Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1
Je devrais m'arrêter ici: vous êtes trop indulgent en m'encourageant à continuer une histoire qui n'a que l'intérêt que vous lui donnez. Si je vous ennuie, c'est votre faute. Quand je vous dis: Ma vie est finie! vous me faites espérer. Quand je vous dis: Je m'ennuie! vous cherchez à éveiller en moi une intelligence que je ne connaissais pas, soit que la misère et les malheurs l'aient empêchée de naître, soit que mon genre de vie l'ait étouffée à sa naissance.
Arrivées à Paris, il nous fallut descendre chez mon grand-père. Cela était très-pénible à maman. Son père, depuis son divorce avec sa première femme, s'était remarié. Maman avait eu beaucoup à se plaindre de sa belle-mère. C'était une méchante femme, qui détestait les enfants du premier lit de son mari, et les rendait très-malheureux.
Ils étaient trois: deux filles et un garçon. Ils apprenaient leurs états avec ardeur, afin de pouvoir quitter, aussitôt qu'ils pourraient se suffire à eux-mêmes, une maison que le souvenir de leur mère, remplacée par une étrangère, leur rendait insupportable.
Adèle, la fille aînée, fut mise chez un marchand de dentelles. Sa fin fut bien triste! Un soir qu'elle portait un carton de malines qui valait des sommes énormes, elle passait rue de la Lune, vers les dix heures. Un homme se jeta sur elle et la frappa de trois coups de couteau: l'un à la joue, qui lui traversa la langue, l'autre dans le sein, le troisième dans le côté.
Il y avait près de là une femme sur sa porte, qui vit un homme se sauver. Il avait une redingote longue et son chapeau enfoncé sur les yeux. Il se sauvait en criant:
—Ah! malheureux, je me suis trompé.
On conduisit cette victime à l'Hôtel-Dieu, où elle mourut, quelques heures après, de la blessure au côté, sans avoir pu même dire son nom. Ce ne fut que quelque temps après que l'on sut ce qu'elle était devenue, à cause du carton de malines, qui avait été déposé à la Préfecture de police. Jamais l'auteur de ce crime n'a été connu.
Ma mère fut placée dans un magasin de chapellerie; son frère voulut apprendre la peinture.
La belle-mère était heureuse. Les enfants étaient éloignés, mais il fallait leur ôter l'idée de rentrer. Quand, par hasard, ils venaient voir leur père, on les recevait si mal qu'ils finirent par n'y plus retourner.
Cependant, mon grand-père avait une certaine préférence pour son fils, et, sauf à se disputer avec sa femme, il lui faisait meilleur accueil qu'à ses sœurs, et lui donnait, même en cachette, quelques cadeaux.
C'était un cerveau faible, que la peinture acheva.
Un jour qu'on n'avait pas voulu lui donner d'argent, il revint avec deux pistolets, et dit à son père et à sa belle-mère:
—Je veux de l'argent; il y en a là. Ouvrez ce secrétaire, ou je vous brûle la cervelle.
On lui donna tout ce que le meuble contenait, jusqu'à l'argenterie. Au milieu de l'escalier, il riait comme un fou, en criant:
—Je me suis moqué de vous, les pistolets n'étaient pas chargés.
Il quitta la France, et on ne le revit plus pendant plusieurs années.
Ma mère apprit son état et s'établit, sans rien demander à son père. Elle ne pouvait lui pardonner le mal qu'il avait fait à sa mère. Je crois qu'en douze ans, elle ne l'avait vu que deux fois. Elle m'y envoyait au jour de l'an.
Mon caractère s'est dessiné de bonne heure. J'aimais avec passion, ou je détestais avec rage; il n'y a jamais eu de milieu. J'adorais ma mère, mais je pleurais quand il fallait aller voir mon grand-père. L'idée de les embrasser m'empêchait de dormir.
J'étais encore sous cette impression, quand nous descendîmes chez lui, à notre arrivée de Lyon. Nous arrivâmes, à dix heures du soir, rue de Bercy-Saint-Jean, n^o 8. C'était plutôt une arcade qu'une rue.
La maison de mon grand-père était une des plus belles de la rue. La boutique était un magasin de meubles. L'enseigne avançait de deux pieds au moins; on y lisait: Maison garnie tenue par..... On vend et achète les meubles neufs et vieux.
On entrait par une porte d'allée si étroite qu'on ne pouvait passer que de profil. Une demi-porte, garnie d'une sonnette, annonçait les entrées et les sorties, ce qui était bien inutile, car mon grand-père (il disait: par économie, moi, je dis: par avarice) était en même temps propriétaire, portier, garçon d'hôtel et marchand de meubles.
Sa chambre était au premier. Il se plaignait d'habiter son plus beau logement, mais il ne pouvait faire autrement. Il avait un judas qui donnait dans sa boutique. La pièce était belle, avec deux grandes croisées, et un balcon entouré de fer mangé par la rouille. Il avançait sur la rue, si étroite, qu'on pouvait, en se levant, donner une poignée de main à son vis-à-vis.
C'est dans cette pièce que nous fîmes notre entrée, le cœur serré, la tête basse, tant nous étions sûres du mauvais accueil qu'on allait nous faire.
La chambre était une succursale de la boutique.
Il y avait tant de meubles, de pendules, de tableaux, qu'à force de richesses on ne savait plus où s'asseoir.
