Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1
Le logement que Mathieu nous avait loué se composait d'un cabinet et d'une grande chambre avec deux croisées donnant sur le quai. La vue était superbe. On voyait une quantité innombrable de bateaux descendre et monter le Rhône. En face de nos fenêtres il y avait un grand pont, et, à chaque bout du pont, deux tours servant aux bureaux de l'octroi. Tout cela formait un tableau si animé, si vivant, que l'on serait resté volontiers toute la journée à le regarder.
Le cabinet pouvait servir à mettre un lit; mais il n'était pas permis d'y travailler, à cause du manque de jour, ce cabinet n'étant éclairé que par une petite cour intérieure. Les papiers étaient propres, les carreaux du sol bien rouges. Mais notre mobilier était plus que chétif; il consistait en un petit lit de sangle, deux chaises et une table qu'on avait prêtés à ma mère. Mathieu lui avait promis de lui envoyer les meubles qui lui étaient nécessaires. Il tint exactement sa parole.
Deux jours après, on nous amena dans une charrette à bras tout un mobilier en noyer: lit, commode, chaises, table, glace. Nous allions avoir un véritable palais. On mit le lit de sangle dans le cabinet et ce fut ma chambre. La bonne Mme Mathieu n'avait rien oublié; elle nous avait envoyé des draps, des serviettes. Jamais nous n'avions été si riches.
L'amour de la propriété est un sentiment tellement naturel, tellement fort chez tout le monde, que nous passâmes la journée la plus heureuse à mettre tout en place.
Le soir venu, nous allâmes passer quelques instants chez notre voisin, M. Raoul. En entrant chez lui, on était étourdi par le bruit régulier de quatre métiers à la Jacquard qui marchaient tous ensemble et pas en mesure. M. et Mme Raoul étaient d'excellentes gens, mais si lourds, si épais d'esprit, qu'à peine arrivée le soir dans la salle où nous nous réunissions, je m'endormais d'un profond sommeil. Comme je regrettais alors mon ami et ma victime, le petit Mathieu! Il venait me voir quelquefois. Si rares que fussent ses visites, elles me rendaient bien heureuse.
On n'avait plus revu mon beau-père. Il y avait tout lieu de croire qu'il était reparti; cependant nous nous tenions toujours sur nos gardes, et nous mettions dans toutes nos démarches la plus grande prudence. Ma mère travaillait comme un cheval et passait presque toutes les nuits.
Il y avait deux mois que nous étions dans notre nouvelle retraite, sans que rien fût venu nous troubler.
Les canuts emploient des enfants pour attacher les fils de leur canette. Ces enfants, qui ont en général dix ou douze ans, gagnent dix sous par jour.
A force de regarder faire, j'avais appris. J'y mettais tant de persistance que M. Raoul s'en aperçut et dit à ma mère:
—Si vous voulez, je prendrai Céleste comme attacheuse; elle gagnera de l'argent, cela vous aidera toujours un peu. Je la mettrai à mon métier; elle ne se fatiguera pas.
Ma mère hésitait; mais je la priai tant, qu'elle consentit. Elle apportait son ouvrage et travaillait près de moi.
Au bout de quinze jours, on m'acheta une jolie robe avec mon argent, et nous allâmes voir Mathieu.
Vous dire à quel point j'étais fière serait impossible. J'étais une grande personne, puisque je gagnais ma vie. Cette robe, c'est moi qui l'avais achetée. Je fis tant de manières avec mon pauvre petit ami que la journée se passa sans jouer. On vint nous reconduire.
Quand je fus à la porte, je commençai à regretter le temps que j'avais perdu. Le petit Mathieu me recommanda de ne plus mettre ma belle robe, me disant qu'il préférait me prêter une seconde fois ses effets.
Le lendemain, de bonne heure, je fus à l'ouvrage. Ma mère travaillait près de moi et de M. Raoul. Il me semble voir encore ce dernier relever ses lunettes sur son front; il me semble l'entendre encore dire:
—Savez-vous, ma chère amie, que c'est une existence bien triste que la vôtre. Vivre seule à votre âge; travailler toujours, sans fêtes ni dimanches. Vous auriez peut-être dû essayer encore une fois de votre mari; les hommes changent, les plus mauvais deviennent bons.
—Pourquoi me dites-vous cela, monsieur Raoul? répondit ma mère d'un air stupéfait.
—Dame, mon enfant, c'est que moi aussi, étant jeune, j'avais un grand défaut, et vous voyez cependant qu'aujourd'hui je suis très-heureux dans mon ménage.
—Si vous connaissiez mon mari, dit ma mère, vous comprendriez qu'il n'y a pas de ressource avec lui.
Ma mère n'aimait pas à dire du mal de son mari; elle ne parlait de ses souffrances qu'à la dernière extrémité. Elle disait bien: Je suis malheureuse; mon mari me maltraite, il bat ma fille; mais elle ne donnait pas de détails. Le brave M. Raoul n'avait pas vu dans ces reproches généraux des motifs assez graves pour se séparer.
