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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1

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LE BAL MABILLE.

Il était neuf heures quand nous arrivâmes allée des Veuves... Mabille avait été un petit bal champêtre, éclairé avec des quinquets à l'huile... On payait dix sous d'entrée... C'était le rendez-vous favori des valets de chambre, des femmes de chambre, dans le temps où ils étaient moins élégants que leurs maîtres.

A l'époque où je parle, Mabille s'était déjà beaucoup embelli. Ce n'était pas encore le magnifique jardin que l'on voit aujourd'hui, avec ses corbeilles de fleurs, ses guirlandes de feu, son jet d'eau, sa grande salle tendue d'or, de velours et de glaces. C'était un jardin modeste! Quelques becs de gaz avaient remplacé les quinquets; ils étaient rares: était-ce par économie ou par discrétion?... Les calicots, les grisettes, les modistes, pourraient nous renseigner à cet égard; car les abonnés avaient changé. Le bal était en progrès... On payait un franc d'entrée...

C'était au milieu de cette réunion que nous fîmes notre entrée... L'orchestre était au milieu du jardin et me parut bon. Mon cœur se mit à battre la mesure. J'adorais la musique. Tous ces jeunes gens, toutes ces jeunes filles qui se livrent au travail toute la semaine prennent le dimanche du plaisir pour huit jours; ils sont gais, en nage, fatigués, mais si heureux que cela vous gagne. Je n'avais jamais dansé; j'aurais voulu essayer, mais la crainte d'être ridicule me retenait.

Pourtant, Adolphe m'avait dit que Louisa Aumont valsait bien. Je voulais essayer. On vint m'inviter pour un quadrille... j'allais refuser quand un jeune homme de Versailles vint me dire bonsoir. J'acceptai. Je priai Marie de me faire vis-à-vis. J'espérais qu'il demanderait ce que je faisais, et je me donnais un mal!... Mon danseur était galant! je lui faisais mille coquetteries!... Il voulut me faire valser... j'acceptai encore, et comme il avait beaucoup de patience... j'appris le même soir la valse et la danse. Je demandai à mon danseur la permission de me reposer.

Je fis le tour du bal m'arrêtant un peu à chaque cercle qui entourait les bons danseurs. Un de ces cercles était plus garni de curieux que les autres. Je cherchai à me faire une place; mais personne ne bougea.

J'entendis rire, dire bravo! mais je ne vis rien. J'attendis la fin pour voir ceux qui avaient eu tant de succès. Le rond s'ouvrit et tout le monde se pressa sur les pas d'une femme, en riant, en parlant. Je n'entendis qu'un bruit confus et des compliments ou des moqueries. Cette femme regardait à droite, à gauche. Elle pouvait avoir cinq pieds; sa taille était courte; sa poitrine bombée, ses épaules un peu hautes... Elle portait fièrement la tête, ses cheveux étaient d'un beau noir, ses raies blanches bien plantées. Elle se coiffait avec des bandeaux plats, une natte ronde, derrière la tête; au-dessous de cette natte, tombaient des cheveux frisés, qui lui cachaient le cou, quoiqu'ils ne fussent pas très-longs. Son front était bas, ses sourcils bien arqués se joignaient au milieu, ce qui lui donnait l'air dur; ajoutez à cela de grands yeux noirs qui paraissaient regarder sans voir, un nez un peu à la Roxelane, la lèvre dédaigneuse.

Elle était plutôt jolie que laide; pourtant on la trouvait généralement peu agréable. Mon premier mouvement fut de la trouver laide. Je ne comprenais pas pourquoi on l'entourait ainsi.

Elle allait du côté du café, je la suivis pour me trouver au premier rang quand elle danserait. Elle paraissait haletante; elle toussa, mit la main sur sa poitrine, puis avala deux verres d'eau glacée, comme pour éteindre le feu qu'elle serrait sous ses doigts. Elle respira bruyamment et se leva.

