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Mahatma Gandhi

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Le gouvernement anglais — comme tous les gouvernements en pareil cas — n’avait, naturellement, rien compris à ce qui se passait. Son premier mouvement fut d’ironie supérieure. Le vice-roi, lord Chelmsford, en août 1920, dit que « de toutes les absurdités, celle-là était la plus absurde ». Il fallut bientôt descendre de ces régions de dédain confortable. Assez troublé déjà, mais incertain, le gouvernement publia, le 6 novembre 1920, un communiqué paterne et menaçant, disant qu’il n’avait pas voulu instituer de poursuites criminelles, parce que les promoteurs du mouvement prêchaient l’abstention de violence, mais qu’ordre d’agir était donné contre qui dépasserait les limites posées et pousserait à la violence ou à la désobéissance armée.

Les limites furent vite dépassées, mais par le gouvernement. Le mouvement avait pris une extension inquiétante. Et en décembre 1920, se produisit un événement d’une gravité exceptionnelle. La Non-coopération sans violence n’avait été jusque-là qu’une tactique d’essai, d’un caractère provisoire ; et le gouvernement se flattait de l’espoir que l’Assemblée générale indienne, dans sa session de fin d’année, l’abrogerait. Mais le Congrès national de toute l’Inde, réuni à Nagpur, l’inscrivit, au contraire, dans la Constitution, comme premier article de loi :

Article I. « L’objet du Congrès National est d’atteindre le Swarâj (Home Rule) du peuple de l’Inde, par tous les moyens pacifiques et légitimes. »

Il confirma le vote de Non-coopération qu’avait émis la session spéciale de Calcutta en septembre 1920, et il l’amplifia, soulignant le principe de Non-violence, montrant la nécessité, pour la victoire, d’une harmonie entre les éléments divers du pays, et par conséquent prônant l’unité hindoue-musulmane, bien plus, le rapprochement entre les classes privilégiées et refoulées. Surtout, il introduisit dans la Constitution des changements fondamentaux, qui établirent définitivement le régime représentatif de toutes les parties de l’Inde[93]. Le Congrès ne cachait point que la Non-coopération actuelle n’était encore qu’un premier échelon de la lutte engagée. Il annonçait que le refus complet d’association avec le gouvernement et le refus de paiement des taxes entreraient en vigueur, à un moment qui serait ultérieurement déterminé. En attendant, pour y préparer le pays, on étendait le boycott, on encourageait le tissage indien, on lançait un appel aux étudiants, aux parents, aux magistrats ; on les invitait à pratiquer avec plus de zèle la Non-coopération. Ceux qui refuseraient d’obéir aux prescriptions du Congrès seraient exclus de la vie publique.

[93] Au Congrès de Nagpur prenaient part plus de 4.726 délégués dont 469 musulmans, 65 sikhs, 5 parsis, 2 intouchables, 4.079 hindous, 106 femmes.

La Constitution nouvelle décida qu’un délégué serait nommé pour 50.000 habitants : ce qui ferait au total 6.173 délégués. Le Congrès National de toute l’Inde se réunit en session, une fois par an (vers Noël). Le Comité du Congrès de toute l’Inde, comprenant environ 350 membres, est chargé d’exécuter la politique du Congrès, en interprétant ses résolutions ; il possède, dans l’intervalle des sessions du Congrès, la même autorité que lui. Un Comité exécutif de 15 membres joue le rôle de Cabinet, par rapport au Parlement ; il peut être congédié par le Comité du Congrès.

Le Congrès de Nagpur dressa les plans d’une hiérarchie de Comités de Congrès provinciaux, représentant 21 provinces et 12 langues — et, au-dessous, des Comités de Congrès locaux pour tous les villages ou groupes de villages, — avec des troupes d’« ouvriers » ou fonctionnaires nationaux (Service national Indien) entretenus par un fond Swarâj de toute l’Inde, en mémoire de Tilak.

Tout homme ou toute femme, adulte, souscrivant quatre annas au fonds du Congrès est électeur, sous la condition préalable qu’il ait signé le Credo de la Constitution. L’âge d’éligibilité est 21 ans. La condition est d’accepter l’article 1 de la Constitution, les règlements et les méthodes du Congrès.

