Mahatma Gandhi
III
L’année 1921 marque l’apogée de l’ascendant de Gandhi. Il dispose d’un immense pouvoir moral ; et, sans qu’il l’ait cherché, on lui met dans les mains un pouvoir politique presque illimité. Le peuple le croit saint ; on fait de lui des peintures en Shri-Krishna[106]. Et, en décembre 1921, le Congrès National de toute l’Inde l’investit de la pleine autorité, lui délègue ses pouvoirs, avec la faculté de choisir son successeur. Il est le maître incontesté de la nation indienne. Il dépend de lui de déchaîner la Révolution politique, ou même, s’il l’eût voulu, d’instaurer une Réforme religieuse.
[106] Gandhi proteste, dans Young India (juin 1921).
Il ne le fit pas. Il ne le voulut pas. Grandeur morale ? Timidité morale ? L’une et l’autre peut-être. Il est difficile à tout homme (particulièrement à un homme d’une civilisation différente), de pénétrer une conscience, surtout quand elle est aussi profonde et délicate que celle d’un Gandhi. Il est difficile d’apprécier, dans le tourbillon des faits qui, en cette année tumultueuse, remuèrent l’Inde en tous sens, si la main du pilote a toujours été sûre et gouverna le colossal navire, sans dévier ni trembler. Mais je tâcherai de dire ce que j’ai cru déchiffrer dans cette énigme vivante, avec le religieux respect que j’ai pour ce grand homme, et la sincérité que je dois à sa sincérité.
Si le pouvoir de Gandhi était grand, les dangers d’en user n’étaient pas moindres. A mesure que l’action publique s’étendait et que son frisson remuait les centaines de millions d’hommes, il devenait plus difficile de la diriger et de garder soi-même l’équilibre sur cette mer en mouvement. Problème surhumain de concilier la modération de l’esprit et la largeur de vue avec ces masses déchaînées ! Le pilote, doux et pieux, prie et s’appuie sur Dieu. Mais la voix qu’il entend lui arrive, mêlée à celle de la tempête. Arrivera-t-elle aux autres ?…
Ce qu’il risque le moins, c’est le danger d’orgueil. Aucune adoration ne peut lui tourner la tête. Il en est blessé dans son humilité, autant que dans son bon sens. Cas unique peut-être dans l’histoire des prophètes et des grands mystiques, il n’a point de visions, point de révélations, et il ne cherche ni à le croire, ni à le faire croire. Sincérité immaculée ! Son front reste sans ivresse, son cœur sans vanité. Il est, il demeure un homme pareil à tous les hommes… Non, qu’on ne l’appelle pas saint ! Il ne le veut point. (Et, par cela même, il l’est…)
« Le mot Saint, écrit-il, doit être raturé de la vie actuelle… Je prie comme tout bon Hindou, je crois que nous pouvons tous être des messagers de Dieu ; mais je n’ai eu aucune révélation particulière de Dieu. Ma croyance ferme est qu’il se révèle à tout être humain ; mais nous fermons nos oreilles à la petite voix intérieure… Je prétends n’être qu’un humble ouvrier, un humble serviteur de l’Inde et de l’Humanité (a humble servant of India and humanity…) Je n’ai nul désir de fonder une secte. Je suis en vérité trop ambitieux. Je ne représente pas des vérités nouvelles. J’essaie de représenter et de suivre la Vérité, telle que je la connais. Je jette une lumière nouvelle sur maintes vieilles vérités. »[107]
[107] 12 mai 1920, 25 mai, 13 juillet, 25 août 1921.
Pour lui-même, il est donc toujours modeste, plein de scrupules, personnellement incapable de tout exclusivisme, aussi bien comme patriote indien que comme doctrinaire de la Non-coopération. Il n’admet aucune tyrannie, même pour la bonne cause. « On ne doit jamais remplacer l’esclavage du gouvernement par celui des Non-coopérateurs[108] ». Il se refuse aussi à opposer sa patrie aux autres patries ; et son patriotisme ne s’enferme pas dans les limites de l’Inde. « Pour moi, le patriotisme se confond avec l’humanité. Je suis patriote, parce que je suis homme et humain. Je ne suis pas exclusif. Je ne ferais pas de mal à l’Angleterre ou à l’Allemagne, pour servir l’Inde. L’impérialisme n’a pas de place dans mon plan de vie… Un patriote l’est d’autant moins qu’il est un tiède humanitaire[109] ».
[108] 8 décembre 1920.
[109] 16 mars 1921.
Mais ses disciples ont-ils toujours été aussi réservés ? Que devient sa doctrine, aux mains de certains d’entre eux ? Et, par leur intermédiaire, qu’en parvient-il à la foule ?