Un petit monsieur venait de lui faire signe. Il était gentil, mais très-drôle; il avait une assez jolie figure, surtout des yeux intelligents. Ses jambes étaient toutes petites, sa taille longue, son gilet aurait pu lui servir de tablier. Il fit aller un bras comme une aile de moulin, mit son chapeau de côté, leva son pied à la hauteur du nez de sa danseuse, la salua jusqu'à terre, en faisant le gros dos. Après toutes ces singeries, il la prit par la taille, et la première figure commença.

Il était léger comme un oiseau; toutes ces gambades, qui étaient ridicules, faites par les autres, étaient gracieuses, faites par lui. J'avais bien fait de les suivre: il y avait encore plus de monde que la première fois.

A la seconde figure, sa danseuse regarda le chef d'orchestre, et en même temps que le coup d'archet elle s'élança la tête baissée, les bras en arrière, puis au bout du cercle elle se redressa, cambra ses reins, fit presque toucher ses coudes, leva la tête et revint en avant. Elle faisait toutes ces contorsions avec le plus grand sérieux du monde...

—Bravo! bravo! disaient les spectateurs.

Elle avait une robe de laine noire qui sentait la misère; elle n'avait peut-être pas mangé de la journée, car elle était bien pâle.

J'entendis à côté de moi deux jeunes gens dire:

—Emmenons-la souper!...

—Non, dit l'un, elle nous coûterait les yeux de la tête; je parie qu'elle n'a pas mangé depuis huit jours.

—Bah! dit l'autre, nous la rationnerons; elle nous amusera.

Après la danse, ils s'approchèrent d'elle. Je l'entendis accepter. Je m'en allai. Son danseur était près de moi; il s'essuyait le front et disait:

—Je n'aime pas à danser avec elle; elle est raide comme un bâton.

On appela:

—Brididi!

Et le petit jeune homme qui dansait si bien répondit:

—Voilà! voilà! et s'en alla au café.

Le bal finissait... Nous rentrâmes.

J'espérais toujours recevoir des nouvelles de Versailles.

Je demandai s'il n'était venu personne...

On me répondit que non. Je me couchai en pleurant.

Le jeudi suivant, je retournai à Mabille avec Marie. Nous cherchâmes Brididi et sa danseuse. Ce fut une des premières femmes que j'aperçus. Elle avait une robe de barége lilas. Ses cheveux étaient mieux peignés; elle me parut moins laide.

Un homme d'un certain âge, avec un chapeau gris, un pantalon blanc, un petit paletot sac, s'arrêta devant elle...

—Ah! bah! dit-il, comme nous sommes requinquées! C'est égal, tu as une figure ingrate! Elle a l'air sauvage; elle ressemble à la reine Pomaré.

Tous ceux qui l'entouraient dirent ensemble:

—Chicard a raison, faut l'appeler Pomaré.

Quand elle se mit à danser, tout le monde l'entoura, et, pour l'encourager, on criait à tue-tête:

—Bravo! Pomaré!

Cette soirée fit événement; plusieurs journaux en parlèrent le lendemain.

Ce soir-là, M. Brididi n'avait pas l'air content; il dansait avec de jolies filles, mais on n'était occupé que de Pomaré. Il pensa à lui donner une rivale, et chercha un sujet nouveau. Je le regardais si souvent, qu'il crut que j'avais envie de danser avec lui; ce qui était, du reste, un grand honneur. Il vint à moi et m'invita. Je lui dis que ce serait avec plaisir, mais que je ne savais pas danser.

—Eh bien, je vous apprendrai.

En effet, il m'apprit.—J'avais une jolie taille, de beaux bras... J'ôtai mon petit châle, et je restai avec ma robe de barége à manches courtes. On me regarda beaucoup, cela m'encouragea. Je sautais comme une plume!... Après le quadrille, Marie, qui avait tenu mon châle et mon chapeau, me dit:

—Sais-tu que tu danses très-bien!

—Certainement ajouta M. Brididi.