C’était l’affirmation d’un État dans l’État, le véritable État de l’Inde en face du Gouvernement britannique. Celui-ci ne pouvait plus rester sans agir. Il fallait traiter, ou combattre. Avec un peu d’esprit conciliant, une entente était encore possible. Le Congrès avait déclaré qu’il atteindrait à son but, « en association avec l’Angleterre, si elle s’y prêtait, sinon sans elle. » Comme toujours dans la politique européenne à l’égard des autres races, la violence l’emporta. On chercha des prétextes. Ils ne manquèrent point.

Malgré la volonté de Non-violence, affermée par Gandhi et par le Congrès, quelques graves désordres, qui n’avaient avec le mouvement de Non-coopération que des rapports assez lointains, se produisirent sur divers points de l’Inde. Dans les Provinces-Unies (Allahabad), il y eut des troubles agraires, des révoltes de tenanciers contre les propriétaires ; et la police y intervint d’une façon sanglante. Puis, le mouvement Akali des Sikhs, d’abord purement religieux, employa les méthodes de la Non-coopération, et aboutit, en février 1921, au massacre de deux cents Sikhs. On ne pouvait, de bonne foi, rendre responsables de ce drame du fanatisme Gandhi et ses disciples. Mais l’occasion était bonne. La répression reprit, au début de mars 1921, avec une violence croissante jusqu’à la fin de l’année. Elle avait choisi, pour entrer en scène, le prétexte des manifestations contre les vendeurs de boissons. Ce n’était pas la première fois que l’alcoolisme et la civilisation européenne marchaient de pair. Le Congrès indien leva le fonds Swaraj-Tilak, montant à dix millions de roupies, pour enrôler dix millions de membres et pour élever le nombre des charkhas à vingt lakhs (2 millions). En août 1921, une résolution fut passée pour effectuer le boycott complet du tissu étranger, le 30 septembre. Le gouvernement y répondit par des mesures violentes. A la fin novembre, une loi fut promulguée contre les meetings séditieux. En diverses provinces, carte blanche fut donnée à la police locale pour écraser le mouvement, qu’on dénomma révolutionnaire et anarchique. Des milliers d’indiens furent arrêtés ; on n’eut aucun égard pour des hommes respectés[94]. Naturellement, ces mesures provoquèrent des émeutes, et çà et là, des combats entre la police et la foule, des meurtres, des incendies.

[94] Lajpat Rai fut le premier arrêté, le 3 décembre 1921, au nom de la loi criminelle du 24 novembre 1921.

Le Comité du Congrès de toute l’Inde, réuni à Bezwada, dans la dernière semaine de mars, discuta s’il fallait proclamer la Désobéissance civile. Avec une rare sagesse, il trouva que le pays n’était pas encore assez mûr et discipliné pour employer cette arme à double tranchant ; et il décida d’attendre, en procédant à une sorte de mobilisation civile et financière.

Gandhi reprit, avec plus d’élan, sa campagne pour l’unité de l’Inde, pour l’union des religions, des races, des partis et des castes. Il fit appel aux Parsis[95], riches, gros commerçants, grands industriels, et plus ou moins teintés, comme il dit, de l’esprit Rockfeller. — L’union hindoue-musulmane était sans cesse menacée par les anciens préjugés, les craintes, les soupçons mutuels. Il s’y voua, corps et âme[96], ne cherchant pas entre les deux peuples une fusion actuellement impossible, et que lui-même n’eût point voulue, mais une solide alliance bâtie sur l’amitié[97].

[95] 23 mars 1921.

[96] 6 octobre 1920, 11 mai, 18 mai, 28 juillet, 20 octobre 1921.

[97] Donnant en exemple son amitié intime avec le musulman Maulana Mohamed Ali, il atteste que l’un et l’autre restent fidèles à leur foi respective. Gandhi ne donnerait pas sa fille en mariage à un des fils d’Ali ; il ne partagerait pas les repas de son ami ; et son ami agirait de même. Cela ne les empêche point de s’aimer et d’être sûrs l’un de l’autre. Gandhi ne prétend point, d’ailleurs, que les mariages mixtes entre Hindous et Musulmans, et les repas en commun soient à condamner ; mais il faudra un siècle pour en arriver à cette fusion. Une politique pratique ne doit pas poursuivre une telle réforme. Gandhi n’y met pas obstacle ; mais il la croit prématurée. Ici se montre encore son sens des réalités (20 octobre 1921).

