Mahatma Gandhi
Il est à remarquer que, même à ce moment où il prend la tête du mouvement de révolte contre l’Acte Rowlatt, il le fait « pour détourner ce mouvement de la violence »[28]. Car, de toute façon, la révolte vient, et il faut la guider.
[28] 5 novembre 1919.
Pour bien comprendre ce qui va suivre, on doit se rappeler que la pensée de Gandhi est à deux étages : des substructions religieuses qui sont considérables, et l’action sociale qu’il construit sur ces bases invisibles, en l’adaptant aux possibilités actuelles et aux vœux du pays. Il est religieux par nature, politicien par nécessité. A mesure que la poussée des événements et la disparition des autres chefs de la nation l’obligent à assumer la charge de gouverner le navire dans la tempête, le caractère politique et pratique de son action s’affirme. Mais l’essentiel de l’édifice reste toujours la crypte : elle est vaste et profonde, et faite pour porter une bien autre cathédrale que celle qu’il faut bâtir hâtivement ; elle seule est durable, le reste est provisoire et destiné à l’usage des années de transition. Il importe donc de connaître cette église souterraine, où la pensée de Gandhi a ses solides assises. C’est là qu’il fait retraite, chaque jour, afin de reprendre des forces pour l’action d’en haut.
Gandhi croit avec ferveur en la religion de son peuple, l’Hindouisme ; mais non pas en savant, attaché aux textes ; et pas davantage en dévot sans critique, qui accepte aveuglément toute tradition. Sa religion a pour double contrôle sa conscience et sa raison.
« Je ne ferais pas un fétiche de la religion, et je n’excuse pas n’importe quel mal, en son nom sacré…[29]. Je n’ai aucun désir d’entraîner un seul être avec moi, si je ne peux en appeler à sa raison. Je vais jusqu’à rejeter la divinité des plus antiques Shâstras, si elles ne convainquent pas ma raison… »[30].
[29] 27 octobre 1920.
[30] Juillet 1920. — « Ma croyance n’exige pas que je considère tous les versets comme divinement inspirés… Je me refuse à être lié par aucune interprétation, quelque savante qu’elle soit, si elle répugne à la raison et au sens moral… » (6 octobre 1921).
D’autre part, et ceci est essentiel, il ne reconnaît et ne permet à l’Hindouisme aucun exclusivisme :
« Je ne crois pas à la divinité exclusive des Vedas. Je crois que la Bible, le Coran et le Zend-Avesta sont aussi divinement inspirés que les Vedas… L’Hindouisme n’est pas une religion missionnaire. Il y a place en lui pour l’adoration de tous les prophètes du monde… Il dit à chacun d’adorer Dieu selon sa propre foi ou Dharma ; et ainsi, il vit en paix avec toutes les religions. »[31]
[31] Ibid. — « Toutes les religions sont des routes diverses qui convergent vers le même but. » (Hind Swarâj). — « Toutes les religions sont fondées sur les mêmes lois morales. Ma religion éthique est faite des lois qui lient tous les hommes du monde. » (Ethical Religion).
Il n’est pas sans voir les erreurs ou les vices qui se sont introduits au cours des siècles, dans l’Hindouisme, et il les flétrit. Mais…
« … Je ne puis pas plus décrire mon sentiment pour l’Hindouisme que celui que j’ai pour ma propre femme. Elle m’émeut comme nulle autre femme au monde ne le peut. Non point qu’elle soit sans fautes : j’ose dire qu’elle en a beaucoup plus que je n’en vois ; mais le sentiment d’un lien indissoluble est là. De même pour l’Hindouisme, avec tous ses défauts et toutes ses limitations. Rien ne me transporte autant que la musique de la Gitâ et du Râmâyana, les deux seuls livres de l’Hindouisme que je puisse prétendre connaître… Je sais les vices actuels qui souillent les grands sanctuaires hindous ; mais j’aime ceux-ci malgré tout… Réformateur jusqu’au bout, je ne rejette pourtant aucune des croyances essentielles de l’Hindouisme »[32].
[32] 6 octobre 1921.
