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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1

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VI
THÉRÈSE.

Que faire? me disais-je en me réveillant grelottante de froid; je ne puis retourner à la maison. Ma mère a écrit il y a cinq jours qu'elle reviendrait dans huit; elle arrivera demain ou après. Je l'attendrai, je lui dirai tout et je rentrerai avec elle. Mais que faire pendant deux jours? J'irai me promener bien loin; je reviendrai ici le soir. Si l'on me voit, je dirai la vérité. J'ai dix sous; c'est plus qu'il ne faut pour attendre. Je ne veux rien dire à personne.

Je passai cette journée sur les quais à voir pêcher. Je dépensai deux sous de pain.

Cinq jours s'étaient passés ainsi; ma mère n'était pas revenue.

Je pleurais... j'avais faim; je ne pouvais plus marcher pour attendre l'heure de rentrer.

Je m'assis sur les marches de l'église Saint-Paul, je mis ma tête dans mes mains, et je demandai à Dieu si je ne ferais pas mieux d'aller me jeter à l'eau.

Bien des gens passèrent près de moi sans me regarder. Je sentis quelqu'un me frapper sur l'épaule.

—Qu'est-ce que tu fais donc là, petite? Voilà plus de deux heures que tu es ici; tu pleures?

La personne qui me parlait était une femme de vingt-cinq à trente ans, assez jolie de figure.

Elle avait une robe de soie noire, un bonnet à rubans, un tablier, comme c'était la mode, avec des fleurs de couleur. Elle tenait sa robe retroussée d'un côté, et laissait voir un pied bien chaussé dans une bottine noire. Ses bas bien blancs, bien tirés, annonçaient des habitudes d'élégante propreté.

Sa figure me plut. Elle n'eut pas besoin de me demander deux fois la même chose...

Je lui racontai pourquoi j'étais là. Elle se rangea dans un enfoncement qui séparait les boutiques de l'église. Il faisait sombre; elle paraissait ne pas vouloir être vue.

—Pauvre fille, me dit-elle, pensez-vous que votre mère revienne bientôt?

—Oh! oui, je l'espère; demain, après-demain peut-être, mais elle ne peut tarder.

Elle me demanda si je lui avais écrit. Je répondis que je ne savais pas écrire, et que, dans tous les cas, j'ignorais son adresse à Fontainebleau.

Elle semblait en proie à une grande hésitation.

—Tu ne peux pas coucher dans la rue... je ne peux pas t'emmener... Ah! bien, tant pis, il faut que tu manges. Vois-tu, je ne peux pas marcher à côté de toi. Suis-moi à quelques pas, tu entreras où tu me verras entrer.

J'avais si peur de la perdre, que je lui marchais sur les talons. Je la vis rire avec des femmes qui se promenaient de long en large; l'une d'elles lui dit en passant:

—Tu vas chez toi? on te suit.

—Oui, répondit-elle; et, me regardant, elle se mit à rire de bon cœur.

Arrivée à deux cents pas, elle s'arrêta devant la porte d'un marchand de vins, jeta un regard dans la boutique où il y avait beaucoup de monde.

Elle entra dans une allée qui touchait à la boutique à rideaux rouges, et me fit signe d'attendre.

Elle ouvrit une porte qui devait donner dans une des salles du marchand de vins, prit une chandelle et une clef avec un numéro en cuivre. Arrivée au premier, elle ouvrit une porte vitrée garnie de rideaux de calicot rouge, comme chez le marchand de vins.

C'était bas de plafond. Il y avait un lit, une espèce de canapé, deux chaises, une table.

—Entre, me dit-elle, n'aie pas peur. Tu as faim; il faut manger. Demain, j'irai voir si ta mère est revenue. Tu seras mieux couchée là que dans la rue.

J'avais envie de lui sauter au cou, mais j'étais intimidée par le bruit qu'on faisait au-dessous de cette chambre, chez le marchand de vins.

Elle revint avec du pain, du vin, de la charcuterie.

Je mangeai. J'avais eu si faim, que mon estomac s'était resserré. Cela me faisait mal.

—Eh bien! me dit-elle, cela va-t-il mieux?

—Oui, madame, j'ai bien à vous remercier!... je voudrais toujours rester près de vous. Vous avez l'air si bon... j'ai envie de vous embrasser.

Et, comme elle me tendait sa joue, je l'embrassai de tout mon cœur.

Je lui demandai ce qu'elle faisait... elle me répondit:

—Ce que je fais!... je fais mal de te recevoir dans mon garni. J'ai été comme toi; un homme m'a perdue comme l'on a voulu te perdre il y a six jours; je ne me suis pas défendue, et, voilà où cela m'a conduite.

—Est-ce que vous êtes malheureuse? lui dis-je, étonnée.

—Non... c'est-à-dire si... aujourd'hui! car tu me plais beaucoup; j'aurais eu du plaisir à te revoir.

—Pourquoi donc ne le pourriez-vous pas?

—Ne me le demande pas; je suis obligée de me cacher pour te garder un jour ou deux. On croirait, si on te savait ici, des choses auxquelles je ne pense guère, ni toi non plus. On me ferait beaucoup de mal. Quel âge as-tu?

—Je vais avoir quinze ans.

Elle fit un bond sur sa chaise.

