Mahatma Gandhi
Gandhi retourna dans l’Inde, avec le prestige d’un chef.
Le mouvement d’indépendance nationale s’y annonçait, depuis le commencement du siècle. Une trentaine d’années avant, le Congrès National Indien avait été fondé par quelques Anglais intelligents : A. O. Hume, sir William Wedderburn, libéraux victoriens, qui longtemps lui avaient maintenu un caractère loyaliste, tâchant de concilier les intérêts de l’Inde avec la souveraineté anglaise. La victoire du Japon sur la Russie réveilla l’orgueil asiatique, et les provocations de lord Curzon blessèrent les patriotes indiens. Au sein du Congrès se forma un parti extrémiste, dont le nationalisme agressif trouva des échos dans le pays. Pourtant, le vieux parti constitutionnel resta, jusqu’à la guerre mondiale, sous l’influence de J. H. Gokhale, sincèrement patriote, mais fidèle à l’Angleterre, et le sentiment national, qui dès lors pénétrait cette Assemblée des représentants de l’Inde, les acheminait tous vers la revendication d’un Home Rule (Swarâj), sur le sens duquel ils n’étaient pas d’accord : ceux-ci, s’accommodant de la coopération anglaise, ceux-là voulant chasser de l’Inde les Européens ; les uns prenant modèle sur le Canada et l’Afrique du Sud, les autres sur le Japon. Gandhi apportait sa solution, moins politique que religieuse, plus radicale au fond que toutes les autres (Hind Swarâj). Il lui manquait, pour l’adapter aux réalités pratiques, une connaissance exacte du milieu : car, si sa longue mission au Sud-Afrique lui avait été une expérience prodigieuse de l’âme hindoue et de l’arme irrésistible de l’Ahimsâ, il était resté vingt-trois ans éloigné de son pays. Il se recueillit et observa[23].
[23] Son maître aimé, Gokhale, qui venait de mourir, lui avait fait promettre qu’il ne se mêlerait pas à la politique active, avant d’avoir, au moins pendant un an, fait le tour de l’Inde et revu de près son peuple, avec qui il avait perdu contact.
Il était encore si loin de songer à la révolte contre l’Empire que, lorsque la guerre éclata, en 1914, il se rendit en Angleterre, pour y lever un corps d’ambulanciers. « Il croyait honnêtement (écrit-il en 1921) qu’il était citoyen de l’Empire. » Il le rappellera, maintes fois, dans ses lettres de 1920 à tous les Anglais de l’Inde : « Chers amis, nul Anglais n’a coopéré plus étroitement que moi à l’Empire, pendant vingt-neuf ans d’activité publique. J’ai mis ma vie quatre fois en danger pour l’Angleterre… Jusqu’en 1919, j’ai parlé pour la coopération, avec une conviction sincère… »
Il n’était pas le seul. L’Inde entière s’était laissée prendre, en 1914, à l’idéalisme hypocrite de la guerre du Droit. En sollicitant son concours, le gouvernement anglais avait fait miroiter à ses yeux de grandes espérances. Ce Home Rule, tant désiré, était présenté comme un des enjeux de la guerre. En août 1917, l’intelligent secrétaire d’État pour l’Inde, E. S. Montagu, promit à l’Inde un gouvernement responsable ; une consultation de l’Inde eut lieu, et en juillet 1918, le vice-roi, lord Chelmsford, signait avec Montagu un rapport officiel sur la réforme constitutionnelle. Le danger était grand pour les armées alliées, en ces premiers mois de 1918. Lloyd George avait, le 2 avril, adressé un Appel au peuple de l’Inde ; et la Conférence de guerre, réunie à Delhi à la fin du même mois, laissa entendre que l’indépendance de l’Inde était proche. Aussi, l’Inde répondit-elle en masse, et Gandhi, une fois de plus, prêta à l’Angleterre l’aide de sa loyauté. L’Inde fournit 985.000 hommes ; elle fit d’immenses sacrifices. Et elle attendit, confiante, le prix de sa fidélité.
Le réveil fut terrible. Vers la fin de l’année, le danger était passé ; passée aussi la mémoire des services rendus. L’armistice conclu, le Gouvernement ne se donna plus la peine de feindre. Bien loin d’accorder des libertés à l’Inde, il suspendit celles qui existaient. Les Bills Rowlatt, présentés au Conseil Impérial Législatif de Delhi, en février 1919, témoignèrent d’une injurieuse méfiance pour le pays qui venait de donner tant de gages de son loyalisme ; ils perpétuaient les dispositions de l’Acte de Défense de l’Inde pendant la guerre, rétablissant la police secrète, la censure, toutes les tracasseries tyranniques d’un véritable état de siège.