Quelles sont donc ces essentielles vérités, auxquelles il donne son adhésion ? Il les énumère expressément dans un article du 6 octobre 1921, qui est son Credo public :
« 1. Je crois aux Vedas, aux Upanishads, aux Puranas, et à tout ce qui est compris sous le nom d’Écritures hindoues, et par conséquent je crois aux Avatârs et aux renaissances ;
« 2. Je crois aux Varnâshrama Dharma[33] (Discipline des Castes), mais au sens strictement védique, et non pas actuel, populaire et grossier ;
« 3. Je crois à la protection de la vache, dans un sens beaucoup plus large que le sens populaire ;
« 4. Je ne désavoue pas le culte des idoles. »
[33] Étymologiquement : Varna : couleur, classe ou caste ; ashrama : lien de discipline ; dharma : religion. La société est représentée comme une discipline de classes. C’est le fondement de l’Hindouisme.
Tout Européen qui s’arrêtera, dans sa lecture, à ces lignes du Credo jugera que la mentalité qui s’y exprime est si différente de la nôtre, si strictement enfermée dans un corps de doctrines religieuses et sociales, lointaines dans le temps, lointaines dans l’espace, sans mesure commune avec notre intelligence, qu’il est vain de poursuivre. Qu’il continue pourtant ! Il trouvera, quelques lignes plus bas, ceci qui lui sera plus familier :
« Je crois à l’aphorisme hindou, que nul ne connaît vraiment les Shâstras, qui n’ait atteint la perfection dans l’Innocence (Ahimsâ), dans la Vérité (Satya), dans la maîtrise de soi (Brahmacharya), et qui n’ait pas renoncé à toute acquisition et possession de richesses. »
Ici, la parole de l’Hindou rejoint celle de l’Évangile. Et Gandhi avait conscience de cette parenté. Son Ethical Religion s’achève par une citation du Christ[34]. Un pasteur anglais le questionnant, en 1920, sur les livres dont il avait reçu la plus forte influence, il répondit d’abord : Le Nouveau Testament[35]. Bien plus, c’est de son propre aveu[36], au Sermon sur la Montagne, qu’il dut en 1893 la révélation de la Résistance Passive. Son interlocuteur lui demanda, surpris :
[34] « Cherchez le royaume de Dieu et la Justice, et le reste vous sera donné par surcroît. »
[35] Young India, 25 février 1920.
[36] A Joseph J. Doke, en 1908.
Il fut même très près de se faire chrétien, en Sud-Afrique. Mais la lecture des livres bouddhiques, en le satisfaisant plus pleinement, le retint dans l’hindouisme.
« — Ne l’aviez-vous pas eue avant, par la lecture des livres hindous ?
— Non, insiste Gandhi. Je connaissais et j’admirais, avant, la Bhagavad Gîtâ. Mais ce fut le Nouveau Testament qui m’éveilla à la valeur de la Résistance Passive. Je débordais de joie, en le lisant. La Bhagavad Gîtâ fortifia cette impression ; et Le Royaume de Dieu est en vous, de Tolstoy, lui donna une forme durable. »[37]
[37] Il dit encore à Joseph J. Doke :
« Dieu s’est incarné, sous des formes diverses, à travers les âges. Dans la Gîtâ, Krishna dit : Quand la religion tombe ne décadence, quand l’irréligion prévaut, alors je me manifeste. Pour la protection du bien, pour la destruction du mal, pour le ferme établissement du Dharma, je renais encore et toujours.