—Quinze ans, répéta-t-elle... Bon Dieu! j'en aurais pour six mois!

—Six mois! lui dis-je à mon tour, sans comprendre.

—Oui, ma fille. Détournement de mineure! six mois au moins.

—Je ne comprends pas.

—C'est bien difficile à t'expliquer. Je ne suis plus une femme, je suis un numéro; je ne suis plus ma volonté, mais le règlement d'une carte.

Si je veux aller tête nue, le règlement me commande de mettre un bonnet.

Si je veux sortir le jour, le règlement me le défend.

Je ne puis aller dans certaines promenades.

Je ne dois jamais me mettre aux fenêtres, et surtout je ne dois jamais sortir avec une honnête femme.

Juge ce que cela serait pour une jeune fille de quinze ans! On dirait que je veux te vendre.

—On me demanderait ce qui en est, je suppose.

—Peut-être que oui! mais c'est dangereux. Moi, je vis comme cela, parce que je suis insouciante... et puis, je n'ai pas le moyen d'en sortir. Je ne suis jamais punie.

Je la regardai. Cet aveu ne m'éloigna pas d'elle.

—Fais bien attention, petite; ne va jamais tomber dans ce vice-là! Vois-tu, je regretterais de ne pas t'avoir laissée mourir de faim. Ta mère mettra cet homme dehors. Travaille, sois honnête; ce doit être une si bonne chose! Voyons, couche-toi, pauvre petite! Tiens, voilà du linge propre, tu me le renverras.

J'avais couché six nuits sans me déshabiller. Ce fut un bonheur que je ne puis dépeindre de mettre une chemise blanche et de m'étendre.

Le matin je fus bien étonnée, en me réveillant, de trouver cette femme près de moi.

Je me rappelai tout ce qui s'était passé, et je la remerciai de nouveau.

Elle me tint parole. Le matin, vers les dix heures, elle se rendit chez nous et revint me dire que ma mère n'était pas de retour.

—Ce sera donc pour demain, lui dis-je.

Elle me promit de me garder encore un jour ou deux, s'il le fallait.

Elle sortait le soir, et elle rentrait tard.

Il y avait trois jours que j'étais là. Je n'avais rien vu qui ne fût à voir.

Le troisième jour, sentant bien qu'elle ne pouvait plus me garder, elle me proposa de me conduire chez la belle-mère de maman, qui était sans doute restée à Paris pour tenir la maison meublée. J'y avais bien pensé, mais je n'avais pas osé y aller, dans la crainte de faire du tort à maman en disant ce qui s'était passé. Nous en étions peu éloignées lorsque deux hommes nous abordèrent.

—Comment vous appelez-vous? dit l'un d'eux.

Elle donna ses noms; mais elle était devenue si pâle que je crus qu'elle allait s'évanouir.

—Et celle-là, dit-il en me désignant, est-elle inscrite?

—Non, c'est une pauvre fille qui ne sait pas où est sa mère; je la cache depuis trois jours.

—Quel âge a-t-elle? reprit-il en s'approchant de moi.

—Quinze ans, répondit-elle en hésitant.

—Ah! fit-il. Eh bien! qu'elle nous suive, nous allons l'emmener; elle sera aussi bien gardée à la correction.

Ces paroles furent un coup terrible pour moi.

Elle leur dit que j'étais sage; ils se mirent à rire.

—Je suis perdue, me dit-elle à voix basse; ils vont me condamner à six mois. Cette idée la bouleversa au point qu'elle me fit mille recommandations qu'elle me suppliait de ne pas oublier; il y allait de sa liberté.

Cependant je fus un peu moins effrayée quand je vis qu'elle venait avec moi.

Mon désespoir fut affreux quand je vis qu'on me menait à la préfecture de police.

Je courus sur le pont; je voulais me jeter à la Seine.

Ces hommes eurent pitié de moi: car ils me dirent bien doucement que je sortirais le lendemain.

Cette pauvre femme me recommanda ce qu'elle m'avait dit, et je lui promis de dire tout ce qu'elle voudrait.

Nous marchâmes sur les quais; nous arrivâmes devant une voûte; on nous fit entrer dans une grande cour.

Notre guide se dirigea vers une petite porte, à barreaux de fer, avec des carreaux dépolis derrière.

L'homme monta deux marches, prit le marteau de fer et frappa. Le coup m'avait retenti au cœur, car je me laissai tomber en arrière. On nous fit entrer dans une pièce carrée.

A l'entrée à droite, il y avait un bureau grillé; c'est là qu'on vous demandait vos noms; à gauche, un lit de sangles, où couchait le porte-clés; au fond, des couloirs numérotés.

Les hommes qui nous avaient amenées nous quittèrent.

—Par ici, nous dit un homme qui avait une espèce d'uniforme.

Il nous mena au bout, sur la droite. Tout cela était éclairé par un quinquet.

Je vis une porte avec des verroux derrière un guichet.

L'homme l'ouvrit.

—Vous serez en compagnie, nous dit-il en refermant la porte sur nous.

Je me trouvais dans une salle énorme, qui ressemblait à un corps-de-garde, avec des lits de camp tout du long.

Les verroux crièrent; la porte s'ouvrit, et l'on appela mon nom en disant:

—Je me suis trompé. Il y en a une ici pour la petite chambre.