Je fus toute fière!... J'aurais bien voulu qu'on m'appelât aussi Pomaré!...

Je pris un grand goût pour la danse!... A la fin de la soirée, M. Brididi me dit sans façon:

—Voulez-vous venir souper avec nous?

J'acceptai de même, et nous partîmes une bande joyeuse, pour aller souper chez Vachette.

—Ah! disais-je en regardant bien si l'on me voyait, si cela pouvait se savoir à Versailles!

Marie me suivait partout. Son amant était en Bretagne... je l'avais tout entière.

Nous quittâmes le restaurant à six heures du matin.

—Rien pour moi? dis-je au concierge.

—Non!

Je montai, toute triste; mais je m'endormis sans pleurer: j'étais trop fatiguée.

A quatre heures, M. Brididi vint nous voir.

—Ah! vous ne savez pas, me dit-il sans me dire bonjour, il y a une danse nouvelle: la polka! Venez passer la soirée chez moi, nous l'apprendrons et nous la danserons ensemble, pour faire enrager Pomaré.

Cette idée me plaisait assez, non par antipathie contre cette femme, mais pour qu'on s'occupât de moi.

Nous apprîmes pendant cinq heures; enfin, je la savais à merveille. On faisait une foule de figures qui vous donnaient l'air de chiens savants: les bras, les jambes, le corps, la tête, tout remuait à la fois; on eût dit un monde de télégraphes et de pantins. Mais c'était nouveau, et on trouvait cela joli.

M. Brididi m'engagea à rester chez lui. Il était bien tard; je le remerciai.

Il vint nous reconduire.—Comme c'était un charmant garçon, et que je ne voulais pas qu'il me prît pour une bégueule, je lui racontai l'état de mon cœur... mais, à chaque phrase, je faisais un saut de polka, et j'en chantais l'air; ce qui fit rire Marie et dire à Brididi:

—Allons, allons, c'est bien! soignez-vous; j'espère que vous ne serez pas longue à guérir.

Nous étions arrivés à la maison, je demandai:

—Il n'est venu personne?...

—Non!

J'étouffai un soupir au fond de mon cœur.

Arrivée dans la chambre, je me mis à polker.

—Je suis contente, me dit Marie; tu prends ton parti gaiement.

—C'est comme cela qu'il faut être. Si j'étais restée là, pleurant, il ne serait pas venu davantage! On ne peut pas forcer les gens à vous aimer; quand on court après eux, on les fatigue; ils s'y habituent et vous traitent plus mal. Malheureusement, on n'efface pas l'amour de son cœur comme un nom écrit sur une ardoise; mais, avec de la patience, tout passe... Je désespère de me faire aimer de lui; mais je veux qu'en me voyant passer, brillante et dédaigneuse, il me donne un regret.

La marchande de meubles vint me dire, le lendemain, que mon logement était prêt. Je pris mon paquet, et j'allai m'installer, 19, rue de Buffaut, dans un petit entresol de deux pièces.

J'étais richement meublée, et je regardais mon luxe, fort inquiète de la somme que j'avais à payer. J'avais dans ma chambre à coucher un lit en acajou, une toilette-commode, un fauteuil Voltaire en laine rouge, deux chaises, une petite table. Dans la première pièce, qui servait d'antichambre ou de salle à manger, il y avait une table ronde et quatre chaises cannelées. Je passai la journée à frotter mes meubles... Je disais chez moi à tout propos.

Le lendemain, j'allai chez Marie, qui, je le savais bien, était trop paresseuse pour venir.

Je me mis des nœuds de velours dans les cheveux; je fis des reprises à ma robe et à mes bottines qui me quittaient, et je retournai au bal.

Brididi vint à moi... Je n'étais pas fâchée de cette préférence... Je lus à l'orchestre: Polka! Mon cœur battit; je devins très-pâle, et je dis à Brididi:

—Je n'oserai jamais danser cela ici; personne ne sait cette danse. On va nous regarder; je ferai quelque gaucherie, et on se moquera de nous.

