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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1

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VIII
LA CHUTE.

L'air me parut embaumé; je le respirais comme une fleur enivrante qui m'engourdissait et faisait circuler dans mes veines un bien-être inconnu. «Libre!» m'écriai-je, et je courus jusqu'au quai sans tourner la tête. Je m'arrêtai au bord du parapet; je regardai l'eau couler. Ma pensée s'en allait avec elle! Je fus arrachée de mon extase par ma mère, qui venait de me rejoindre, et me dit en me tirant le bras:

—Où vas-tu donc? ce n'est pas notre chemin.

—Ah! pardon, ma bonne mère, lui dis-je en l'embrassant à plusieurs reprises, pardon! J'ai l'air d'une folle, n'est-ce pas? mais je suis si heureuse! Ah! que c'est bon d'être libre! Vois donc la rivière! comme elle est indépendante! comme tout cela est joli! Je ne m'en étais jamais aperçue. C'est vrai qu'il faut être privé des choses pour savoir ce qu'elles valent. Oh! que je t'aime, ma bonne mère!... Et je l'embrassai à la fâcher.

—Reste tranquille; tu vois bien que tu me chiffonnes. Je suis bien aise que tu y tiennes tant à la liberté; tu ne recommenceras pas.

Je n'étais pas à ce qu'elle me disait. Je répondais: Oui, maman.

—Nous allons rentrer: tu travailleras avec moi.

—Oui, maman.

—Ne sois pas malhonnête avec ce pauvre Vincent.

Cela me tira de ma contemplation. Je la fis recommencer.

—Oui, me dit-elle, tâche de vivre en paix avec lui, pour l'amour de moi.

—Comment pour l'amour de toi? Est-ce que tu espères le garder?

Ce fut elle qui s'arrêta et me regarda étonnée.

—Ah! c'est vrai, tu ne sais que ce que l'on t'a conté! je vais te dire la vérité.

Pendant ma narration, elle rougit, pâlit, pleura. Je venais évidemment de la faire beaucoup souffrir. Elle ne me répondit rien.

Nous arrivâmes. Vincent était à cette fenêtre où je m'étais blessée. Ma mère monta d'un pied ferme; mes jambes fléchissaient. La vue de cette maison me rappela tout, et l'air me parut étouffant. Enfin, prenant ma résolution, je montai plus hardiment.

—Qu'ai-je à craindre? me disais-je, ma mère est là. Je vais chez elle. Il ne pourra me démentir.

J'entrai, regardant Vincent en face. Je croyais le voir se troubler; pas un muscle de sa figure ne bougea.

Ma mère avait la même idée que moi; elle se retourna de mon côté, et me dit:

—Allons, répète devant lui tout ce que tu m'as dit en chemin.

Ce fut moi qui changeai de couleur et perdis contenance. Je vis la figure de ma mère s'éclairer d'un espoir qui me fit un mal affreux. Elle doutait de moi. Cette pensée me révolta.

J'avançai, la tête haute, le regard fixe. Vincent ne donna pas un signe d'émotion. Son calme m'exaspéra.

—Êtes-vous devenu muet! dites donc pourquoi je suis partie d'ici. Dites donc ce qui s'est passé! Et je lui répétai tout ce que j'avais dit à ma mère.

Quand j'eus fini, ma mère lui dit: «Répondez donc!» Cela avait plutôt l'air de dire: «Démentez-la, je vous croirai.»

Vincent sentit son avantage. Il n'en fut que plus impassible.

—J'attendais qu'elle eût fini. Je n'ai pas grand'chose à dire; du reste, vous savez que votre fille me déteste. Moi, je l'ai connue enfant, et, à cause de vous, je l'aime beaucoup. Elle est rentrée toute triste; j'ai tâché de la consoler. Je ne sais ce qu'elle s'est figuré; elle s'est sauvée. C'est un prétexte.

Je devins livide!

Je regardai ma mère. Sa figure était calme. Je serrai les dents et je sentis mon cœur trop étroit pour contenir ma colère et ma haine.

Ma mère eut sans doute peur de l'état dans lequel elle me voyait, car elle le pria de nous laisser seules.

Il prit son chapeau et passa près de moi. Ses lèvres ébauchèrent un sourire qui me mit en fureur.

—Tu le crois plutôt que moi, n'est-ce pas? Il me rit au nez. Il est bien sûr que tu le préfères; qu'il peut tout ici. Eh bien! je lui cède la place. Moi, je ne peux plus vivre ici. Tu es bien décidée à le garder, je pars.

Ma mère se mit devant la porte et me prit dans ses bras.

—Voyons, Céleste, écoute-moi.

—Non: si tu ne me promets pas de mettre cet homme à la porte.

—Eh bien, oui, je le quitterai; mais écoute-moi. Il vient d'hériter de quelques mille francs; il me les a promis pour m'établir. Prends patience pour quelque temps; je ferai semblant de le croire. Contiens-toi. En changeant de logement, je me séparerai de lui, et nous resterons toutes les deux.

J'étais à bout de forces. Les insomnies, les émotions m'avaient épuisée. En songeant à l'avance à cette scène, je m'étais attendue à quelque chose de violent et de décidé; je m'étais dit:

—Ma mère choisira entre lui et moi.

Une minute décidera de mon sort. Je n'avais pas pressenti que cela tournerait en longueur. Le dénoûment prolongé me frappait de surprise et paralysait ma volonté. Ces idées d'intérêt et de calcul que ma mère me mettait en avant, pour différer de prendre un parti, m'affadissaient le cœur; je ne comprenais pas alors combien ce sentiment, qu'on nomme l'amour, avait de puissance sur l'âme des femmes de son âge: ma mère avait alors quarante-sept ans. Je ne cédai pas, je cessai de lutter. C'était tout ce que ma mère voulait.

Elle déposa ce masque de sévérité, qu'au fond du cœur elle savait bien que je ne méritais pas de voir sur son visage. Elle m'embrassa avec plus d'effusion qu'elle ne l'avait fait depuis longtemps. Je lui rendis ses caresses à contre-cœur, mais je les lui rendis.

Je me couchais avant que Vincent rentrât; je me levais quand il était parti. J'évitais toutes les occasions de le voir; car, lorsqu'elles se présentaient, c'étaient des querelles sans fin.

Le temps s'écoulait et je ne voyais aucun changement s'accomplir. Ma mère paraissait avoir oublié.

Un jour, il revint dans la journée, et me trouvant seule il osa me dire:

—Allons, viens que je t'embrasse, boudeuse. Je t'avais bien dit que ta mère ne te croirait pas. Tu as eu bien tort; mais, si tu veux, il est encore temps.

—Tenez, lui dis-je, on monte; je crois que c'est ma mère; je vais vous donner ma réponse devant elle... Ma chère mère, arrive donc pour me conseiller. Voici ce que monsieur me proposait à l'instant; que penses-tu que je doive faire?

Il me regarda, haussa les épaules et dit à ma mère:

—En vérité ta fille est folle. Elle ne sait qu'inventer pour nous brouiller.

Ma mère ne répondit rien.

—Ah! ça, lui dis-je? Était-ce pour te moquer de moi que tu m'as promis que tu allais le quitter? Crois-tu que, sans cette promesse, je serais restée ici? Voyons, parle!

Ma mère s'emporta contre moi, me disant qu'elle ne pouvait avoir confiance en moi; que du reste elle était fatiguée de tout cela; que ceux qui voulaient partir étaient libres.

Ses paroles me tombaient si lourdement sur le cœur, qu'il ne battait plus.

Je me mis à pleurer en lui disant:

—Il ne vous manquait plus que de me chasser; vous le regretterez.

Je me dirigeai vers la porte.

Vincent se mit devant moi et m'empêcha de sortir. Il me demanda pardon d'avoir été cause de tout cela; il me supplia de rester, me disant que, s'il le fallait, il partirait plutôt lui-même.