—Voyons, dit-il à ma mère, je ne veux pas vous effrayer, mais il faut que je vous dise ce qui s'est passé hier. Vous veniez à peine de sortir, qu'un homme de bonne mine, bien mis, a demandé à me parler à moi seul. Ne sachant ce que cela voulait dire, je l'ai fait entrer dans ma chambre.
«Monsieur, m'a dit cet homme, que mon nom ne vous effraye pas; j'ai eu de grands torts, mais à tout péché miséricorde. Je me nomme G... Ma femme demeure ici, dans un logement que vous lui louez. Vous voyez que je suis bien instruit, et que si je voulais lui faire du mal, comme elle vous a dit sans doute que c'était mon intention, j'irais droit à elle; cela pourrait lui faire peur. Je ne le veux pas. Je suis venu à vous, qui êtes un honnête homme, pour que vous m'aidiez à obtenir mon pardon. J'ai été injuste, violent; je le regrette et je vous jure de ne plus recommencer. Dites à ma femme d'essayer encore une fois de vivre avec moi. Nous demeurerons dans cette maison; vous serez juge de ma conduite. Croyez-moi, monsieur, je suis sincère.» Et en me parlant ainsi il avait des larmes dans les yeux.
Je lui ai répondu que je ne pouvais rien sur vous, mais je n'ai pas osé dire que je ne vous connaissais pas; il savait tout. Je lui demandai comment il avait su votre adresse.
«La première fois, me dit-il, j'ai envoyé un commissionnaire avec une lettre pour ma femme. Après quelque hésitation on a donné l'adresse de Mathieu. Je l'ai fait demander chez le commissaire, mais j'ai vu que je ne pouvais rien obtenir par la force. Je trouvai des travaux à quelques lieues d'ici; comme je n'avais pas d'argent, j'acceptai. Je demandai et obtins un bon prix pour monter des mécaniques. Je suis de retour depuis deux jours. J'ai envoyé la femme d'un de mes amis chez M. Mathieu; elle a dit que j'étais parti et qu'elle désirait savoir l'adresse de Jeanne pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Pierre, le domestique, a donné votre adresse. J'ai gagné huit cents francs en six semaines. Je vous les confie; c'est pour ma femme. Vous les lui ferez accepter, car je sais qu'elle a beaucoup de mal.»
Je lui ai dit que je ne pouvais pas prendre son argent, mais que je me chargeais de faire sa commission.
Ma mère avait écouté Raoul sans respirer.
—Allons, dit-elle, je suis perdue. Où vais-je me sauver maintenant?
Il y avait un si grand désespoir dans ces quelques mots et dans le ton dont ils furent prononcés, que M. Raoul fut effrayé.
—Que parlez-vous, ma chère, de vous sauver? Vous ne pouvez abandonner toutes vos affaires. Que risquez-vous d'essayer? Il ne vous tuera pas devant moi. Nous sommes porte à porte; quand on parle haut chez vous, j'entends. Avec cet argent qu'il vous offre, vous payerez ce que vous devez encore sur vos meubles; vous en garderez une partie en cas de besoin ou de malheur.
Ma mère poussa un cri plutôt qu'un soupir.
—Vous ne voyez donc pas, s'écriait-elle hors d'elle-même, que l'idée de revoir cet homme me rend folle, que s'il entre dans ma chambre je me jetterai par la fenêtre.
M. Raoul prit un air sérieux, presque dur, et lui dit:
—Vous trouvez là un joli moyen d'arranger les choses! Et votre fille, madame, la jetterez-vous aussi par la fenêtre?
Ma mère se laissa tomber sur sa chaise, en se tordant les bras. Je courus près d'elle. Je ne pouvais rien dire à cette grande douleur. Elle suffoquait. Enfin les larmes lui vinrent avec abondance, et elle dit en joignant les mains:
—Mon Dieu! mon Dieu! vous m'abandonnez!
Je fis un grand effort, car j'avais plus peur qu'elle, et je lui dis en l'embrassant:
—Puisqu'il assure qu'il ne nous fera plus de mal, essaye, maman; ici nous ne courons aucun danger.
Elle secoua tristement la tête et demanda à M. Raoul:
—A quelle heure doit-il venir?
Midi sonnait.
—Tout-à-l'heure.
—Je le verrai ici, devant vous.
Elle se leva, sortit cinq minutes et revint avec un rouleau de papier à la main.
—Tenez, dit-elle à M. Raoul, lisez cela et vous connaîtrez l'homme qui vous intéressait hier, et que vous allez entendre mentir encore.
Le papier qu'elle lui remit était la copie de la demande qu'elle avait formée à Paris pour tâcher d'obtenir sa séparation de corps.
Raoul, après cette lecture, baissa la tête, remit les papiers à ma mère et lui demanda pardon d'avoir douté de son courage et de son dévouement pour moi.