« Le Christianisme fait partie de ma théologie. Le Christ est une resplendissante révélation de Dieu. Mais non la révélation unique. Je ne le vois pas sur un trône solitaire… »
Il ne faut pas oublier, en effet, que ce croyant asiatique est nourri de Tolstoy[38], qu’il a traduit Ruskin[39] et Platon[40], qu’il s’appuie sur Thoreau, admire Mazzini, lit Edward Carpenter, et que sa pensée est imprégnée de celles d’Europe et d’Amérique. Il n’y a point de raison pour qu’un Européen se trouve davantage étranger à la sienne, s’il veut prendre la peine de s’en approcher. Alors, il reconnaîtra le sens profond de ces articles du Credo, dont la lettre l’étonne. Deux surtout paraissent établir une barrière infranchissable entre l’esprit religieux de l’Inde et celui de l’Europe : le culte de la vache, et le système des castes[41]. Mais voyons ce qu’ils signifient, au regard de Gandhi :
[38] La brochure de l’Hind Swarâj contient, à la fin, une liste dressée par Gandhi de six ouvrages de Tolstoy, qu’il conseille de lire (notamment : Le Royaume de Dieu est en vous, Qu’est-ce que l’Art ? Que faire ?) — Il parle à Joseph J. Doke de la profonde influence que Tolstoy exerça sur lui. Mats il ajoute qu’il ne l’a pas suivi dans ses idées politiques. — A une question qui lui est posée, en 1921 : « Dans quels rapports êtes-vous avec le comte Tolstoy ? » Gandhi répond dans Young India (25 octobre 1921) : « Ceux d’un admirateur dévot, qui lui doit beaucoup dans la vie. »
[39] Il aimait surtout de Ruskin le livre : Crown of Wild Olive (La Couronne d’olivier sauvage).
[40] L’Apologie et la Mort de Socrate, traduite par Gandhi, fut parmi les livres prohibés par le gouvernement de l’Inde, en 1919.
[41] Il n’y a pas lieu de s’arrêter au culte des idoles. « Je n’ai pas de vénération pour elles, écrit Gandhi. Mais cela fait partie de la nature humaine. » Il le considère comme un besoin respectable, inhérent à l’infirmité de l’esprit humain, qui a parfois besoin de matérialiser sa croyance, pour mieux l’adorer. Ce n’est donc rien de plus que ce que nous voyons dans toutes nos églises catholiques.
Certes, ce ne sont pas pour lui des articles secondaires, dans l’ensemble de la doctrine. La protection de la vache est la caractéristique de l’Hindouisme. Gandhi y voit même une des affirmations les plus hautes de l’évolution humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle est un symbole de « tout le monde subhumain », avec lequel l’homme conclut un pacte d’alliance. Elle signifie « la fraternité entre l’homme et la bête ». Et, selon sa belle expression, « elle emporte l’être humain au-delà des limites de son espèce. Elle réalise l’identité de l’homme avec tout ce qui vit ». Si la vache a été choisie, de préférence aux autres êtres, c’est qu’elle est dans l’Inde le meilleur compagnon, la source d’abondance ; et Gandhi voit en « ce doux animal un poème de pitié. » Mais le culte qu’il lui rend n’a rien d’idolâtrique, et nul ne condamne plus durement le fétichisme sans bonté du peuple de l’Inde, qui n’observe que la lettre sans pratiquer l’esprit de compassion « pour les muettes créatures de Dieu ». Une fois qu’on l’a compris — (et qui l’eût mieux compris que le poverello d’Assise !) — on ne peut s’étonner de l’importance qu’y attache Gandhi. Il n’a point tort de dire que la protection de la vache, au sens qu’il lui attribue, « est le don de l’Hindouisme au monde ». Car, au précepte de l’Évangile : Aime ton prochain comme toi-même, il ajoute : Tout ce qui vit est ton prochain.[42]
[42] Sur le culte de la vache, voir dans Young India les articles des 16 mars, 8 juin, 29 juin, 4 août 1920, 18 mai, 6 octobre 1921. — Sur les castes. 8 décembre 1920, 6 octobre 1921.
Le système des castes est peut-être plus difficile encore à accepter pour une intelligence d’Europe — (tout au moins, de l’Europe d’aujourd’hui : car Dieu sait ce que nous réserve l’avenir d’une évolution qui n’est plus démocratique que de nom !) — Je ne me flatte point de réussir, par l’exposé des explications de Gandhi, à le faire accepter, et je ne le désire point. Mais elles établiront nettement qu’aucune pensée d’orgueil et de suprématie sociale n’inspire cette croyance, mais une pensée de devoir dans le rang qui est assigné à chacun.