Je sortis; on me fit monter trois étages.

On m'ouvrit une porte et l'on me fit entrer dans ce que l'on appelle la chambre des petites filles.

Il faisait très-noir. Je crus que j'allais être seule. Le parquet était couvert de matelas; c'est tout ce que je pus voir.

J'entendis une petite voix me dire: «Tenez, voilà de la place, étendez-vous là.»

Je m'assis sans répondre. Je passai la nuit la plus affreuse qu'on puisse imaginer. Je cherchais à voir dans les ténèbres. Ma position était affreuse. Mes yeux, fatigués de ne rien distinguer, me brûlaient comme deux plaies.

J'eus des hallucinations si fortes, que je perdis la conscience de moi-même. Je pleurais et je prononçais des mots sans suite.

Quelqu'un m'attira, me prit la tête dans ses bras et me dit:

—Ne pleurez pas ainsi; demain on viendra vous réclamer. Vous avez sans doute des parents?

Je me laissai aller à ces caresses; je poussai un soupir et je me résignai à attendre le jour.

Que ce temps me parut long! Enfin, je vis à environ dix pieds de haut des raies noires se dessiner sur un bleu foncé. C'était une fenêtre de deux pieds et demi de large, sur dix-huit pouces de hauteur à peu près, garnie de barreaux de fer.

La pièce où je me trouvais était grande, quatre mètres carrés. Les murs peints à l'huile, d'une couleur claire, étaient couverts d'inscriptions faites à la pointe du couteau.

La chambre était traversée d'un tuyau de fonte servant au chauffage. Ce tuyau était à un pied du mur, au-dessous de l'ouverture qui servait de croisée. Un banc de bois composait le mobilier. Dans un coin une cruche d'eau, dans un autre, un baquet...

Le plus long temps qu'on pouvait rester au dépôt, ainsi que je l'ai su depuis, c'était huit jours.

On ne sortait pas de la chambre une seconde, et on y avait mis jusqu'à dix personnes à la fois.

Les matelas étaient faits avec de la toile à sac; les couvertures en laine brune.

J'avais trois compagnes de captivité. Je ne pus voir les deux femmes ou filles qui étaient au bout de la chambre; leurs couvertures les couvraient entièrement. Je lus en grosses lettres blanches brochées sur ma couverture: Prison du dépôt.

Mon cœur se serra. Je me rappelai la voix qui, quelques heures auparavant, m'avait consolée.

Je cherchai à côté de moi. A peine eus-je regardé, que j'allai m'appuyer au mur tout épouvantée.

Ce qui était à mes côtés n'avait pas forme humaine... c'était ployé en deux.

En bas paraissaient deux pieds nus, noirs comme de l'encre, les ongles longs. Ce qui servait de jupon avait dû être en laine foncée, mais c'était si couvert de boue et si rempli de trous que le bord était dentelé. Une camisole de cotonnade à fleurs, déteinte et toute déchirée dans le dos, laissait voir une loque sale, qui avait dû être une chemise. Tout cela taché de vermine.

Je me serrai au mur, en me regardant partout, et je fis ce mouvement si naturel, quand on voit quelqu'un se gratter; je me frottai les épaules à la muraille et je me figurai être dévorée.

J'ai toujours eu mauvaise tête, mais je crois que mon cœur était bon; je me souvins que cette pauvre créature m'avait dit une bonne parole.

Je m'approchai pour voir sa figure. Sa tête était reployée sur son épaule; ses cheveux châtains nuancés étaient épais et lui tombaient en désordre autour du cou et sur la joue, ce qui m'empêcha d'apercevoir son visage.

Je pris le parti d'attendre, et j'allai m'asseoir sur le banc. Je pensai à tout ce qui m'était arrivé; la douleur me reprit si fort que je m'y laissai aller en criant:

—Mon Dieu! ayez pitié de moi... mon Dieu! faites-moi mourir.

Je tombai à genoux du banc où j'étais assise, en me tordant les bras et en pleurant si haut, que mes trois compagnes se réveillèrent à la fois.

—Tiens! il fait jour, dit l'une d'elles... Ah! que c'est bête de vous réveiller comme ça; je dormais si bien!

L'autre répondit:

—C'est la nouvelle. Elle n'a fait que braire toute la nuit; je n'ai pas fermé l'œil.

—Merci, dit celle qui m'avait consolée, je te conseille de dire que tu n'as pas pu dormir; tu as ronflé comme un bourdon.

Je regardai celle qui venait de parler, et je fus bien étonnée, si étonnée, que je ne pus m'empêcher, en la regardant, de pousser une exclamation. J'avais cru que c'était un monstre d'une laideur repoussante, et je voyais une jolie figure d'enfant, pâle, mais de cette pâleur que la misère et la saleté impriment sur le visage le plus frais; de beaux yeux, de jolies petites dents blanches; sa poitrine découverte montrait son cou mince, bien attaché.

Elle s'assit sur son séant, en rejetant en arrière ses cheveux mêlés et frisés, et me regarda tout ébahie.

—Tiens, me dit-elle, je vous croyais couchée à côté de moi!

Pauvre enfant! je n'osais pas lui dire pourquoi je m'étais levée.

—Je remuais beaucoup, lui dis-je; je vous empêchais de dormir, et je me suis éloignée.

