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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1

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XI
LA REINE POMARÉ.

A onze heures, j'étais chez ma nouvelle amie. Je m'attendais à voir un boudoir richement meublé; je fus toute surprise de me trouver dans un chenil: c'est du moins l'effet que me fit le logement de Pomaré, tant il y avait dans ce logement de désordre et de malpropreté.

Elle habitait une grande chambre, à peine meublée; sa commode était couverte d'une foule de petits objets, rappelant ses triomphes au bal Mabille.

Il y avait sur chaque objet un pouce de poussière; on voyait sur une table des papiers en désordre, une masse de numéros du Charivari; sa robe bleue traînait à terre.

Je remarquai, appendue au mur, une bonne Vierge en plâtre avec un petit collier et une couronne. La Vierge, avec ses bras ouverts, semblait contempler ce désordre et le prendre en pitié. Sur la cheminée, la reine avait mis son chapeau dans une assiette. Je n'osais pas faire un pas. Elle était encore couchée, tête nue et les cheveux tout ébouriffés.

—Pardonnez-moi, me dit-elle; mon ménage n'est pas encore fait. La personne qui me loue se charge de tout faire et ne fait rien. Asseyez-vous donc!

Et elle me montra du regard le bord de son lit.

Je m'approchai, mais j'étais fâchée d'être venue. Elle sauta en bas du lit, passa dans une espèce d'antichambre dont la croisée donnait sur une cour; elle appela son portier, qui était en même temps son propriétaire; il monta.

—Faites-nous à déjeuner.

—Je veux bien; mais donnez-moi de l'argent.

—Je n'en ai pas.

—Bah! dit le vieux, vous avez bien vingt sous.

—Non, dit-elle, pas un liard.

—Alors, allez déjeuner où vous voudrez; je ne fais plus crédit.

—Voyons, ne soyez pas méchant! J'ai invité une amie; je ne peux pas la renvoyer.

—Bon! dit le vieux, ce n'est pas assez de vous; il faut maintenant que je nourrisse les autres.

Et il descendit en grognant.

J'avais tout entendu et j'étais fort embarrassée. Elle ne perdit pas contenance, et me dit en rentrant que nous allions déjeuner dehors, parce que son domestique n'était pas rentré; que le concierge venait de l'en prévenir.

C'était trop fort; je me mordis les lèvres pour ne pas rire aux éclats. Je l'avais vue, la veille, jeter au moins dix francs de monnaie. Évidemment elle était folle.

—Ah! dit-elle, en passant devant la petite Vierge, je t'avais oubliée.

Elle prit cette petite Vierge, l'embrassa, lui adressa quelques paroles qui ressemblaient à une prière. J'entendis ces mots: «Sainte Mère de Dieu, aie bien soin de lui; il est plus heureux près de toi.»

Elle remit la Vierge à sa place et revint près de moi. Le mouvement de ses bras fit ouvrir sa chemise; je vis sur sa poitrine un scapulaire, des médailles, une petite croix. Cela me fit mal.

J'ai une grande croyance en Dieu; quand je souffre, je l'invoque; quand je suis heureuse, je le remercie; mais ces insignes de la religion chrétienne me semblaient un blasphème sur sa poitrine.

Je priai Pomaré de m'attendre; je descendis quelques instants, et je revins avec tout ce qu'il nous fallait pour déjeuner.

—Je vais vous rendre tout-à-l'heure ce que vous avez dépensé, me dit-elle avec un aplomb incroyable.

«Dieu! la vilaine femme! me disais-je, elle est menteuse comme personne.»

Je lui fis deux ou trois questions sur sa vie passée; elle détourna la conversation sans vouloir me répondre. J'insistai de nouveau pendant le déjeuner; même silence.

J'avais pourtant bien envie de savoir ce qu'elle avait été, car tout le monde en était intrigué.

—Allons, me dit-elle, après déjeuner, vous êtes une bonne fille, promettez-moi de ne rien dire à personne, et je vais vous faire ma confession.

Je le lui promis; elle commença:

...—Je suis venue au monde à Paris, en 1825; mon père était riche; je fus son premier enfant. Il avait environ cent cinquante mille francs de capital; ces cent cinquante mille francs étaient placés dans un théâtre et lui rapportaient quinze, quelquefois vingt pour cent. On n'épargna rien pour m'élever. Je fus mise dans un des premiers pensionnats de Paris. J'avais les meilleurs maîtres.—Ma mère m'avait donné deux frères et deux sœurs; cependant on ne retrancha rien des dépenses qu'on faisait pour moi. J'avais dix-sept ans, on pensait à me marier, mais on ne trouvait aucun parti digne de moi. J'aimais mon père avec passion, tout en le craignant beaucoup; ma mère ne le rendait pas très heureux.