« Je suis porté à croire, dit Gandhi, que la loi de l’hérédité est éternelle et que toute tentative pour la changer conduit à l’absolue confusion… Le Varnâshrama est inhérent à la nature humaine, et l’Hindouisme l’a simplement réduit en science… »
Mais il limite les classes à quatre seulement : Brahmanes (classe intellectuelle et spirituelle), Kshattriyas (militaire et gouvernementale), Vaishyas (commerciale), et Shudras (travail et service manuels). Et il n’admet entre elles aucune relation de supériorité ou d’infériorité. Ce sont des vocations différentes : rien de plus. Des devoirs. Point de privilèges[43].
[43] Quand au cours des âges, les classes primitives ne pétrifièrent en castes orgueilleuses, les Upanishads élevèrent leur protestation.
« Il est contre le génie de l’Hindouisme qu’un homme s’assigne un plus haut rang, ou assigne à d’autres un plus bas. Tous sont nés pour servir la création de Dieu, le Brahmane par son savoir, le Kshattriya par sa force protectrice, le Vaishya par son habileté commerciale, le Shudra par son travail corporel. Cela ne veut pas dire qu’un Brahmane soit dispensé du travail corporel, mais qu’il est mieux fait pour le savoir, ni qu’un Shudra ne puisse acquérir tout le savoir, mais qu’il servira mieux avec son corps, et qu’il n’a pas besoin d’envier les fonctions des autres. Un Brahmane qui prétendrait à la supériorité, à cause de son savoir, serait, de ce fait, déchu de son rang, et n’a pas de vrai savoir… Le Varnâshrama a pour raison d’être l’économie de l’énergie sociale (sa bonne distribution) et la saine contrainte exercée sur soi par la volonté… »
Il est donc basé sur l’« abnégation », et non sur le privilège. N’oublions pas, d’ailleurs, que, dans la croyance à la transmigration, la nature rétablit l’équilibre, au cours des existences successives, en faisant d’un Brahmane un Shudra, et vice versa.
La question des parias n’a aucun rapport avec celle des quatre castes différentes, mais égales. Nous verrons avec quelle passion brûlante Gandhi ne cesse de combattre cette iniquité sociale : et c’est un des côtés les plus émouvants de son apostolat. Elle est pour lui la honte de l’Hindouisme, une déformation abjecte de la vraie doctrine, une souillure, et il en souffre d’une façon intolérable :
« J’aimerais mieux être mis en pièces, écrit-il, que de ne pas reconnaître mes frères des classes refoulées… Je ne désire pas renaître ; mais si je renais, je désire renaître parmi les intouchables, afin de partager leurs affronts et de travailler à leur libération… »[44]
[44] 27 avril 1921.
Il adopta une petite intouchable, et il parle avec tendresse de ce charmant diablotin de sept ans, qui faisait dans sa maison la pluie et le beau temps.
J’en ai dit assez pour montrer, sous le vêtement du Credo hindou, le grand cœur évangélique. Un Tolstoy plus tendre, plus apaisé, et, si j’ose dire, plus naturellement « chrétien », au sens universel : car Tolstoy l’est bien moins par nature que par volonté.
Où la ressemblance des deux hommes s’accuse, où peut-être l’influence de Tolstoy a été la plus réelle, c’est dans la condamnation portée par Gandhi contre la civilisation d’Europe.
Depuis Rousseau, le procès de la civilisation n’a cessé d’être fait par les esprits les plus libres d’Europe, et l’Asie réveillée n’avait qu’à puiser dans leurs cahiers de doléances, pour constituer un dossier formidable contre ses envahisseurs. Gandhi n’y a pas manqué, et l’Hind Swarâj énumère une liste de ces livres accusateurs, parmi lesquels bon nombre sont écrits par des Anglais. Mais le livre sans réplique, c’est celui que la civilisation d’Europe a écrit elle-même dans le sang des races opprimées, dépouillées et souillées, au nom de principes menteurs ; et ç’a été surtout la révélation éclatante de ce mensonge, de cette avidité, de cette férocité, impudiquement étalés aux yeux du monde par la dernière guerre, dite de la Civilisation. Telle fut l’inconscience de l’Europe qu’elle y convia les peuples d’Asie et d’Afrique, pour voir sa nudité. Ils l’ont vue et jugée.