Où aurais-je été? je ne connaissais personne. Je n'avais pas une seule relation à Paris. La seule maison où j'avais travaillé m'était à jamais fermée. Je n'avais eu qu'une affection: ma mère! qu'un appui: ma mère! Cet appui et cette affection me manquant, j'étais seule.

Je rentrai dans mon cabinet. Je le vis embrasser ma mère à travers les carreaux. Mon cœur se souleva.

—Oh! si je pouvais me sauver, si j'avais seize ans! Une idée affreuse venait de me traverser l'esprit. Je la chassais; elle revenait plus forte que ma volonté, et je m'endormis en comptant mon âge à un jour près.

Je rêvai de Denise, des conseils et des indications qu'elle m'avait donnés.

Il me semblait que je prenais une voiture, que je donnais au cocher une adresse dont le souvenir, malheureusement pour moi, s'était trop bien gravé dans ma mémoire, et revenait à ma tête brûlante, dans ces heures de cauchemar et d'angoisse... Je me croyais vengée.

Je m'éveillai sous l'influence de ces songes funestes, et comme armée d'un sombre courage. Le démon du mal s'était emparé de moi; il ne devait plus lâcher sa proie.

Je comptais les jours, les heures. A chaque scène, à chaque querelle, je disais: «Bon! bon! encore deux mois, encore quinze jours, et je vous quitterai pour ne jamais vous revoir. Je deviendrai riche; je n'aurai plus besoin de vous.» Les douces impressions de ma vie, jusqu'alors innocente et simple, s'effaçaient de mon souvenir. J'ouvrais mon imagination à des scènes bizarres, impossibles.

N'ayant encore vu de la vie que son côté le plus étroit et le plus malheureux, j'aspirais à m'élancer vers un horizon plus étendu, que je peuplais de fantômes évoqués de tout ce que j'avais vu sur les scènes des théâtres du boulevard! J'étais folle!

Soit qu'on ne comprît pas l'état de mon âme, qu'on ne crût pas à l'énergie de ma résolution, et qu'on fût heureux de se débarrasser de moi, par un motif ou par un autre, on ne combattait pas mes projets de départ.

La vie devenait insupportable pour tout le monde. J'avais tellement en horreur la faiblesse de ma mère que je ne pouvais plus la regarder. Enfin, il me vint une pensée terrible. Avant de tout quitter, je voulus faire une dernière épreuve.

—Voyons, dis-je à ma mère, je veux te convaincre. Fais semblant de passer la journée dehors; cache-toi dans ma chambre; écoute, et tu verras si je t'ai menti.

Elle hésita longtemps, mais enfin elle consentit. Nous convînmes de tout pour le lendemain.

Vincent rentra à neuf heures.

—Où est ta mère? me dit-il.

—Elle n'est pas revenue.

Il fit quelques tours dans la chambre sans me dire un mot, et il prit un livre.

Je regardai du côté du cabinet avec inquiétude, pensant que ma mère triomphait de voir l'épreuve tourner contre moi. Enfin ma haine l'emporta sur tout autre sentiment. Je m'approchai de lui.

—Vous aviez raison quand vous me disiez qu'elle ne me croirait pas. Il faut que vous lui ayez jeté un sort. Si je vous avais aimé autant qu'elle vous aime, qu'est-ce que vous seriez devenu?

Il me regarda sans me répondre. Il me sembla voir mon rideau bouger. Je me rapprochai encore de lui.

—Vous ne me dites plus rien. Vous voyez bien que j'ai bien fait de ne pas accepter; si j'étais partie avec vous, vous ne m'aimeriez déjà plus.

—Essayez, me dit-il... Et il attacha sur moi un regard qui me força de baisser les yeux.

—Que j'essaye quoi?

—De me suivre, d'être ma maîtresse.

—Eh bien! et maman?

—Bah! Elle est faible de caractère et mobile de cœur; elle se consolera.

Nous entendîmes du bruit dans ma chambre. Il me regarda; je me mis à rire sans lui répondre.

Il courut ouvrir la porte. Ma mère était tombée au travers. Il la porta sur son lit. Elle était sans connaissance.

Alors il eut un véritable chagrin. Il l'embrassait; il lui demandait pardon.

—Oh! criait-il, je suis un misérable! Pauvre femme! je l'ai tuée! Mon Dieu! pardonnez-moi! Jeanne, mon amie, reviens à toi. Je n'étais pas digne de ton affection. Chasse-moi; voilà tout ce que je mérite.

Ma mère ouvrit les yeux, regarda autour d'elle et fondit en larmes. Je n'osais m'approcher.

—Sortez, nous dit-elle, allez-vous-en tous les deux: je veux être seule.

Vincent seul obéit à cette injonction.

—Où veux-tu donc que j'aille? dis-je à ma mère. Et je m'assis.

Elle se cacha la figure et parut ne plus s'occuper de moi.

Mon cœur sautait de joie dans ma poitrine. Il me semblait que j'avais reconquis ma véritable place dans la maison.

Une fois débarrassée de Vincent, j'étais bien certaine de regagner en peu de temps tout ce que j'avais perdu dans le cœur de ma mère. Mais si je connaissais ma mère, je ne connaissais pas encore Vincent. Non seulement il ne partit pas, mais je suis sûre qu'il n'éprouva pas la moindre hésitation.

Il y a des êtres dont on ne peut pas se défaire; celui-là était du nombre. Si cet homme n'eût pas été un libertin effréné, il eût été certainement l'être le meilleur et le plus doux qu'il soit possible de rencontrer. C'était un chef-d'œuvre de résignation et de patience. Il employait toutes les qualités de sa nature souple, facile et caressante à se tirer des mauvais pas où ses vices le faisaient tomber.

Ma mère garda le lit huit jours, avec des intervalles de fièvre, de délire et d'abattement.

Il la soigna, pendant tout ce temps, avec une tendresse passionnée. Pour l'éloigner de son lit, il m'aurait fallu lui faire une scène, provoquer un scandale. J'en aurais bien eu la hardiesse, car il ne me faisait pas peur; mais, dans l'état où était ma mère, cette scène l'aurait tuée. Il sentit que ce courage-là me manquerait, et il en abusa.

Ma mère lui disait de s'en aller; elle lui faisait les reproches les plus amers. Tout cela glissait sur lui. Personne ne fut jamais moins susceptible. Il conjurait ma mère de lui pardonner; il se mettait à genoux devant elle, lui faisant, pour l'avenir, les plus beaux serments du monde, et rejetant sa faute sur les fumées de l'ivresse, sur un instant de folie. Il allait jusqu'à me supplier d'intercéder pour lui.

Quand il le fit, je le reçus comme il le méritait; mais je m'aperçus avec terreur qu'il gagnait du terrain, et qu'une fois encore il arriverait à son but.

Ma mère s'adoucissait... pour lui. Elle changeait à vue d'œil; elle devait souffrir beaucoup, et je lui en voulais de souffrir pour lui.

Tout d'abord, il avait demandé du temps pour arranger ses affaires, mais il traînait les choses en longueur, et ma mère ne le pressait plus. Toute espérance était perdue. Il l'emportait définitivement sur moi.

Je comptai... J'avais seize ans moins un mois!...

On parla de me marier à un ouvrier, pour se débarrasser de moi. Je refusai; l'homme dont on me parlait me déplaisait. Les ouvriers me faisaient peur. J'avais toujours présentes à la mémoire les scènes de l'insurrection de Lyon. Je n'avais pas assez de jugement pour établir des différences. Pour moi, qui disait: ouvrier, disait: insurgé; erreur ridicule et dont je n'ai été convaincue que longtemps après. Je refusai, et ce n'est pas là ce que je regrette; il me semble que je faisais bien en n'acceptant pas de me marier avec un honnête homme que j'aurais trompé ou rendu malheureux.

On me fit mauvaise mine. Vincent en était venu à désirer, et sans en avoir l'air, à presser mon départ. Tout lien affectueux entre ma mère et moi se rompit. Un mois encore s'écoula. J'avais seize ans!... et ma résolution était prise.