Son effort le plus haut fut de faire rentrer dans la communauté hindoue les classes rejetées. Sa revendication passionnée des droits des Parias, ses cris d’indignation et de douleur contre cette monstrueuse iniquité sociale, suffiraient à immortaliser son nom. La souffrance que lui causait ce qu’il nomme « la plus honteuse souillure de l’Hindouisme » avait sa source dans ses émotions d’enfance. Il raconte[98] que, lorsqu’il était petit, un paria venait dans sa maison pour les grossiers ouvrages ; on défendit à l’enfant de le frôler sans faire des ablutions ; il ne l’admettait point et discutait avec ses parents. A l’école, souvent il touchait les intouchables. Sa mère lui recommandait, pour se défaire de la souillure, de toucher ensuite un musulman. Mais, à douze ans, son jugement était fait. Il se jurait d’effacer ce péché de la conscience de l’Inde. Il projetait de venir au secours de ses frères dégradés. Jamais son esprit ne se montre plus libre que quand il sert leur cause. On en jugera par ce fait qu’il eût été prêt à sacrifier sa religion même, s’il lui avait été prouvé que l’intouchabilité en fût un dogme. Et cette seule injustice justifie, à ses yeux, toutes celles dont les Indiens souffrent dans l’univers…

[98] Dans un discours public, le 27 avril 1921.

« Si les Indiens sont devenus les parias de l’Empire, c’est un retour de la justice éternelle. Que les Indiens d’abord lavent leurs mains tachées de sang !… L’intouchabilité a dégradé l’Inde. Au Sud-Afrique, en Afrique orientale, au Canada, les Indiens, à leur tour, ont été traités en parias. Le Swarâj (Home Rule) est impossible, tant que subsisteront les parias. L’Inde est coupable. L’Angleterre n’a rien fait de plus noir. Le premier devoir est de protéger les faibles, et de ne pas outrager une conscience humaine. Nous ne valons pas mieux que des brutes, tant que nous ne serons pas lavés de ce péché. Le Swarâj doit être le règne de la justice sur toute la terre… »[99]

[99] 27 octobre 1920, 27 avril 1921.

Gandhi voulait qu’une législature nationale améliorât au plus tôt le sort des frères parias, qu’on leur accordât un grand nombre d’écoles et de puits — car l’usage des puits publics leur était interdit. — Mais d’ici là ?… Son impatience, qui ne lui permet pas d’attendre, les bras croisés, que les classes privilégiées aient réparé leur iniquité, le fait passer dans le camp des parias : il se met à leur tête, et cherche à les grouper. Il examine avec eux les tactiques diverses : que peuvent-ils ? En appeler au gouvernement de l’Inde ? Ce serait changer d’esclavage… Rejeter l’Hindouisme — (Que l’on remarque cette généreuse audace d’un grand croyant hindou !) — et se convertir au christianisme ou au mahométisme ? Gandhi serait près de le conseiller, si l’Hindouisme était inséparable de l’intouchabilité. Mais il est convaincu que celle-ci n’en est qu’une excroissance malsaine, et qu’on doit l’extirper. Les parias devraient donc s’organiser pour leur défense. Ils auraient la ressource d’employer l’arme de la Non-coopération contre l’Hindouisme, en cessant toutes relations avec les autres hindous : (conseils singulièrement hardis de révolte sociale, dans la bouche de ce Patriote !) Mais, continue Gandhi, les parias ne sont capables d’aucune organisation ; ils n’ont point de chefs. Qu’ils se joignent donc — c’est le seul parti qui leur reste — au mouvement général de Non-coopération indienne, dont la première condition est l’union des classes ! La Non-coopération véritable est un acte religieux de purification. Nul ne peut y prendre part, en rejetant les parias ; il pécherait gravement. Ainsi, Gandhi réussit à mettre d’accord la religion, la patrie et l’humanité[100].

[100] 27 octobre 1920.

Une consécration solennelle fut donnée à ces premiers essais de groupement, par la Conférence des classes « supprimées » (Suppressed Classes Conference), que Gandhi présida à Ahmedabad, les 13 et 14 avril 1921. Il y prononça un de ses plus beaux discours. Il ne se contente pas de réclamer la suppression de l’inégalité sociale ; il attend des parias de grandes choses dans la vie sociale de l’Inde régénérée ; il leur rend confiance en eux ; il leur souffle la brûlante espérance qui l’anime. Il a remarqué chez eux, dit-il, d’immenses possibilités latentes. Il compte qu’en cinq mois les classes intouchables auront su, par leur dignité, conquérir leur juste place dans la grande famille indienne.