On vint le prévenir qu'on l'attendait dans la chambre voisine; il fit signe à ma mère de l'accompagner. Elle le suivit en se tenant à chaque meuble. Arrivée à la porte, elle se redressa comme poussée par un ressort. G... tenait son chapeau à la main.
Il tournait le dos à la croisée. Il fit un mouvement pour me prendre; ma mère se plaça entre nous deux et lui dit:
—Que me voulez-vous?
—Mais, dit-il, un peu décontenancé par cette demande, je veux faire la paix avec toi; je veux que tu oubliés le passé. Je te rendrai heureuse; je te le jure devant monsieur. Tu verras comme je te dédommagerai de tout ce que tu as souffert. Viens m'embrasser, Céleste, viens!
Il va sans dire que je ne fis pas un mouvement. Ma mère réfléchit, puis, comme si elle venait de prendre un parti, elle se pencha vers moi.
—Va, Céleste, murmura-t-elle, va embrasser ton beau-père.
Elle avait compris qu'elle ne pouvait faire autrement: G... la tenait; que si elle lui arrachait son masque de bonhomie, il allait redevenir lui-même, et que mieux valait encore avoir l'air de le croire. Puis, me poussant vers lui, elle me dit:
—Va donc, il ne te fera rien. Voyez, monsieur Raoul, ma fille ne peut vaincre sa frayeur, c'est que lorsqu'il l'appelait, sous prétexte de l'embrasser ou de lui donner quelque chose, il lui donnait des coups de pied dans les os des jambes au point qu'elle en avait des marques noires comme de l'encre. Ou bien il lui tirait ses nattes si fort que, quand je la peignais, ses cheveux me restaient à poignées dans les mains. Si elle pleurait, et que j'eusse l'audace de la défendre, il me maltraitait. «Tu aimes mieux, me disait-il, ta bâtarde que moi; je la tuerai: je sais donner des coups qui ne se voient pas.» Vous comprenez, n'est-ce pas? que cette enfant ait peur.
G... ne répondit rien, mais il grimaça un sourire qui cachait l'intention d'une morsure. Raoul le regarda tout ému. Il avait l'air de lui dire: Est-ce possible?
—Tu exagères, Jeanne, dit G... à ma mère, mais je te ferai tout oublier.
Le lendemain, il était installé dans notre chambre. Nous n'eûmes à nous plaindre d'aucun mauvais procédé. Il faisait semblant d'être heureux. Il avait apporté des malles qui nous gênaient. M. Raoul nous donna un grenier, dont la porte était en face de la nôtre sur le carré. Ce grenier formait la pente du toit.
La maison n'avait que deux étages, et nous étions au second.
G... ne restait guère à la maison. Il avait toujours de l'argent, quoiqu'il en eût donné à ma mère, qui l'avait caché pour nous sauver quand le moment serait arrivé.
Il était venu plusieurs hommes pour le voir. Ma mère le pria de recevoir ses amis ailleurs, parce que cela la dérangeait de son ouvrage. Ses sorties devenaient chaque jour plus fréquentes; il ne rentrait plus que bien rarement coucher à la maison. Ma mère en conçut des inquiétudes, non pas à cause de lui, mais à cause des conséquences que sa conduite pouvait entraîner pour nous-mêmes. Elle crut devoir prévenir M. Raoul.
—G... ne travaille pas; il a de l'argent; il reçoit des gens de mauvaise mine: je crains qu'il ne commette quelque méchante action et qu'il ne nous compromette. Vous devriez le faire suivre.
Peut-être, en toute autre circonstance, M. Raoul aurait-il attaché moins d'importance aux pressentiments de ma mère; mais nous étions, sans nous en douter, à la veille d'un drame terrible. L'insurrection de Lyon commençait à montrer son ombre menaçante.
M. Raoul, naturellement beaucoup plus au courant des affaires que nous, en apercevait depuis quelque temps déjà les signes précurseurs. Il s'inquiéta, prit des renseignements. Il apprit que G... faisait sa société de tous les hommes suspects à la police; qu'il allait dans des réunions où s'agitaient les passions les plus violentes. La politique nous était égale, et je n'ai pas la prétention, vous le comprenez bien, de juger les événements auxquels j'ai assisté; mais, ce que je puis dire, c'est que les révolutions ont un côté bien horrible, et que j'ai gardé une impression affreuse de tout ce que vis alors. Le commerce s'arrêta; des groupes commençaient à se former dans les rues; les ouvriers se révoltaient; des hommes hideux, qui semblaient échappés du bagne, se mêlaient à leurs attroupements. J'entendais en tremblant, dans le quartier que nous habitions, proférer des menaces de mort et des projets d'incendie.
Un jour, G... rentra avec un air menaçant et comme un homme qui n'avait plus besoin de composer son visage; il nous déclara qu'il avait des amis à recevoir, et nous commanda de lui céder la place. Ma mère répondit qu'elle ne voulait pas se compromettre; qu'il allât ailleurs. G... serra les poings de rage:
—Je vais revenir à midi; tâchez de ne pas être ici, ou je vous écrase toutes deux.