Je touche à une circonstance épouvantable et à un jour affreux de ma vie. Mon sort s'est décidé en quelques heures par un coup de désespoir. Il y a eu, dans mon existence, une journée bien horrible. Le matin, j'étais pure; le soir, j'étais perdue.

Bien des femmes sont tombées dans cet abîme; j'ai l'orgueil de croire qu'aucune n'en a mieux et plus vite sondé la profondeur.

Le lendemain du jour dont je parle, j'ai compris que j'étais morte, morte sans retour au monde, dans lequel j'avais vécu jusqu'alors.

J'aurais donné la moitié de ma vie pour racheter le pas que j'avais fait, mais il y a des échelles qu'on ne remonte plus... J'ai accepté ma position de réprouvée et dit adieu au bonheur. Si c'est une expiation de sentir sa déchéance, je puis dire que, pour moi, l'expiation a été complète. Je n'ai pas plus marchandé avec l'opinion que l'opinion ne marchande, en général, avec les femmes tombées où j'étais tombée.

Cela ne veut pas dire que je n'aie pas gardé d'orgueil vis-à-vis des autres damnés et damnées. Si je disais cela, je recevrais, je crois, beaucoup de démentis.

Mais il n'est pas possible d'être plus humble que je ne l'ai été et que je ne le suis encore devant le caractère sacré des vertus que je n'ai pas eu la force de pratiquer.

J'ai toujours aimé, bien que je n'aie point reçu ce qu'on appelle d'éducation première, à me rendre compte de mes pensées.

J'ai tenu, pour moi-même, une espèce de journal de ma vie; c'est-à-dire que, sous l'impression des émotions ou pénibles ou douces que j'ai traversées, je laissais tomber sur le papier la trace écrite de ce que j'avais éprouvé; fragments sans suite, presque aussi souvent détruits que créés; mais jamais, jusqu'à ces derniers temps, je n'avais songé qu'il pût y avoir un intérêt quelconque dans le récit d'une existence comme la mienne.

Deux sentiments que je ne connaissais pas ont été bien doux à mon cœur. Le premier, c'est que je pouvais plaire autrement qu'en charmant les sens, qu'en un mot on pouvait causer avec moi sans me regarder. J'avais toujours cru que la beauté d'une courtisane était tout; que personne ne s'avisait de faire attention à son esprit. La seconde idée, dont la révélation m'a été également précieuse, c'est que mon sort, qui me semblait, avec raison, si peu digne d'intérêt par lui-même et pour lui-même, en acquerrait peut-être un peu davantage en face des événements qui venaient m'accabler sans relâche. C'est ce qui m'a donné le courage d'écrire le récit de ma vie.

Mais, arrivée au point où j'en suis, je m'aperçois que, s'il est des souvenirs affreux, il est, par cela même, des confessions bien difficiles à faire.

Je voudrais bien ne pas écrire cette page de ma vie, si une confession comme la mienne pouvait avoir des réticences.

Je ne sais quelle publicité est réservée à ces pages, mais, n'eussent-elles qu'un seul lecteur, je ne veux pas qu'il puisse m'accuser d'avoir dissimulé une seule des hontes de ma vie.

Le sentiment qui me guidera dans ce récit est bien supérieur aux divers mobiles qui ont inspiré ma conduite. Je n'ai jamais eu de goût pour les livres obscènes; j'ai fait le mal en admirant le bien; j'ai vécu dans le vice en adorant la vertu, et je vais essayer de raconter, le plus chastement possible, la vie la moins chaste du monde.

Je quittai la maison en me promettant de ne pas revenir, si je rencontrais Denise où j'allais la chercher.

Les moindres détails de ce départ sont présents à ma pensée comme si j'y étais encore.

En descendant l'escalier, je touchai ma poche pour m'assurer que ma fortune—cinq francs—y était bien encore.

Il tombait une pluie fine. J'avais mis mes plus beaux atours, et, pour épargner mon bonnet, je pris un petit fiacre. Je donnai l'adresse au cocher, exactement comme dans mon rêve. En entendant le nom de la rue et le numéro, il resta tout ébahi, sans fermer la portière.

—Est-ce que vous ne savez pas où cela est? lui demandai-je inquiète...

—Si, si, me répondit-il en riant. Et il monta sur son siége.

Le trajet me parut long. Nous arrivâmes devant une belle maison; le cocher me fit descendre; j'hésitai avant d'entrer.

—Est-ce bien là que vous allez? me demanda-t-il.

—Je pense que oui, lui répondis-je honteuse. Si vous voulez m'attendre cinq minutes, vous me ferez plaisir.

Il me fit signe que oui, et il s'assit sur son marchepied qui était resté ouvert. Ayant dépassé la porte cochère, je trouvai une barrière grillée, je l'ouvris. Une sonnette s'agita. Ce bruit, auquel je ne m'attendais pas, me fit peur.

Il y avait au fond de la cour d'énormes cuisines. J'allais ressortir, car je devais m'être trompée; Denise ne pouvait demeurer dans une aussi belle maison; mais, au moment où j'ouvrais la porte, une voix me dit:

—Qui demandez-vous?

J'étais embarrassée et je répondis en balbutiant:

—Pardon, madame, je crois m'être trompée... Je demande Mlle Denise; savez-vous si elle demeure ici?

—Je n'en sais rien, je ne connais pas les femmes. Je ne monte jamais; je suis cuisinière. Puis elle appela dans la cour. Fanny!... Attendez, me dit-elle, la femme de chambre va descendre.

Je suis assez loin de ce temps pour qu'on me pardonne un aveu, qui, d'ailleurs, a un rapport avec le triste récit que la vérité me force à faire. J'étais jolie, et, dans le lieu infâme où j'avais mis le pied, la beauté est le plus dangereux des passe-ports.

Mlle Fanny parut. Je dois dire qu'elle avait l'air personnellement très-désagréable. Cependant, après m'avoir regardée, elle me parla du ton le plus doux et le plus caressant.

—Qui demandez-vous? ma fille, me dit-elle, en se mettant en face de moi pour mieux me voir.

—Je demande Mlle Denise.

—Je ne connais pas ce nom-là! La personne que vous me demandez doit en avoir un autre. Au surplus, attendez là un instant, me dit-elle en me montrant le péristyle qui était au bas de l'escalier; je vais vous faire parler à Madame.

J'entrai. Au bout d'un instant, j'entendis qu'on parlait de moi à l'entresol.

—Est-elle agréable?

—Mieux que cela.

—Fais-la monter.

Mlle Fanny vint me chercher et me fit entrer dans une jolie petite chambre qui me parut magnifique.

Une grande et grosse femme entra en même temps que moi, mais par une autre porte. Elle avait dû être remarquablement belle. Ses cheveux étaient gris; ses bandeaux, retenus par une ferronnière garnie de diamants et de rubis; ses mains, étincelantes de bagues d'un grand prix, s'appuyaient à chaque meuble, car son embonpoint l'empêchait de marcher facilement. Elle était couverte de soie et de dentelles, et mise avec tant d'art, qu'à tout prendre cette masse n'avait rien de difforme.

Elle me demanda le nom de famille de la personne que j'appelais Denise... je le lui dis.

—Oui, elle est ici; mais que lui voulez-vous?

—Madame, je voudrais la voir, l'embrasser.

—A la bonne heure; je craignais que vous ne vinssiez pour tâcher de l'emmener. C'est que je ne veux pas qu'on entraîne mes pensionnaires. C'est dans leur intérêt; je n'aime pas les coureuses.

Elle sonna; Fanny parut.

—C'est bien celle que nous pensions, que mademoiselle désire voir. Dites-lui qu'on la demande, elle peut descendre comme elle est: c'est une de ses amies.

Puis, se retournant de mon côté, elle m'examina avec attention. Il paraît que le résultat de cet examen la satisfit, car elle me demanda si je voulais me placer. Elle me dit qu'il lui manquait du monde, et qu'elle me garderait avec plaisir, si cela me convenait. Elle s'informa de mon âge, et voulut savoir où j'avais été jusqu'alors.

