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Mahatma Gandhi

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II

Le 28 juillet 1920, Gandhi annonce à l’Inde que la Non-coopération sera proclamée le 1er août ; et il prescrit, pour la veille, 31 juillet, un Hartal solennel de préparation par le jeûne et les prières. Il ne craint rien de la fureur du gouvernement. Davantage, il redoute la fureur populaire ; et il prend des dispositions pour que l’ordre et la discipline règnent dans les rangs indiens.

« La Non-coopération complète veut une organisation complète. Le désordre vient de la colère. Il faut une absence totale de violence. Toute violence serait un recul pour la cause et un gaspillage inutile de vies innocentes. Avant tout, que l’ordre soit observé ! »

La tactique de la Non-coopération avait été établie, dans les deux mois précédents, par Gandhi et son comité de la N.-C. On avait décrété :

1o L’abandon de tous les titres et fonctions honorifiques ;

2o La non-participation aux emprunts du gouvernement ;

3o La grève des tribunaux et des hommes de loi ; l’arrangement des litiges par arbitrages privés ;

4o Le boycott des écoles du gouvernement par les étudiants et les familles ;

5o Le boycott des Conseils de Réformes constitutionnelles ;

6o La non-participation aux réceptions du gouvernement et à toutes fonctions officielles ;

7o Le refus de tout poste civil et militaire ;

8o La propagation du Swadeshi[73] : c’est-à-dire, après la partie négative du programme, la partie reconstructrice, l’ordre nouveau, sur lequel devait se fonder l’Inde nouvelle. Nous y reviendrons plus loin.

[73] Étymologiquement : Swa : Self, soi-même ; Deshi : Fait dans le pays, d’où : objets faits dans le pays. Les adeptes de la non-coopération le prennent surtout dans le sens restreint d’Indépendance économique. Mais nous verrons plus loin quel « Évangile social » en font sortir les disciples de Gandhi (The Gospel of Swadeshi).

Ce n’était encore qu’une première étape ; et l’on remarquera la prudente sagesse — bien étonnante pour des révolutionnaires européens — de cet homme qui met en branle l’énorme machine de la Révolte hindoue, et qui la retient suspendue, d’abord, au premier cran. Il ne s’agit pas ici de Désobéissance civile. Gandhi connaît celle-ci. Il l’a étudiée chez Thoreau, qu’il cite dans ses articles, et il a grand soin de la distinguer de la Non-coopération. La désobéissance civile est plus qu’un refus d’obéissance, elle est une violation des lois. « Elle est une infraction, qui ne peut être pratiquée avec succès que par une élite, au lieu que la Non-coopération peut et doit être un mouvement de masse. » Gandhi veut préparer le peuple de l’Inde à la Désobéissance, mais graduellement ; il le sait insuffisamment prêt et ne veut point lui lâcher la bride, avant d’être certain que le peuple a conquis sa possession de soi. Dans ce premier programme de Non-coopération, il n’est même pas question du refus des impôts. Gandhi attend l’heure.

Le 1er août 1920, il donne le signal du mouvement, par une lettre fameuse au vice-roi. Il lui renvoie ses décorations et ses titres d’honneur.

« Ce n’est pas sans chagrin, dit-il, que je renvoie la médaille d’or Kaisar-i-Hind, pour ma tâche humanitaire dans le Sud-Afrique, la médaille de guerre Zoulou, pour mes services comme officier d’un corps d’ambulanciers volontaires hindous en 1906, la médaille de guerre Boer, pour mes services comme aide-surintendant du corps des brancardiers indiens en 1899-1900… » Mais, continue-t-il, après avoir rappelé les événements du Punjab et ceux qui ont motivé le mouvement Khilafat, « je ne puis conserver ni respect ni affection pour un gouvernement entaché de cette immoralité et de ces injustices… Il faut l’amener au repentir… J’ai suggéré la Non-coopération, qui permet de se dissocier du gouvernement et de le contraindre, sans violence. » Et Gandhi exprime l’espoir que le vice-roi réparera l’iniquité, en consultant les chefs reconnus du peuple.