« La dernière guerre a montré la nature satanique[45] de la civilisation qui domine l’Europe d’aujourd’hui. Toutes les lois de moralité publique ont été brisées par les vainqueurs, au nom de la vertu. Nul mensonge n’a été regardé trop ignoble pour être utilisé. Derrière tous les crimes, le motif est grossièrement matériel… L’Europe n’est pas chrétienne. Elle adore Mammon… »[46]
[45] C’est un terme qui revient souvent, sous la plume de Gandhi : « L’intouchabilité (la croyance aux parias) est une invention de Satan ». (10 Juin 1921).
[46] 8 septembre 1920.
Vous trouverez de telles pensées vingt fois exprimées depuis cinq ans, aux Indes et au Japon. Même chez ceux qui sont trop prudents pour les énoncer tout haut, cette conviction est inscrite maintenant à l’intérieur du front. Ce n’est pas le moins ruineux résultat de la victoire à la Pyrrhus de 1918. Mais Gandhi n’avait pas attendu 1914 pour voir le vrai visage de la civilisation : elle s’était montrée à lui, sans masque, durant les vingt années au Sud-Afrique. Et, dans son Hind Swarâj de 1908, il dénonçait, comme « le grand vice », la « Civilisation moderne ».
La Civilisation, dit Gandhi, l’est seulement de nom. Elle est, selon une expression de l’Hindouisme, « l’âge noir, l’âge des ténèbres ». Elle fait du bien matériel le but unique de la vie. Elle ne s’occupe point des biens de l’âme. Elle affole les Européens, elle les asservit à l’argent, elle les rend incapables de paix et même de vie intérieure ; elle est un enfer pour les faibles et pour les classes travailleuses ; elle mine la vitalité des races. Cette civilisation satanique se détruira elle-même. Le vrai ennemi de l’Inde, c’est elle, bien plus que les Anglais qui, individuellement, ne sont pas méchants, mais malades de leur civilisation. Aussi, Gandhi combat ceux de ses compatriotes qui voudraient chasser les Anglais, pour faire de l’Inde un État « civilisé », à la façon européenne. Ce serait, dit-il, « la nature du tigre, sans le tigre. » Non, le grand, « le seul effort requis est de chasser la civilisation d’Occident. »
Il est trois classes d’hommes contre qui Gandhi s’élève avec une âpreté particulière : les magistrats, les médecins et les professeurs.
L’exclusion de ces derniers est explicable, puisqu’ils ont désappris aux Indiens leur propre langue et leur propre pensée ; ils infligent à l’enfant une dégradation nationale. De plus, ils ne s’adressent qu’à l’intellect ; ils ignorent le cœur, ils négligent le caractère. Enfin, ils déprécient le travail manuel ; et c’est un véritable crime qu’une éducation uniquement littéraire, dans un peuple dont 80% sont agricoles, 10% industriels. — La profession de magistrat est immorale. Les tribunaux, dans l’Inde, sont un instrument du pouvoir britannique ; ils attisent les dissensions entre les Indiens ; et, d’une façon générale, ils entretiennent et multiplient en tous pays les discussions et les querelles. C’est une exploitation, grassement lucrative, des mauvais instincts. — Quant aux docteurs, Gandhi convient qu’il fut attiré d’abord par leur profession ; mais bientôt il reconnut qu’elle n’était pas honorable. La médecine d’Occident s’occupe uniquement de soulager le corps des malades, nullement d’extirper les causes des maladies, qui sont en grande partie les vices : on peut même dire qu’elle les cultive, en offrant aux vicieux les moyens d’en jouir, aux moindres risques. Elle contribue donc à démoraliser un peuple ; elle l’effémine, avec ses recettes de « magie noire »[47], qui le détournent d’une discipline héroïque du corps et de l’esprit. A cette fausse médecine d’Occident, que Gandhi a souvent flétrie, avec une violence qui dépasse la mesure, il oppose la vraie médecine préventive, à laquelle il a consacré Un de ses petits traités populaires : A Guide to Health (Le Guide de la Santé), fruit de vingt ans d’expérience. C’est un traité de morale autant que de thérapeutique : car « la maladie est le résultat, non seulement de nos actes, mais de nos pensées » ; et il est relativement simple de donner des règles pour prévenir le mal, « toutes les maladies ayant la même origine, qui est qu’on ne suit pas les lois naturelles de la santé. Le corps est la demeure de Dieu. Il faut le garder pur ». Il y a d’ailleurs dans les prescriptions de Gandhi (avec trop d’obstination à nier des remèdes éprouvés) beaucoup de bon sens, mais un extrême rigorisme moral[48].