La petite secoua la tête, et, me regardant en face, elle me répondit:

—Ça n'est pas vrai, ça n'est pas pour cela. Je vous ai dégoûtée; je suis si misérable! C'est pas ma faute...

Et, en disant cela, elle me regardait d'un air de doux reproche.

—C'est égal, vaut mieux que vous couchiez avec moi plutôt que près de Rose, qui est là dans le coin, car elle a la gale.

Je regardai Rose; elle n'était ni bien ni mal.

Elle était habillée comme les marchandes de la halle, avec un foulard sur la tête.

Mlle Rose était petite et pouvait avoir quatorze ans.

Elle venait de se lever comme une furie, en enjambant les matelas.

Elle alla vers la petite déguenillée, et lui dit en la menaçant:

—Tu en as menti, je n'ai pas la gale: c'est des boutons de sang; si tu dis encore ça, je te ficherai une danse.

Ma voisine n'eut pas l'air très-effrayée et lui répondit en se levant:

—Si tu me bats, ça m'embêtera, parce que je te toucherai, mais je tâcherai de te le rendre. Si je ne suis pas la plus forte, j'appellerai, on te mettra au cachot, et nous serons débarrassées de toi: tu feras aussi bien de te tenir tranquille avec tes boutons de sang.

Puis, elle se mit à rire comme une folle.

—C'est vrai, dit Rose; je ne veux pas me salir à battre une mendiante.

Et elle lui tourna le dos, alla prendre un matelas, le rangea dans un coin et s'assit dessus.

La mendiante prit le sien et le porta sur l'autre. Rose se leva sans rien dire; la paix était faite.

En revenant, la mendiante dit à celle qui était couchée au milieu:

—Lève-toi donc, le gardien va venir. Si les lits ne sont pas relevés, la couverture pliée, tu seras punie.

Celle à qui s'adressait cette parole se découvrit, étendit les bras. Je pus voir sa figure et son costume.

Elle pouvait avoir huit ou neuf ans; sa peau était cuivrée.

Ses cheveux noirs nattés derrière. Deux velours lui faisaient le tour de la tête. Elle avait, aux oreilles, des boucles en cuivre.

Elle portait un spencer de velours de coton noir, une jupe à carreaux. Ses bottines, trop grandes pour ses pieds, étaient attachées avec des ficelles.

—Allons donc, dit en la poussant de nouveau la mendiante; lève-toi donc, tu vas nous faire punir.

—Ah! dit celle qui était couchée, je rêvais que je venais de chanter aux Champs-Élysées; je faisais la manche, on me donnait quarante sous.

Puis, s'appuyant sur ses mains, elle se leva.

Je vis ses bas troués. Elle était petite, et toute en taille.

Elle porta son lit sur les autres. Tous les matelas rangés en pile faisaient de la place, et servaient, dans le jour, à s'asseoir. La chanteuse se mit dessus avec Rose.

La mendiante vint s'asseoir sur mon banc, mais au bout.

Je m'approchai un peu. J'allais lui parler, quand le guichet de notre porte s'ouvrit, et une voix, brutale sans nécessité, se fit entendre.

—Vos lits sont-ils relevés, que je balaye?...

—Oui, dit ma voisine.

La porte s'ouvrit; un homme entra, prit le baquet et l'emporta.

Le gardien resta à la porte, et dit en regardant de mon côté:

—Qui est-ce qui a donc pleurniché toute la nuit?...

—Tiens! voilà qu'on ne peut plus pleurer en prison à c't heure? répondit la mendiante. Vous croyez peut-être que c'est amusant?... Avec ça que vous êtes si aimable... on ne peut pas même vous demander l'heure.

—Ça ne t'empêche pas de revenir, vagabonde! répondit le geôlier, se rangeant pour laisser passer l'homme et le baquet.

—Ce n'est pas ma faute si je reviens.

Le geôlier ne répondit plus, car il vit bien qu'il n'aurait pas le dernier.

La chambre balayée, ils sortirent. La mendiante leur cria:

—Envoyez-nous la soupe.

Cette insouciance me paraissait surnaturelle. On sortait donc de cette prison, puisqu'elle y était revenue.

Mais comment, quand on en était revenu, pouvait-on se mettre dans le cas d'y rentrer?

Je demandai à ma voisine:

—Pourquoi donc êtes-vous ici?

—Parce que j'ai mendié.

—Pourquoi avez-vous mendié?

Je crois que ma demande lui parut étrange, et qu'elle eut envie de me rire au nez; mais j'étais si triste, qu'elle n'en eut pas le courage sans doute. Elle me dit:

—Dame! pour manger.

—Vous n'avez donc ni père ni mère?