Je lui répondis que j'avais à peine seize ans, que j'avais toujours demeuré chez ma mère, mais que j'étais décidée à sortir de chez elle.

—Vous n'êtes donc pas inscrite? me dit-elle étonnée.

—Non, madame.

—Oh! mais alors vous ne pouvez pas rester ici; dépêchez-vous de partir. Et elle sortit.

J'étais si résolue dans ma funeste détermination, que je me sentis toute désappointée.

Denise venait d'entrer. Elle se jeta dans mes bras.

—Je savais bien que c'était toi; je t'avais devinée! Ma petite chérie, que je suis heureuse de te voir!... Et elle m'embrassait mille fois.

Quant à moi, je ne pouvais lui dire un mot, tant j'étais surprise de son costume.

Elle avait une robe de chambre en satin rose, garnie de cygne; un jupon couvert de broderies; une chemise si transparente, que je voyais sa poitrine au travers. Ses cheveux avaient été frisés la veille et tombaient en désordre sur son cou. Son pied, que je n'avais jamais remarqué, me parut charmant dans sa pantoufle brodée d'or.

—Tu es étonnée de mon luxe, me dit-elle; reste ici avec moi, tu en auras autant. Je suis heureuse comme une reine.

—Ce n'est pas précisément cela qui me tourmente, dis-je à Denise, dont la coquetterie naïvement vaniteuse me semblait assez ridicule; seulement, je suis si malheureuse à la maison, que je voudrais bien rester ici avec toi. J'étais même venue pour cela; mais il paraît que l'on ne me trouve pas assez jolie. Cette dame qui vient de sortir a pris un prétexte pour me faire entendre que je devais partir bien vite.

—Que tu es sotte, ma chère enfant! Tu ne vois pas que c'est une frime!... Madame n'est pas si bête que de te laisser aller. Elle vient de me dire, en te quittant, que tu étais charmante, et de t'engager à rester. Je vais lui dire que tu veux bien; on va te cacher dans ma chambre jusqu'à ce qu'il soit temps d'aller là-bas.

Denise avait raison, et malheureusement pour moi mes craintes n'étaient pas fondées.

Autant il est difficile à une jeune fille, dans la position où j'étais, de se créer une existence honorable par le travail, autant il lui est aisé de glisser sur la pente du mal.

Les esprits élevés, les cœurs généreux qui ont protesté au nom de l'humanité contre la traite des noirs, devraient bien s'occuper un peu de la traite des blanches.

En mettant le pied sur le seuil de cette maison funeste, je ne devais rencontrer que trop de passions complices de mon égarement.

Denise, qui était sortie, revint au bout de quelques secondes; elle me fit monter quatre étages et m'introduisit dans une chambre à deux lits, meublée simplement.

Dans cette chambre, il y avait deux femmes en train de jouer aux cartes. Une autre lisait dans un fauteuil.

Denise me présenta gravement.

—Mesdames, dit-elle, voici mon amie de la correction dont je vous ai parlé plusieurs fois; elle vient avec nous.

On me fit un accueil glacial. On me regarda du haut en bas. Ces femmes sont assez malheureuses pour avoir besoin de consolation.

On pourrait croire qu'unies par le malheur et par la honte, elles ont les unes pour les autres cette affection qu'elles ne peuvent plus demander ni à la famille, ni au monde; il n'en est rien. Dans ces asiles ouverts au suicide moral, on trouve les mêmes passions que dans la vie, plus ardentes peut-être, parce qu'elles sont développées par la solitude et par l'oisiveté.

Mes nouvelles compagnes se mirent à chuchoter tout bas. Je n'entendais pas ce qu'elles disaient, mais je n'eus pas de peine à deviner qu'elles étaient activement occupées à me critiquer. Je ne leur en voulus pas trop. Elles me semblaient bien belles, une surtout qui se nommait L... Celle qui lui faisait face était moins jolie, mais ses mains étaient des chefs-d'œuvre de la nature.

Denise me quitta au bout de quelques instants, pour retourner se mettre en conférence avec la maîtresse de la maison.

Dans son brutal enthousiasme pour l'odieux genre de vie qu'elle avait adopté et auquel elle travaillait à m'initier, elle ne se donnait aucun repos qu'elle n'eût levé les difficultés qui s'opposaient encore à mon admission dans la maison.

Il paraît que ces difficultés étaient grandes, plus grandes que je n'aurais pu me l'imaginer, avant de sonder la profondeur de l'abîme où je me laissai entraîner.

J'ai fait jusqu'à présent, et je compte faire dans la suite de ce récit, assez bon marché de mon caractère et de ma personne, pour avoir le droit de dire le bien comme le mal. Je n'excuse pas mon action, je la raconte.

En interrogeant, après douze années, le souvenir attaché à cette démarche, qui m'a perdue, et qu'on devait me faire payer si cher, je puis me rendre ce témoignage, que l'idée même de la dépravation était étrangère à la résolution que j'avais prise; ce que je démêle de plus distinct au milieu des sentiments confus qui m'agitaient alors, à côté de ma jalousie pour ma mère et de ma haine pour Vincent, c'est un besoin impérieux de savoir comment vivait ce beau monde envié et rêvé par les pauvres. Je me suis damnée par orgueil. Mon corps était plus pur que mon âme, et je suis tombée.

Le sacrifice de la pudeur d'une jeune fille, qui se confond pour la femme honnête avec le bonheur de sa vie et les saintes joies de la maternité, ne me rappelle à moi qu'un souvenir odieux.

Denise était triomphante. Aucun obstacle ne devait plus s'opposer à notre réunion. Quant à moi, j'étais la créature la plus malheureuse qu'on pût imaginer.

Les deux jours que je passai cachée dans cette maison furent pour moi deux jours d'affreux supplice.

La fièvre qui m'avait soutenue s'était subitement affaissée, et n'avait laissé dans mon cœur que le remords, le découragement, un immense dégoût de moi-même et de la vie que j'avais embrassée. Si j'avais eu encore un peu d'exaltation, avec mon désespoir, il est certain que je me serais tuée.

Je me suis donné de cela plus tard à moi-même une preuve convaincante, mais le ressort de mon âme était brisé.

Si j'avais pu effacer de mon existence un affreux moment, j'aurais fui cette maison maudite, mais je me sentais tellement perdue, si bas tombée, que je n'avais plus d'intérêt pour moi-même, ce qui est, soyez-en sûr, le comble de la douleur humaine.

Moralement, je n'étais plus qu'un cadavre. Des volontés étrangères disposaient de moi, comme elles eussent fait d'un automate.

On m'annonça que je devais aller à la préfecture de police pour régulariser ma position. Cette nouvelle me réveilla un peu de ma torpeur.

J'allais nécessairement me trouver en face de ma mère, et je tremblais à la pensée de cette entrevue. Cependant, contre ma mère, j'avais une force dans ce qui me restait de conscience: c'était le sentiment profond, que sans l'abandon où elle m'avait laissée, sans la jalousie qu'elle m'avait mise au cœur, je n'aurais jamais pris un parti si désespéré. Je tremblais donc encore plus à la pensée de me présenter devant M. Régnier.

—Allons, me dit Denise, ne vas-tu pas trembler maintenant? Si tu as l'air de faiblir, il te renverra à la correction; si tu es bien décidée, il ne fera pas de difficultés. On ne peut t'empêcher de faire ce que tu veux, si ta mère y consent; ce qu'elle fera pour se débarrasser de toi.

Mlle Fanny fit avancer une voiture. J'avais fait prévenir ma mère de se trouver rue de Jérusalem, à midi. La première personne que je vis ce fut elle.

Je la remerciai d'être venue; je lui dis que mon parti était pris, que toute objection était inutile.