—Non, non, me dit-il, allons dans un coin.

J'allais résister, quand j'entendis derrière moi:

—Eh bien! personne ne la sait donc, cette danse?...

Je reconnus la voix de Louisa Aumont.

Ce fut moi qui pris Brididi dans mes bras, et le fis danser de force. Il avait beau me dire:

—Je ne suis pas en mesure; j'allais toujours.

Enfin, je fis plus d'attention, et je dansai à merveille.—Je passai plusieurs fois devant Louisa Aumont, et je me penchais si fort sur mon danseur, qu'elle put croire que je l'embrassais. Il voulut se reposer. Presque près d'elle, je lui criai: «Viens donc, viens donc!...» Il n'y prit pas garde.—Je le tutoyais!...

On se mit à m'applaudir à outrance; on me suivait, on me désignait du doigt!...

—Fi! l'horreur! disait Louisa Aumont au bras d'un vieux monsieur; peut-on s'afficher ainsi!...

Je vis bien qu'elle était vexée!... C'est égal, le mot me piqua; je voulus me venger. J'attendis qu'elle passât près de moi. Je l'arrêtai par le bras, et je lui dis:

—Bonjour, ma chère Louisa; y a-t-il longtemps que vous n'êtes allée à Versailles voir votre amant?

Elle devint pourpre, et voulut continuer son chemin; je l'arrêtai de nouveau.

Elle me dit:—Je ne vous connais pas!

—Ah! je comprends; pardon, je prenais monsieur pour votre père. Si j'avais su que c'était le vieux hibou qui vous ennuie tant et à qui vous dites, pour vous débarrasser de lui trois fois la semaine, que vous allez chez votre tante, à Versailles, je n'aurais pas parlé de votre Henri. Mais, aussi, vous ne me prévenez pas! vous me parlez d'un vieux monstre; je trouve monsieur très-bien, moi.

Je fis la révérence, et je partis en riant.

Je me mis à danser; tout le monde m'entoura. Je venais de faire une méchanceté; j'étais radieuse. J'entendais dire:

—Elle est bien mieux que Pomaré!

On la quittait pour venir à moi.

—Ah! me dit Brididi, les œillades vous battent en brèche!

Tous les hommes vinrent m'inviter.

—Oh! mais, dit il, me tirant par le bras, j'aurais moins de peine à défendre Mogador que ma danseuse!... Tiens, cria-t-il bien haut, je vous appelle Mogador!

Ce qui se passa est ridicule, mais exact, et n'est pas assez éloigné pour que l'on ne s'en souvienne pas!... Cent voix crièrent: vive Mogador! On me jeta vingt bouquets dans le cercle où je dansais.

Il y eut deux camps... D'un côté, on criait: vive Pomaré! de l'autre: vive Mogador! Les gens qui ne comprenaient rien et qui ne saisissaient que le bruit, criaient: vive Pomador! La garde fut obligée de s'en mêler!... Cela était si animé qu'on craignait une querelle de partis! Je fus obligée de me sauver pour partir; on voulait me porter en triomphe jusqu'à ma porte. Cela me fit grand peur, et, prévenue par Brididi, je pris la fuite à temps. Pomaré fut mise dans un fiacre; on détela les chevaux, et ce furent des jeunes gens qui la traînèrent jusqu'à la Maison-d'Or.

Le lendemain, soit que Mabille eût payé pour faire une réclame, soit que les maîtres de danse voulussent mettre la polka à la mode, tous les journaux parlèrent de Pomaré et de moi.

Le Charivari nous reproduisit sous toutes les formes.

Il y avait deux autres femmes qui ne faisaient pas moins de bruit à la Chaumière: c'étaient Maria-la-Polkeuse et Clara Fontaine.

On sait ce que c'est que Paris. Chaque excentricité a son heure de vogue. Ces folies faisaient le sujet de toutes les conversations, et notre triste renommée, par les cent voix de la presse, s'étendait jusqu'en province.

