous assure qu'il n'est pas sans occupation. Il dîna hier chez M. le premier Président [331], qui le traita avec une magnificence étrange. Il y avoit quatorze potages, quatorze plats de poisson, entre lesquels on compte un saumon de douze pistoles et une carpe de huit. Jugez du reste.

Le roi a dansé un méchant ballet ces jours passés, quoique c'eût été de fort bonne grâce. Il le redansa hier pour la troisième fois [332]. Cela me fait ressouvenir de ces petits oiseaux qui chantent si bien et qui se réjouissent, quoiqu'ils soient prisonniers dans leurs cages; car enfin ce pauvre jeune Roi est présentement plus prisonnier qu'eux. On fit même encore hier deux barricades assez près du Palais-Royal. Je vous assure que ceux qui ont commencé de faire la garde aux portes ont donné une étrange atteinte à la royauté [333]. Dieu veuille que M. le Prince la puisse un jour rétablir! car présentement il faut qu'il dissimule beaucoup de choses, et il le sait fort bien. Il paroît même plus dévot qu'il n'étoit; car, outre qu'il entend la messe tous les jours, il fait encore le carême, quoiqu'il ne l'ait jamais fait que depuis qu'il a été en prison.

Mme de Longueville reviendra dans quinze jours; on dit qu'elle tâche à moyenner une trève générale ou particulière. On dit qu'on fera la garde jusqu'à ce qu'on ait établi un Conseil à la Reine, et qu'on ait éloigné des affaires toutes les créatures de M. le Cardinal.

Le roi semble haïr tous ceux qui veulent abaisser son autorité, et, selon toutes les apparences, il se souviendra longtemps de tout ce qu'on lui fait aujourd'hui. Au reste, M. Bonneau [334] est tellement en faveur, que je commence, pour l'amour de lui, à me réconcilier avec la Fortune, quoiqu'en mon particulier elle me traite rigoureusement. Tout de bon, je suis bien aise qu'un aussi honnête homme que lui ait du crédit.

Après cela, je ne vous dirai plus rien, car il faut que j'aille au sermon. Plût à Dieu qu'au lieu de vous écrire, je vous pusse entendre! Tous vos amis disent qu'il est à propos que vous veniez ici; je le souhaite, et pour l'amour de vous, et pour avoir l'honneur de vous assurer que je suis avec toute sorte de respect et d'affection, etc., etc.

A MONSIEUR CHAPELAIN [335].

Du 25 avril 1653.

Si je pouvois parler en raillant d'une chose aussi sérieuse que celle que j'ai à démêler avec vous touchant vos oiseaux, je pense que je vous dirois, que, tout éloquent que vous êtes, vous auriez besoin que l'on vous mît en cage pour vous apprendre à parler. Mais comme je prends beaucoup de part au ressentiment de Mme Aragonnais, et que je suis même indirectement intéressée en l'injustice que vous lui faites, il faut que je vous dise plus sérieusement et plus véritablement, que si vous étiez aussi injuste en la distribution de vos louanges, que vous l'avez été depuis deux jours en celle de vos remercîmens, vous blâmeriez sans doute tout ce qui mérite d'être loué, et vous loueriez tout ce qui mérite d'être blâmé. En effet, Monsieur, vous remerciez Mlle Robineau comme si elle vous avoit envoyé des oiseaux de Paradis; il n'y a pas un mot dans la lettre que vous lui avez écrite qui n'ait un sens galant et passionné; il n'y a pas une syllabe pour Mme Aragonnais. Cependant, c'est elle que vous avez priée de vous faire avoir des oiseaux; c'est elle qui a obligé M. de Grandmare de prendre la peine de vous en chercher; c'est elle qui en a pris tous les soins; c'est elle qui vous les a envoyés par un laquais qu'il y a très-longtemps qui la sert, qui a été cent fois chez vous de sa part, dont vous savez même le nom, et qui n'avoit pas changé de livrée le jour qu'il vous porta vos oiseaux.