Puis ouvrant les fenêtres avec fracas, il ajouta:
—Regarde, Jeanne, tout ce monde sur les quais; c'est une révolution qui commence. Dans trois jours, je pourrai te tuer sans que personne me demande compte de ta vie. En faisant les affaires des autres, je veux faire les miennes. Ton ami Raoul, ton amant sans doute, sera pendu à cette fenêtre et saigné comme un cochon. Les riches vont la danser. Imbéciles! qui nous donnent de l'argent pour les servir! nous ne les servirons plus et nous aurons leur argent; nous démolirons leurs hôtels pour trouver leurs coffres-forts.
Puis, obéissant à d'autres impressions, avec la mobilité et la lâcheté qui étaient au fond de son caractère:
—On joue gros, continua-t-il, comme en se parlant à lui-même.
A ce moment, il était occupé à renouer sa cravate, et se regardait dans la glace:
—Ce serait dommage si un beau col comme cela allait glisser sur l'échafaud! Mais il n'y a pas de danger; je suis prudent. Tu vois que je sais attendre, dit-il à ma mère, en avançant sur elle et en la regardant d'une façon si étrange, que cette parole semblait la plus terrible des menaces.
Je courus près de ma mère. Il se rua sur moi, furieux, me prit par le bras en serrant si fort que je crus qu'il me le cassait, et me lança à travers la chambre. J'allai tomber étourdie à la porte du cabinet où je couchais. Ma pauvre mère se redressa comme une lionne blessée:
—Lâche! misérable! s'écria-t-elle.
Mais lui, saisissant la pauvre femme par le corps, l'appuya sur la table, lui prit les mains et lui dit en lui brisant les poignets:
—Tais-toi, ou je t'étrangle!
La douleur et la peur la firent taire. Il l'attira en avant, la fit tomber lourdement sur les genoux et sortit en répétant:
—Je veux cette chambre à midi.
Dès que la porte fut fermée, ma mère se traîna jusqu'à moi. Je pleurais tout bas. Elle regarda mon bras; le sang était extravasé et faisait une tache bleuâtre.
—Le monstre! le monstre! criait-elle. Qui donc me délivrera de cet assassin de femme et d'enfant?
Elle me prit dans ses bras pour me relever de terre où j'étais restée.
—Voyons, où as-tu mal?
Je montrai ma hanche et mon genou. Ces deux parties avaient porté sur les carreaux et étaient toutes meurtries. Cela était si douloureux que je ne pus me tenir debout. Je vous l'ai déjà dit, la peur me rendait idiote, et je ne pouvais parler. Ma mère me dit:
—Je vais te coucher.
Je lui fis signe que oui. Une fois au lit, elle me mit des compresses d'eau et de sel, et descendit chez un pharmacien chercher du vulnéraire. Le temps s'écoulait et, tout occupée de moi, elle ne pensait pas à partir. On entendait un bruit sourd sur le quai.
—Oh! dit ma mère en regardant par la fenêtre, ce misérable avait raison; il va se passer quelque chose d'extraordinaire: tout lui sera permis. Tant mieux! qu'il me tue! La mort est préférable aux souffrances que j'endure.
Elle revint à moi; j'avais la fièvre, je demandai à boire.
Ma mère n'avait pas de sucre, elle descendit de nouveau. Elle aperçut G... qui causait dans un groupe à quelques pas de la maison.
Elle remonta éperdue.
—Que faire? disait-elle.
Je fermai les yeux.
—Mon Dieu! aller chez Raoul! c'est l'exposer. Et ma fille; dans cet état, je ne puis l'emporter. Mon Dieu! que faire? S'il nous trouve... Ah!
Et courant à sa table, elle prit un couteau...
—S'il touche à mon enfant, je le tuerai.
Puis, revenant à moi, elle reprit:
—Non, non! je suis folle. C'est moi qui serai tuée; et toi, Céleste! que deviendras-tu?
Elle écoutait. Je la vis courir à la porte:
—Il est trop tard, les voilà!
Elle se précipita dans mon cabinet, ferma la porte, après avoir retiré la clef, se pencha sur mon lit, me mit la main sur la bouche, et les lèvres collées à mon oreille, me dit d'une voix suppliante:
—Tais-toi, tais-toi...
La porte d'entrée s'ouvrit et se ferma. Nous entendîmes les pas de plusieurs hommes dans la chambre.
—Nous n'y sommes pas tous, dit mon beau-père.
—Non, répondit une voix; les autres vont venir. Nous n'avons pas voulu monter ensemble, de peur qu'on nous remarquât en bas. Le richard du premier craint toujours pour ses écus. Il guette tout ce qui sort de la maison. Je ne serais pas fâché qu'on lui tordît le cou à celui-là; j'ai une fameuse dent contre lui, et puis il y a assez longtemps qu'il...