Mon grand-père était assis dans un bon fauteuil. La sonnette l'avait averti; il tourna la tête, et dit avec le plus grand sang-froid du monde:
—Tiens, c'est toi, ma fille; que diable viens-tu faire à cette heure? nous allons nous coucher.
Il ne nous avait pas vues depuis deux ans.
—Mon père, j'arrive à l'instant de Lyon. Je viens vous demander de me loger un jour ou deux.
La belle-mère fit un saut sur sa chaise et dit de sa voix nasillarde:
—Nous n'avons pas une chambre vacante; ça se trouve bien mal.
—C'est vrai, dit mon grand-père; nous te ferons un lit par terre.
Ma mère raconta tout ce qui nous était arrivé. La belle-mère faisait semblant de dormir, et comme maman dit à son père: «J'ai bien autre chose à vous conter, quand nous serons seuls,» elle fit comme si elle se réveillait et dit de son air le plus caressant:
—Bonsoir, je vais me coucher.
Elle passa dans la chambre à côté, ayant bien soin de laisser la porte ouverte. Mon grand-père se leva et alla la fermer, et revenant à sa place, il dit à ma mère:
—Eh bien, ma fille, que comptes-tu faire?
—Mais, mon père, ce que j'ai toujours fait; travailler, quand je serai casée. Demain je chercherai un logement. Si vous voulez me le meubler, je vous payerai le plus tôt possible.
—Certainement, je te donnerai ce dont tu as besoin; mais, pour avoir la paix, il ne faut pas qu'elle s'en doute.
Et il regardait la porte, à travers laquelle il avait sans doute peur qu'on n'écoutât, car il reprit plus bas:
—As-tu de l'argent?
—Non, ma fille payant place entière, le voyage est long et mes ressources sont épuisées.
Il tira plusieurs clefs de sa poche, ouvrit un meuble tout doucement, prit un sac et le remit à ma mère.
—Tiens, mets ceci dans ta malle. Il y a cent écus, cela t'aidera. Mais pas un mot devant elle!...
Le lendemain, ma mère passa la journée dehors. Elle avait trouvé un logement au coin du faubourg du Temple et du canal; elle l'avait arrêté. Il était vacant; le lendemain nous emménageâmes.
Quelques jours après, ma mère alla chez des fabricants de sa connaissance, qui lui confièrent assez d'ouvrage pour occuper des ouvrières.
Je travaillais avec elle. Le dimanche, nous allions nous promener à la campagne, ou bien elle me conduisait au spectacle. Ma mère ne serait pas allée au bout de la rue sans moi.
Jamais personne autre ne m'avait aimée. Je n'avais pas d'amies, comme les autres enfants. Les scènes que j'avais vues m'avaient laissé un fonds de tristesse.
J'avais huit ans et demi. J'étais grande, mince, pâle; on me donnait douze ans. J'étais jalouse de tout ce que ma mère avait l'air d'aimer un peu. Si elle était sortie sans moi, j'en aurais fait une maladie.
Il y avait au-dessus de nous un sculpteur qui chantait du matin au soir. C'était un homme qui paraissait avoir trente-cinq ans, blond, les cheveux courts, le front moyen, les yeux bleus, ni grands ni petits, doux, mais sans expression, le nez bien fait, les narines ouvertes, la figure ronde, la bouche presque petite, les lèvres fortes, les dents passables, les épaules larges, le col court; il avait environ cinq pieds trois ou quatre pouces. Il semblait très-frais de teint, autant qu'on pouvait en juger à travers le plâtre dont il était barbouillé. Il était gai comme un pinson rouge; tout le monde l'appelait le farceur.
Je faisais toutes les commissions de ma mère, et je le rencontrais presque toujours dans les escaliers.
Il riait avec moi; il avait l'air du meilleur garçon du monde.
Un jour il me dit:
—Ma petite fille, vous devriez dire à madame votre mère de vous laisser venir une heure à mon atelier pour me poser une tête.
Je lui dis que je ne savais pas ce que c'était que poser une tête, mais qu'il demandât à maman. Il ne se le fit pas dire deux fois. Il était chez nous que je n'avais pas fini de monter. Il s'était déjà expliqué, car ma mère lui répondait:
—Je veux bien.
Nous devînmes les meilleurs amis du monde. Il était toujours fourré chez nous. Il avait le don de se faire aimer de tous ceux qu'il voyait. Il n'était ni beau ni laid, mais il était bon au-delà de toute expression.
Pas grand esprit, beaucoup de bagout. Il avait un défaut: il était libertin. Quand une femme à son gré passait dans la rue, il la suivait une journée entière. Les bonnes, les ouvrières, les femmes de ses amis, les belles, les laides, les vieilles, les jeunes, il frappait à toutes les portes. Quand on lui parlait de cela, il disait:
—Quand on n'attache pas son chien, il a le droit de courir.
Il était de ces êtres qui vous ennuient quelquefois, mais qui vous deviennent indispensables.
Sa mère venait souvent chez lui. Il la faisait enrager. Elle descendait nous voir. Elle nous invita à dîner. On finissait par ne plus bouger l'un sans l'autre. Ma mère était moins tendre pour moi.
