Mahatma Gandhi
Mais il ne doute point ; il croit en l’Inde, lorsqu’en février 1919 il décide d’ouvrir sa campagne de Satyâgraha, cette arme dont il avait expérimenté la puissance dans les Mouvements agraires de 1918.
Nulle couleur de révolte politique. Gandhi est encore loyaliste. Il le restera, tant qu’il conservera une lueur d’espoir en la loyauté de l’Angleterre. Jusqu’en janvier 1920, il défendra — et les nationalistes indiens le lui reprocheront amèrement[65] — le principe de coopération avec l’Empire. Il y porte la conviction de son honnêteté. En cette première année d’opposition au gouvernement de l’Inde, il pourra affirmer en toute sincérité à lord Hunter qu’il voit dans les adeptes au Satyâgraha les meilleurs sujets constitutionnels du gouvernement. Il faudra l’entêtement borné du gouvernement de l’Inde pour forcer le guide moral de l’Inde à déchirer le contrat de loyalisme, auquel il se croyait lié.
[65] Quelques mois encore avant son emprisonnement, Gandhi répond aux vifs reproches qui lui sont adressés sur « l’illogisme » de sa politique. On rappelle avec dérision le secours qu’il a apporté à l’Angleterre, dans le Sud-Afrique, et pendant la guerre mondiale. A ce moment encore, il ne renie rien de sa conduite passée. Il croyait honnêtement, dit-il, qu’il était citoyen de l’Empire ; son affaire n’était pas de juger le gouvernement ; il trouverait fâcheux que chacun se constituât le juge de son gouvernement. Il a fait crédit à l’intelligence et à l’honnêteté anglaise, aussi longtemps qu’il l’a pu. L’aberration du gouvernement lui a arraché sa confiance. Que le gouvernement en porte la responsabilité ! (17 novembre 1921).
Ainsi, le Satyâgraha se présente au début comme une opposition constitutionnelle, une sommation respectueuse au gouvernement. Le gouvernement a édicté une loi injuste. Les « Satyâgrahi », qui, en temps ordinaire, s’inclinent devant les lois, désobéissent délibérément à la loi déshonorante ; et si cela ne suffit point pour rétablir la justice, ils se réservent la faculté d’étendre leur désobéissance à d’autres lois, jusqu’à retirer leur coopération complète à l’État. Mais que le caractère de cette désobéissance est différent de tout ce qu’on entend par ce mot, en Occident ! Quel extraordinaire accent d’héroïsme religieux !
Comme il est interdit aux Satyâgrahi d’agir sur l’adversaire par la violence — car on doit admettre que l’adversaire est, lui aussi, sincère : ce qui paraît vérité à l’un, à l’autre peut paraître erreur ; et la violence ne convainc jamais[66], — il faut qu’ils convainquent l’adversaire par le rayonnement d’amour qui émane de leur conviction, par leur abnégation, par leurs souffrances librement, joyeusement acceptées[67]. Propagande irrésistible. Par elle, la croix du Christ et son petit troupeau a conquis l’Empire.
[66] Elle fait pis. Elle dégrade celui qui l’emploie. Les violences des Alliés contre l’Allemagne, dit Gandhi, ont eu pour effet de rendre les Alliés pareils aux Allemands, dont ils flétrissaient les actes, au début de la guerre (9 juin 1920).
[67] « Si dure que soit une nature, elle fondra au feu de l’amour. Si elle ne fond pas, c’est que le feu n’est pas assez fort. » (9 mars 1920). Les participants au Satyâgraha signent, en masse, l’engagement de refuser l’obéissance aux lois mauvaises que leur désignera le Comité du Satyâgraha, de suivre fidèlement la voie de vérité, et de s’abstenir de toute violence à la vie, à la personne et à la propriété.