Je n'avais pas vu Adolphe depuis trois semaines; il vint à Mabille par curiosité, et demanda à voir les célébrités. Il trouva Pomaré laide!

Quand on me fit remarquer à lui, il recula d'un pas et dit:

—Vous vous trompez! ce n'est pas elle; c'est Céleste.

—Oui, dit son ami, Céleste Mogador!

Il me suivit. Je l'avais vu; j'avais senti mes jambes fléchir! Je le montrai à Brididi.

—Diable! fit-il, il faut vous asseoir.

Adolphe vint à moi.

—Venez, j'ai à vous parler.

Je fis signe à mon danseur que j'allais revenir.

—Vous ne reviendrez pas, me dit Adolphe en me serrant le bras.

—Pourquoi donc? lui dis-je.

—Parce que je ne le veux pas.

—Ah! bah! vous avez été bien longtemps à m'apporter vos ordres; je vous préviens que je suis changée, et je n'en veux plus recevoir! Je veux aller danser; j'ai promis.

—N'y allez pas, me dit-il, pâle, ou je vais avoir une affaire avec ce petit monsieur!

J'ai toujours tremblé à l'idée d'une querelle qui pouvait naître à cause de moi. Je m'arrêtai.

—Est-ce que vous me feriez l'honneur d'être jaloux? Il y a quelque temps, je vous avoue que ça m'aurait fait plaisir, mais aujourd'hui ça me fait rire.

La marchande de fleurs m'apporta deux bouquets de roses qu'on me pria d'accepter. Je les pris, mais M. Adolphe se jeta dessus et les mit en pièces.

—Eh bien! lui dis-je, votre colère est-elle passée?

—Ne vous moquez pas de moi! me dit-il hors de lui.

Je vis qu'il fallait le prendre sur un autre ton, car il était sérieusement en colère.

—Enfin, mon ami, que me voulez-vous? Vous m'avez quittée; vous ne m'aimiez pas: je ne me suis pas imposée à vous; j'espère que vous en ferez autant. Je n'ai pas troublé vos amours...

—Je n'ai jamais eu cette femme! Si elle était là, je le dirais devant elle.

Au même instant, je la vis sortir d'un bosquet avec une autre femme.

—Tenez, lui dis-je, la voilà! Si vous faites cela, je vous croirai.

Il hésita.

—Vous partirez avec moi?...

—Oui!

Il alla droit à Louisa, qui lui apprêtait son plus joli sourire.

—Voyons, mademoiselle, dites, je vous prie, à Céleste que je ne suis pas votre amant, et que vous regrettez d'avoir été si dure pour elle.

Elle se mit à rire sans répondre. Il lui prit le bras et lui renouvela sa demande.

Elle fit une affreuse grimace, devint rouge et dit:

—Oui!...

—Assez, dis-je à Adolphe, qui, je le voyais bien, lui serrait le poignet; venez. Et nous partîmes en voiture. Il me fit mille amitiés! je restai comme une pierre!...

—Je vois bien, me dit-il, que vous ne m'aimez plus!

—Je ne sais pas si je ne vous aime plus, mais ce qu'il y a de certain, c'est que je vous aime moins. Vous n'avez pas de reproches à me faire! Je vous aimais, je me serais tenue dans une boîte pour vous plaire; vous m'avez quittée d'une façon pénible, humiliante. J'ai cherché à me distraire et j'y parvenais bien, je vous assure. Cela vous irrite! vous auriez mieux aimé que je m'enfermasse avec un boisseau de charbon!... Ma foi, non!... vous ne m'aimez pas; d'autres sont moins difficiles; je ne suis qu'embarrassée du choix!

—Vous me tourmentez à plaisir, me dit-il les larmes aux yeux.

J'allais m'attendrir, car je l'aimais encore, mais je repoussai toute idée de faiblesse.