Je devins jalouse au point que je la guettais partout. On se cachait de moi.—Je voyais trop clair: ma tête travaillait. Je cherchais à faire des méchancetés. Je ne mangeais plus: j'étais brutale, je souffrais. Enfin, je devins intraitable.
Quand nous allions nous promener et que M. Vincent voulait donner le bras à ma mère, je me jetais entre eux, je me cramponnais à elle et je lui disais:
—Maman, je t'en prie...
Elle me regardait étonnée et marchait seule avec moi; mais cela l'ennuyait.
M. Vincent était prévenant pour moi comme l'avait été G... à l'origine; mais, comme lui, il perdait son temps. S'il me servait à table, je ne mangeais pas.
Je souffrais tant et je devins si haineuse, que je ne pouvais plus y tenir. Je demandai à ma mère de me mettre en apprentissage. Je lui dis que je voulais apprendre le commerce. Dès le lendemain elle m'annonça que, le lundi suivant, j'entrerais chez M. Grange, rue du Temple.
—Ton patron, me dit-elle, a une fille qui est à peu près de ton âge. Tu seras très-bien.
Ce fut un chagrin mortel pour mon cœur de voir avec quelle promptitude on se défaisait de moi. J'étais déjà fière; je ne versai pas une larme.
Le lundi venu, ma mère me conduisit chez M. Grange. Je n'ai rien vu de laid comme cet homme! Je n'ai rien vu de joli comme sa fille! Petite, d'un blond tirant sur le roux, mais blanche et fraîche, coquette et élégante; quinze ans à peine. J'avais à cette époque onze ans; j'étais plus grande qu'elle. J'avais une forêt de cheveux très-bruns; j'étais pâle, la peau brune. C'était le contraste le plus marqué qu'on pût rencontrer.
M. Grange demanda à ma mère si elle désirait qu'on me logeât. Avant qu'elle n'eût eu le temps de répondre, je disais: «Oui, laisse-moi coucher ici, cela te gênera moins.» Ma mère répondit presque en colère:
—Du tout, mademoiselle, vous rentrerez tous les jours.
C'était la première fois de ma vie qu'elle me disait vous.
Je partais le matin et ne revenais que le soir, tantôt à une heure, tantôt à une autre.
Souvent maman était sortie et ne rentrait que tard. J'attendais dans la rue, quand je ne voulais pas me coucher. J'aurais pu rester au magasin, mais je n'y étais pas heureuse.
La fille de mon maître faisait marcher la maison; elle avait les clefs de tout; elle volait sur les ventes pour acheter ses chiffons: il ne s'apercevait de rien.
Cette enfant, qui avait perdu sa mère toute petite, avait toujours été gâtée; c'était un mauvais cœur.
Elle trouvait un grand plaisir à m'humilier, à me dire des choses mortifiantes. Elle n'était bonne à rien. J'étais plus adroite que la première ouvrière, et, cependant, elle me jetait quelquefois mon ouvrage à la figure, en me disant:
—Défaites cela, c'est mal fait.
Mes dents se serraient, mon cœur battait, et un nuage me passait devant les yeux.
J'étouffais. J'attendais cinq minutes; puis, je défaisais mon ouvrage sans dire un mot.
Violente comme j'étais, quand je ne pouvais ni crier, ni casser quelque chose, au moins m'eût-il fallu pleurer pour me soulager; mais, comme j'aurais mieux aimé mourir que de verser une larme devant elle, j'étais malade de rage.
Il y avait dix fabriques dans cette maison. Le soir, pendant l'été, les ouvriers et les ouvrières se rassemblaient sur le pas de la porte.
Si quelqu'un causait avec moi, elle venait me dire: «Allez-vous-en donc, votre mère vous attend.»
Tout le monde, dans la maison, s'était aperçu de sa dureté pour moi, et l'on me plaignait d'être ainsi son souffre-douleur.
Je prenais patience, en me disant que, partout ailleurs, ce serait la même chose, peut-être pis.
Mon apprentissage fini, je demandai à M. Grange s'il voulait me garder ouvrière à la journée.
—Certainement, je te donnerai vingt sous par jour; et si, ta journée finie, il y a quelque chose de pressé, tu l'auras à tes pièces.
Il dit, en regardant sa fille:
—Te voilà vexée, Louisa, tu ne pourras plus la gronder; c'est une femme. Quel âge as-tu, Céleste?
—Je vais sur quatorze ans.
—Tiens, je te croyais plus âgée. Tu es forte.
Puis, il me tourna le dos, et resta six mois sans me regarder.
Il y avait dans la cour une fabrique de papiers peints. Le commis du bureau était toujours dans la boutique ou sur la porte.
La fille de mon patron sortait quand elle l'apercevait. Elle devenait rouge quand il rentrait.
Je crois que ce n'était qu'une amourette d'enfant. Elle avait dix-sept ans, lui dix-huit.
Un jour, il était devant mon métier et regardait ce que je faisais.
On portait alors beaucoup de chamarrure d'or sur velours; je faisais toutes les broderies, et l'on me disait très-habile.
Ma jeune patronne s'approcha de moi, en colère comme un petit coq; ses cheveux en devenaient rouges.
Elle se pencha sur mon ouvrage.
—C'est mal fait, me dit-elle, ne finissez pas cela; la personne n'en voudra pas.