Afin de mettre en lumière ce religieux élan d’un peuple qui s’offre au sacrifice pour les biens éternels : justice et liberté, le Mahâtmâ inaugura le mouvement[68], en fixant au 6 avril 1919 un jour de prières et de jeûne, un Hartal[69] de toute l’Inde en protestation contre l’Acte Rowlatt. Ce fut son premier acte.
[68] 23 mars 1919.
[69] Ce mot hindi signifie : « arrêt de travail en signe de protestation ou de deuil ».
Et cet acte toucha au plus profond de la conscience de son peuple. Il eut un effet inouï. Pour la première fois, toutes les classes s’unirent en un même geste. L’Inde s’était retrouvée.
Le calme avait été à peu près général. A Delhi seulement, se produisirent quelques échauffourées[70]. Gandhi s’y rendit, pour éclairer le peuple sur ses devoirs. Mais le gouvernement le fit arrêter en chemin et reconduire à Bombay. Le bruit de l’arrestation souleva, en Punjab, des émeutes populaires. Il y eut à Amritsar des pillages et quelques meurtres. Le général Dyer arriva avec ses troupes, dans la nuit du 11 avril, et occupa la ville. Tout était rentré dans l’ordre. Le 13 était un jour de grande fête hindoue. La foule se rendit à une assemblée sur le lieu dit Jallianwalla Bagh. Elle était paisible et comptait beaucoup de femmes et d’enfants. Le général Dyer avait, dans la nuit précédente, prohibé tout meeting ; mais nul ne connaissait encore l’interdiction. Le général vint avec des mitrailleuses, à Jallianwalla Bagh. Aucune sommation ne fut faite. Trente secondes après l’arrivée des troupes, le feu fut ouvert sur la foule sans défense ; il dura dix minutes, jusqu’à épuisement des munitions. Le terrain était entouré de hautes murailles ; la fuite était impossible. Cinq à six cents Hindous furent tués, un plus grand nombre blessés. On ne prit aucun souci des morts et des blessés. La loi martiale fut proclamée dans le pays. Un régime de terreur écrasa le Punjab. On vit des avions jeter des bombes sur des foules désarmées. Les plus honorables citoyens furent traînés devant les tribunaux militaires, fouettés, contraints à ramper sur le ventre, soumis à de honteuses humiliations… On eût dit qu’un vent de folie soufflât sur les dominateurs anglais. Comme si la loi de Non-violence, proclamée par l’Inde, eût eu pour premier effet d’exaspérer les violents d’Europe, jusqu’à la frénésie ! Gandhi ne l’ignorait point. Il n’avait pas promis à son peuple de le mener à la victoire, par une route blanche. Il lui avait promis la voie sanglante. Et le jour de Jallianwalla Bagh n’était que le jour du baptême…
[70] Delhi s’était d’ailleurs trompée de date ; elle avait fait son Hartal, dès le 30 mars.
« Nous devons être prêts à envisager avec égalité d’âme, leur dit-il, non pas mille assassinats d’hommes et de femmes innocents, mais plusieurs milliers, avant que l’Inde atteigne dans le monde à un rang qui ne sera jamais surpassé… Que chacun regarde la pendaison comme une affaire ordinaire de la vie !…[71] »
[71] 7 avril 1920.
La censure militaire réussit à empêcher pendant quelques semaines que les horreurs du Punjab fussent connues au dehors[72]. Mais quand le bruit s’en répandit dans l’Inde, un flot d’indignation parcourut le pays ; et l’Angleterre même s’émut. Une enquête fut ouverte par une Commission, que présidait lord Hunter. Parallèlement, le Congrès National indien forma une sous-commission pour procéder à une contre-enquête. L’intérêt évident du Gouvernement — (tous les Anglais intelligents le comprirent) — eût été de sévir contre les fauteurs du massacre d’Amritsar. Gandhi n’en demandait même pas tant. En son admirable modération, il se refusait à réclamer le châtiment du général Dyer et des autres officiers coupables, tout en les flétrissant. Il ne voulait pas de vengeance. Il n’avait pas de rancune… « On n’a pas de rancune contre un fou. Mais il faut lui enlever les moyens de faire du mal… » Il exigeait donc seulement le rappel de Dyer. Mais quos vult perdere… Avant les conclusions de enquête, le gouvernement de l’Inde se hâta de faire passer une loi d’indemnité (Indemnity Act) pour la protection des fonctionnaires ; les officiers criminels ne furent pas seulement maintenus, ils furent récompensés.