[47] On ne doit pas oublier qu’un des principaux griefs de Gandhi contre la médecine d’Europe est qu’elle a recours à la vivisection, « ce crime le plus noir de l’homme ».
[48] Particulièrement en ce qui concerne les relations sexuelles : sa doctrine sévère rappelle Saint-Paul.
Mais le cœur de la civilisation moderne (âge de fer : cœur de fer), c’est la Machine. Elle est l’Idole monstrueuse. Il faut la rejeter. Le vœu ardent de Gandhi serait que le machinisme moderne fût arraché de l’Inde. A l’Inde libre, mais héritière du machinisme anglais, il préférerait encore l’asservissement de l’Inde au marché anglais.
« Mieux vaut encore acheter le tissu de Manchester qu’installer dans l’Inde les fabriques de Manchester. Un Rockfeller indien ne vaudrait pas mieux que l’autre. Le machinisme est un grand péché, il asservit les peuples… Et l’Argent est un poison, comme le vice sexuel… »
Mais, demandent les Indiens conquis par les idées modernes, que deviendra l’Inde sans les chemins de fer, les trams, les grandes industries ? — N’était-elle pas, avant ? réplique Gandhi. « Depuis des milliers d’années, l’Inde demeure, inébranlable, seule, au milieu du flot changeant des Empires. Tout le reste a passé. Elle a su conquérir, depuis des milliers d’années, la maîtrise de soi et la science du bonheur. Elle n’a en cela rien à apprendre des autres. Elle n’a pas voulu du machinisme et des grandes cités. L’antique charrue, le rouet, l’ancienne éducation indigène, ont assuré sa sagesse et son bien. Il nous faut revenir à la simplicité antique, non d’un seul coup, sans doute, mais peu à peu, patiemment, chacun donnant l’exemple…[49]
[49] Hind Swarâj, passim.
Ceci est le fond de la pensée ; et c’est grave. Elle suppose la négation du Progrès, et presque de la science d’Europe[50]. Cette foi médiévale risque donc de se heurter à la poussée volcanique de l’esprit humain et d’être mise en pièces. Mais d’abord, il serait peut-être prudent de dire, non pas : « de l’esprit humain », mais : « d’un esprit humain » : car si l’on peut croire — (et je crois) — à l’unité symphonique de l’esprit universel, elle est faite de bien des voix diverses, qui suivent chacune sa partie ; et notre jeune Occident, emporté par son rythme, ne songe pas assez qu’il n’a pas toujours mené la symphonie, que sa loi du progrès est sujette à éclipses, à mouvements contraires et à recommencements, que l’histoire de la civilisation humaine est, plus exactement, l’histoire des civilisations, et que si, dans chaque civilisation, on constate un progrès (variable, chaotique, brisé, parfois arrêté), on ne saurait du tout assurer qu’il y ait eu progrès d’une des grandes civilisations à une autre.
[50] Gandhi tâche de sauvegarder, à défaut de la science européenne, la nécessité des recherches scientifiques et leur stricte discipline. Il admire le zèle et le sacrifice des hommes de science européens, qu’il trouve souvent supérieurs à ceux des hommes de foi hindous. Il respecte l’esprit ; il conteste seulement le chemin que cet esprit a choisi. — Mais en dépit de ces réserves, l’antagonisme est évident. Et là-dessus Tagore, comme nous le verrons, élève une juste protestation contre le médiévalisme de Gandhi.