Je regardai ma broderie, et je dis en riant:
—Vous n'êtes pas raisonnable; vous prenez des bains de pieds pour vous pâlir, et vous vous montez là pour rien. Vous voilà rouge comme un pavot. Si c'était avec raison encore, passe; mais vous me parlez d'une chose que vous ne pouvez pas juger, puisque je n'ai jamais pu vous apprendre à soutacher.
Et je passai mon ouvrage à la première ouvrière.
Celle-ci, qui était dans la maison depuis dix ans, traitait Louise en enfant.
—L'ouvrage de Céleste est bien fait, dit-elle; ça te sied bien de donner des conseils aux autres, toi qui n'es bonne à rien.
Je la regardai, et vraiment j'eus presque pitié d'elle. Je crus que sa tête allait éclater; les yeux lui sortaient comme des boules de loto.
Elle resta quelques instants la bouche ouverte et l'air si bête, que j'étais plus que vengée de tout ce qu'elle m'avait fait.
Je n'avais rien perdu pour attendre.
Elle se sauva dans l'arrière-boutique, et, quand son père fut rentré, elle se mit à pleurer à chaudes larmes, en disant que je l'avais maltraitée. M. Grange lui répondit qu'il n'en croyait rien, et que c'était bien plutôt moi qui étais sa victime.
Ce soir-là même, en rentrant à la maison, je trouvai ma mère très-agitée. M. Vincent n'était pas rentré depuis la veille.
Maman faisait tout ce qu'elle pouvait pour ne pas pleurer; mais il était aisé de voir qu'elle étouffait son chagrin.
M. Vincent rentra sans frapper; ma mère le reçut mal.
J'avais fait une bonne journée, et j'allai me coucher contente. Mon cœur, qui avait tant besoin d'affection, devenait haineux; à mesure que la source de la tendresse que j'avais eue pour ma mère se tarissait, je sentais naître en moi des mouvements inconnus; mon imagination devenait plus indépendante et plus hardie.
Au lieu de dormir, je passais des heures entières à regarder les étoiles. Ma pensée suivait les nuages qui passaient, et je restais comme en extase. Je me voyais riche, heureuse, aimée.
Ces théâtres, où l'on m'avait menée si jeune, avaient gâté mon esprit et exalté mon caractère, et je puis assurer que je ne connais rien de plus dangereusement mauvais pour les enfants que ce genre de distraction.
Vincent mangeait à la maison. Il ne montait à l'atelier que pour travailler.
Alors les scènes se suivaient avec rapidité. Quand il me disait un mot, je lui répondais:
—Mêlez-vous de vos affaires; est-ce que je vous connais? Vous n'êtes pas mon parent.
Ma mère m'imposait silence.
—Eh bien, lui disais-je, je sais que tu ne m'aimes pas, que je suis pour toi une gêne, un ennui. Si j'avais l'âge, je partirais, je louerais une petite chambre où je serais seule.—Prenez patience.
Je me faisais détester, mais c'était plus fort que moi.
On allait souvent chez la mère de M. Vincent. Un soir que je rentrais du magasin, on me dit, chez le concierge, que ma mère était rue Popincourt. J'allai la rejoindre. Mme Vincent me dit d'attendre, qu'ils allaient revenir.
Nous nous endormîmes toutes deux, moi sur une chaise, elle dans un fauteuil. Quand je me réveillai, la lampe baissait.
—Il doit être bien tard, dis-je en me frottant les yeux. Ils ne reviendront pas, je m'en vais.
Il était plus de minuit. Il faisait froid. Il y avait peu de maisons le long du canal. Quelques échoppes de blanchisseurs, seulement; et puis, au bord de l'eau, des carrés de bois flotté, qu'on mettait en pile pour les faire sécher. Quelques réverbères très-éloignés les uns des autres.
Je m'arrêtai au coin de la rue Popincourt. Je n'osais pas avancer. Le chemin était bien fait pour effrayer plus brave que moi.
Je me raisonnai: je me dis qu'on devait être inquiet à la maison, que peut-être on allait venir au-devant de moi, que je rencontrerais du monde à moitié chemin.
Je suivis le quai. Je rasais les murs sans respirer. Je n'étais pas bien lourde; je marchais comme un oiseau, pour ne pas entendre mes pas.
Presque arrivée au pont de Ménilmontant, j'entendis parler. Je m'arrêtai, et, sans savoir pourquoi, je me blottis dans une porte. Je n'entendais pas marcher; mes yeux cherchaient à percer la nuit. Les voix recommencèrent. On bougeait beaucoup en parlant; je crus d'abord que c'était dans un bateau: cela avait l'air de sortir de l'eau. Mais j'entendis des pieds trépigner sur la terre. C'était au bord du canal, derrière les piles de bois. Enfin, j'entendis distinctement des plaintes.
—Ne me faites pas de mal, je vous dis que je n'avais que cela.
—C'est pas vrai, disait une autre personne à mi-voix. Tu as reçu ta paye; c'est aujourd'hui samedi.
—Non, je vous jure que l'on m'a remis à quinzaine.
—C'est pas vrai.
Et j'entendis de nouveau piétiner sur la terre, puis deux ou trois gémissements, et quelque chose tomba.
—Fouille vite, disait l'homme qui avait déjà parlé.
—Il n'y a rien, répondit l'autre, tu as eu tort de le tuer.
—Tiens! pour qu'il nous fasse pincer. Tu es encore malin, toi!