—Croyez-vous donc que je n'étais pas tourmentée, quand je fis la route de Versailles à pied, la nuit, et que vous me laissâtes partir, sans même vous inquiéter de ce que je pouvais faire dans mon désespoir? Voyez-vous, nous ne serons pas fâchés, mais je n'oublierai jamais cette nuit-là.

Il n'osa plus dire une parole. Il m'aimait, j'allais pouvoir me venger. Je lui donnai un rendez-vous... j'arrivai deux heures plus tard, faisant semblant de pas voir qu'il m'attendait avec impatience.

Il me défendit d'aller dans les endroits publics... j'y allais exprès! La presse continuait à parler de nous... on venait en équipage nous voir, le soir, comme des bêtes curieuses. Tous ces badauds se disputaient une fleur de notre bouquet. Les femmes venaient nous voir aussi; elles disaient aux gens qui les accompagnaient: «Tâchez donc qu'elles viennent vous parler!...» On nous appelait, mais je me dérangeais rarement.

Pomaré regardait d'un air impudent, faisait mille excentricités et faisait fuir les curieux, rouges de honte. C'est à cause de cela, sans doute, que beaucoup venaient autour de moi et me faisaient des compliments.

Voilà pourtant les vilains services que vous rendent les oisifs. Ils ne reculent devant rien, eux qui, trop vieux ou trop ennuyés d'eux-mêmes pour savoir s'amuser, cherchent à tout prix des objets de distraction.

J'avais ma cour, comme Pomaré avait la sienne.

—Elle est charmante! disait l'un en me lorgnant.

—Vous allez voir comme elle danse bien, disait l'autre.

—Quelle souplesse! comme elle est gracieuse!...

Voilà ce que me répétaient en masse ces gens qui me méprisaient, qui peut-être me trouvaient affreuse, ridicule; mais ils m'excitaient, je les amusais.—La vie est une comédie.

Quand je me reporte à ce temps et que je songe à toutes les excentricités que nous faisions, il me semble qu'on devrait nous les pardonner, car le succès qu'on nous a fait est plus coupable que nous.

L'orateur qu'on approuve s'enflamme; l'acteur qu'on applaudit redouble d'efforts; le soldat qu'on regarde, qu'on encourage devient plus intrépide; il n'y a pas une créature, dans quelque position qu'elle soit, qui ne soit sensible à la réclame!... Jugez si moi, sans éducation, n'ayant rien à perdre, je ne pouvais pas me laisser éblouir et entraîner.

Il n'est si petit théâtre qui n'ait ses rivalités. Mes succès à Mabille m'avaient valu beaucoup d'envieuses. Les hommes me firent un rempart d'amour et de fleurs.

Je détestais Pomaré, qui me le rendait bien.

Sans savoir pourquoi, on trouva qu'il serait charmant de nous faire faire vis-à-vis, et nos partisans négocièrent l'affaire avec toute l'importance d'un traité de paix.

Nous marchâmes l'une au-devant de l'autre, ne faisant pas un pas de plus. Elle me regardait avec ses grands yeux noirs fixes!... Elle me semblait plus désagréable que d'habitude!—J'eus envie de me sauver; mais je réfléchis que cela serait ridicule, et je lui tendis la main. Sa figure se dérida, et elle me dit d'une façon charmante:

—Je suis enchantée de faire connaissance avec vous; il y a longtemps que je le désirais. Si vous voulez me permettre d'aller vous faire une visite, je vous continuerai mon amitié.

Il y avait un air protecteur qui me déplut; mais je lui pris le bras et nous fîmes le tour du bal ensemble.

On se pressait tellement autour de nous, que c'est à peine si nous pouvions marcher.

Après quelques mots échangés, je vis qu'elle prenait son rôle au sérieux et qu'elle se croyait reine. Le fait est qu'on ne l'abordait qu'ainsi:

—Chère reine, allez-vous danser? Où vous placerez-vous, que vos courtisans vous entourent?

Elle leur indiquait un endroit à voix basse. Ils s'en allaient tout fiers et prenaient un air de protection avec leurs amis qu'ils plaçaient.