[72] De son côté, Gandhi suspendait son mouvement, le 18 avril 1919, pour calmer l’effervescence, au lieu de l’exploiter, comme l’eût fait tout autre révolutionnaire.
L’Inde était au milieu de cet ébranlement, lorsqu’une seconde affaire, beaucoup plus grave encore que la première, une violation flagrante d’engagements solennels pris par le chef du gouvernement anglais, acheva de ruiner le reste de confiance qu’elle pouvait avoir encore en la bonne foi des Européens et déclencha la grande Révolte.
La guerre d’Europe avait posé aux musulmans de l’Inde un rude problème de conscience. Ils se trouvaient partagés entre leur loyalisme envers l’Empire et leur fidélité au chef de leur religion. Ils ne s’étaient décidés pour l’Angleterre qu’après avoir reçu d’elle la promesse qu’elle n’attenterait pas à la souveraineté du Sultan ou Khalife. L’opinion musulmane exigeait que les Turcs conservassent la Turquie d’Europe, et que le Sultan gardât, avec le contrôle des Lieux Saints de l’Islam, la suzeraineté de l’Arabie telle qu’elle était définie par les savants musulmans, avec ses enclaves de la Mésopotamie, de la Syrie et de la Palestine. Lloyd George et le vice-roi de l’Inde avaient pris des engagements formels. La guerre terminée, de ces engagements il ne resta rien. Au cours de l’été 1919, les Musulmans de l’Inde, inquiets de la paix écrasante qui se brassait, commencèrent à gronder ; et ce fut le début de l’agitation du Khilafat (Kalifat).
Elle s’ouvrit, le 17 octobre 1919 (Khilafat Day), par une imposante démonstration pacifique, suivie, un mois après (24 novembre), par une Conférence du Khilafat de toute l’Inde, à Delhi. Gandhi la présidait. D’un œil prompt, il avait aussitôt saisi la question musulmane, comme l’instrument le plus propre à opérer l’unité indienne. C’était un gros problème. Les Anglais avaient toujours escompté l’inimitié naturelle entre Hindous et Musulmans ; et Gandhi les accuse même de l’avoir en grande partie créée. Ils n’avaient, en tout cas, rien fait pour la diminuer. Les deux religions se provoquaient puérilement l’une l’autre. Les Hindous ne manquaient pas de chanter en passant devant les mosquées, où le silence est de règle. Et les Musulmans avaient beau jeu à blesser les Hindous dans leur culte de la vache. Il s’en suivait des querelles et des combats continuels qui entretenaient l’animosité. Les deux peuples ne frayaient pas entre eux ; mariages et repas communs leur étaient interdits. Le gouvernement de l’Inde dormait sur la certitude de cette division éternelle. La voix de Gandhi, proclamant l’union, à la conférence du Khilafat, le réveilla en sursaut. Avec une générosité sincère — et d’autant plus habile — Gandhi déclara que les Hindous devaient ne faire qu’un avec les Mahométans, pour la cause musulmane.