—Je sais bien que tu me préfères Vincent, que tu ne le quitterais qu'avec douleur; quand même tu le quitterais, d'ailleurs, tu ne pourrais plus me garder; pour éviter tout retour, j'ai jeté ma robe blanche aux orties. Pudeur, conscience, douleur, j'ai tout étouffé! il n'y a plus rien à faire pour moi. Personne au monde ne m'aimait plus; je suis morte pour les honnêtes gens. Ne pleure pas; ce n'est pas de ta faute. Tu es faible; tu as été si malheureuse, que personne ne te blâmera. Laisse ma destinée s'accomplir. L'ambition est entrée dans mon cœur; je deviendrai riche. Et puis, vois-tu, j'ai pris ma classe en dégoût; je n'aurais jamais pu être la femme d'un ouvrier. Ce que tu as enduré de misère et de privations, ce que j'ai vu moi-même me fait peur; malgré moi, mon imagination s'envole vers ce monde brillant, que j'aime mieux approcher, fût-ce en esclave, plutôt que de régner sur mes pareilles!

Le mal a son orgueil comme le bien. Triste orgueil! Je m'exaltais en parlant, et je sentais de nouveau la fièvre me monter au cerveau.

—Folle! me dit ma mère, qui donc t'a ainsi monté la tête? C'est la misère et l'infamie que tu veux me faire accepter pour toi! Oui, j'ai eu des torts, j'en conviens; mais tout peut se réparer. Renonce à ton projet; viens avec moi: je te jure de tout rompre.

—Non, lui dis-je; il est trop tard.

Elle connaissait mon caractère, et n'insista plus.

On me fit entrer dans le cabinet où j'avais déjà paru.

—Comment, c'est vous!... me dit M. Régnier surpris. Que voulez-vous donc?

—Je veux me faire inscrire de suite.

—Vous faire inscrire! dit-il en se levant; et vous avez cru que j'y consentirais? Je vais vous envoyer à la correction.

—Comme vous voudrez, monsieur; en sortant, je reviendrai pour que vous m'inscriviez.

Il me regarda de côté, et me dit:

—Et votre mère consent?

—Oui, monsieur.

—Est-elle ici?

—Oui, monsieur.

Il sonna, et, sans se retourner, il dit au garçon:

—Conduisez cette fille à la toise.

On prit mon signalement, ma taille.

J'étais inscrite sur ce livre infernal d'où rien ne vous efface, pas même la mort!

Je sortis, inondée d'une sueur froide; mes mains étaient glacées.

Denise, qui m'attendait en voiture, me réchauffa de son mieux.

—Qu'as-tu donc? me dit-elle; comme tu es pâle!

—Je ne sais, lui dis-je, mais il me semble que je payerai bien cher cette journée...

Ma mère m'attendait au passage.

—Malheureuse! me dit-elle en fondant en larmes; c'est toi qui l'auras voulu. Que Dieu nous pardonne!

Et elle partit, sans même me donner la main.

Un instant, toute ma tendresse me reprit; je voulais descendre et courir après elle.

Denise me retint.

—A quoi penses-tu? Ne veux-tu pas retourner chez toi, pour te trouver de nouveau entre ta mère et Vincent? Tu la rendrais malheureuse, et toi aussi. Laisse-la donc aller!...

Ce nom de Vincent me mettait toujours en rage. Mon cœur se tut.

Nous rentrâmes. La grosse femme nous attendait.

On me fit entrer dans un joli salon, au premier, et on me commanda un trousseau complet.

On ne me faisait pas grâce d'une minute. Le lendemain soir, je descendis dans une toilette éblouissante. On m'avait apporté une robe de velours épinglé blanc, des bas de soie, des souliers de satin, et une parure de corail.

Denise ne se sentait pas d'aise. Elle regardait d'un air de triomphe nos compagnes, dont la bienveillance était loin de s'accroître en proportion des progrès de mon élégance improvisée.

La grosse dame paraissait très-satisfaite de sa nouvelle pensionnaire, et me présenta à sa sœur, que, dans la maison, à cause de ce lien de parenté, on appelait ma Tante.

C'était une grande femme maigre, avec des cheveux blancs et des yeux noirs. Elle prit ses lunettes pour mieux m'examiner.

Il faut avoir vécu comme moi dans ces enfers pour savoir ce que la société, au milieu d'un siècle, à bon droit, fier de sa civilisation, est obligée de permettre.

On a peine à comprendre que des créatures humaines puissent s'acclimater dans ces infâmes prisons. L'explication de ce fait est pourtant bien simple. La plupart de ces femmes sont stupides; pour peu qu'on ait d'intelligence, on y meurt ou on en sort. Je n'y étais pas depuis huit jours, que je n'avais qu'une pensée: en sortir.

Il venait dans cette maison des personnes si distinguées et si riches, que, bercée par les histoires de Denise, je m'imaginais que j'allais trouver tout de suite quelqu'un qui m'aiderait à sortir de là. Mais cela n'était pas aussi facile que je l'avais cru.

Le temps s'écoulait, et ce protecteur inconnu ne se présentait pas. Chaque jour, au contraire, la chaîne qui m'attachait au lieu de mon supplice devenait plus lourde.

Le grand moyen de gouvernement des femmes qui dirigent ces sortes de maisons, est le poids de la dette sous laquelle elles écrasent leurs malheureuses victimes. Il n'en est pas un, de ces Shylocks en jupons, qu'on ne puisse définir ainsi: le spectre de l'usure déguisé en femme. On comptait chaque semaine; je devais déjà onze cents francs.

J'étais si triste, qu'on craignit de me voir tomber sérieusement malade, et que Madame me permit de sortir avec Denise.

Nous allâmes à la Chaumière.

Nous étions si bien mises, que tout le monde nous regardait sans savoir qui nous étions.

Plusieurs jeunes gens vinrent parler à ma compagne. L'un d'eux parut m'accorder une attention particulière. Toutes les fois que je me tournais vers lui, je voyais ses grands yeux noirs et doux fixés sur les miens. Je ne sais si ce fut par reconnaissance, mais il me sembla avoir une charmante figure.

—Quel est donc ce jeune homme? demandai-je à Denise.

—Adolphe? dit-elle en se retournant.

—Je ne sais pas s'il s'appelle Adolphe, mais c'est celui qui t'a parlé le dernier. Il a une bien jolie tête; c'est dommage qu'il ne soit pas plus grand: cela lui ôte de la distinction.

—C'est vrai, mais c'est un charmant garçon. Il étudie la médecine. Son père était un chirurgien célèbre du temps de l'Empire, qui, ayant une nombreuse clientèle, a fait une grande fortune. Il avait placé cette fortune dans des entreprises lorsqu'il vint à mourir subitement. Les entrepreneurs firent faillite. Sa veuve et son fils se trouvèrent ruinés, sauf quelques milliers de francs, qui leur restaient. Adolphe se mit à étudier; mais il n'a pas eu de chance. Il s'est fait une piqûre en faisant l'autopsie d'un cadavre; il a manqué d'en mourir, et il est resté neuf mois le bras en écharpe. Tu vois comme il est encore pâle. Il paraît que c'est très-dangereux ces coupures-là.

—Comment sais-tu tout cela?

—Il est intimement lié avec un jeune homme que je connais. Ne va rien dire s'ils viennent encore nous parler. Adolphe surtout ne peut souffrir les femmes dans notre position.

Nous avions fait le tour de la moitié du jardin; les jeunes gens vinrent de nouveau à notre rencontre. M. Adolphe causa quelques instants avec Denise, et nous demanda la permission de venir nous voir.

Denise me serra le bras en riant, et se chargea de la réponse. Elle lui dit que cela était impossible; que j'étais encore plus tenue qu'elle; mais que, la première fois qu'elle irait voir son ami, elle m'amènerait.

Quand nous rentrâmes, il me sembla que je détestais encore plus ma servitude qu'avant de sortir, car cela ne nous était permis qu'une fois par mois.