—Oh! j'ai maman... Mon père était couvreur; il s'est tué en travaillant, il y a cinq ans. Nous sommes cinq enfants, je suis la plus vieille. Maman raccommodait des bas, quand on lui en donnait. Alors, moi et mon frère, un jour qu'il n'y avait pas de pain à la maison, et que nous avions faim, nous sommes partis sans rien dire et nous avons demandé chacun de notre côté!... Le soir, j'avais quinze sous, mon frère neuf, et je suis bien sûre qu'il avait fait comme moi, qu'il avait mangé des gâteaux. Maman nourrissait ma dernière petite sœur; elle était bien fatiguée, à force de se priver pour nous. Quand nous lui avons dit d'où venait cet argent, elle a voulu se fâcher. J'ai été acheter du pain, du lait, et du sucre pour ma petite sœur; elle s'est mise à pleurer et ne m'a pas grondée! Je recommençai le lendemain. Cela m'amusait beaucoup; j'avais toujours plus que mon frère. Un jour, je me suis adressée à un monsieur, qui m'a amenée ici; j'y suis restée huit jours. Maman est venue me chercher. On a vu qu'elle était bien malheureuse; on lui a promis des secours et on m'a laissé partir. On nous donnait un pain par semaine; c'est pas beaucoup pour six. Je recommençai à demander. J'ai rencontré le monsieur qui m'avait amenée ici; il a fait semblant de ne pas me voir. Un autre m'a vue et m'a arrêtée, il y a deux jours. On m'a dit que c'était la seconde fois; qu'on ne me rendrait plus; qu'on m'enverrait à la correction. Tant mieux! j'apprendrai à lire et à travailler; sans cela, je mendierais toujours.

... Et vous, me dit-elle, qu'est-ce que vous avez donc fait?...

—Moi, lui dis-je, je n'en sais rien.

—C'est comme moi, dit la chanteuse, qui se mêla à la conversation. Je pince de la guitare devant les cafés. Nous nous étions mis plusieurs ensemble: un joueur de vielle, une femme qui jouait de la harpe et un violoniste. Celui-là gardait tout l'argent et je travaillais pour rien; ça m'ennuyait et je les ai quittés. Il y a trois jours, je m'arrêtai dans les Champs-Élysées devant un café; deux messieurs me firent monter dans leur cabinet pour chanter, et on m'a arrêtée pour ça.

Cette fille avait neuf ans; elle mentait avec un aplomb incroyable: elle était perdue depuis deux ans. Elle quitta le dépôt pour aller dans un hôpital.

—Oh! dit celle qu'on appelait Rose, si on t'envoyait à la correction, toi, tu ne l'aurais pas volé! Tu sais bien que je vends des bouquets aux Champs-Élysées; c'est pas à moi que tu peux en conter. Avec ça que Jules ne te voyait pas, le soir, quand il attendait que j'eusse vendu mes fleurs.

—Ah! dit la chanteuse, parles-en de ton ami Jules... c'est un petit voleur qui me courait toujours après pour avoir mon argent... On vous a arrêtés dans le même garni; ça n'arrangera pas tes affaires à toi: on vous enverra guérir votre gale chacun de votre côté, car il l'a aussi ta maladie de sang; je l'ai assez vu se gratter.

Mlle Rose n'était pas heureuse dans ses tentatives de conversation; elle se tut.

On apportait le pain; c'était une boule ronde, noire, recouverte de son; on pouvait faire avec la mie toute espèce de choses, comme avec du mastic.

Le guichet s'ouvrit et on cria:

—Le marchand! Qui est-ce qui veut acheter quelque chose?

Rose demanda du pain blanc et un saucisson; la chanteuse prit aussi du pain et du papier pour écrire; la mendiante me regarda en ayant l'air de me dire:

—Vous n'avez donc pas d'argent, vous?

Puis, quittant sa place, elle alla cabrioler autour des provisions; la chanteuse lui donna la moitié de son pain.

—Allons, lui dit Rose, coupe un peu de mon saucisson, avant que je n'y touche, mauvaise teigne, et tâche un peu de dire que j'ai la gale!

La mendiante lui en prit la moitié et lui dit:

—Donne-moi un peu de ton pain.

Elle revint sur mon banc et me tendant la moitié de ce qu'elle avait, elle me dit:

—C'est pour nous deux.

Mon premier mouvement fut de repousser sa main, mais elle parut si triste de mon refus, que je pris la moitié de son pain. J'étais tout attendrie! j'avais envie de l'embrasser... Je cherchais ce que je pourrais lui donner... malheureusement je n'avais rien. Il me vint une idée! Je me levai, j'ôtai mon jupon de couleur; je l'avais fait avec une robe de mérinos. Il était bien propre, et comme ma robe était doublée, je pouvais à la rigueur m'en passer; je le lui donnai. Elle était plus petite que moi; mon jupon descendait assez bas pour cacher ses pieds nus. Elle sauta de joie.

—Elle étrenne toujours, dit la chanteuse...

Rose défit un petit paquet et lui jeta un madras à carreaux.

—Tiens, lave-le si tu as peur, et cache ton cou.

Le madras était propre; elle le mit de suite, sans penser à dire merci.

J'étais arrivée dans la nuit. On vint me chercher pour m'interroger.

—Adieu, me dit la mendiante; vous ne reviendrez peut-être pas, si votre mère est là.

Je savais qu'elle ne pouvait pas y être; que probablement elle n'était pas à Paris; que, dans tous les cas, elle n'était pas prévenue. Cependant j'espérais: on espère toujours quand on désire.

On me fit descendre l'escalier que j'avais monté pendant la nuit; je reconnus en bas la porte par laquelle j'étais entrée, le vestibule où j'avais attendu.

Il y avait deux gardes municipaux et trois femmes; on me rangea près d'elles.