Et j'entendis quelque chose tomber à l'eau. Je me laissai glisser à genoux dans le coin de la porte. J'entortillai ma tête de mon tablier noir, pour que mon bonnet blanc n'attirât pas les regards, et je recommandai mon âme à Dieu... Les pas venaient de mon côté... je perdis connaissance.
Quand je revins à moi, je fus encore plus effrayée.
J'étais dans une grande salle éclairée par cinq ou six chandelles suspendues au mur par les crochets de leurs chandeliers en fer; d'immenses cuves qui fumaient, des brasiers de feu allumés sous ces cuves, de la vapeur répandue comme un nuage, et, au travers de tout cela, des ombres qui remuaient sans que je pusse les distinguer.
Une grosse femme vint à moi, et me dit:
—Eh bien, cela va-t-il mieux?
Je me jetai en arrière.
—Est-ce que je vous fais peur, mon enfant?
—Oui, madame.
—Ne craignez rien, je ne vous ferai pas de mal.
Et elle se mit à rire d'un air si bienveillant, que je commençai à me sentir un peu rassurée.
—Mais que faisiez-vous donc là, à cette heure?
Je n'étais pas encore assez revenue à moi-même pour me souvenir de ce qui s'était passé; je la regardai avec de grands yeux, et je lui dis:
—Où, là?
—Pardine! là, à la porte de notre blanchisserie. En venant couler notre lessive, nous vous avons trouvée couchée tout de votre long.
—Ah! je me rappelle... Fermez votre porte, vite, vite!... ils sont encore là!
—Qui donc?
Je leur racontai ce que j'avais entendu.
—Pauvre fille, me dirent-elles, vous avez dû avoir bien peur! Un homme noyé, ce n'est pas rare ici.
Elles prirent une chandelle et allèrent visiter le bord du canal. La lutte n'avait laissé aucune trace, et elles ne virent même pas la place où ce malheureux avait péri.
On me reconduisit chez ma mère, qui, sachant que j'avais été chez Mme Vincent, croyait que j'y étais restée. J'étais morte de froid; mes dents claquaient. Le médecin dit qu'il craignait une fièvre typhoïde. Il ne se trompait pas.
Je restai deux mois malade. Le chagrin y était pour beaucoup, car, je n'en pouvais plus douter, ma mère aimait M. Vincent à un tel point qu'il ne me restait rien.
Je repris mon travail; mais, pour rentrer à la maison, il fallait traverser le canal.
Le pont du Temple est très-passager. Cela n'empêchait pas qu'il me prenait des peurs dont je n'étais pas maîtresse, et que j'arrivais chez nous haletante, pâle, restant une heure à divaguer sans qu'on pût tirer un mot de moi.
On craignait que la vue de cet endroit ne me fît tomber malade, et ma mère prit ses mesures pour déménager.
Je crus d'abord que c'était uniquement pour moi, et j'allais lui en être bien reconnaissante. Je pensais qu'en quittant cette maison, nous nous séparions de tous les locataires qui l'habitaient. Je me trompais. M. Vincent nous suivait, et si ma mère quittait le quartier, c'était en grande partie pour le dépayser de toutes ses connaissances de femmes.
Ma haine devint plus forte. Je me disais: Si c'était lui au moins qu'on eût jeté dans le canal!... Je regrettais G...
A partir de ce moment, je pris un autre moyen; j'espionnais les actions de Vincent. Il ne se cachait guère, au surplus, et il n'était pas difficile de savoir ce qu'il faisait.
Je crois qu'il aimait beaucoup ma mère, mais il lui était impossible d'être fidèle. Ma mère était jalouse à l'excès. Je voulais savoir, je savais, et en dînant je disais à Vincent:
—Dites donc, votre nouvelle bonne amie n'est pas jolie; ou bien, vous avez tort de courir après celle-là, elle ne veut pas de vous.
Il devenait rouge, ma mère pâle. Ils se disputaient quelques jours, mais, quand ils se raccommodaient, j'avais encore perdu un peu de l'affection de ma mère.
Un jour, à mon magasin, on avait arrangé une partie de campagne.
Tout le monde y allait, hommes, femmes, enfants. C'était M. Grange qui payait. J'y allai sans demander la permission. Ma mère s'emporta et me battit plus durement qu'à l'ordinaire.
Elle était violente, moi obstinée. Je recevais souvent des tapes. Vincent prenait ma défense; il se mettait devant moi; mais je ne voulais rien lui devoir, et j'allais me mettre sous les coups.
Ce jour-là, je me révoltai contre les injures, et je répondis à ma mère:
—Il te sied bien de me faire de la morale et de me dire que je me conduis comme une éhontée, parce que je vais avec des amis à la campagne, en présence de mon maître, de sa fille et des ouvrières qui m'aiment plus que tu ne m'aimes. Il me semble que je suis habituée à me garder toute seule, et que, si je voulais faire mal, ce n'est pas ta surveillance qui me gênerait. Personne n'y trouverait à redire. On dit assez au magasin que tu me donnes de mauvais exemples.
J'étais assez loin d'elle. Elle me regardait avec des yeux effrayants. Vincent avait l'air stupéfait. Je m'appuyais au mur. Je m'attendais à être assommée, mais j'étais résignée. J'avais soulagé mon cœur gonflé depuis trop longtemps.