—Tenez! voilà la reine Pomaré! disaient les uns en se poussant.

—Où ça?... disaient les autres ébahis.

On la montrait.

—Ah! c'est vrai; elle a l'air bien sauvage, répondait un provincial qui la prenait pour la reine de Taïti.

On avisa un abonné à lunettes, pion dans un collége, je crois: on l'entoura, on l'applaudit en lui disant:

—Bravo, Pritchard!

Le pauvre homme perdit la tête et fit trente-six gambades... On le porta en triomphe... Il enfonçait ses lunettes, relevait la tête, se croyant un grand personnage; mais, comme on ne le payait pas pour cet exercice, le pauvre diable fut renvoyé de sa place. Il conta ses peines à Pomaré, qui lui dit devant moi, avec le plus grand sang-froid du monde:

—Venez me voir, je vous protégerai.

Je ne pus m'empêcher de rire, en me disant:

—Ils sont aussi fous l'un que l'autre.

Elle était convaincue de sa puissance!... C'était de bonne foi qu'elle promettait de lui faire du bien; pourtant elle paraissait avoir un esprit supérieur. Je voulus connaître ce caractère, qui me parut étrange.

Depuis notre séparation, Marie m'avait tenu parole; elle ne rentrait plus, je la voyais à peine.

Je demandai à Pomaré de passer la journée du lendemain avec moi.

Elle me dit qu'elle ne commandait sa voiture qu'à quatre heures; que le matin elle recevait sa cour.

—Venez déjeuner chez moi, me dit-elle, nous causerons en fumant une cigarette.

Elle me quitta, puis revint à moi:

—Voulez-vous souper avec moi et quelques-uns de mes amis?...

Je répondis oui, avant qu'elle eût fini sa phrase, car j'avais grande envie de passer une soirée avec elle.

—Je vais vous prendre dans ma voiture.

Nous sortîmes. A la porte, elle fronça ses sourcils noirs...

—Jean! Jean! dit-elle deux fois, impatientée.

Un gamin d'une douzaine d'années s'avança en courant. Il était habillé d'une façon burlesque: un pantalon de toile grise rentré dans ses bottes à revers, une redingote dont la taille seule lui aurait fait un paletot, un chapeau très grand, bordé d'un galon en clinquant dont on se sert pour costume. Il portait dans ses bras un châle-tapis en coton, tout passé, dont un coin traînait à terre. Pomaré le lui arracha des mains, furieuse.

—Imbécile! tu ne peux pas faire attention!... tu essuies le pavé avec mon cachemire... Si tu ne fais pas mieux ton service, je te chasserai.

Tout le monde riait autour d'elle. Je devins fort rouge. Le petit sortit en haussant les épaules et fit avancer la voiture.

C'était une calèche à deux chevaux... elle l'avait au mois... C'était un équipage presque grotesque, sortant des remises d'un mauvais loueur.

—La voiture de la reine! crièrent à la fois dix gamins.

Pritchard s'avança pour lui baiser la main. Elle jeta en l'air quelques pièces de monnaie; on se bouscula pour les ramasser en criant:

—Vive la reine Pomaré!

Le petit bonhomme était sur le siége, à côté du cocher, qui avait le même galon de clinquant sur son chapeau et une redingote noisette. Ajoutez à cela un cheval blanc et un autre bai. La calèche était garnie à l'intérieur d'une vieille étoffe d'un rouge passé.

Je ne me connaissais pas en voiture, mais il me semblait que, pour rien au monde, je n'aurais voulu sortir là-dedans en plein jour.

Nous arrivâmes au café Anglais.

Le maître du café vint au-devant de nous, la serviette sous le bras, l'air affable:

—Quel cabinet désirez-vous? demanda-t-il à Pomaré.

—Le grand salon, dit-elle en regardant sa suite.

Il commençait à faire froid, elle ordonna qu'on fît bon feu. Quand la porte s'ouvrait, nous apercevions plusieurs têtes qui cherchaient à nous voir.