On frappa à la porte: la voix s'arrêta. Les nouveaux venus causaient à demi-voix, car on n'entendait qu'un bruit confus. Ils devaient être huit à dix.
Peu à peu, la discussion s'animant, le bruit devint plus distinct.
Nous écoutions, ma mère et moi, avec toute la lucidité de la peur, et nous ne tardâmes pas à comprendre avec horreur, que ce qui se complotait dans la chambre voisine, entre mon beau-père et ses dignes acolytes, c'était le projet de quelque détestable action.
—C'est impossible, disait G...; on ne peut faire cela, sans être bien sûr, et si, pendant qu'on est là-bas, cela ne chauffe pas ici, nous serons tous infailliblement arrêtés. Il faut commencer ici d'abord.
Une autre voix lui coupa la parole.
—Allons donc, tu as peur de tout...; qui ne risque rien n'a rien. Quand le branle sera donné ici, cela ne vaudra plus rien là-bas. Il faut effaroucher la poule pour prendre les œufs.
—Mais êtes-vous bien sûr, dit G... d'une voix radoucie, que la chose en vaille la peine, et qu'il y ait autant d'argent qu'on vous l'a dit?
—Plutôt plus que moins, dit une autre voix.
—A quand l'affaire?
—A demain.
—Combien de temps serons-nous? dit G..., qui paraissait toujours inquiet.
—Six heures à peine. C'est à trois lieues; nous partirons de grand matin.
La conversation devint de nouveau confuse. Quelques-uns de ceux qui étaient dans la chambre se retirèrent.
—Adieu, à demain soir. Bonne chance! C'est bien le diable si, dans tout ce que nous voulons faire, il ne se rencontre pas une bonne aubaine.
La porte se referma. Quand les pas se furent éloignés, G... dit aux hommes qui restaient:
—Il faut surveiller Antoine: il nous exposera peut-être bien pour rien. Je le trouve trop fin; il n'est pas Normand pour la gloire.
—Allons, bon, répondaient les autres. Vous vous soupçonnez tous les deux. Lui, disait hier que tu étais Lorrain, et qu'il ne fallait pas se confier à toi.
G... garda le silence. Une voix près de la fenêtre dit:
—La place est bonne ici: on verra bien et on pourra aider.
—A votre service, dit G...
Tout le monde se trouvant alors près de la fenêtre, ou parlant plus bas, nous n'entendîmes plus. Puis, les mots, adieu, à demain, arrivèrent de nouveau à notre oreille.
Ma mère éloigna sa figure, qui était restée contre la mienne, et soupira.
—Partis, ils sont partis!
Je sentis, à la crainte que j'avais encore, qu'elle se trompait, et je lui fis signe, en joignant les mains, d'attendre; ce qu'elle fit, retenant sa respiration.
Au bout de quelques minutes, nous entendîmes quelqu'un marcher, ouvrir les meubles, fermer la croisée, et sortir en prenant la précaution de tourner la clef dans la serrure.
Ma mère ouvrit notre cabinet et me dit:
—Nous sommes enfermées, comment faire?...
Elle réfléchit, puis frappa au mur de M. Raoul.
Ce dernier vint à notre porte. Nous lui dîmes que nous étions enfermées, et nous le priâmes de courir chercher un serrurier.
—C'est inutile, dit Mme Raoul, qui avait suivi son mari, et qui montait les dernières marches de l'escalier; voici la clef: on vient de me la donner en bas. J'ai rencontré M. G..., qui sortait. Il m'a demandé si sa femme était chez nous. Je lui ai répondu que je n'en savais rien, que j'étais absente depuis deux heures. Il m'a priée de vous remettre la clef, qu'il avait emportée par oubli.
M. et Mme Raoul entrèrent tous deux dans notre chambre. Ma mère raconta tout ce qu'elle avait entendu.
—Oui, dit-elle, ils vont aller piller, commettre un plus grand crime peut-être. Il faut tâcher de prévenir ces malheureux, dont la demeure est menacée.
—Mais savez-vous leur nom et leur adressr?
—Hélas! non.
—Que voulez-vous faire, alors?
—Ce que je veux faire, je n'en sais rien; mais je deviendrai folle, si cela continue.
M. Raoul l'engagea à se calmer.
—Que pourriez-vous révéler? Vous ne savez pas leurs secrets. Vous vous compromettriez sans être utile à personne. Et puis, à qui s'adresser en ce moment où toutes les autorités sont menacées?
Maman passa la nuit près de moi. G... ne rentra pas.
Le lendemain, le ciel était noir, le jour sombre; un épouvantable orage fondit sur la ville.
Vers les quatre heures, un bruit de pas pressés se fit entendre dans les escaliers. G... rentra, pâle, l'œil sinistre, les habits en désordre, sa cravate à moitié détachée. La sueur lui coulait des deux côtés du front.
—Cache cela, dit-il à ma mère, je le veux.
