Mahatma Gandhi
La réponse, en effet, dépasse infiniment l’Inde. L’Inde seule pouvait la donner. Mais elle consacre autant sa grandeur que son sacrifice. Elle risque d’être sa croix.
Il semble qu’il faille toujours, pour que le monde se renouvelle, qu’un peuple se sacrifie. Les Juifs ont été sacrifiés à leur Messie, qu’après avoir porté, nourri de leurs espoirs, pendant des siècles, ils n’ont pas reconnu, quand sur la croix sanglante enfin il a fleuri. Plus heureux, les Indiens ont reconnu le leur. Et c’est joyeusement qu’ils vont au-devant du sacrifice qui doit les délivrer.
Mais, comme les premiers chrétiens, tous ne comprennent pas le véritable sens de cette libération. Longtemps ceux-là attendirent sur leur terre l’adveniat regnum tuum. Les espoirs d’une grande part des Indiens ne voient pas au delà du règne du Swarâj dans l’Inde. Et je pense que, d’ailleurs, cet idéal politique sera promptement atteint. L’Europe, saignée par les guerres et les révolutions, appauvrie et lassée, dépouillée de son prestige, aux yeux de l’Asie qu’elle opprimait, ne sera plus longtemps de taille à tenir tête, sur le sol de l’Asie, aux peuples réveillés de l’Islam, de l’Inde, de la Chine et du Japon.
Mais ce serait peu de chose que quelques nations de plus, — si riches que puissent être les neuves harmonies, dont elles enrichiront la symphonie humaine, — ce serait peu de chose, si ces forces de l’Asie n’étaient le véhicule d’une nouvelle raison de vivre, de mourir, et (ce qui compte le plus !) d’agir pour toute l’humanité, si elles n’apportaient à l’Europe épuisée un nouveau viatique.
Le monde est balayé par le vent de la violence. Cet orage qui brûle les moissons de notre civilisation n’avait rien d’imprévu. Des siècles de brutal orgueil national, exalté par l’idéologie idolâtrique de la Révolution, propagé par le mimétisme aveugle des démocraties, — et, pour couronnement, un siècle d’industrialisme inhumain et de gloutonne ploutocratie, un machinisme asservisseur, un matérialisme économique où l’âme meurt étouffée, — devaient fatalement mener à ces confuses mêlées, où disparaissent les trésors de l’Occident. Ce ne serait pas assez de dire qu’il y avait là une nécessité. Il y a là une Dikè. Chaque peuple égorge l’autre, au nom des mêmes principes, qui masquent les mêmes intérêts et les mêmes instincts de Caïns. Chacun, — nationalistes, fascistes, bolcheviks, peuples et classes opprimés, peuples et classes oppresseurs, — chacun revendique pour soi, en le refusant aux autres, le droit à la violence, qui lui paraît le Droit. Il y a un demi-siècle, la Force primait le Droit. Aujourd’hui, c’est bien pire : la Force est le Droit. Elle l’a dévoré.
Dans ce vieux monde qui s’écroule, nul asile, nul espoir. Aucune grande lumière. L’Église donne des conseils anodins, vertueux et dosés, qui veillent prudemment à ne la point brouiller avec les puissants ; au reste, elle conseille, et ne donne point l’exemple. De fades pacifistes bêlent languissamment, et l’on sent qu’ils hésitent ; ils parlent d’une foi, qu’ils ne sont pas sûrs d’avoir. Qui leur prouvera cette foi ? Et comment, au milieu de ce monde qui la nie ? — Comme une foi se prouve. En agissant !
Voilà le Message au monde, comme l’appelle Gandhi, le message de l’Inde : « Sacrifions-nous ! »
Et Tagore l’a redit, en paroles magiques[153] : car sur ce fier principe, Tagore et Gandhi ne sont qu’un :
[153] Lettre du 2 mars 1921, publiée dans la Modern Review, mai 1921.
« … J’espère que croîtra, vigoureux, cet esprit de sacrifice, ce consentement à souffrir… C’est la vraie liberté… Nulle valeur n’est plus haute, — pas même l’indépendance nationale… L’Occident a sa foi inébranlable en la force et en la richesse matérielles : par conséquent, il aura beau crier pour la paix et le désarmement, sa férocité grondera toujours plus fort. Tel un poisson que blesserait la pression de l’eau, et qui voudrait voler : brillante idée ! mais totalement impossible à réaliser pour un poisson. Nous, dans l’Inde, nous avons à montrer au monde ce qu’est cette vérité qui, non seulement rend possible le désarmement, mais le transmue en force. Le fait que la force morale est une puissance supérieure à la force brutale sera prouvé par le peuple qui est sans armes. L’évolution de la Vie montre qu’elle a peu à peu rejeté son formidable fardeau d’armure et une monstrueuse quantité de chair, jusqu’au jour où l’homme est devenu le conquérant du monde brutal. Le jour viendra où le frêle homme de cœur, complètement dégagé de l’armure, prouvera que ce sont les doux qui héritent de la terre. Il est donc logique que Mahâtmâ Gandhi, de corps débile et dénué de toutes ressources matérielles, évoque l’immense pouvoir des doux et humbles, qui attend caché dans le cœur de l’humanité de l’Inde outragée et destituée. Les destinées de l’Inde ont choisi pour allié Nârâyana, et non Nârâyani-senâ, la puissance de l’âme, et non celle du muscle. Elle doit élever l’histoire humaine, du niveau fangeux de la mêlée matérielle aux cimes des batailles de l’esprit… Quoique nous puissions nous abuser, avec les phrases apprises de l’Occident, le Swarâj (Home Rule) n’est pas notre but. Notre combat est un combat spirituel. C’est un combat pour l’Homme. Nous devons émanciper l’Homme des réseaux qu’il a tissés autour de lui, de ces organisations d’Égoïsme national. Il nous faut persuader au papillon que la liberté du ciel vaut plus que l’abri du cocon… Nous n’avons pas de terme pour Nation, dans notre langue. Quand nous empruntons ce mot aux autres peuples, il ne nous va point, car nous devons nous liguer avec Nârâyana, l’Etre suprême ; et notre victoire ne nous donnera rien d’autre que la victoire pour le monde de Dieu… Si nous pouvons défier les forts, les riches, les armés, en révélant du monde la puissance de l’esprit immortel, tout le château du géant Chair s’effondrera dans le vide. Et alors, l’Homme trouvera le vrai Swarâj. Nous, les gueux déguenillés de l’Orient, nous conquerrons la liberté pour toute l’Humanité… »
O Tagore, Gandhi, fleuves de l’Inde qui, pareils à l’Indus et au Gange, embrassez dans votre double étreinte l’Orient et l’Occident, — celui-ci, tragédie de l’action héroïque ; celui-là, vaste songe de lumière, — tous deux ruisselants de Dieu, sur le monde labouré par le soc de la violence, répandez ses semences !