L’exemple de Gandhi fut suivi sur-le-champ. De nombreux magistrats donnèrent leur démission. Des milliers d’étudiants furent retirés des collèges[74]. Les tribunaux perdirent leur prestige. Les écoles se vidèrent. Le Congrès de toute l’Inde, réuni en session spéciale, à Calcutta, avait dès le commencement de septembre, sanctionné les décisions de Gandhi, à une forte majorité. Gandhi et son ami Maulana Shaukat Ali parcoururent le pays, au milieu des acclamations.

[74] Huit mille, à Lahore.

Jamais Gandhi ne se révéla plus maître des millions d’hommes qu’en cette première année d’action. Il lui fallait brider la violence, qui ne demandait qu’à se ruer. Surtout, la violence anarchique de la populace lui faisait horreur. Il n’a pas d’expressions assez dures pour flétrir la « Mobocratie »[75], qui lui paraît le pire danger de l’Inde. Il déteste la guerre, mais il la préfère encore au déchaînement de Caliban. — « Si l’Inde recourt à la violence, que ce soit à la violence disciplinée, à la guerre ! En aucun cas, la populace ![76] » Il se défie même des démonstrations joyeuses et tapageuses, mais confuses, d’où l’on ne sait jamais s’il n’en sortira point la frénésie et des actes sans nom. « Il faut faire surgir l’ordre de ce chaos. Il faut substituer à la populace la loi du peuple. » Et ce mystique aux yeux précis, dont le robuste sens pratique n’est pas inférieur à celui de nos grands mystiques Européens, organisateurs d’Ordres et dominateurs d’âmes, donne des règles minutieuses pour canaliser le torrent des manifestations populaires.

[75] Ce que Karl Marx appelle « la Voyoucratie ».

[76] 8 septembre 1920.

« Notre faute grave, dit-il, est d’avoir négligé la musique. La musique signifie le rythme et l’ordre. Malheureusement, elle est restée dans l’Inde l’apanage d’un petit nombre. Elle n’a jamais été nationalisée… Il faudrait faire chanter par des groupes des chants nationaux. Que de grands musiciens assistent à tous les Congrès et enseignent la musique de masses ! Rien de plus facile que de dresser la populace qui n’a pas de volonté suivie… »

Suit une liste de prescriptions :

1o Ne pas accepter, dans les grandes manifestations, de volontaires novices. Placer en tête les plus éprouvés ; 2o remettre à chaque volontaire un livret général d’instructions ; 3o convenir de sifflets d’appel entre volontaires ; 4o imposer à la foule l’obéissance aux volontaires, sans discussion ; 5o fixer les cris nationaux et les moments précis où ils doivent être poussés ; ne tolérer aucune infraction à la règle ; 6o obliger la foule à faire la haie sur les routes, de façon à ne pas bloquer le passage des voitures ; lui interdire l’entrée des gares ; ne pas permettre qu’elle amène de petits enfants dans les attroupements… etc.

Bref, Gandhi se fait le chef d’orchestre de ces océans d’hommes.

« La plus rude tâche pour la nation est de discipliner ses manifestations. »[77]

[77] 8 et 24 septembre, 20 octobre 1920.