Il y avait à côté de ma mère, sur une table, un petit couteau à manche de nacre. Je le vois toujours. C'est Vincent qui me l'avait donné. Elle me le lança à la figure. On appelle cela, je crois, tirer à l'oie. Elle visa juste. Heureusement que le manche était plus lourd que la lame. Au lieu d'arriver en flèche et de me crever l'œil, le couteau me fit une coupure au sourcil.
Le sang m'inonda la figure. Ma mère se trouva mal, pleura beaucoup, en revenant à elle. Moi, j'en fus quitte pour une égratignure, qui ne me laissa qu'une cicatrice dans le sourcil gauche.
Vincent la gronda. Elle voulut me faire oublier cela par des soins, des caresses. Mais il était trop tard, mon cœur était fermé à cette tendresse qui jusqu'alors l'avait rempli exclusivement, non à cause des coups, ma mère aurait pu me tuer... j'étais dure au mal; je savais que si elle était violente, la main tournée, elle n'y pensait plus, mais parce qu'elle m'avait sacrifiée à son amour, parce qu'au lieu de m'habituer à la confiance, à l'affection, elle avait laissé grandir mes mauvais instincts sans les combattre.
Mon imagination était ardente; je haïssais au point de souhaiter la mort à ceux que je détestais.
Si j'avais eu en ce moment à ma portée le moyen de m'instruire, je crois que j'en aurais bien profité.
Le vide qui s'était fait dans mon cœur me faisait vivre par l'esprit.
Malheureusement mon désir de savoir dépassait les ressources que j'avais pour apprendre, et je savais à peine lire. Je me défiais de tout le monde. Aussi, je pris ce retour de ma mère vers moi pour une grimace; je devins plus froide, plus injuste, plus indépendante.
J'allais avoir quinze ans. Il paraît que j'étais très-jolie, car on me le disait souvent. Louise devenait laide: elle avait des amants; cela ne l'embellissait pas. Sa plus grande beauté avait été sa fraîcheur. Elle enrageait de voir que, sans les chercher, j'attirais les regards et les compliments.
Nous avions changé de logement; nous demeurions rue Neuve-Culture-Sainte-Catherine n^o 23. La maison faisait le coin. Les fenêtres donnaient rue Culture, mais nous voyions de chez nous l'église Saint-Paul et la rue Saint-Antoine.
La maison était propre; seulement l'allée était drôlement faite. L'escalier arrivait au bord de la rue; on avait sans doute voulu ménager le terrain. La seule boutique, elle faisait le tour de la maison, était occupée par le propriétaire exerçant la profession de marchand de vins.
Notre logement était au deuxième, et se composait de trois pièces: une cuisine, une grande chambre avec alcôve, une autre chambre sans cheminée, qu'éclairait une porte à moitié vitrée, et qui se fermait au loquet. C'était un grand cabinet, mais l'amour-propre du propriétaire l'avait décoré du nom de chambre, et moi, un peu par le même sentiment, je disais aussi ma chambre.
On avait mis un rideau de mousseline au vitrage de la porte, ce qui ne m'empêchait pas de voir tout ce qui se passait dans la chambre de ma mère.
M. Vincent avait renoncé à son état de sculpteur. Il était entré dans un bureau. Il demeurait à la maison. C'était un ménage.
En dépit de tout ce que je lui faisais, il était très-bon. Il avait l'air de m'aimer chaque jour davantage. Il me faisait des cadeaux, était prévenant, et s'occupait de moi plus que de ma mère.
Un soir que je venais de me coucher, je l'entendis qui disait à maman:
—Je vous dis que cela n'est pas prudent; qu'il faut la reprendre avec vous. Elle a bientôt quinze ans, elle est jolie, et ces criquets-là courent après.
Ma mère répondit:
—Vous savez bien que cela ne dépend pas de moi; elle ne voudrait pas quitter son magasin. Est-ce que j'ai jamais rien pu sur ce caractère?... Je l'enfermerais, qu'elle ne ferait qu'à sa tête. Je n'ose plus lui dire un mot; elle me dit des choses si dures à cause de vous.
—Bah! bah! il y a toujours moyen de forcer une fille à rester chez sa mère, et je me charge de la surveiller. Je ne veux pas qu'elle tourne mal.
Ma mère dit à Vincent qu'il était fou; que, s'il avait l'air de s'occuper de moi, il me ferait sauver de la maison.
On parla encore de moi longtemps, toujours pour le même motif; mais, comme cela ne variait pas, je finis par m'endormir.
Mon grand-père avait été atteint d'une affreuse maladie qu'on appelle le scorbut. Il était allé à Fontainebleau, chez un de ses frères.
Se sentant bien malade, il écrivit à ma mère pour la prier de venir passer quelque temps près de lui. Ma mère partit en me recommandant le soin du ménage.
Je rentrais, comme à mon ordinaire, tous les soirs, M. Vincent rentrait très-tard.
Deux ou trois fois, je me réveillai en sursaut. Il était debout près de mon lit, sa lumière à la main.
—Que me voulez-vous? lui disais-je.
—Rien, je regardais si tu dormais; je dois veiller sur toi en l'absence de ta mère. On te fait la cour. Sais-tu que tu es presque bonne à marier? Celui qui t'aura sera joliment heureux.