On alluma du petit bois... Elle s'approcha du feu en faisant un mouvement de frisson.

—Les premiers froids font mal, me dit-elle.

Je la regardai; elle était pâle comme une morte.

—Gardez votre châle, lui dis-je.

Mais elle n'en fit rien. Je compris pourquoi; elle avait une robe de taffetas bleu clair qui jurait passablement avec son châle.

Elle toussa une fois ou deux. Elle prit une coupe de champagne frappé et l'avala d'un trait. Ses yeux brillèrent, ses couleurs lui revinrent.

Alors on lui fit chanter une chanson, qu'elle dit avoir composée elle-même, et qui passait en revue tous les dieux de la Mythologie. Je ne compris pas bien, parce que je ne connaissais pas tous ces noms-là; mais il paraît que c'était un chef-d'œuvre d'esprit.

Sa voix était faible; elle s'accompagnait au piano. Ses mains étaient blanches, bien faites et paraissaient avoir l'habitude du clavier, car elle ne regardait en chantant que ceux qui l'écoutaient.

Ce furent des compliments sans fin. On fit très-peu d'attention à moi. Il me semble que j'en fus un peu jalouse et qu'elle me regardait d'un air vainqueur.

Elle parla, fuma, tint tête à tout le monde: elle avait un esprit intarissable et d'une originalité sans pareille.

La nuit se passa ainsi. Quand nous sortîmes, il faisait jour; ces sorties sont curieuses et le paraîtraient surtout aux gens raisonnables qui n'ont jamais vu ce spectacle, bien propre à désillusionner des folles joies des viveurs de Paris.

Je ne sais au juste quelle figure j'avais; mais en regardant les autres, je fus presque effrayée: les hommes sont débraillés, quelquefois chancelants; les femmes sont jaunes; leurs toilettes chiffonnées, enfumées, leur donnent l'air de paquets de chiffons; la plus jolie serait laide.

Il y a aux portes de vieilles voitures qui passent la nuit; un pauvre cheval maigre attend que son maître ait chargé pour avoir son déjeuner. On ne veut pas de lui, et on l'appelle rosse. Pauvre bête! il a été jeune et bon! Je regardai Pomaré, et je me dis:

—Voilà notre avenir!

Il n'y a, à cette heure-là, dans les rues, que les balayeurs et les chiffonniers. Les premiers vous regardent, appuyés sur leurs balais, et chacun se dit probablement:

—Ce que ces fous viennent de dépenser dans une nuit me ferait vivre un an.

On leur donne quelquefois de l'argent, mais on passe le plus souvent sans les regarder.

Nous rentrions à pied. Pomaré paraissait moins fatiguée que tout le monde; elle était d'une pâleur extrême, mais ses lèvres étaient rouges, ses yeux brillants.

Nous traversions le boulevard; une balayeuse comme il y en a peu, elle travaillait activement, envoya toute sa poussière dans les jambes de Pomaré, qui, peu endurante de sa nature, l'interpella en l'appelant bête.

La femme au balai l'entreprit à son tour.

—Tiens! voyez-vous ça, madame l'embarras! Faut-il pas que je quitte mon ouvrage pour faire place à cette demoiselle! Avec ça qu'elle est belle! J'ai été un peu mieux que toi, ma petite, et un peu plus huppée; mais j'étais pas fière avec le pauvre monde!

Nous étions déjà bien loin. Nous nous séparâmes quelques instants après.

—A tantôt! dit Pomaré, rue Gaillon, 19. Si vous oubliez le numéro, demandez dans la rue la reine Pomaré.

Je trouvai cette gasconnade prodigieuse, et il me sembla plus prudent de me souvenir de la rue et du numéro.

Je venais de voir un échantillon de cette vie qui, de loin, me semblait si belle et à laquelle j'avais si souvent rêvé de m'associer. Je puis me rendre cette justice, que toute cette joie me parut triste, et que je rentrai chez moi le cœur bien vide et l'âme bien découragée.

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