La foule ne veut la violence que par intermittences ; ou plutôt, elle ne sait ce qu’elle veut, elle s’abandonne à de brusques poussées, des élans contradictoires. Mais une partie de l’élite hindoue veut délibérément la violence ; elle ne comprend pas la pensée de Gandhi, ni surtout son efficacité politique. Gandhi reçoit des lettres anonymes, qui le prient de ne pas s’opposer à la violence, ou qui — (suprême affront !) — expriment la cynique croyance que ses paroles ne sont qu’une feinte pour tromper l’ennemi, et qui le pressent de donner le signal du combat. Gandhi répond vivement. Il a des discussions passionnées. En de très beaux articles, il combat « la doctrine du glaive »[78]. Il conteste que les Écritures hindoues et le Coran aient prescrit la violence. La violence n’est le Credo d’aucune religion. Jésus est le prince de la résistance passive. La Bhagavad-Gîtâ n’enseigne pas la violence, mais l’accomplissement du devoir, au péril de sa vie[79]. « L’homme ne possède pas le pouvoir de créer ; il ne possède donc pas le droit de détruire… » Il faut aimer même celui qui fait le mal : ce qui ne veut pas dire qu’on tolère le mal. Gandhi soignerait le général Dyer, s’il était malade. Mais si son propre fils vivait une vie de honte, « mon amour exigerait, écrit-il, que je lui retire mon soutien, quand même cela signifierait sa mort ». On n’a pas le droit de contraindre le méchant par la force. Mais on a le devoir de lui résister, en se séparant de lui, quoi qu’il en coûte. Et quand l’ennemi se repent, il faut lui ouvrir les bras[80].

[78] 11 août, 25 août 1920.

[79] Telle est du moins l’interprétation de Gandhi. Un Européen osera-t-il dire qu’il voit dans la Bhagavad Gîtâ tout au moins l’indifférence sereine à la violence commise et subie ?

[80] 25 août 1920.

Dans le même temps qu’il refrène les violents, il stimule les hésitants. Il rassure ceux qui reculent devant l’action directe :

« Rien n’a été fait sur terre sans action directe. J’ai rejeté les mots : résistance passive, pour leur insuffisance… C’est l’action directe qui, dans le Sud-Afrique, a converti le général Smuts… Quelle est la plus grande symbiose qu’aient réalisée Christ et Buddha ? Celle de la force et de la douceur. Buddha a porté la guerre dans le camp ennemi, il a fait s’agenouiller une prêtrise arrogante. Christ a chassé les marchands du temple, il a flagellé les hypocrites et les pharisiens. C’est de l’action directe la plus intense… Et en même temps, derrière leurs actes, une douceur infinie…[81]

[81] 12 mai 1920.

Il fait aussi appel au cœur et à la raison des Anglais[82]. Il les nomme ses « chers amis » ; il leur rappelle qu’il a été pendant trente ans leur fidèle compagnon ; il leur demande de faire justice des perfidies de leur gouvernement. « La traîtrise de celui-ci a brisé ma foi en lui. Mais je crois encore à la bravoure anglaise. L’Inde ne peut vous opposer maintenant que la bravoure morale. La Non-coopération est le sacrifice de soi-même. Je veux vous conquérir par mes souffrances… »

[82] « A tous les Anglais de l’Inde », 27 octobre 1920.

Sa campagne de quatre à cinq mois n’eut pas seulement pour objet de paralyser le gouvernement anglais par la Non-acceptation, mais d’organiser une Inde nouvelle, capable de se suffire à elle-même et de se créer, matériellement et moralement une activité indépendante. Le premier point était de lui assurer l’indépendance économique. C’est ce que Gandhi appelle le Swadeshi. (Ou plutôt, c’est parmi les divers sens du mot, le plus immédiat et le plus pratique).

Évidemment, il fallait que l’Inde apprît à se priver de beaucoup de satisfactions matérielles, qu’elle acceptât sans plaintes bien des incommodités. Salubre discipline. Hygiène nécessaire. La santé de la race y trouverait son avantage, autant que la loi morale. Il fallait, avant tout, arracher de l’Inde « la malédiction de la boisson », former des groupes de tempérance, boycotter les vins, décider les vendeurs à renoncer à leurs patentes[83]. L’Inde comprit l’appel du Mahatma. Une vague de tempérance passa sur le pays ; et il fallut que Gandhi s’interposât, pour empêcher que la foule ne fermât de force et ne saccageât les magasins. Car « il n’est pas permis de rendre les gens purs, par force ».

[83] 28 avril 1920, 8 juin, 1er septembre 1921. Dans sa Lettre aux Parsis, qui sont grands commerçants, Gandhi les adjure de fermer leurs magasins de boissons (23 mars 1921). Dans sa Lettre aux modérés (8 juin 1921), il leur demande même s’ils ne sont pas d’accord avec lui pour le reste du programme, d’appuyer ses efforts sur ce point. En même temps que les boissons, il combat le commerce des drugs, des stupéfiants, les fumeries d’opium.