Puis il sortait en me regardant: ses yeux brillaient à éclairer ma chambre. Cela me faisait peur, sans que je susse pourquoi, et je me cachais dans mon lit, comme si ma couverture eût été un rempart.
Il reçut une lettre de ma mère. Il me dit que mon grand-père était très-mal, et que ma mère resterait encore une huitaine de jours.
Ce jour-là, je rentrai le soir tout en larmes. Je m'étais querellée avec Louise. J'avais été moins patiente que de coutume; je m'étais emportée. Son père lui donna raison. C'était injuste. Je demandai mon compte; on me le donna. J'étais sans place.
—Pourquoi te tourmentes-tu donc? me dit Vincent; est-ce que je ne suis pas là?... J'aurai soin de toi... je t'aime, quoique tu me détestes. Tout ce que j'aurai sera pour toi.
Et, me prenant dans ses bras, il m'embrassa plusieurs fois.—Puis, me serrant petit à petit, il m'approcha si près de lui, que je me sentis frémir. Son cœur battait fort. Je voulais m'échapper, il me retenait.
—Non, reste là: c'est quand on a de la peine que l'on connaît ceux qui vous aiment.
Son haleine me brûlait la figure; ses lèvres tremblaient.
Je ne répondis rien, mais je me sauvai dans ma chambre.
—Qu'as-tu donc? me dit-il.
—Rien, répondis-je, car je ne savais pas pourquoi je m'étais sauvée.
Il m'avait connue tout enfant; il avait gardé l'habitude de me parler comme à une petite fille.
Je revins honteuse, et je m'assis près de la croisée. Il vint s'asseoir près de moi.
—Tu m'en veux donc bien, que tu te sauves quand je t'approche! Tu es jalouse de moi à cause de ta mère. Tu as bien tort, car, sans toi, il y a longtemps que je ne la reverrais plus.
Je le regardai tout étonnée. Il me prit la main et continua:
—Je suis coureur, j'aime les femmes; mais jusqu'à ce jour j'ai été incapable d'aimer longtemps la même. Toi, je n'ai pu te quitter.
Il me regardait en face et me serrait la main. Je jetai les yeux autour de moi, comme pour chercher ma mère. Je ne sais pourquoi, mais j'aurais voulu qu'elle l'entendît.
—Vous vous trompez, lui répondis-je. Je n'ai jamais été jalouse de vous. Je vous déteste, parce que ma mère vous aime mieux que moi. Si vous êtes resté à cause de moi, vous avez eu bien tort, car mon désir est de vous voir partir, mon bonheur serait de ne vous revoir jamais.
Il parut interdit; je profitai de cela pour lui dire qu'il était tard, et j'entrai dans mon cabinet.
Comme il ne gardait pas de lumière, j'éteignis la mienne, et je me déshabillai à tâtons.
Je passai la journée du lendemain à la maison. Deux hommes vinrent demander Vincent pour dîner; ils laissèrent leurs noms.
Il rentra vers les trois heures; je lui remis ce qu'ils avaient écrit, et il partit les retrouver.
Je n'avais que deux robes. Je passai cette journée à raccommoder mes affaires. Il était dix heures du soir; je travaillais encore. J'avais ôté la robe qui était sur moi, pour refaire l'ourlet. J'étais en jupon et en chemise, un foulard sur le col, quand j'entendis frapper. Je mis mon châle sur mes épaules et j'allai ouvrir; Vincent entra.
Il n'avait pas sa figure ordinaire. Aux premières paroles qu'il m'adressa, je m'aperçus qu'il était gris.
—Tu as fait une conquête tantôt, me dit-il. On a joliment parlé de toi à dîner. Le plus petit m'a dit qu'il te trouvait à son goût; je lui ai répondu que ce n'était pas pour lui que le four chauffait, que je te gardais.
—Comment! vous me gardez! Est-ce que vous croyez que je ne me marierai jamais?
—A moins que tu ne veuilles te marier avec moi.
Je reculai d'un pas.
—Vous! lui dis-je; oh! j'espère bien que vous n'oseriez pas me le demander!
—Si, puisque je t'ai dit hier que je t'aimais.
—Vous m'aimez comme votre fille, et je vous en remercie; mais on n'épouse pas sa fille.
Je regardais dans ses yeux, car je venais de comprendre sa pensée!... Mon cœur se révolta.
Je regardai la porte. Elle était fermée à clef; ordinairement, on mettait la clef en dedans, mais on laissait la porte fermée au pêne. Je vis, entre la gâche et la serrure, qu'il avait donné deux tours et qu'il avait retiré la clef. J'eus peur, car il n'avait pas sa raison. Il s'approchait de moi.
En une minute, il me passa dix idées différentes. J'avais envie de lui demander grâce, de le menacer de le tuer, s'il me touchait. Mais, rappelant tout mon courage, je serrai mon châle autour de moi, et je lui dis, en le regardant bien en face:
—Que me voulez-vous?...
Il hésita un instant, étendit les bras pour me prendre, et me répondit à voix basse:
—Je veux que tu m'aimes! je veux t'avoir! je t'aurai!...
Je courus à la porte; elle était fermée. Je me cramponnai après.
Je lui dis que j'allais appeler au secours, s'il me touchait. Il me prit au milieu du corps et m'étreignit dans ses bras.