Un jour, j'entendis raconter à la pension qu'un incendie affreux venait de faire des ravages horribles, boulevard du Temple; on assurait que personne n'avait péri, mais que l'on n'avait rien pu sauver. Cela me rendit triste. Pourtant j'étais loin de me douter que ce malheur me touchât de si près.

Deux jours après, mon père vint me voir. Mon père était grand et fort; je fus effrayée du changement que je vis en lui: il était ployé sur lui-même, ses yeux étaient rouges, il avait pleuré. Je lui sautai au cou et le couvris de baisers.

—Mon père, mon bon père, que vous est-il donc arrivé? Ma mère! mes frères! mes sœurs!

—Non, me dit-il; grâce à Dieu, ils se portent bien; mais je suis ruiné, le feu a tout dévoré. Je n'étais pas assuré, mes enfants! ma pauvre Lise! me dit-il en me serrant dans ses bras.

Je n'avais jamais vu pleurer mon père; cela me déchira le cœur. J'étais très-pieuse; j'avais souvent parlé de mon désir d'entrer dans un couvent; on se moquait de moi, et je n'insistais pas. L'idée m'en vint ce jour-là, et je dis à mon père, en lui essuyant les yeux:

—Ne vous inquiétez pas pour moi, mon cher père; vous savez bien que mon vœu le plus cher est d'être religieuse; vous n'aurez pas à vous occuper de moi.

—Non, me dit-il en me serrant sur son cœur, non, mon enfant, tu ne peux pas être à Dieu tout entière; j'ai besoin de toi pour élever tes frères et tes sœurs; tu es instruite, tu feras leur éducation. Ta mère est presque folle de chagrin, il faut la consoler, l'aider. Je viens te chercher.

Je suivis mon père sans répondre. On ne répondait jamais à mon père.

Rentrée chez nous, je trouvai tout le monde dans le désespoir.

Mon père sortait souvent pour des entreprises qu'il voulait essayer.

Ma mère avait un peu perdu la tête; j'avais soin des enfants.

Bientôt nous fûmes si pauvres qu'on renvoya la bonne et que je restai seule pour tout faire. On ne m'avait pas élevée ainsi.

Cette vie m'était pénible; j'étais toujours seule avec les enfants; j'allais promener les plus petits.

Un jeune homme, que mon père avait employé, venait souvent à la maison; il me dit si souvent qu'il m'aimait, il me tourmentait tellement, que je crus l'aimer, et je me donnai à lui sans trop de résistance. Je ne comprenais pas tout le danger d'une pareille faute.

Un jour, mon père rentra; je causais à la porte avec mon amant. Mon père le pria de ne plus me faire de visites que devant ma mère ou lui.

Ma mère allait souvent chez des parents: elle n'était pas rentrée, il l'attendit. Elle ne rentra qu'à dix heures.

—Ah! vous voilà, madame! lui dit-il sévèrement. Rentre dans ta chambre, Lise.

J'obéis, mais j'écoutai à la porte, car, depuis ma faute, j'avais peur de tout.

—Qu'as-tu donc? lui dit ma mère.

—J'ai, répondit mon père, que vous ne gardez pas vos filles; que vous allez à droite, à gauche, sans vous occuper du reste. Votre fille aînée a dix-sept-ans; la seconde, quatorze, l'autre trois. La chute de la grande entraînera les autres. Si un pareil malheur venait encore s'abattre sur moi, qu'à la misère se joignît le déshonneur, je tuerais la malheureuse qui aurait flétri mon nom et je me tuerais après. Ce serait votre ouvrage.

Ma mère ne répondit rien, mais je faillis m'évanouir. J'allai cacher ma tête sous mon oreiller pour pleurer plus à mon aise; pourtant je ne connaissais encore que la moitié de mon malheur.

Depuis quelque temps, je me sentais des malaises, des faiblesses. J'attribuais cela à la peur que j'avais eue. Il y avait un médecin dans notre maison; je montai lui raconter ce que j'éprouvais. Il me regarda et me dit:

—Vous êtes grosse; ce n'est pas dangereux.

Je le fis répéter deux fois. Je n'osai pas lui dire de me garder le secret. Je descendis, résolue à aller me jeter à la rivière, quand la nuit serait venue. Je courus chez celui qui m'avait perdue; il ne trouva qu'un moyen de me sauver: détruire mon enfant. Je le regardais effarée; je n'avais pas assez de mépris pour cet homme.

—Oh! lui dis-je en partant, cette pensée vous portera malheur!

Je rentrai chez mon père; il me sembla voir tout le monde lire sur mon front.

Je me retirai dans ma chambre pour écrire; je vis ma sainte Vierge: je lui demandai pardon de la pensée de suicide que j'avais eue; je lui promis de vivre pour mon châtiment et pour la pauvre petite créature que je portais dans mon sein.