Mais s’il était relativement facile de renoncer au fléau de la boisson, il était autrement grave d’assurer à l’Inde les moyens de subsistance. Comment se nourrirait-elle ? Comment se vêtirait-elle, une fois rejetés les produits européens ? La recette de Gandhi est d’une simplicité extrême, où s’accusent les tendances médiévales de son esprit : il veut qu’on rétablisse dans toutes les familles de l’Inde la vieille industrie domestique du Rouet (charkâ).

On a pu tourner en dérision cette solution patriarcale de la question sociale[84]. Mais il faut tâcher de comprendre les conditions spéciales de l’Inde, et le sens exact que Gandhi donne à la charkâ. Il n’a jamais prétendu que le filage fût un moyen suffisant de vivre, sauf pour les très pauvres, mais une industrie auxiliaire de l’agriculture, quand celle-ci est suspendue. Le problème n’est pas théorique ; il est poignant et urgent : 80% de la population de l’Inde sont agricoles et n’ont pas d’occupations pendant quatre mois de l’année. Un dixième de la population est normalement affamé. La classe moyenne est sous-nourrie. L’Angleterre n’a rien fait pour améliorer cet état ; elle l’a considérablement aggravé. Les Compagnies anglaises ont ruiné les industries locales, pompé les ressources de l’Inde, et lui sucent annuellement près de quarante millions de livres sterling[85]. L’Inde, qui produit tout le coton dont elle a besoin, en exporte des millions de balles au Japon et au Lancashire, d’où il lui revient sous la forme de calicot manufacturé. De toute évidence, il faut qu’elle apprenne à se passer des services ruineux de l’étranger, et qu’elle organise au plus vite ses propres ateliers ; il faut qu’au plus vite elle trouve quelque moyen de fournir à chacun travail et subsistance. Or, il n’en est pas de plus prompt et de plus économique que l’industrie de chaumière, la vieille industrie hindoue, le filage et tissage. Il ne s’agit pas de mettre au tissage les travailleurs agricoles occupés et gagnant bien, mais d’une part les chômeurs et flâneurs, de l’autre les femmes et les enfants, enfin tous les Hindous à leurs heures de loisirs. Gandhi prescrit donc : 1o de boycotter le tissu étranger ; 2o de restaurer et répandre l’enseignement, très facile, du filage ; 3o de s’engager à ne plus porter que les étoffes ainsi filées et tissées. Il se voue à cette propagande, avec une ardeur inlassable. Il veut que filer soit un devoir pour l’Inde entière[86], qu’on l’apprenne à l’école, que les enfants pauvres paient leur éducation en heures de rouet, que chacun, homme ou femme, y consacre une heure de bienfaisance par jour. Il entre dans les détails les plus précis, donne des indications techniques sur le coton, le fil, les diverses opérations de tissage, des conseils pratiques aux tisserands, aux acheteurs, aux pères de famille, aux écoliers ; montre, chiffres en main, comment, avec un petit capital, on peut en montant une boutique de Swadeshi (de produits du travail indien) réaliser des profits de 10%, etc. Il devient lyrique, lorsqu’il célèbre « la musique du rouet »[87], la plus antique de l’Inde, celle dont se délectaient Kabir, le poète tisserand, et Aureng-Zeb, le grand empereur qui fabriquait lui-même ses bonnets… Il réussit à enflammer l’opinion. A Bombay, les dames de grande famille se mettent au rouet. Hindoues et musulmanes font vœu de ne plus porter d’autre étoffe que les tissus nationaux. La mode s’enthousiasme pour le Khaddar ou Khadi, dont Rabindranath Tagore lui-même reconnaît le bon goût. Les commandes affluent ; il en vient jusque du Beloutchistan et d’Aden.