Je fis un effort si violent pour glisser à terre que j'y parvins, et m'attachant au bois du lit de toutes mes forces, je criai au secours. Ma voix était faible. Il m'arracha mon châle, déchira mon fichu. La pudeur, la honte me firent lâcher prise. Je croisai mes mains pour cacher ma poitrine presque nue. Il me souleva et me serrant, il me dit:
—Tais-toi! donne-toi de bonne volonté, ou je t'aurai de force.
Je ne pouvais faire un mouvement. Il me tenait par-dessus les bras. Sa tête se pencha sur mon épaule, et je sentis sa bouche humide. Je frissonnais de peur et de dégoût; je me sentais perdue.
Je faisais des efforts inutiles, quand, par une inspiration soudaine, je lui mordis le bras si fort, qu'il poussa un cri et me lâcha.
Je courus à la fenêtre, l'ouvris, et montant sur le bord, je lui dis:
—Si vous m'approchez, je me jette en bas.
J'étais bien décidée à mourir; il le comprit, car il se recula.
—Eh bien! je ne te toucherai plus, descends.
—Non, lui dis-je, commencez par sortir, je descendrai après.
Il me demanda pardon, me dit qu'il avait eu un instant de folie, mais que je pouvais descendre et qu'il me donnait sa parole de ne plus recommencer. Ce n'est pas la confiance que m'inspira cette parole qui me décida à quitter ma position; mais je voyais un trou noir qui me fit peur. Poussée à bout, je me serais jetée en bas; mais j'avais eu le temps de réfléchir, et l'instinct de la vie se réveillait avec la peur. Pourtant, je restai près de la fenêtre. Il se jeta de nouveau sur moi, et me tirant par ma jupe et par le bras, il me dit, en cherchant à m'arracher de la croisée:
—Tu crois que je vais partir pour que tu me dénonces; je veux pouvoir dire à ta mère que c'est toi qui m'as provoqué. Elle le croira, car elle est jalouse et elle m'aime.
Je me mis à crier. Il me tira si brutalement, que mon corps tomba sur le côté de la croisée restée ouverte, et que mon coude brisa un carreau. Je ne sentis rien.
A ce moment, il se fit du bruit dans la rue, Vincent eut peur; il prit la fuite et la porte resta ouverte.
J'avais trois coupures au bras. Je mis ma robe, mon châle, un bonnet, et je sortis sans savoir où j'allais.
Au milieu de l'escalier, la peur me reprit; je n'osai pas descendre une marche de plus.
Il n'y avait pas de concierge dans cette maison. L'escalier n'était pas éclairé. La porte de l'allée s'ouvrait avec un secret; il me sembla qu'on fermait cette porte avec précaution. Je remontai comme une ombre, et je m'arrêtai à l'étage au-dessus de chez moi.
J'entendis quelqu'un monter; notre porte s'ouvrit. Elle resta entr'ouverte; je voyais un rayon de lumière sortir par la fente.
—S'il me trouve, me disais-je, il me tuera. Il faut sortir de cette maison... Et je m'élançai dans l'obscurité avec une vitesse effrayante. S'il veut m'arrêter, pensai-je, je crierai si fort qu'il viendra du monde.
Mais cette idée ne me donnait pas grand courage, car nous n'étions dans la maison que deux locataires, un au quatrième, nous au second.
Je passai devant la porte. Le rayon m'éclaira. Il me sembla que Vincent allait s'élancer sur moi comme un loup. J'étais au premier; je n'entendis rien.
Une fois en bas, je poussai la porte, et je pris ma course du côté de la place Royale.
Je revins par la rue Saint-Antoine. Deux heures du matin sonnaient à l'église Saint-Paul. J'entrai par la rue Culture; je me glissai le long des maisons.
Je vis de la lumière à la croisée. Que faisait-il?... Pourquoi était-il revenu?... il ne m'avait pas vue sortir. Il avait dû me croire évanouie ou morte. Peut-être attendait-il mon retour?... Peut-être courait-il après moi?...
Je n'eus pas longtemps cette idée. Je le vis regarder par la fenêtre, et je me cachai derrière un échafaudage.
Ce quartier est encore fort triste; mais, à l'époque dont je parle, tout était fermé à dix heures du soir.
Je traversai la rue, et vins me mettre dans l'angle de la porte cochère du grainetier, qui touchait notre maison.
Dites-moi pourquoi, ayant tant de raisons pour avoir peur, je venais si près, je n'en sais rien moi-même.
L'herboriste-grainetier avait sa boutique au fond de la cour. Le grenier où il serrait sa paille et son foin était au premier.
J'étais appuyée contre sa porte. Quelqu'un avait sans doute oublié de la fermer.
J'entrai et je réparai cet oubli.
Une fois la porte fermée, je pus respirer.
C'est affreux de se trouver seule, à quinze ans, dans les rues de Paris, sans un ami, sans une personne de connaissance chez laquelle on puisse aller demander un refuge, car ma mère avait sacrifié tous ses amis à Vincent.
La tête me tournait. La fatigue, l'heure avancée de la nuit, je sentais mes yeux se fermer malgré moi.
Je fis quelques pas dans la cour. Je trouvai l'escalier du grenier à fourrage; je montai quelques marches, pour m'asseoir sur l'escalier et me reposer.
La porte était ouverte; j'entrai. Je m'étendis sur des bottes de paille, et je m'endormis jusqu'aux premières lueurs du jour.