Je comprends très-bien tout le mépris que les hommes ont pour ces créatures. Mais je le comprends surtout de la part de ceux qui, renfermés dans les saintes joies de la famille, ne les ont jamais hantées. Quant aux débauchés, qui passent leur vie à jouer et à courir les tripots, il me semble qu'ils pourraient avoir plus d'indulgence pour les tristes compagnes de leurs honteux plaisirs. C'est précisément le contraire qui a lieu. Les plus corrompus sont les plus insolents, et nul cœur honnête ne pourra savoir ce qu'il faut d'humilité à une courtisane, pour accepter sans mourir ou sans se venger les injures qu'elle reçoit. Je n'avais pas la vocation.

Ma chute n'avait pu ni changer mon caractère, ni dompter mon orgueil. Je continuais d'avoir une très-mauvaise tête et un orgueil effréné. Pendant mon séjour dans la maison où j'étais, j'eus l'occasion d'exercer ces dispositions belliqueuses à l'encontre d'un homme dont la gloire, bien qu'elle soit belle, suffit à peine à faire oublier les mœurs.

Il va sans dire que je ne le nommerai pas; mais, si quelques personnes le reconnaissent, j'aurai la conscience bien tranquille; ce sera de sa faute plus que de la mienne. Je n'éprouve aucun embarras à parler de mes relations avec lui; car, ainsi qu'on va le voir, l'histoire de nos amours n'est pas un échange de tendresses vénales, mais une suite rapide de violences, de querelles et de mauvais tours.

La première fois que je le vis, c'était, je crois, le lendemain du jour où nous avions été à la Chaumière, et j'étais d'assez mauvaise humeur; il me fit une impression que j'aurais peine à rendre.

On me demanda. Je suivis Fanny dans le petit salon.

Il y avait un homme assis près de la cheminée et qui me tournait le dos. Il ne prit pas la peine de me regarder. Ses cheveux étaient blonds; il était mince et me parut d'une taille ordinaire. Je m'avançai un peu. Ses mains étaient blanches et maigres; il battait la mesure avec ses doigts sur son genou.

Je me plaçai en face de lui; il leva les yeux sur moi: c'était un spectre plutôt qu'un homme. Je contemplais cette ruine prématurée; car il paraissait à peine avoir trente ans, malgré les rides qui sillonnaient son visage.

—D'où viens-tu donc? me dit-il, comme s'il sortait d'un rêve; je ne te connais pas.

Je ne répondis rien; il se mit à jurer.

—Répondras-tu, quand je te fais l'honneur de te parler?

Je devins rouge et je lui dis:

—Est-ce que je vous demande qui vous êtes et d'où vous sortez? Ai-je besoin d'un état de services pour me présenter devant vous? Je vous préviens que je n'en ai pas.

Il continua à me regarder avec son air hébété.

Je me dirigeai du côté de la porte.

—Reste là, me dit-il, je le veux.

Je n'en entendis pas davantage et je sortis.

Je courus raconter à la grosse femme ce qui venait de se passer. Elle haussa les épaules et me dit que j'avais eu tort; que ce monsieur était son meilleur ami; qu'elle voulait qu'on le traitât bien; qu'il venait quelquefois passer huit jours de suite chez elle; que d'ailleurs il se recommandait de lui-même, et que c'était un des plus grands littérateurs du siècle.

—Cet homme-là! fis-je étonnée.

—Cet homme-là.

—Eh bien! alors, je lui conseille d'écrire moins bien et de parler mieux.

Denise était là; elle se pencha à mon oreille, et me dit tout bas:

—Elle en est entichée, parce qu'il a beaucoup d'argent, mais c'est un vilain homme, brutal, malhonnête et toujours ivre. Je plains celles qui ont le malheur de lui plaire.

Un violent coup de sonnette fit trembler la maison.

C'était mon ennemi qui se fâchait de ce que je l'avais laissé seul.

—N'y retourne pas, me dit Denise.

—Au contraire, lui répondis-je en regardant la grosse femme ironiquement; je ne suis pas fâchée de voir de près un grand génie. Il y a toujours à gagner dans la société des gens d'esprit.

Je rentrai dans le petit salon.

—Ah! te voilà revenue, me dit-il. Dans cette maison, tout le monde m'obéit; tu feras comme les autres.

—Peut-être.

—Il n'y a pas de peut-être, et, pour commencer, je veux que tu boives avec moi.

Il sonna; Fanny accourut.

—A boire! dit-il.

Elle revint avec trois bouteilles et deux verres.

—Voyons, que veux-tu? veux-tu du rhum, de l'eau-de-vie ou de l'absinthe?

—Je vous remercie; je n'aime que l'eau rougie, et, dans ce moment, je n'ai point soif.

—Qu'est-ce que cela me fait? je veux que tu boives.

—Non, lui répondis-je, résolûment.

Il jura comme un templier, et ayant rempli son verre d'absinthe il l'avala d'un trait:

—A toi, maintenant, bois ou je te bats.

Il remplit deux verres et m'en apporta un, tout en chancelant. Je le regardai s'avancer vers moi, un peu effrayée de sa menace, mais bien décidée à ne pas céder.

Je pris tranquillement le verre qu'il m'offrait et je jetai le contenu dans la cheminée.

—Oh! dit-il en me prenant la main et en me faisant tourner sur moi-même, mais sans me faire de mal; tu es désobéissante, tant mieux. J'aime autant cela...

Il prit quelques louis dans une de ses mains, un verre plein dans l'autre:

—Bois, me répéta-t-il, et je te les donnerai.

—Je ne boirai pas.

—Oh! dit-il en riant, et en se courbant un peu sur lui-même, quel beau caractère! inaccessible à la peur comme à l'intérêt! C'est égal, tu me plais comme cela. Viens t'asseoir avec moi sur ce canapé et conte-moi ton histoire.

Je m'assis sans rien répondre.

—Tu as été, n'est-il pas vrai, malheureuse et persécutée? Je parie que, comme tes compagnes, tu es au moins la fille d'un général. Sois franche, mon caractère te plaît-il?...

—Il me déplaît affreusement.

—Eh bien, tu n'es pas comme les autres. Elles sont toutes folles de moi, ou elles le disent du moins. Mais que veux-tu? on n'est pas maître de ses sympathies. Je ne peux pas les souffrir, tandis que, toi, tu me sembles originale et tu me plais. Prends cet or! Tu ne l'as pas gagné; je te le donne. Laisse-moi; va-t-en!

Je me hâtai de profiter de la permission. En sortant, je le regardai et je le vis qui se versait un verre d'eau-de-vie.

Denise m'attendait à la porte.

—J'avais peur pour toi, me dit-elle. Il paraît que, quand on le contrarie, il frappe, et j'étais venue, au besoin, pour te porter secours.

Je la remerciai en souriant. Dans ce moment, je ne tenais guère à la vie, et s'il m'avait frappée, pour le plaisir de me torturer, de m'humilier, je crois qu'il aurait couru plus de danger que moi.

Je l'avais tant rebuté qu'il ne pouvait plus se passer de moi. Il venait me voir deux ou trois fois par jour. Il avait comme des moments de folie, où il me disait des choses infâmes sans motif. Cela m'exaspérait. Je déclarai que je ne voulais plus descendre près de lui. On me fit sentir brutalement que je ne m'appartenais pas. Je commençais à prendre la grosse femme en horreur. Je descendis la tête montée, et sans attendre qu'il m'adressât la parole:

—Que me voulez-vous encore? Pourquoi tenez-vous à me voir? Votre vue ne m'inspire que du dégoût. Si c'est dans vos nuits d'orgie que vous faites ces belles choses que j'ai lues ce matin, je vous plains, car le lendemain vous ne devez plus reconnaître l'auteur, et c'est dommage. Il vous sied bien de mépriser les femmes et de vous faire leur détracteur! Vous êtes moins qu'un débauché; vous n'êtes qu'un ivrogne. Si vous avez à vous plaindre d'une femme, ce n'est pas une raison pour détester les autres. Vous avez peut-être raison de nous mépriser, mais alors laissez-nous tranquilles.