[84] Gandhi lui-même sait qu’on rira de lui. Mais, dit-il, l’aiguille a-t-elle cédé la place à la machine à coudre, ou la main à la machine à écrire ? Le rouet n’a rien perdu de son utilité. Et il est actuellement une nécessité nationale, la seule ressource possible pour les millions d’affamés (21 juillet 1920).

[85] Évaluation faite par Lajpat Raj.

[86] 2 février 1921.

[87] 21 juillet 1920.

L’enthousiasme alla un peu loin, quand il s’agit de boycotter les tissus étrangers ; et Gandhi lui-même, si maître de lui à l’ordinaire, paraît avoir perdu la mesure. Il ordonna de les brûler, comme un emblème d’esclavage ; et l’on vit à Bombay, en août 1921, comme au temps de Savonarole, Christo regnante, sur la Place de la Seigneurie, des bûchers de splendides étoffes de famille, consumées par le feu, au milieu d’une joie tumultueuse. Un des plus généreux esprits anglais de l’Inde, C.-F. Andrews, ami de Tagore, écrivit à Gandhi, qu’il admirait, une lettre pathétique, déplorant qu’on brûlât ces étoffes au lieu de les donner aux pauvres, et qu’on fît appel aux mauvais instincts de race. Il s’élève contre ce nationalisme, qui est une forme de la violence ; il ne peut supporter qu’on fasse de la destruction une sorte de religion : détruire le fruit du travail est un crime. Andrews, qui avait d’abord épousé les réformes de Gandhi, au point de porter le Khaddar, hésite maintenant à le garder : la vue de ces bûchers l’a blessé dans sa foi en le Mahâtmâ. Mais Gandhi, qui publie sa lettre et y répond affectueusement, touché de cette effusion d’un cœur angoissé, déclare qu’il ne regrette rien. Il n’a aucun sentiment hostile pour quelque race que ce soit, et il ne demande pas la destruction de tous les objets étrangers, mais de ceux dont la malfaisance s’est manifestée. Des millions d’indiens ont été ruinés par les manufactures anglaises ; beaucoup sont tombés au rang de parias, ou de soldats mercenaires, et leurs femmes de prostituées. On ne peut sans péché porter ces étoffes criminelles. L’Inde n’est que trop portée à haïr ses exploiteurs anglais. Gandhi détourne sa rancune et la transfère des hommes sur les choses. Les coupables ne sont pas seulement les Anglais qui ont vendu ces tissus, mais les Indiens qui les ont achetés. On brûle, non par haine, mais par repentir. C’est une opération chirurgicale nécessaire. Et il serait inconvenant de donner ces étoffes souillées aux pauvres, qui ont, eux aussi, leur honneur.

Libérer la vie matérielle de l’asservissement étranger ne serait rien encore. Il faut libérer l’esprit. Gandhi voulut que son pays secouât le joug de la culture européenne ; et un de ses plus fiers efforts fut de jeter les bases d’une éducation vraiment indienne.