Ce fut, dans l’Inde déçue, un sursaut indigné. La révolte commença[24]. Gandhi l’organisa.
[24] On peut dater du 28 février 1919 les débuts du mouvement Satyâgraha.
Il s’était cantonné, pendant les années précédentes, dans les réformes sociales, s’occupant surtout d’améliorer la condition des travailleurs agricoles. Et, sans qu’on y eût pris garde, il avait fait, dans les troubles agraires de 1918, à Kaira dans le Gujerat, à Champaran dans le Behar, l’essai victorieux de l’arme formidable qu’il allait bientôt employer aux luttes nationales : cette Non-résistance passionnée, qui lui est propre, et que nous étudierons plus loin, sous le nom qu’il lui a donné de Satyâgraha.
Mais il était resté jusqu’en 1919 au second rang, et un peu à l’écart du mouvement national indien, dont les éléments avancés, réunis en 1916 par Mrs Annie Besant (bientôt dépassée), reconnaissaient maintenant pour chef le grand hindou Lokamanya Bal Gangadhar Tilak. Homme d’une rare énergie, unissant en un faisceau de fer la triple grandeur de l’intelligence, de la volonté et du caractère, un plus vaste cerveau que Gandhi, plus solidement nourri de la vieille culture asiatique, savant, mathématicien, érudit, ayant sacrifié toutes les exigences de son génie au service de sa patrie, et, dénué comme Gandhi de toute ambition personnelle, n’attendant que la victoire de sa cause pour se retirer de la scène et reprendre son labeur scientifique. Il fut, tant qu’il vécut, le chef incontesté de l’Inde. Que se serait-il passé, si une mort prématurée ne l’eût enlevé, en août 1920 ? Gandhi, qui s’inclinait devant la souveraineté de son génie, différait profondément de lui sur la méthode politique, et, sans doute, n’eût-il gardé, Tilak vivant, que la direction en quelque sorte religieuse du mouvement. Quel eût été l’élan des peuples de l’Inde, sous ce double commandement ! Rien n’aurait pu lui résister, car Tilak possédait la maîtrise de l’action, comme Gandhi des forces intérieures. Le sort en a décidé autrement : on a pu le regretter, pour l’Inde, et pour Gandhi lui-même. Le rôle de chef de la minorité, de l’élite morale, eût mieux répondu à sa nature et à ses secrets désirs. Il eût laissé volontiers à Tilak la direction de la majorité. Il n’a jamais eu la foi en la majorité. Cette foi, Tilak la possédait. Ce mathématicien d’action croyait au nombre. Il était démocrate-né. Il était, aussi, résolument politique, sans égards aux exigences de la religion. Il disait que « la politique n’était pas pour les Sâdhus » (les saints, les hommes pieux). Ce savant eût sacrifié, déclarait-il, même la vérité à la liberté de son pays. Et cet homme intègre, dont la vie fut d’une pureté sans tache, n’hésitait pas à dire que tout était juste en politique. On peut croire qu’entre une telle personnalité et celle des dictateurs de Moscou des rapports de pensée eussent été possibles. Mais la pensée de Gandhi y est irréductible[25]. Les discussions entre Tilak et Gandhi n’ont fait, en affirmant leur profonde estime mutuelle, qu’établir l’opposition de leurs méthodes, — c’est-à-dire, en des hommes aussi absolument sincères, chez qui les formes de l’action sont calquées sur celles de la pensée, — l’opposition des impératifs qui dominent leur existence. En face de Tilak, Gandhi proclame qu’obligé au choix, il sacrifierait la liberté à la vérité. Et quelque amour religieux qu’il ait pour son pays, il met sa religion plus haut encore que le pays :
« Je suis marié à l’Inde, je lui dois tout. Je crois qu’elle a une mission. Si elle y manque, ce sera pour moi l’heure de l’épreuve, et j’espère que moi, je ne faillirai pas. Ma religion n’a pas de limites géographiques. Si ma foi est vivante, elle dépassera mon amour pour l’Inde même… »[26]
[25] Il s’est prononcé nettement contre le Bolchevisme. (24 novembre 1921).
[26] 11 août 1920. Gandhi s’oppose ici à « la doctrine de l’Épée ».
Grandes paroles qui donnent tout leur sens humain à la lutte que nous allons décrire maintenant : car elles font de l’apôtre de l’Inde un apôtre du monde, notre concitoyen à tous[27]. Et c’est pour nous tous que se livre le combat, engagé il y a quatre ans par le Mahâtmâ.
[27] « L’humanité est une. Il y a des différences de races ; mais plus une race est haute, plus elle a de devoirs. » (Ethical Religion).