—Vous allez en conduire six, dit le gardien.

—Oui, fit le garde.

Je m'approchai de lui et je lui demandai:

—Est-ce moi que vous allez emmener, monsieur? Où donc allez-vous me conduire?...

Il se mit à rire sans répondre.

Je m'adressai à une des trois femmes.

—Chez le médecin, me répondit-elle brutalement.

Je regardai cette femme et ses deux compagnes. L'une avait des cheveux gris ébouriffés, sortant de dessous un mouchoir mal attaché; elle prenait du tabac et sentait l'eau-de-vie. L'autre, qui disait qu'elle aimerait mieux être à la barrière de l'École que là, avait une robe rouge et verte et un bonnet couvert de fleurs. Celle qui m'avait répondu pouvait avoir trente ans; elle avait dû être assez jolie; sa mise était décente et élégante. Je ne comprenais pas pourquoi elle se trouvait avec ces femmes qui me faisaient horreur.

En ce moment, le gardien sortit de la salle du rez-de-chaussée, où j'avais passé quelques instants la veille; deux autres femmes le suivaient. Je reconnus celle avec laquelle on m'avait arrêtée. J'allais me diriger vers elle, quand je la vis regarder d'un autre côté; je compris qu'il ne fallait pas lui parler là. J'attendis.

On nous mit en rang: un garde devant, l'autre derrière, et l'on nous fit sortir.

La porte était pleine de monde, hommes et femmes; ils attendaient sans doute le passage de ceux qu'ils connaissaient.

Je ne puis vous dire ce que je souffris à cette vue. L'idée de passer dans cette cour, avec des gardes municipaux, comme des malfaiteurs, d'entendre insulter ces femmes, de m'entendre insulter moi-même, me faisait mourir de honte; je cachais ma tête dans mes mains, ce qui attira les railleries sur moi plus que sur les autres. J'entendais:

—Tiens, elle est laide, celle-là; elle cache sa figure.

Je pleurais; Thérèse me dit tout bas:

—Ne pleure pas, réponds ce que je t'ai dit à M. Régnier, et il te renverra chez ta mère.

Nous avions traversé les cours; nous étions rue de Jérusalem. Il y avait une bande de femmes accompagnées de gardes municipaux qui sortaient d'une allée; nous attendîmes qu'elles fussent sorties pour entrer. On nous fit monter deux étages et on nous introduisit dans une chambre où il y avait encore d'autres femmes. Cette pièce était nue: les quatre murs avec des bancs tout autour; la fenêtre donnait sur une cour sombre. Thérèse vint s'asseoir près de moi.

—Allons donc, me dit-elle, un peu de courage. Comment étais-tu là-haut? Tu n'avais pas d'argent. Tiens, voilà trois francs; car, si tu y retournes, tu ne pourrais manger le pain de la maison. Si je sors, ce que j'espère, j'irai chez toi demander ta mère ou m'informer de son adresse là-bas; si malheureusement je suis condamnée à un mois ou deux, et que tu sortes de suite, ce qui n'est guère probable...—je ne veux pas te faire peur, reprit-elle en me voyant pâlir, mais il y a des formalités, et on ne met en liberté qu'entre les mains des parents,—cela ne peut durer plus de huit jours.

—Huit jours! m'écriai-je, mais je serai morte dans huit jours. Si on me conduit encore dans cette maison d'où je sors, je me tuerai.

—Tais-toi, on nous écoute. Si tu pleures ainsi, on va nous séparer: je ne pourrai plus te parler.

On appelait en ce moment deux noms. Je regardai ce mélange de douleurs et de joie, de larmes et de gaieté. Les unes rentraient en riant.

—Je suis acquittée!

—Je pars ce soir!

Elles prenaient les commissions des autres qui revenaient en pleurant.

—Je serai transférée demain; j'en ai pour deux mois.

J'en vois encore une, pâle, abattue, qui disait à une de ses amies:

—Je suis malade, je vais à l'hôpital.

De vieilles misérables regardaient tout cela sans émotion, sans repentir ni pitié. Les plus jeunes parmi celles qui pleuraient demandaient pardon à Dieu de leur chute et lui promettaient de se repentir. Je ne sais si quelques-unes tinrent parole; mais à coup sûr, en ce moment, elles étaient sincères.

Des éclats de rire répondaient à des plaintes, à des jurons, à des mots tellement cyniques, que le garde menaça celles qui les proféraient de les faire consigner au cachot, si elles continuaient.

Deux de ces femmes étaient ivres, et ne paraissaient pas vouloir céder. On vint appeler Thérèse. Je me levai en joignant les mains pour qu'on me laissât sortir avec elle; elle me fit un signe de tête et d'épaule, qui voulait dire: Je suis prisonnière moi-même; je ne puis pas t'emmener. Je retombai sur mon banc, n'entendant plus rien qu'un bruit confus. La porte se rouvrit sans que j'y prisse garde. On prononçait mon nom; on faisait rentrer Thérèse et on disait: «La petite avant.»

—Va, me dit-elle, en m'aidant à me lever.

Sortir d'une prison pour entrer dans une autre prison vous semble faire un pas vers la liberté. Je courus vers la porte.

—Là, la belle, pas si vite, me dit le gardien en me retenant par le bras. Attendez qu'on sorte.