Au reste, si le nom des deux personnes dont il s'agit se ressembloit seulement autant que celui de Mme de Chauvry et de Mme de Givry, on pourroit dire que vous vous seriez trompé au nom de la personne qui vous envoyoit les oiseaux, soit en l'entendant de la bouche du laquais, soit en l'écrivant sur la lettre. Mais Aragonnais et Robineau ne rimeront jamais ensemble, et toutefois, sans qu'on en puisse presque dire la raison, vous confondez les deux personnes qui portent ces noms, fort injustement, en donnant tout à l'une, et rien à l'autre, en une occasion où Mme Aragonnais toute seule devoit avoir reçu tous vos remercîments, puisqu'il est vrai que Mlle Robineau n'a autre part en cette affaire, sinon qu'elle a douté si vous voudriez une cage dorée; de sorte que si vous n'aviez pas été étrangement préoccupé, au lieu de la remercier comme vous avez fait, vous vous seriez plaint de ce qu'elle ne vous croyoit pas assez magnifique, et vous auriez rendu à Mme Aragonnais mille marques de reconnoissance de l'obligeant empressement qu'elle a eu pour vous faire avoir ce que vous avez souhaité. Mais, à dire les choses comme elles sont, votre cœur n'étant pas plus en liberté que vos oiseaux, il ne faut pas trouver si étrange tout ce que vous faites à l'avantage de Mlle Robineau, quelque injuste qu'il soit. Je ne laisse pourtant pas de me plaindre, comme vous me le reprochez malicieusement, de ce que vous avez fait en cette rencontre, parce que je comprends bien que, puisque vous faites cette injustice à Mme Aragonnais, vous m'en pourrez bien faire d'autres. Cependant, si vous voulez réparer cette faute, il faut que vous juriez solennellement, en présence de M. Conrart, que, tant que le printemps durera, vous vous souviendrez tous les matins de Mme Aragonnais, dès que vos oiseaux commenceront à chanter, et que vous ne vous souviendrez point alors de Mlle Robineau, quelque charmante qu'elle soit, et quelque plaisir que vous ayez de vous en souvenir; car, si vous ne le faites, Mme Aragonnais se souviendra toute sa vie de votre injustice, et je m'en souviendrai aussi toujours, pour en craindre encore une plus grande de vous pour ce qui me regarde, que pour ce qui la touche. Pensez-y donc très-sérieusement. Et pour finir cette lettre par un proverbe de mon pays, croyez bien fortement que tout ce que je vous dis «ne sont pas des moineaux.»

LE MAGE DE SIDON (GODEAU) A SAPHO [336].

De Vence, le 7 février 1654.

Un moment avant que de recevoir la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, je croyois avoir de l'esprit, mais maintenant que j'y veux répondre, je connois que je n'en ai plus; je pense toutefois avoir gagné en cette perte, et si je vous ai dit galamment que, pour vous, ma mémoire étoit dans mon cœur; je vous dis à cette heure, très véritablement, que mon cœur est dans mon esprit, de sorte qu'au lieu de vous pouvoir dire des choses jolies, galantes et spirituelles, pour répondre à celles que vous m'écrivez, je ne puis vous en dire que de tendres et de passionnées. Voilà un effet digne de la Sapho Mytilène, qui

De chaque admirateur de son esprit charmant,
En faisoit son.....

Vous n'avez pas tant de peine à deviner une rime où la raison m'a conduit, qu'en eut le pauvre Phaon pour le nom qui étoit en blanc dans ces admirables vers que vous connoissez. Je ne sais si cette déclaration est d'un Mage dont vous avez fait un si agréable tableau. Mais, si elle n'a la délicatesse du dernier, elle a la sincérité du premier, qui ne vous dit point une fleurette d'amitié en vous parlant de cette sorte; mais qui vous explique grossièrement ce qu'il a dans le cœur. Oubliez donc que vous êtes la Sapho de Grèce; ne vous souvenez plus des galanteries et de l'esprit de Phaon, afin que le Mage de la Montagne vous soit supportable. Si vous croyez que l'odeur des jasmins et de la fleur d'orange soient capables de lui faire perdre la mémoire de Sapho, vous avez bonne opinion de son nez, mais vous l'avez fort mauvaise de son esprit et de son cœur. Au contraire, tous ces objets me feront souvenir de vous fort agréablement. Voyant les perles, les émeraudes, et l'or de mes orangers, je vous en souhaiterai d'une autre nature moins fragile, et je penserai aux richesses de votre esprit qui valent mieux que toutes les pierres précieuses. Elles sont si abondantes que vous ne devez pas m'en être chiche.

Écrivez-moi donc souvent, je vous en conjure, ma très précieuse Sapho, je n'oserois pas ajouter ma très chère, si l'amitié n'osoit, et ne pouvoit oser ce que la grimace de la civilité condamne. Vous devez juger à l'air de mes paroles que la foudre dont vous me menacez sur la fin de votre lettre, ne tombera point sur ma tête; et que vous avez plus la mine de ne pas bien répondre à mes sentimens, que je ne l'ai d'en conter à quelqu'autre, comme vous le reprochez malicieusement.

RÉPONSE DE SAPHO AU MAGE DE SIDON [337].

A Paris, le 20 mars 1654.

Votre dernière lettre est si galante, que je ne puis concevoir qu'elle ait été faite par un Mage de montagne, et par un Mage solitaire. Sincèrement, si tous ceux qui se mêlent d'écrire des billets doux, et des billets galants, m'écrivoient comme vous en écrivez, il seroit assez difficile de ne souhaiter pas d'en recevoir tous les jours, pourvu qu'il n'y fallût pas répondre. Car, à vous dire la vérité, c'est une assez grande mortification, que de ne pouvoir vous rendre que des narcisses et des fleurs de prairie, pour du jasmin et de la fleur d'orange. J'ai, sans doute, le cœur plus tendre que vous, mais je ne sais pourtant pas si bien l'art de dire des douceurs. Je ne sais si c'est que j'en ai autrefois plus écouté que je n'en ai dit, et que vous en avez plus dit que vous n'en avez écouté; mais je sais bien que vous savez mieux que moi comment il faut mêler le style galant au passionné, et comment il faut donner des louanges qui sentent encore plus la tendresse que l'estime. Ne vous prenez donc pas à mon cœur, si ma lettre n'est pas assez douce; contentez-vous d'en accuser mon esprit, et croyez, s'il vous plaît,

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