Je fis un paquet, j'embrassai mes frères et sœurs et je partis désespérée. Je n'osais pas me retourner; il me semblait entendre derrière moi les pas de mon père. Je marchai, ou plutôt je courus longtemps.

Je vis un beau jardin: j'étais au Luxembourg; j'entrai dans une petite rue étroite, déserte; je lus: Maison meublée. Je m'adressai à la maîtresse de cet hôtel et je demandai un petit cabinet; on ne voulut pas me louer; d'ailleurs, je n'avais pas d'argent.

Je racontai ma position à cette femme, et je la priai tant, qu'elle finit par s'attendrir. Elle parut surtout touchée quand je l'eus assurée que je ne resterais pas longtemps dans sa maison, parce que j'allais entrer à l'hospice.

On me mit dans un grenier.

Je demandai où l'on recevait les femmes en couche; on m'indiqua la Maternité. J'y fus; mais on me répondit qu'on ne prenait les femmes que quinze jours avant d'accoucher. Que faire jusque-là? Je n'étais grosse que de trois mois; comment attendre six mois?

L'idée du suicide me revint, et je priai Dieu avec ferveur de me débarrasser de la vie.

Je vendis tous mes effets petit à petit. Quand je n'eus plus rien, je demandai de l'ouvrage dans la maison; on me fit raccommoder le linge, aider à faire les ménages. Il y avait beaucoup d'étudiants. J'étais jolie; du moins, ils me le disaient.

La femme chez laquelle je logeais était avare; elle m'aurait fait travailler quinze heures par jour pour un morceau de pain. J'avais grand appétit; je tâchais d'avoir un repas chez l'un, un déjeuner chez l'autre. C'était une horrible existence, ma chère Céleste!

Nous étions en hiver; il faisait froid. Un de ces jeunes gens eut pitié de moi et me donna une couverture de son lit.

Je tombai malade; je ne quittai plus mon grenier.

Le même jeune homme, qui m'avait donné une couverture, m'apportait quelques petites choses qu'il prenait à table d'hôte. J'ai souvent souffert de la faim; cependant, je n'osais pas me plaindre, tant j'avais peur qu'on me renvoyât.

Le temps de ma délivrance approchait; je fus à la Maternité. J'étais maigre et exténuée de privations. On me demanda si je garderais mon enfant. Cette question me parut insensée. Est-ce que l'on demande à une mère si elle gardera son enfant?

Après d'affreuses souffrances, je fus délivrée; j'avais donné le jour à un garçon. Je demandai pardon à Dieu de sa naissance; je le suppliai de lui conserver la vie et de prendre la mienne. Il était si délicat, le pauvre ange, que j'écoutais toujours s'il respirait.

On voulait m'empêcher de le nourrir, mais je n'écoutais rien. Le temps était venu où il fallait sortir de la Maternité; on me donna un peu d'argent, une layette, et je partis avec mon trésor dans mes bras.

J'arrivai à l'hôtel. On ne me reçut pas trop mal. Je repris mon trou; je travaillai un peu. Mon pauvre enfant était bien pâle; il avait dix mois, il me souriait, me tendait ses petites mains; je me trouvais heureuse. Ce bonheur, je ne l'avais pas mérité; aussi, fut-il bien court.

Les convulsions, cette terreur de toutes les mères, les convulsions mirent la vie de mon enfant en danger.

J'avais beau le serrer sur mon cœur, ses petits membres se tordaient, sa figure devenait bleuâtre; je le couvrais de baisers, je le réchauffais de mon haleine, je lui disais, les mains jointes: «Tais-toi! tes cris me font mourir!» et je priais. Il se détendait et reposait quelques heures; puis, les convulsions revenaient, plus horribles.

Huit jours s'étaient passés dans cette lutte affreuse; il lui prit une crise, il se détendit...

Je crus qu'il reposait. Je priai la Vierge-Mère de mettre fin à ses souffrances, en lui sauvant la vie, ou de me prendre, plutôt que de le torturer ainsi. Je n'avais plus la force de le voir souffrir.

J'attendis longtemps son réveil; je le soulevai, il était raide de froid. Je le laissais tomber, puis, je le reprenais dans mes bras, sans pouvoir verser une larme:

—Malheureuse! me disais-je, c'est toi qui l'as tué!... Est-ce que tes prières montent en haut?

Et je courus dans les escaliers en criant que je voulais un médecin, que mon enfant ne pouvait pas être mort sans moi.

On parvint à me prendre le cadavre de ce pauvre petit ange. Un des jeunes gens de ta maison paya les frais d'enterrement.

Je suivis mon fils à Montparnasse. Je fis mettre sur sa bière une marque, pour le faire tirer de la fosse commune quand j'aurais de quoi lui acheter une croix et un entourage.