J'étais un peu inquiète de l'effet de cette fougueuse harangue, dont il avait écouté le commencement en me regardant avec des yeux effarés; mais j'eus bientôt lieu de me rassurer, car, lorsque j'eus fini, je m'aperçus qu'il s'était endormi sur son fauteuil... Je sortis sur la pointe du pied.

Il paraît qu'il ne m'avait pas gardé rancune, car, le lendemain, il vint demander la permission de m'emmener dîner avec lui. Madame se hâta de dire oui sans me consulter.

Je cherchai à me rassurer en pensant qu'il gardait ses excentricités grossières pour l'intérieur de la maison, mais qu'au-dehors il se respectait davantage. Il vint me chercher à six heures et me conduisit au Rocher de Cancale.

J'étais vêtue très-simplement, avec une robe et un chapeau que je mettais pour la première fois. Ma toilette me plaisait; je me sentais un peu moins triste, peut-être parce que, pour la seconde fois, j'étais sortie de cette odieuse maison.

Dans les premiers moments, je n'eus pas trop à me plaindre de lui, sauf quelques plaisanteries de mauvais goût, peu généreuses dans tous les cas, que je réprimai de mon mieux.

Le garçon qui nous servait apporta une bouteille d'eau de seltz.

On pourrait donner à deviner en mille l'idée folle qui passa par la tête de l'homme singulier qui m'avait choisie comme victime de ses caprices. Il prit le syphon d'eau de seltz comme s'il voulait se verser à boire, et, dirigeant l'orifice de mon côté, il m'inonda de la tête aux pieds.

Il y a des conditions d'âge et des dispositions d'esprit où cela aurait pu être accepté comme une mauvaise farce; mais j'étais si malheureuse, que ce prétendu accès de folie m'exaspéra. Je versai un torrent de larmes; mes larmes étaient des larmes de rage.

Plus je pleurais, plus il riait. Si j'étais restée une minute de plus dans ce cabinet, je lui aurais brisé la tête, au risque de tout ce qui pouvait m'arriver. Heureusement, je gagnai la porte et je me sauvai en me faisant à moi-même le serment de me tuer plutôt que de continuer cette vie plus longtemps.

J'allai raconter mes peines à Denise.

Heureusement qu'elle-même avait renoncé à son absurde optimisme, car sans cela je l'aurais prise en grippe. Denise était loin d'avoir une nature délicate, mais elle était aimante; elle avait une âme virile, et notre existence commençait à lui peser autant qu'à moi.

—Prends patience, me dit-elle, et surtout pardonne-moi, car c'est ma faute. C'est moi qui t'ai conseillée; je le regrette bien, je t'assure. On m'avait trompée comme je t'ai trompée. Je vois clair maintenant; c'est l'infamie sans profit. Rien ne peut racheter un pareil passé! Moi aussi, je souffre bien; j'aime avec toute la force d'un premier amour; j'aime un homme qui me chasserait s'il connaissait ma position, et je crois que j'en mourrais.

Elle pleurait. Ce fut à mon tour de la consoler et de lui dire: Patience!

Quelle vie, grand Dieu! que celle que nous menions! quelles tortures! Être obligé de rire quand on a envie de pleurer, éveillé quand on veut dormir, prisonnier quand on rêve la liberté, dépendant, humilié quand on paye si cher le peu qu'on possède! Si on étouffait les malheureuses créatures qui s'y exposent, on leur rendrait service, et il n'y en aurait pas une qui ne dût bénir la main qui lui donnerait la mort!

L'amour se venge cruellement des femmes qui ont profané son image! Soit que leur cœur, éternellement fermé à la tendresse, se fatigue à la poursuite d'un bien qu'elles doivent toujours ignorer, soit qu'elles aient la douleur de ne pouvoir faire partager l'affection qu'elles éprouvent, et qu'elles voient la contagion du mépris s'étendre entre elles et l'objet de leur passion, alors même qu'elles réussiraient à se faire aimer, l'ombre de leur passé s'assied à leur chevet.

L'amour qu'elles inspirent est troublé comme leur existence, et si elles peuvent donner le plaisir, elles ne peuvent plus donner le bonheur.

Pour ces femmes, rentrer dans la voie du bien est difficile, presque impossible. Si elles ont la franchise d'avouer ce qu'elles ont été, toutes les portes se ferment devant elles.

Quelle est l'honnête femme, mère de famille, qui voudra prendre pour ouvrière, pour domestique une fille perdue? La chute a été volontaire, comment croire à la sincérité du repentir? Le monde n'est pas inhumain, il est incrédule.

La femme craint pour son mari; la mère craint pour son fils, pour sa fille surtout. Elle repousse la pauvre malheureuse, pas toujours par mépris,—les femmes vraiment honnêtes ont le cœur plein d'indulgence et de pitié,—mais par prudence pour ceux qu'elle aime... Essaye-t-on, au contraire, de cacher son passé?... on passe sa vie à trembler... Un hasard peut mettre sur la trace de ce que vous voudriez cacher avec un rideau de votre sang.

Pour la femme tombée si bas, il n'est plus de famille. Vos parents vous renient et cherchent à vous oublier...

Le mariage vous est interdit. L'homme qui voudrait unir son sort au vôtre recule à l'idée d'aller demander votre main au préfet de police.

La maternité, le plus grand bonheur de tous pour la femme digne de ce nom, est la plus affreuse de toutes les tortures... Le premier baiser de votre enfant est une souffrance, sa première parole un reproche, car vous ne pouvez lui nommer son père... Est-ce un garçon? vous savez que, devenu homme, il vous méprisera. Est-ce une fille? vous n'osez pas la garder près de vous. Le passé, le présent, l'avenir vous le défendent.

Enfin, avez-vous réussi, par un moyen ou par un autre, à échapper à ce gouffre béant, la misère? vous êtes-vous créé une existence sinon heureuse, du moins tolérable?... dix ans, vingt ans plus tard, comme cela m'arrive aujourd'hui, vous avez un ennemi; il vous jette votre passé à la face: il détruit en quelques instants le résultat de longues années d'efforts, et vous repousse vers l'abîme sans se demander si cette rechute ne va pas vous briser.

Il n'est pas dans mon caractère de rien éprouver avec mesure. Joies, tristesses, affections, ressentiments, paresse, activité, j'ai tout exagéré. Ma vie a été un long excès. Avec de telles dispositions et tant de raisons d'être malheureuse, jugez ce que je devais souffrir, quand, pour plaire et par conséquent gagner le pain du jour, il me fallait supporter la présence d'êtres odieux. Ah! qu'il m'a fallu de courage et de lâcheté pour n'être pas la Henriette de Janin, l'héroïne de l'Ane mort et de la Femme guillotinée.

Je roulais ces pensées et mille autres dans mon cerveau brûlé par la fièvre; je formais les projets les plus extravagants, et, quand j'en avais reconnu l'impossibilité, je me débattais dans mon impuissance. Parfois, lasse de me faire des reproches, lasse de me torturer moi-même de mes remords, je m'en prenais à la société; je me disais qu'il est barbare d'autoriser une enfant de seize ans à consommer ce pacte d'infamie... La loi, qui ne permet pas d'administrer ses biens avant vingt et un ans, laisse une malheureuse fille de seize ans vendre son corps. Je maudissais Saint-Lazare. Je pensais,—je vous vois sourire de mes plans de réforme,—je pensais qu'à tant faire que d'envoyer de pauvres petites filles, abandonnées de leurs parents, dans des maisons de correction, ces maisons de correction ne devraient pas être à Paris, mais à la campagne, afin de laisser entrer le soleil par les fenêtres grillées, afin de permettre aux pauvres petites recluses d'apercevoir les arbres au lieu de ces grands vilains murs qui semblent enfermer l'espérance. La nature détendrait l'âme au lieu de l'endurcir; la pensée remontrait petit à petit à Dieu, et Dieu inspire le devoir. Isoler le mal; comment n'y a-t-on pas songé? Il me semble que cela ne serait pas bien cher, puisqu'on utilise le travail des enfants! Quelques lieues à faire pour revenir au lieu où l'on a failli, c'est quelquefois un monde à traverser.