Et il jeta sur la table un sac d'argent, par terre un paquet. Se retournant vers la porte, il dit à deux autres hommes qui l'avaient suivi:
—Entrez avec vos malles; il n'y a que ma femme, j'en réponds.
Ma mère regardait cette scène sans bouger, presque sans répondre.
—Voyons, dit G..., ouvrons les paquets qu'on nous a donnés.
Il en retira des robes de soie, du linge, des dentelles, quelques bijoux.
—Ces chiffons-là ne valent rien, dit-il; ce sera pour ma fille.
Ma mère repoussa du pied le présent et les robes. Après avoir rangé son butin, G... repartit sans dire un mot.
Ma mère demeura quelques minutes pensive; puis, me prenant dans ses bras, elle me dit:
—Allons chez Raoul; il m'est venu une idée, qui pourra nous délivrer, pour quelque temps au moins, de la présence odieuse de cet homme.
Elle causa très-longtemps avec Raoul, qui se leva en disant:
—Très-bien, j'ai compris; vous pouvez compter sur moi.
Le lendemain, de grand matin, un homme frappait à notre porte. G... sauta en bas du lit. Comme tous ceux qui ont commis de mauvaises actions, G... avait peur, et vint se cacher dans mon cabinet. Le nouveau venu demanda très-haut:
—Vous êtes madame G...?
—Oui, monsieur.
—Où est votre mari? nous avons besoin de lui parler.
—Il n'y est pas, monsieur; mais, si vous voulez me laissez votre nom, je pourrai lui dire que vous êtes venu.
—Non, répondit l'homme, nous allons attendre en bas qu'il rentre. Il était un de ceux qui ont pillé au château de ***. Avez-vous ici quelque chose provenant de ce vol?
—Non, dit ma mère d'une voix ferme.
—Prenez garde; cacher la vérité, ce serait vous rendre complice. Adieu, madame.
Et il redescendit.
G... sortit du cabinet, la figure décomposée par la peur. S'il avait eu son sang-froid, il se serait demandé comment on n'était pas entré tout de suite dans sa cachette; mais les remords et la peur ne raisonnent pas.
—Oh! Jeanne, ma bonne Jeanne, tu m'as sauvé! dit G..., qui était devenu presque tendre.
—Oui, pour une heure, peut-être; mais les agents vont revenir ici: ils vont faire perquisition. Vous n'avez qu'une seule ressource, c'est de vous sauver la nuit prochaine. Jusque-là, il s'agit de vous cacher. Il y a un grenier sur le carré, mettez-y toutes vos affaires.
G... ne se le fit pas dire deux fois.
Une heure plus tard, il vint cinq hommes qui firent beaucoup de bruit. G..., caché dans son grenier, ne perdit pas un mot de la conversation.
—Votre mari est-il de retour? demanda l'homme qui était venu le matin.
—J'en suis bien fâché, madame, mais nous ne pouvons nous en rapporter à vous; il faut que nous voyions par nous-mêmes.
Cela dit, deux hommes entrèrent dans la chambre, dans le cabinet, et firent semblant de fouiller partout.
—Rien, dirent-ils en sortant; mais il ne nous échappera pas; il est vendu par un de ses complices. Quant à vous, madame, nous ne voulons pas vous faire de peine, car nous savons, par M. Raoul, que vous êtes une digne femme et la première victime de ce misérable.
Ils partirent.
G... était plus mort que vif. Ma mère eut toutes les peines du monde à le faire sortir de son grenier.
—Allons, allons, lui dit-elle, vous voyez bien que vous êtes perdu, si vous ne fuyez bien loin. Il ne faut pas perdre de temps. Profitez de ce qu'on ne vous croit pas ici. Vous avez de l'argent, partez.
—Je veux que tu viennes avec moi.
Ma mère le regarda d'un air qui voulait dire: «Je veux est de trop.»
A minuit, G... partit.
Raoul nous attendait; dès qu'il nous vit:
—Eh bien, dit-il, vous en voilà débarrassées. Oh! il n'osera pas revenir de sitôt; il est si poltron! Il n'a de courage que pour battre une femme et une enfant. Mes hommes ont-ils bien joué leur rôle?...
—A merveille! dit ma mère; c'est un grand service que vous m'avez rendu là!...
En effet, les hommes qui étaient venus n'étaient autres que des ouvriers canuts apostés pour effrayer G... et pour le forcer à partir.
Le lendemain, Lyon était à feu et à sang.—Nous faillîmes être étouffées, dans la maison même que nous habitions.
On avait mis le feu à chaque bout du pont qui nous faisait face. C'étaient les octrois de la navigation; aussi, y avait-il beaucoup de matières inflammables accumulées, des huiles, des alcools... Les flammes sortaient par chaque ouverture, enveloppant par instants tout le bâtiment; puis, elles s'apaisaient un peu.
On voyait, alors, de malheureux employés jeter par les fenêtres leurs meubles et tout ce qu'ils croyaient pouvoir sauver. On les entendait pousser des cris lamentables, bientôt perdus dans une immense clameur, où perçaient par intervalles de féroces éclats de rire.