Je passai quinze jours, désolée, folle; je ne remontais plus dans la chambre où il était mort; chacun me donnait l'hospitalité.

—Allons! me dit un brave garçon, vous ne pouvez rester comme cela; venez vous distraire.

Ils me firent dîner, boire et m'emmenèrent à Mabille.

C'est le premier jour que vous m'avez vue avec une robe de laine noire. Il me fallait de l'argent pour retourner là-bas... à Montparnasse. J'en ai, et je suis heureuse. Je ne crains plus qu'une chose, c'est de rencontrer mon père: il me tuerait, et je prends un goût énorme pour la vie; je suis fière de moi. Dans quelque temps, je serai riche; je suis déjà à la mode...

Elle m'avait fait ce récit tout d'un trait, avec une grande facilité de langage, et du ton le plus naturel, le mieux senti.

A partir de ce moment, je pris d'elle une toute autre opinion que celle que j'en avais conçue d'abord. La reine Pomaré disparaissait, et, à sa place, je voyais une pauvre fille, encore plus malheureuse que moi.

Il n'était pas jusqu'à ce doux nom de Lise qui avait pour moi je ne sais quelle mystérieuse sympathie. Quand on n'a pas de famille, on s'en fait une avec les infortunes et les amitiés qu'on rencontre sur son chemin.

Je pris congé de Lise, convaincue qu'elle avait des éclairs de folie, mais sentant que je l'avais prise en grande affection.

Ma liaison avec Adolphe allait chaque jour se refroidissant. Ses premiers dédains avaient tué mon amour pour lui, et le goût très-vif qu'il avait paru, depuis, éprouver pour moi, n'avait pu faire renaître cet amour.

Adolphe était loin d'être une nature vulgaire. Il avait de l'esprit; il était brave comme son épée et un peu querelleur; mais il était léger en amour, et n'avait pas dans le cœur cette fièvre de passion, ou ce charme de sensibilité qui peuvent captiver longtemps une femme lancée dans le tourbillon où je m'étais jetée.

Mes visites à Versailles devenaient de plus en plus rares.

Il essaya quelque temps de combattre les progrès de mon indifférence; mais quand il vit qu'il n'y avait plus de ressources, il prit une résolution devant laquelle il avait hésité jusqu'alors, bien qu'elle dût servir à son avancement, et il s'attacha en qualité de chirurgien à un régiment qui quittait Paris.

L'amitié me consolait des vacances de l'amour. La société qui me plaisait le plus était celle de Lise, dont l'intelligence fantasque avait véritablement quelque chose d'entraînant. Pourtant, elle avait à mes yeux un grand inconvénient, celui d'être intimement liée avec une petite femme, qu'on appela, quelques jours plus tard, Rose Pompon.

Cette petite femme avait une figure charmante, une tournure affreuse; elle parlait à tort et à travers, vous crachait au visage en parlant et s'habillait comme un fagot. Elle était avare, mais avare, avare à tondre un œuf. Jugez-en: elle était enceinte; Pomaré lui envoya un médecin, fit baptiser l'enfant, acheta la layette; elle vendait ses effets pour l'obliger quand elle n'avait pas d'argent, car Pompon se disait sans ressources. Elle sortit au bout de dix jours. Pomaré voulut, en son absence, chercher quelque chose dans un meuble; qu'est-ce qu'elle trouva, caché dans des bas? Dix louis en or et quelques bijoux, que l'adroite Pompon avait soigneusement mis en réserve.

Cette femme me déplaisait, à un point que je restai quelque temps sans voir Lise. Les bals d'été étaient fermés; je ne la rencontrais même plus; j'entendis raconter qu'elle allait danser la polka au Palais-Royal.

Mes amis m'engagèrent à exploiter le succès que j'avais eu à Mabille. Ils me dirent qu'il y avait peut-être mieux à faire que de me poser en danseuse, et que le moment était venu de faire une seconde tentative pour entrer au théâtre.

FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE

  Pages
IMa famille. —Un voyage à pied 1
IIMa famille. —Un voyage à pied Mon beau-père 18
IIIMa famille. —Un voyage à pied Mon beau-père (suite) 35
IVMa famille. —Un voyage à pied L'insurrection de Lyon 57
V Ma famille. —Un voyage à pied M. Vincent 90
VI Ma famille. —Un voyage à pied Thérèse 126
VIIMa famille. —Un voyage à pied Denise 162
VIIIMa famille. —Un voyage à pied La Chute 199
IX Ma famille. —Un voyage à pied L'hôpital Saint-Louis 251
X Ma famille. —Un voyage à pied Le bal Mabille 277
XI Ma famille. —Un voyage à pied La reine Pomaré 303
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