Je touchais, sans m'en douter, au moment de ma délivrance; mais je devais la payer bien cher. Mes souffrances morales avaient fini par réagir sur ma santé! J'avais la tête lourde, des frissons de fièvre, et je ne pouvais rester ni assise, ni debout, tant je me sentais malade; je me couchai. On vint me dire que je devais descendre au salon après l'heure du dîner. La grosse femme donnait une petite fête aux habitués de la maison. Je ne sais pas ce que j'aurais donné pour prendre quelque repos; cependant, je me levai sans faire une objection.

A neuf heures, il y avait déjà beaucoup de monde réuni. Je m'assis dans un coin... Personne ne fit attention à moi; on causait, on riait... Le champagne bouillonnait dans les verres et dans les veines; ces conversations et ces rires empêchaient d'entendre mes dents claquer... Un frisson me prit, puis une sueur froide; je me laissai tomber sur le canapé où j'étais assise.

Quelqu'un me souleva et me fit sortir.

On me porta dans une autre pièce et j'entendis murmurer au-dessus de ma tête.

—Pauvre fille!... elle est bien malade! c'est un accès de fièvre.

—Oui, dit Fanny, elle se plaignait depuis ce matin; mais, ici, on n'a pas le temps d'être malade.

Je revins peu à peu à moi. La personne qui m'avait accompagnée ou plutôt portée, était un jeune homme de vingt-huit à trente ans. Sa taille était moyenne, sa mise recherchée, mais sévère.

Il me tenait la main et me regardait avec attention. C'était une de ces physionomies qu'on n'oublie pas quand on les a vues une fois: les yeux ternes, quoique mobiles, le nez long, le teint d'un jaune pâle, les lèvres blanches, la respiration silencieuse. Il semblait usé par le travail ou par la débauche.

—Vous êtes malade, mon enfant! me dit-il; il faut vous soigner.

—Me soigner! Où voulez-vous donc que je me soigne?...

Et, poussée par la fièvre, par le regret, par le dégoût de moi-même, je lui dis tout sans respirer, puis je me mis à pleurer... Il m'avait écoutée sans m'interrompre, sans paraître ému!

—Combien devez-vous? demanda-t-il.

Je le lui dis. Il haussa les épaules.

—Écoutez, dit-il, si ce que je vous offre vous convient: je demeure seul; pourtant j'ai un appartement énorme, parce qu'une de mes sœurs arrive à Paris, après ses couches, c'est-à-dire dans deux mois. Voulez-vous habiter son logement? on vous soignera.

Et, sans attendre ma réponse, il sonna, demanda mes effets, mon compte, paya, fit avancer une voiture et me dit de le suivre.

Je demandai la permission de dire adieu à mon amie; il me la refusa, disant qu'il ne voulait pas que je reçusse de visites. Fanny se chargea de faire mes adieux.

Nous fîmes assez de chemin; mon compagnon ne me disait pas un mot. La voiture se ralentit; nous montions. Je vis une station de fiacres, et je lus près d'un bec de gaz: Place Breda.

Nous étions arrivés. L'appartement était au premier; un homme endormi vint nous ouvrir.

—Conduisez mademoiselle dans la chambre du fond; veillez à ce qu'elle ne manque de rien. Si je ne rentre pas, vous préviendrez mon médecin.

—Bonsoir, me dit-il en s'en allant; tâchez de bien dormir: c'est souvent un bon remède. Si vous avez besoin de quelque chose, sonnez, demandez, ne vous gênez en rien; mais sonnez fort, car mon valet de chambre a le sommeil dur.

Je n'étais pas revenue de ma surprise, que la porte de l'allée s'était refermée sur lui.

Je suivis le valet de chambre, qui m'installa dans une jolie chambre fraîchement décorée.

Une fois seule, j'eus bien envie de visiter les chambres qui donnaient dans la mienne. Je ne l'osai pas; je mis les verroux et je me couchai. J'eus dans la nuit une soif dévorante, mais je n'osai appeler.

Le matin, on frappa doucement; c'étaient le médecin et le valet de chambre.

—Une minute, dis-je.

Je passai une robe; ils causèrent en attendant; j'entendis:

—Il ferait bien mieux de se faire soigner lui-même; cette maladie de langueur lui jouera un vilain tour. Et vous dites qu'il a amené cette femme cette nuit!... Où aura-t-il trouvé ça? Il finira par se faire voler! S'il continue, j'écrirai à son père.

J'ouvris la porte, à moitié nue; cette conversation me faisait mal. Je répondis à demi-mot à ce médecin, qui sortit en disant: «Elle n'a rien.»

M. L... rentra à dix heures, plus pâle que la veille.

—Eh bien, me dit-il, vous n'avez rien... tant mieux! C'est égal, soignez-vous!

Il me fit donner à déjeuner, me demanda ce qui me manquait pour ma toilette, et partit jusqu'au lendemain.

Je restai ainsi huit jours, le voyant à peine une heure par jour. J'allais un jour bien, un jour mal. Enfin, je restai deux jours sans me lever, avec des douleurs à la tête. Je n'osais plus demander le médecin. Quand M. L... entra dans ma chambre, il recula en me voyant.

—Vite, dit-il au domestique, le médecin de suite... Elle est pourpre; elle va avoir une fièvre cérébrale.

En effet, ma tête me semblait un volcan qui va éclater.

Le docteur se fit attendre deux heures. Il arriva tout poussif d'un déjeuner en ville, qu'il raconta dans tous ses détails avant de me regarder. L..., toujours calme, lui montra mon lit du doigt.

—Ah! c'est vrai, dit-il, en ouvrant les rideaux pour voir clair.

Puis il vint me regarder.

—Grand Dieu! s'écria-t-il en pâlissant, pourquoi m'a-t-on appelé si tard? Elle va avoir la petite vérole; elle a un commencement de fièvre cérébrale; elle brûle. L'une de ces maladies se traite à froid, l'autre à chaud. Il sera très-difficile de la soigner ici; cependant je vais faire une ordonnance.

Il sortit. M. L... et le valet de chambre le suivirent. Je restai seule; je me jetai en bas du lit; j'écoutai à la porte. Le docteur disait:

—Vous voilà bien avancé, qu'est-ce qu'on va dire si elle meurt ici, chez vous? et puis c'est un mal contagieux.

—Ah! dit le domestique, monsieur la fera servir par qui il voudra, mais je n'entrerai plus dans sa chambre.

M. L... semblait très-affecté.

—J'avoue, dit-il, que ce que je crains le plus au monde c'est la petite vérole. Nous ne pouvons cependant pas laisser mourir cette pauvre femme comme un chien, et quand je devrais la soigner moi-même, je ne l'abandonnerai pas. Mais voyons, docteur, est-ce qu'on ne pourrait pas la conduire dans une maison de santé? Je payerais bien volontiers tous les frais.

—Non, répondit le docteur; la changer de place en ce moment est impossible: ce serait vouloir la tuer. Je vais tâcher de vous envoyer une garde-malade.

Il prescrivit quelques remèdes, et je l'entendis marcher et sortir.

Je me redressai; je serrai ma tête dans mes mains pour en faire jaillir une idée. Ma tête me brûlait les doigts et semblait consumer mes pensées. Je mis mon chapeau resté sur une table, ma robe, mon manteau; j'ouvris une porte; je traversai une pièce, puis deux, sans rencontrer personne; enfin l'antichambre, l'escalier.

En bas, les forces me manquèrent; j'appuyai mon front sur la pomme de cuivre, pour tâcher de me rafraîchir, et, faisant un effort surhumain, je secouai ma volonté dans le bandeau de feu qui la comprimait. Je montai dans un fiacre qui se trouvait en face de la porte, et je dis au cocher en me roulant sur la banquette:

—A l'hôpital Saint-Louis.

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