Nous étions dans un bureau qui servait d'antichambre.

On sonna de la pièce voisine, et on me fit entrer dans une chambre où il y avait beaucoup de cartons et un grand bureau. Un homme était assis derrière; je n'osais faire un pas vers lui. Il me dit sans relever la tête:

—Avancez donc!

Sa voix me fit trembler comme la feuille; mes dents claquaient si fort qu'il l'entendit et me dit:

—Voyons, ne faites pas la bête et répondez; je n'ai pas de temps à perdre.

Ce fut bien pis. Il me demanda deux fois mon nom sans que je pusse lui répondre; il se décida à me regarder, et voyant sans doute que je n'étais véritablement pas en état de parler, il me dit plus doucement:

—Remettez-vous... On vous a arrêtée hier avec une mauvaise femme qui vous donnait asile pour vous perdre. Que vous a-t-elle conseillé? qu'avez-vous vu chez elle? Dites-moi toute la vérité; c'est le seul moyen d'obtenir votre liberté.

J'avais pris le dessus, en songeant à cette pauvre fille, qui, je le voyais bien, s'était compromise par son bon cœur, et je répondis d'une voix ferme qui contrastait singulièrement avec l'émotion que j'avais eue en entrant.

Il me regarda d'un air méfiant.

—Est-ce que vous étiez en état de vagabondage quand elle vous a trouvée? Pourquoi ne rentriez-vous pas chez votre mère?

Il me regarda comme s'il eût voulu lire au fond de mon âme; il paraît que cet examen fut en ma faveur, car il reprit:

—Mais, ma pauvre enfant, si votre mère n'est pas à Paris, je vais être obligé de vous garder jusqu'à ce qu'elle arrive. Au lieu d'écrire par la poste, je vais envoyer un agent.

Il sonna et l'on vint me chercher; Thérèse m'attendait avec impatience.

—Eh bien! me dit-elle, que s'est-il passé?...

—Je suis obligée d'attendre ma mère ici, lui répondis-je, distraite et ne comprenant pas la portée de sa question.

Mais ma distraction ne fut pas de longue durée.

—Ah! pardon, lui dis-je, j'oubliais que vous aussi, votre sort est en suspens; j'espère que vous allez sortir de suite.

J'allai m'asseoir au fond de la salle, appuyant ma tête sur le mur. Ma pauvre tête était si lourde, que je ne pouvais plus la soutenir...

On vint appeler Thérèse. Je lui serrai la main. Tant d'émotions m'avaient anéantie; je ne pouvais plus dire un mot.

Elle revint toute joyeuse; elle allait sortir. Cette pensée me réveilla. Je la regardais avec envie: elle était libre, et moi je restais. Qu'avais-je fait! pourquoi ne m'avait-elle pas laissée où elle m'avait rencontrée? Une autre m'aurait recueillie, que je n'aurais pas fait mettre en prison. Je me laissai entraîner à lui adresser des reproches.

Elle donna le temps à mon cœur de se dégonfler, puis elle reprit:

—C'est mal ce que vous me dites là; je l'ai fait pour un bien. J'en suis plus fâchée que vous.

Elle avait raison; j'étais injuste.

—J'ai tort, lui dis-je, mais je suis si malheureuse! Ma mère me croira-t-elle? cet homme lui tourne la tête.

—Rassure-toi, je la verrai.

On fit l'appel, et nous, nous rentrâmes au dépôt, d'où l'on mettait en liberté.

Quand nous repassâmes par cette porte maudite et que je l'entendis se refermer derrière moi, il me sembla que mon cœur venait de s'écraser entre les gonds.

Toutes ces femmes prirent des chemins différents; je montai seule l'escalier.

On m'attendait en haut. Quand on m'eut ouvert la porte, ma mendiante vint au-devant de moi en riant.

—Ah! vous voilà; tant mieux! J'avais peur d'apprendre que vous étiez partie.

Cela était très-aimable, sans doute, mais je n'y pris pas garde.

Elle me fit un tas de questions; je ne répondais pas; elle s'éloigna en me disant:

—Comme vous êtes fière!

Je la rappelai.

—Non, lui dis-je, je ne suis pas fière, mais j'ai beaucoup de chagrin; tu es si jeune, toi, tu ne comprends pas cela.

Elle pensait déjà à autre chose.

—Il y en a des nouvelles, arrivées pendant que vous étiez là-bas. La chanteuse est partie.

Je regardai sur les matelas, et je vis deux enfants qui dormaient ou essayaient de dormir.

—Sais-tu pourquoi on les a amenés ici?

—Non. Je le leur ai demandé, mais elles ne m'ont pas répondu. La grande a l'air méchant.

La porte s'ouvrit; on appela Céleste. Je crus qu'on venait me chercher; je courus à la porte. On me remit un paquet et un morceau de papier; je lus:

«Ma chère Céleste, ne vous faites pas de chagrin; je vais aller voir votre mère. Je vous envoie un peigne, du savon, une serviette, un foulard. Je pars, mais je ne vous oublierai pas; je regrette bien d'être ce que je suis. Vous aurez bientôt de mes nouvelles.

«Thérèse.»

La nuit venait: on arrangea les matelas en lit de camp, par terre.

La mendiante fit un lit à part et me dit:

—C'est pour vous, celui-là.