Gandhi eut la joie de voir l’Inde émue par l’appel fait à son cœur, et l’émancipation des parias se réaliser en de nombreuses régions[101]. La veille de son arrestation, il s’occupait encore de cette cause, et en relatait les progrès. Des Brahmanes s’y consacraient. Les classes privilégiées donnèrent des exemples touchants de repentir et d’amour fraternel. Gandhi cite le cas d’un jeune Brahmane de dix-huit ans, qui se fit balayeur, pour vivre avec les parias[102].

[101] Dès la fin d’avril 1921, l’intouchabilité diminue. Dans beaucoup de villages, les parias vivent parmi les autres Hindous et partagent leurs droits (27 avril 1921). En revanche, dans d’autres régions, particulièrement à Madras, leur situation restait déplorable (29 septembre 1921). — La question est désormais inscrite à l’ordre du jour des Assemblées Nationales indiennes. Déjà, le Congrès de Nagpur, en décembre 1920, avait émis le vœu que disparût le « péché » de l’intouchabilité.

[102] 27 avril 1921.

Gandhi prit parti, avec non moins de noblesse, pour une autre grande cause, celle des femmes.

La question sexuelle est particulièrement grave dans l’Inde, riche d’une sensualité débordante, accablante, et mal réglée. Les mariages d’enfants épuisent prématurément les énergies physiques et morales de la nation. L’obsession charnelle pèse sur la pensée ; et la dignité de la femme en est humiliée. Gandhi publie les plaintes de femmes hindoues contre la façon dégradante dont la femme est considérée par les nationalistes hindous[103]. Il donne raison à ces blâmes. C’est là, dit-il, une plaie de l’Inde, aussi grave que l’intouchabilité. Mais il ajoute que le monde entier en souffre. Le problème est universel. De même que pour les parias, il attend le progrès beaucoup plus des opprimés que des oppresseurs. C’est aux femmes qu’il s’adresse, pour que d’abord elles imposent le respect, en cessant de se regarder comme l’objet des appétits de l’homme. Qu’elles prennent part résolument à la vie publique, qu’elles en revendiquent les risques et les dangers ! Que non seulement elles renoncent à leur luxe, en rejetant et brûlant les tissus étrangers, mais qu’elles partagent toutes les peines des hommes ! Déjà, des femmes distinguées ont été emprisonnées à Calcutta. C’est bien. Que loin de réclamer un traitement de faveur, elles fassent assaut d’endurance et de privations avec les hommes ! Sur ce terrain, la femme peut toujours dépasser l’homme. Qu’elles ne redoutent rien ! La plus faible peut préserver son honneur. Il suffit de savoir mourir[104].

[103] 21 juillet 1921, 6 octobre 1920.

[104] 21 juillet, 11 août, 15 décembre 1921.

Il n’oublia point nos sœurs tombées[105]. Il raconte les conversations qu’il eut avec des assemblées de plusieurs centaines d’entre elles, dans la province Andhra, et à Barisal. Avec quelle simple noblesse il leur parle, elles lui parlent, elles se confient à lui, elles lui demandent conseil ! Il leur cherche un métier honorable, il leur propose le rouet, elles promettent de s’y mettre dès le lendemain, si on les aide. — Et, s’adressant aux hommes de l’Inde, Gandhi les rappelle au respect de la femme :

[105] C’est le titre d’un de ses articles : Our fallen sister (15 septembre 1921).

« Cette façon de jouer au vice n’a pas sa place dans notre Révolution. Le Swarâj veut dire que nous considérons tous les habitants de l’Inde comme nos frères et nos sœurs… Respect à tous !… Le sexe féminin n’est pas le sexe faible, il est le plus noble des deux, par son pouvoir de sacrifice, de souffrance silencieuse, d’humilité, de foi et de connaissance. L’intuition de la femme a souvent surpassé l’arrogante prétention de l’homme à un savoir supérieur… »

Il trouva en les femmes de l’Inde — à commencer par la sienne — des aides intelligentes et de ses meilleures disciples.

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