Quand le feu avait trouvé une nouvelle proie inflammable, il étendait de nouveau son rideau de flammes. Tout disparaissait.
Nous vîmes un malheureux sauter par la fenêtre pour se sauver. Il se cassa la jambe en tombant, ne put se relever, et fut étouffé par la foule qui le piétinait.
Tout d'un coup, une grande rumeur éclata parmi cette masse d'hommes accumulés sur un seul point. Nous la vîmes fuir dans toutes les directions. La troupe arrivait à l'autre bout du quai. Le quai était devenu désert, sans qu'il fût possible de deviner où ceux qui le couvraient avaient cherché un refuge. Personne n'avait ouvert sa porte pour abriter les incendiaires, qui riaient en voyant leur œuvre de destruction.
Mais c'était une fausse alerte; nous entendîmes le pas régulier des chevaux de cavalerie, qui s'éloignaient en laissant après eux un nuage de poussière.
Le nuage dissipé, et quelques secondes à peine écoulées, nous revîmes tout dans le même état qu'auparavant. Le flot noirâtre s'était reformé plus menaçant, plus terrible qu'auparavant.
Les plus exaltés, prévoyant bien par le départ de la cavalerie qu'ils étaient tranquilles pour quelques minutes, mirent à profit le temps qui leur restait avant l'arrivée de nouvelles troupes. Alors, toutes les portes furent enfoncées, toutes les maisons envahies.
—Des armes, des armes! criait-on; et on les prenait de force à ceux qui ne voulaient pas les donner.
Notre porte s'ouvrit, et l'on nous fit la même demande.
—Vous voyez bien, dit ma mère à l'homme qui lui parlait, que nous sommes trop pauvres pour avoir des armes.
—Rien à faire ici, il n'y a que des femmes... Et vous, mon vieux, avez-vous un fusil?...
Ceci s'adressait à Raoul.
—Je n'ai plus d'armes, je les ai données.
La maison remua sous cette avalanche de sabots et de souliers ferrés, qui dégringolaient, plutôt qu'ils ne descendaient les marches de l'escalier. Les envahisseurs avaient compris qu'ils ne feraient pas de bonne prise dans notre maison, et ils se hâtaient, pensant que les autres étaient peut-être plus heureux à côté. On ferma la porte de notre allée; ce fut bien inutile.
La cavalerie revint. Cette fois elle se dirigeait décidément de notre côté. Les soldats chargeaient le sabre nu. Des cris furieux retentirent dans la foule.
—On égorge les citoyens, on massacre nos frères! Aux maisons! aux maisons!
A ce signal, les portes sont enfoncées; on entre par les boutiques, par les allées. En moins d'une heure, les toits du quai étaient couverts d'insurgés. Les plus terribles étaient des enfants de douze à quinze ans. Avec une lanière de cuir, ils se faisaient une fronde. D'autres, arrangeant leurs blouses en forme de sacs, montaient en haut des maisons les cailloux pointus dont la ville de Lyon était pavée à cette époque. A l'aide de cette fronde, ils envoyaient leurs projectiles à des distances prodigieuses. Chaque caillou qui tombait dans un groupe blessait ou tuait un homme. D'autres tiraient par les croisées. Ceux qui n'avaient pas d'armes jetaient par les fenêtres tout ce qui leur tombait sous la main.
Je me souviens encore d'un perroquet, qu'on avait précipité, dans sa cage, du second étage d'une maison, et qui, pendant une demi-heure, poussa des cris si aigus, que sa voix dominait le feu.
Notre maison était si avantageusement placée, comme point militaire, qu'elle était occupée du haut en bas. Le feu de la rue avait cassé tous les carreaux. Nous étions plus mortes que vives.—On venait de briser les métiers de M. Raoul, et on jetait sur la troupe le bois qui eu provenait.—Raoul et sa femme pleuraient... Ils étaient ruinés! Une partie de notre pauvre ménage y passa.
Après plusieurs heures de combat, la lutte parut se calmer, et finit même par s'éteindre complétement. Ce n'était, suivant toutes les probabilités, qu'une trêve de quelques heures.
Ma mère profita de cet intervalle.
—Viens, me dit-elle en me prenant par la main, demain ce quartier sera brûlé. Il faut tâcher d'arriver chez Mathieu; c'est un endroit désert, l'émeute n'ira pas jusque-là.
Il faisait presque nuit. Arrivée au premier étage, mon pied glissa sur quelque chose de gras et je tombai tout de mon long. Je me relevai et nous descendîmes quelques marches jusqu'à un endroit plus clair. Ma mère jeta un grand cri: j'étais couverte d'un sang noir, caillé. On avait tué le locataire du premier étage. Le sang avait coulé sous la porte. C'est dans cette mare que j'étais tombée! Un groupe d'hommes armés gardait la porte.
Ma mère s'en approcha résolûment.