Les deux nouvelles se mirent à se quereller.—C'étaient les deux sœurs.

—C'est ta faute, disait l'une, je t'avais dit de te méfier; mais il faut toujours que tu joues.

—Non, c'est pas ma faute, répondait la petite; la dame avait fait deux tours au bâton de la chaise avec les cordons de son sac; j'ai cru qu'il ne tenait pas. La chaise a remué; la vieille s'est réveillée. Je t'ai porté le sac; elle m'a laissé faire et elle nous a fait arrêter. Est-ce que c'est ma faute à moi!...

—Fais bien attention de dire que tu l'avais ramassé par terre; si tu dis autrement, tu verras!

—Mais si la dame dit que je le lui ai pris...

—Tu diras que c'est pas vrai, et si tu dis que c'est moi qui t'ai dit de voler, tu auras affaire à moi quand nous sortirons.

Et, en prononçant ces mots, elle marchait sur elle.

La petite reculait, et vint presque dans mes jambes; je la fis passer derrière moi, et dis à sa sœur, qui était une petite brune, aux yeux noirs et ronds, au nez retroussé:

—Laissez donc cette petite; n'allez-vous pas la battre, maintenant? Elle fera bien de dire la vérité. Vous êtes plus coupable qu'elle; c'est vous la plus âgée, et vous lui avez conseillé de mal faire.

Elle se mit à m'agonir d'injures et voulut passer malgré moi.

Je n'ai jamais été endurante et j'ai toujours été forte: d'une poussée, je l'envoyai rouler au bout de la chambre.

Heureusement pour elle, les matelas étaient étalés; elle revint à la charge, furieuse, disant qu'elle me donnerait un coup de couteau: une vraie furie.

—Essaye, lui dit ma mendiante; je vais appeler, et je dirai pourquoi tu veux nous battre.

Cette menace l'intimida; elle se tourna vers sa sœur, et lui montrant le poing:

—C'est toi qui payeras pour les autres!

—Je sais bien, répondait la petite, tu veux me pincer; mais je n'irai pas près de toi.

Et elle se coucha sur mon lit.

Je restai là six jours et six nuits, sans une nouvelle, sans un mot; j'avais épuisé tout mon courage; je n'avais plus rien à me dire pour me consoler.

On m'avait définitivement abandonnée: j'allais aller dans une maison de correction.

Le lendemain, on vint nous chercher toutes les quatre. On nous dit de prendre toutes nos affaires, que nous quittions le dépôt.

Nous descendîmes dans le vestibule; on fit l'appel; nous étions onze.

—Les corrections d'abord, dit le gardien, et on nous fit sortir toutes les quatre.

Je vis une grande voiture, comme un omnibus, mais grillagée partout.

Je reculai en arrière, et je criai:

—Je ne veux pas aller là-dedans.

Quelqu'un me tira par ma robe: c'était Thérèse qui, blottie dans un coin de l'escalier, guettait ma sortie.

—Oh! lui dis-je, vous n'avez donc pas vu ma mère?...

—Non, elle n'est pas revenue; je n'ai pas pu vous écrire: on ne reçoit pas de lettres pour les corrections. Ayez de la patience, je ne vous oublie pas. Cet homme sait où vous êtes; je le lui ai dit. Il n'a pas voulu me donner l'adresse de votre mère; mais je guette son retour.

Les femmes sortaient; elle se sauva.

Eh bien, dit le geôlier au garde municipal, pourquoi laissez-vous causer les prisonnières?

—Bah! dirait-on pas des prisonniers d'État?

—Vous plaisantez! j'aimerais mieux des conspirateurs que ces femmes; il y en a de bien coquines!

—Pas celle-là toujours, dit le garde en me montrant.

—Bah! c'est du bois avec lequel on en fait. Allons, en voiture...

Et il me poussa pour monter.

Je fus épouvantée de me voir dans cette espèce de cage en fer; je voulais me jeter en bas.

—Je ne veux pas rester là-dedans! criai-je...

Et je me débattais entre cinq ou six femmes.

—Si vous n'êtes pas tranquille, je vais vous recommander pour le cachot, disait le gardien.

—Monsieur, lui criai-je plus fort, ayez pitié de moi. Gardez-moi encore un jour; ma mère reviendra demain. Je n'ai pas volé. Je vous en supplie, laissez-moi descendre!

J'étais tombée sur mes genoux; j'étendais les bras vers cet homme, qui poussa la porte en disant:

—C'est pas à la correction qu'il faut la mener, c'est à Charenton.

La voiture se mit en mouvement. Je perdis tout espoir; je me laissai rouler sous les pieds des autres. Je sentis qu'on me relevait et qu'on cherchait à m'asseoir; je me laissai faire, sans penser à rien, puis, ouvrant les yeux, je me mis à pleurer.

—Pleure, me disait ma petite Rosalie, la mendiante s'appelait Rosalie, pleure, ça te soulagera.

J'avais passé quelques jours à la peigner, à la faire se laver; elle était gentille et bonne. Je ne l'avais pas encore vue dans la voiture; sa présence me fit du bien et je l'embrassai à l'étouffer.

La voiture s'arrêta; nous entendîmes crier:

—La porte, s'il vous plaît!

Nous entrions à Saint-Lazare!

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