Déjà existaient quelques universités et collèges, où s’étaient conservés, sous la tutelle anglaise, des tisons de l’ancienne culture asiatique. Aligarh était depuis quarante-cinq ans une université musulmane, centre de la culture islamique dans l’Inde. Le collège de Khalsa était le centre de la culture Sikh. Les Hindous avaient l’université de Bénarès. Mais ces institutions scolastiques un peu arriérées étaient soumises au gouvernement, qui les subventionnait. Gandhi aurait voulu les détruire, pour y substituer des foyers plus purs. En novembre 1920, il inaugura l’Université nationale du Gujerat, à Ahmedabad. Elle s’inspirait des idéals d’une Inde unie. Ses deux piliers religieux étaient le Dharma des Hindous et l’Islam des Mahométans. Elle prétendait sauver les dialectes de l’Inde et en faire les sources de régénération nationale. Gandhi considère, à juste raison[88] — et nous pouvons faire notre profit de ses paroles — « qu’une étude systématique des cultures asiatiques n’est pas moins essentielle à une éducation complète que l’étude des sciences d’Occident. Les vastes trésors du sanscrit et de l’arabe, du persan, du pâli et du magadhi, doivent être explorés, afin que l’on retrouve les secrets de la force nationale ». Mais il n’est pas question de répéter ce qui fut dit ou fait, aux temps écoulés. « Il faut fonder une culture nouvelle sur celles du passé, enrichies par l’expérience des siècles. Elle doit être la synthèse des civilisations différentes, qui ont agi sur l’Inde et subi l’esprit du sol. Cette synthèse ne sera point effectuée sur le modèle américain, où une culture dominante absorbe et écrase tout le reste. Chaque culture aura sa place légitime. Le but est harmonie, et non unité factice par la force. » Tous les étudiants auront à connaître toutes les religions indiennes. Les hindous se familiariseront avec le Coran, et les musulmans avec les Shâstras. L’Université nationale n’exclut rien que l’esprit d’exclusion. Dans l’humanité entière, elle n’admet point d’« intouchables ». L’hindoustani sera obligatoire, car il est le vrai dialecte national, mélangé de sanscrit, de hindi, et de urdu persianisé[89].

[88] 17 novembre 1920.

[89] L’anglais n’est pas exclu, (ni aucune langue européenne). On le réserve aux cours supérieurs, à la fin du cycle scolaire. En revanche, les dialectes sont employés, à tous les degrés universitaires. Gandhi rêve d’un état supérieur de l’existence universelle, où toutes ces différences persistent dans l’unité, non pas comme des divisions, mais « comme les facettes d’une même pierrerie. » (juin 1920).

Les intellectuels recevront l’éducation professionnelle, et les autres l’éducation littéraire. Ainsi s’atténueront les différences de classes. L’esprit d’indépendance sera entretenu non seulement par l’étude, mais par une éducation que Gandhi nomme « vocationnelle »[90]. A l’encontre de l’éducation européenne qui déprécie le travail manuel en ne développant que le cerveau, Gandhi veut que le travail manuel soit introduit à l’école, dès les classes enfantines. Il est bon que l’enfant paye lui-même en travail de filage son enseignement, afin qu’il apprenne sans retard à gagner sa vie et son indépendance. Quant à l’éducation du cœur, que l’Europe néglige complètement, elle est toute à fonder. Et, avant de former les élèves, il faut former les éducateurs.

[90] On ne doit pas traduire « professionnelle », car il s’agit justement de dégager l’âme de la profession.

C’est l’objet d’instituts supérieurs, dont il semble que Gandhi rêve de faire la clef de voûte de l’éducation nouvelle, — bien plus qu’écoles, véritables couvents où se concentre, pour être ensuite propagé, le feu sacré de l’Inde, — ainsi que les grands monastères des Bénédictins d’Occident, religieux pionniers de la terre et de l’âme.

Nous possédons les règlements que Gandhi établit pour la maison Satyâgraha Ashram[91], à Ahmedabad, sa fille préférée. Ils concernent beaucoup plus les maîtres que les élèves, et ils lient les premiers par des vœux monastiques. Mais au lieu que, dans les couvents ordinaires, ces vœux, avec le temps, ne gardent plus qu’un caractère de discipline négative, ils sont ici palpitants de l’esprit de sacrifice et de pur amour qui anime les saints. Les directeurs sont tenus aux observances qui suivent :

[91] Ashram : lieu de discipline, ermitage.

1o Le vœu de Vérité. — Il ne suffit pas de ne pas mentir. « Aucun mensonge ne doit être employé, même pour le bien du pays. » La vérité peut exiger l’opposition aux parents et aux aînés.

2o Le vœu de « Ahimsâ » (Non-tuer). — Il ne suffit pas de ne pas prendre la vie d’un autre être. Il ne faut pas blesser même ceux qu’on croit être injustes. On ne doit jamais être irrité contre eux ; il faut les aimer. S’opposer à la tyrannie, mais ne point faire de mal au tyran. Le vaincre par l’amour. Lui refuser l’obéissance, jusqu’à la mort.