—Messieurs, dit-elle, il faut que je sorte de cette maison; je voudrais me réfugier chez des amis. Une femme et un enfant ne peuvent assister à un pareil spectacle. Il n'y a plus personne dans cette maison. Voyez, la mort a déteint sur cette innocente. Et elle montra ma robe ensanglantée.
—Allez-vous loin? dit une voix rauque.
—Non, à cent pas d'ici.
—On vous conduira un bout de chemin. «Allez-y, vous autres!» Et il se tourna vers deux de ses camarades, qui étaient assis sur de la paille.
Nous marchâmes tous quatre sans dire un mot.
Arrivés à quelque distance d'un campement militaire, les deux hommes s'arrêtèrent.
—Je ne vais pas plus loin, dit l'un d'eux; nous n'avons pas envie de nous fourrer dans la gueule du loup.
—Merci, dit ma mère, vous pouvez nous quitter.
Ils tournèrent les talons sans nous regarder. Ma mère s'adressa à un chef qui nous donna deux soldats pour nous accompagner, escorte qui nous plaisait mieux et nous rassurait davantage.
A la porte de Mathieu, ma mère remercia ses gardes.
On était en train de dîner. Tout le monde jeta un même cri en nous voyant entrer. Ma mère raconta tout ce qui s'était passé.
Du côté de la ville habité par Mathieu, on n'avait rien entendu. On savait qu'on se battait ailleurs, mais le bruit de la fusillade n'était pas parvenu dans ce quartier.
Les journées qui suivirent furent sanglantes, mais nous eûmes le bonheur de ne plus être témoins de la lutte.
Le calme était rétabli depuis quelque temps déjà, lorsque nous reçûmes une lettre de la mairie, contenant une invitation pour ma mère de se rendre dans les bureaux le lendemain. Cette lettre l'intriguait beaucoup.
—Que peut-on me vouloir? répétait-elle à chaque instant.
Ma curiosité n'était pas moins excitée. J'aurais bien voulu aller avec elle, mais elle refusa positivement de m'emmener.
Elle revint toute haletante au bout d'une demi-heure.
—Qu'avez-vous donc? lui demanda M. Mathieu; vous êtes affreusement pâle: on dirait que vous avez couru.
—Oui, j'ai couru; c'est que, vous ne savez pas?... mes amis, mes bons amis, mon mari est mort.
—Votre mari est mort!... Eh bien, c'est un fameux débarras pour vous! s'écria M. Mathieu.
La conduite de mon beau-père justifiait assurément l'exclamation de M. Mathieu. Néanmoins, maman ne fit aucun signe d'assentiment, soit par convenance, soit parce que son cœur, malgré les torts de G..., était moins sévère pour lui que sa raison.
—Mais enfin, ma bonne Jeanne, comment avez-vous su cette nouvelle?
—Attendez que je rappelle mes souvenirs.—Quand je suis entrée dans le cabinet du maire, il m'a dit: «Vous êtes la femme G...?—Oui, monsieur.» Et comme je crus qu'il allait me parler du pillage auquel G... s'était trouvé mêlé, je devins fort pâle: il s'en aperçut et me dit d'une voix plus douce: «Remettez-vous, madame, ce que j'ai à vous annoncer est bien pénible, mais il faut du courage. Qui est-ce qui n'a pas été appelé à en avoir de ce genre-là dans sa vie! Tout le monde est mortel...» Je ne comprenais plus du tout: je lui promis d'avoir du courage, et le priai de s'expliquer plus clairement.
Il reprit: «Vous n'avez pas vu votre mari depuis plusieurs jours?—Non, monsieur.—C'est bien cela.—Il a été trouvé à la Croix-Rousse, frappé de deux balles à la tête. Voici les papiers qu'on a trouvés sur lui: un livret avec son adresse, et plusieurs lettres qui ne lui sont pas adressées, mais qui étaient dans son portefeuille avec ce passe-port.» J'ai pris les papiers. Le doute n'était pas possible; G... n'existe plus. Le maire m'a parlé encore quelque temps, mais je l'écoutais à peine, et je suis accourue pour vous apprendre cette grande nouvelle.
Cet événement changea tous les projets de ma mère. Elle était libre; rien ne l'empêchait de retourner à Paris, et elle était d'autant plus disposée à le faire, que son petit ménage avait été saccagé pendant l'insurrection. Elle annonça son intention aux Mathieu. Ils la voyaient partir avec regret, mais ils n'essayèrent pas de la dissuader.
Le soir, quand nous fûmes seules dans notre chambre, ma mère me fit faire une longue prière, pour demander grâce en faveur de celui qui n'était plus.
Quelques jours après, nous quittâmes Lyon. Depuis que je n'avais plus à redouter la présence de G..., il me semblait que rien ne pouvait plus faire ombre à mon bonheur. J'ignorais que la vie n'est, le plus souvent, qu'une suite de malheurs et de déceptions, et que des souffrances autrement cruelles m'étaient réservées dans l'avenir.