Mais, sans discuter ici le dogme européen du Progrès, et en se tenant simplement au fait que tout le mouvement actuel va contre le vœu profond de Gandhi, il ne faut pas croire que la foi de Gandhi va s’y briser. Ce serait mal connaître l’esprit oriental. Gobineau dit que « les Asiatiques sont en toutes choses beaucoup plus obstinés que nous. Ils attendent des siècles, quand il le faut, et leur idée, après un aussi long sommeil, ne se trouve jamais avoir vieilli ni perdu de ses forces ». Les siècles ne sont pas pour effrayer un Hindou. Gandhi est prêt au succès, dans le cours de l’année. Mais il y est aussi prêt, dans le cours de quelques siècles. Il ne violente pas le temps. Et si le temps s’attarde, il s’attarde avec lui. Si donc, dans son action, il trouve l’Inde insuffisamment préparée à comprendre et à pratiquer les réformes radicales qu’il voudrait lui imposer, il saura adapter son action aux possibilités. Et l’on ne s’étonnera pas d’entendre cet irréconciliable ennemi du machinisme dire, en 1921 :
« Je ne pleurerais pas la disparition des machines ; mais je n’ai aucun dessein (actuellement) contre les machines… »[51]
[51] 19 janvier 1921.
Ou bien :
« La loi de l’amour complet (sans exception ni restriction) est la loi de mon être. Mais je ne prêche pas cette loi finale par les mesures politiques que je préconise… Ce serait se condamner d’avance à l’échec. Attendre que la masse obéisse actuellement à cette loi ne serait pas raisonnable…[52]. Je ne suis pas un visionnaire, je prétends être un idéaliste pratique. »[53]
[52] 9 mars 1921.
[53] 11 août 1920.
La définition est exacte ; il ne demande jamais aux hommes que ce qu’ils peuvent donner. Mais il leur demande tout ce qu’ils peuvent donner. Et ce tout est beaucoup, quand il s’agit d’un peuple comme celui de l’Inde. Peuple formidable, par son nombre[54], sa durée, et son âme abyssale. Entre ce peuple et Gandhi, dès les premiers contacts, il s’est fait un accord, ils se comprennent sans parler ; Gandhi sait ce qu’il en peut attendre, et ce peuple attend ce que Gandhi va lui demander.
[54] Le cinquième de la population du globe.
Entre les deux, d’abord, cette convention formelle : le Swarâj[55], le Home Rule de l’Inde.
[55] Étymologie : Swa : « Self », soi-même ; Râj : gouvernement. Autonomie. Le mot est aussi vieux que les Vedas ; mais il fut redécouvert et introduit dans le vocabulaire politique par Dadabhai, le maître Parsi de Gandhi.
« Je sais, écrit Gandhi, que le Swarâj est le but de la nation, et non la Non-violence… »
Et il va jusqu’à ajouter cette parole, stupéfiante dans sa bouche :
« J’aimerais mieux voir l’Inde libre par la violence qu’esclave enchaînée à la violence des dominateurs. »
Mais, rectifie-t-il aussitôt, c’est supposer l’impossible : car la violence ne peut délivrer l’Inde ; le Swarâj ne peut être atteint sans les forces de l’âme, qui sont l’arme propre de l’Inde, l’arme d’amour, la force de vérité, — le Satyâgraha[56]. Et le coup de génie de Gandhi a été, en les prêchant à son peuple, de lui révéler sa vraie nature et sa puissance cachée.
[56] Étymologiquement : Satya : juste, droit ; Agraha : essai, tentative ; essai juste. On l’appliqua spécialement à la Non-acceptation de l’injustice. Gandhi le définit (5 novembre 1919) par : « Se tenir à la vérité ; force de vérité ; force d’amour, ou force d’âme » ; et enfin, « triomphe de la vérité par la force d’âme et d’amour ».
Le terme de Satyâgraha avait été inventé par Gandhi, en Sud-Afrique, pour distinguer son action de la résistance passive. Il faut insister avec la plus grande force sur cette distinction : car c’est précisément par la « résistance passive » (ou par la « non-résistance ») que les Européens définissent le mouvement de Gandhi. Rien n’est plus faux. Nul homme au monde n’a plus d’aversion pour la passivité que ce lutteur inlassable, qui est un des types les plus héroïques du « Résistant ». L’âme de son mouvement est Résistance active, par l’énergie enflammée de l’amour, de la foi et du sacrifice. Et cette triple énergie s’exprime dans le mot de Satyâgraha.
Que le couard ne vienne donc pas abriter sa poltronnerie, à l’ombre d’un Gandhi ! Gandhi le chasse de sa communauté. Mieux vaut encore le violent que le lâche !
« Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai violence…[57]. Je cultive le courage tranquille de mourir sans tuer. Mais qui n’a pas ce courage, je désire qu’il cultive l’art de tuer et d’être tué, plutôt que de fuir honteusement le danger. Car celui qui fuit commet une violence mentale : il fuit, parce qu’il n’a pas le courage d’être tué en tuant…[58]. Je risquerais mille fois la violence, plutôt que l’émasculation de toute une race…[59]. Je préférerais de beaucoup voir l’Inde recourir aux armes pour défendre son honneur, plutôt que de rester lâchement témoin de son propre déshonneur… »[60]
[57] 11 août 1920.
[58] 20 octobre 1921.
[59] 4 août 1920.
[60] 11 août 1920. Une des Observances de l’École Satyâgraha Ashram, fondée par Gandhi, est l’absence de peur, l’âme libérée de la crainte des rois, des peuples, des castes, des familles, des hommes et des bêtes sauvages, de la mort ».
C’est aussi la quatrième condition de la Résistance non-violente dans l’Hind Swarâj. (Les trois autres sont la Chasteté, la Pauvreté, la Vérité).
« Mais, ajoute-t-il, je sais que la Non-violence est infiniment supérieure à la violence, que le pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon est la parure du soldat. Mais s’abstenir de punir n’est pardon que quand existe le pouvoir de punir. Il n’a aucun sens, de la part d’une créature impuissante… Je ne crois pas l’Inde impuissante. Cent mille Anglais ne peuvent effrayer trois cent millions d’êtres humains… Et d’ailleurs, la force n’est pas dans les moyens physiques, elle réside dans une volonté indomptable… Non-violence n’est pas soumission bénévole au malfaisant. Non-violence oppose toute la force de l’âme à la volonté du tyran. Un seul homme peut ainsi défier un empire et provoquer sa chute… »
Mais à quel prix ? Sa souffrance. Souffrance, la grande loi…
« L’insigne de la tribu humaine…[61]. La condition indispensable de l’être. La vie sort de la mort. Pour que le blé pousse, il faut que la semence périsse. Nul ne s’est jamais élevé sans avoir passé par le feu de la souffrance… Nul ne peut y échapper… Le progrès ne consiste qu’à purifier la souffrance, en évitant de faire souffrir… Plus pure est la souffrance (personnelle), plus grand le progrès…[62]. Non-violence est souffrance consciente… Je me suis permis de présenter à l’Inde l’antique loi du sacrifice de soi, la loi de Souffrance. Les Rishis qui découvrirent la loi de Non-violence, au milieu des pires violences, étaient de plus grands génies que Newton, de plus grands guerriers que Wellington : ils ont réalisé l’inutilité des armes, qu’ils avaient connues… La religion de la Non-violence n’est pas seulement pour les saints, elle est pour le commun des hommes. C’est la loi de notre espèce, comme la violence est la loi de la brute. L’esprit dort dans la brute. La dignité de l’homme veut une loi plus haute : la force de l’esprit… Je veux que l’Inde pratique cette loi, je veux qu’elle ait conscience de son pouvoir. Elle a une âme qui ne peut pas périr. Cette âme peut défier toutes les forces matérielles du monde entier[63]. »
[61] 9 mars 1920.
[62] 16 juin 1920.
[63] 11 août 1920.
Haut orgueil. Son amour fier de l’Inde veut qu’elle répudie l’indigne violence, et qu’elle se sacrifie. La Non-violence est son titre de noblesse. Si elle y renonce, elle est déchue. Et Gandhi n’en pourrait supporter la pensée :
« Si l’Inde faisait de la violence sa foi, je ne tiendrais plus à vivre dans l’Inde ; elle cesserait de m’inspirer aucune fierté. Mon patriotisme est subordonné à ma religion, je me cramponne à l’Inde, comme un enfant au sein maternel, parce que je sens qu’elle me donne la nourriture spirituelle dont j’ai besoin. Quand cette nourriture manquera, je serai comme un orphelin… Je me retirerai dans les solitudes de l’Himalaya, pour y abriter mon âme en sang… »[64]
[64] 6 avril 1921.