3o Le vœu de Célibat, sans lequel il est presque impossible d’observer les deux précédents. — Il ne suffit pas d’éviter la concupiscence. Il faut toujours contrôler ses passions animales, même dans sa pensée. Si l’on est marié, on doit regarder sa femme comme une amie pour la vie, et garder avec elle des relations de pureté parfaite.

4o « Le contrôle du palais ». — Il faut régler et purifier son régime. Abandonner graduellement les aliments qui ne sont pas nécessaires.

5o Le vœu de Non-voler. — Il ne s’agit pas seulement de la propriété des autres. « C’est un vol d’employer des objets, dont nous n’avons pas réellement besoin. » La nature fournit, de jour en jour, juste assez et pas plus pour nos besoins quotidiens.

6o Le vœu de Non-possession. — Il ne suffit pas de ne pas posséder. Il ne faut rien garder que d’absolument nécessaire pour nos besoins corporels. Éliminer constamment le trop. Simplifier la vie.

Deux observances « subsidiaires » s’ajoutent à ces vœux essentiels :

1o Le Swadeshi. — Ne pas employer d’objets pour lesquels il y ait une possibilité de tromperie. Cette prescription entraîne l’interdiction des objets manufacturés au dehors. Car ils sont le produit de la misère exploitée et des souffrances du peuple ouvrier d’Europe. Les marchandises étrangères sont donc « tabou » pour un disciple de l’Ahimsâ. D’où la nécessité de vêtements simples, faits dans le pays.

2o L’absence de crainte. — Car celui qui craint ne peut suivre les préceptes précédents. Il faut être libre de la peur des rois, des peuples, de la famille, des hommes et des bêtes féroces, de la mort. Un homme sans peur se défend par la « force de vérité » ou « force d’âme ».

Une fois bâtis les caractères sur cette armature de fer, Gandhi passe rapidement sur les autres prescriptions éducatives, dont les deux plus frappantes sont celles-ci : les maîtres doivent donner l’exemple du travail corporel (de préférence, du travail de la terre) ; et ils doivent apprendre les principales langues de l’Inde.

Quant aux enfants, une fois entrés à l’Ashram — et on peut les y mettre dès l’âge de quatre ans[92] — ils sont liés eux aussi jusqu’à leur sortie — (et le cycle des études dure environ dix ans). Ils sont séparés de leurs familles. Les parents renoncent à tout contrôle. Les enfants ne visitent pas les parents. Ils ont des vêtements simples, une nourriture simple, strictement végétarienne, pas de jours de congé au sens habituel, mais un jour et demi par semaine laissé au travail personnel, et trois mois par an consacrés au voyage à pied à travers l’Inde. Le hindi et un dialecte dravidien sont obligatoires pour tous. Ils doivent de plus apprendre l’anglais comme deuxième langue, et les caractères de cinq langues indiennes (urdu, bengali, tamil, telugu et devanagari). On leur enseigne, dans leurs dialectes propres, l’histoire, la géographie, les mathématiques, les sciences économiques, et le sanscrit. Parallèlement, ils pratiquent l’agriculture et le tissage à la main. Il va sans dire qu’un esprit religieux enveloppe tout l’enseignement. Quand les études sont à leur fin, les jeunes gens ont le choix : prendre les vœux comme leurs aînés, ou se retirer. Tout l’enseignement est gratuit.

[92] Mais on peut être admis comme étudiant, à tout âge.

J’ai insisté un peu longuement sur ce programme éducatif, parce qu’il montre la haute spiritualité du mouvement de Gandhi, et que, dans ses intentions, il en est le principal moteur. Pour créer l’Inde nouvelle, il faut créer des âmes nouvelles, des âmes fortes et pures, qui soient vraiment indiennes. Et il faut, pour les créer, former une légion sacrée d’apôtres qui, tels ceux du Christ, soient le sel de la terre. Gandhi n’est pas, comme nos révolutionnaires d’Europe, un fabricant de lois et de décrets. Il est le pétrisseur d’une nouvelle humanité.

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