« Hindous, Parsis, chrétiens ou Juifs, dit-il, qui que nous soyons, si nous souhaitons de vivre en une seule nation, l’intérêt d’un seul doit être celui tous. La seule considération qui compte, c’est la justice de sa cause. »
Le sang des Mahométans s’était déjà mêlé à celui des Hindous sur le champ de massacre d’Amritsar. Maintenant, il fallait sceller l’alliance. Une alliance sans conditions. Les Musulmans étaient l’élément le plus hardi de la population de l’Inde. Ils furent les premiers à décider, dans cette Conférence du Khilafat, le refus de coopération avec le gouvernement, s’ils n’obtenaient pas satisfaction. Gandhi les approuva. Toutefois, fidèle à son esprit de modération, il se refusa au boycott des marchandises anglaises, parce qu’il y voyait à la fois une vengeance et une marque de faiblesse. Une seconde conférence du Khilafat, à Amritsar, vers la fin de décembre 1919, résolut d’envoyer une députation en Europe, et fit porter au vice-roi un ultimatum menaçant pour le cas où la paix serait contraire aux volontés de l’Inde. Une troisième Conférence à Bombay, en février 1920, lança un manifeste musulman, qui flétrissait la politique anglaise et annonçait l’orage.
Gandhi le voyait venir ; et, bien loin de l’appeler, il faisait tout pour le retenir.
En Angleterre, il semblait qu’enfin on comprît le danger. Par de tardives concessions, on tâchait de l’arrêter. Un Acte de Réforme Indienne, basé sur les rapports Montagu-Chelmsford, accordait au peuple de l’Inde plus de pouvoirs et de responsabilités dans le gouvernement central et les administrations provinciales. Le Roi, par une proclamation du 24 décembre 1919, y donna son assentiment, convia le peuple et les fonctionnaires indiens à y coopérer, et demanda au vice-roi d’amnistier les condamnés politiques. Gandhi, toujours sensible à la générosité, se montra touché, et, voyant dans ces démarches un engagement tacite pris par l’Angleterre de rendre justice à l’Inde, il conseilla d’accepter les réformes ; il les jugeait incomplètes, mais pensait qu’elles pouvaient être le point de départ de conquêtes légales plus étendues et qu’on devait franchement s’y rallier. Après de vifs débats, son avis prévalut, au Congrès National de toute l’Inde.
Mais ce dernier espoir fut déjoué, comme les autres. Le vice-roi ne tint pas compte de l’appel fait à sa clémence ; si les prisons s’ouvrirent pour un grand nombre de condamnés politiques, l’amnistie ne fut pas générale, et il y eut des exécutions, qui surexcitèrent l’Inde. Il devint évident que les promesses de réformes resteraient un leurre.
A ce moment (14 mai 1920), l’Inde apprit les conditions de la paix désastreuse pour la Turquie. Un message du vice-roi reconnaissait qu’elles devaient être pénibles aux cœurs musulmans, mais les engageait à la résignation.
Enfin, en ces mêmes jours, tardivement publié, le rapport officiel de la Commission d’enquête sur les massacres d’Amritsar achevait de soulever la conscience du pays.
C’en fut fait. Les liens étaient rompus.
Le Comité Khilafat, réuni à Bombay, le 28 mai 1920, adopta la Non-coopération, proposée par Gandhi ; et la Conférence hindoue-musulmane d’Allahabad la vota à l’unanimité, le 30 juin 1920 : elle fixait au vice-roi un délai d’un mois pour faire droit à l’ultimatum.
Gandhi écrit lui-même au vice-roi. Il lui notifie le mouvement de Non-coopération. Il explique pourquoi il y a recours ; et les raisons qu’il en donne sont curieuses : car, même à ce suprême instant, il atteste son désir de ne pas rompre avec l’Angleterre, et son espoir de l’amener à résipiscence par une révolte légale :
« Il ne me reste plus, dit-il, que deux seuls partis : ou bien me détacher de l’Angleterre, ou bien, si je crois encore à la supériorité de la Constitution britannique sur les autres Constitutions, obliger le gouvernement à nous rendre justice. Or, je crois encore à la supériorité de la Constitution britannique. Et c’est pourquoi je conseille la désobéissance. »
On voit quel grand citoyen de l’Empire l’aveugle orgueil de l’Empire n’a pas su conserver.