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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1

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I

PRÉFACE

Lorsque j'ai écrit ces mémoires en 1852, j'ignorais ce que l'avenir me réservait; qui aurait pu s'en douter? Ce n'était point une idée impudente qui me les dictait, ce n'était pas une provocation, un outrage à la moralité publique, comme on a cherché à le faire croire à des personnes qui se sont alarmées un peu trop vite, car, pour condamner un coupable, il faut au moins l'entendre jusqu'à la fin.

Cette confession était une défense, un cri de l'âme en plusieurs volumes. Depuis quelques années, j'étais victime de procès que je puis dire injustes, puisque les tribunaux m'ont fait droit à Paris, Châteauroux et Bourges.

Mes adversaires n'avaient qu'une arme contre moi, l'insulte, et ils s'en servaient cruellement, ils me reprochaient le passé afin de me fermer l'avenir.

Pour croire à quel point l'intérêt et l'amour de la chicane peuvent égarer des hommes sérieux, il faut avoir suivi le cours de ces procès. J'ai dû demander un appui au juge d'instruction, il est intervenu en présence de certaines violations des lois qu'on avait accomplies parce qu'il s'agissait d'une femme envers laquelle on se croyait tout permis, et cela, je l'ai dit, avec un acharnement qui ressemblait à de la haine.

Comment mes ennemis avaient ils pu penser que la justice, cette mère de tous, s'arrêterait à moi?

Quel était mon crime alors?

J'avais ramassé dans ma honte un morceau de pain pour l'avenir, on me le disputait, et sans s'inquiéter si cette révélation allait me briser, car tous mes efforts jusque-là avaient eu un but: oublier, effacer un peu du passé, on disait en plein tribunal: «Voici l'histoire de cette fille...»

On les rappelait à l'ordre parce que les gens de cœur ne prennent point un canon pour tuer une mouche, mais chacun savait ce que j'aurais voulu cacher au prix de mon sang. On donnait à ces débats une publicité qui faillit me rendre folle, Dieu m'est témoin que ce n'est pas moi qui la recherchais alors.

Ce qui indignait des étrangers a bien pu me révolter; on faisait des mémoires contre moi. Afin de réfuter de fausses accusations, j'ai écrit des milliers de lignes pour dire un mot, mais je n'ai pas raconté de gaieté de cœur un passé plein de douleurs, de regrets, de misères et de honte. Je voulais repousser une calomnie odieuse pour la personne qu'on mettait sans cesse au pilori à mes côtés; on rivait son nom au mien; il était exilé, malheureux, je l'ai défendu avec mon âme; je voulais prouver que le peu que je possédais était à moi, puisque je l'avais payé de mon suicide moral. Je ne voulais pas me réhabiliter, on ne se réhabilite jamais quand on est tombé si bas! mais, je le répète, je n'attaquais pas, je me défendais. Je ne voulais pas exciter de pauvres créatures à suivre mon exemple, à marcher sur mes traces; je voulais leur montrer les écueils de ce genre de vie, leur prouver qu'une honnête fille, respectée dans sa misère, est plus heureuse que ces réprouvées auxquelles il ne reste pour l'avenir que le mépris et l'abandon. Voilà sous quelle impression j'ai écrit ces mémoires auxquels on a donné beaucoup trop d'importance.

S'il a figuré à mes côtés des personnes qui ont pu se reconnaître, je le regrette; mais j'avais pensé que des mémoires devaient être vrais et qu'on n'avait pas le droit d'arracher à sa fantaisie une page du livre de sa vie. Croyant m'être trompée, j'ai voulu les retirer, les annuler; j'ai fait une demande en résiliation de traité; j'ai gagné en première instance. Mais la cour impériale m'a condamnée, le 7 mars 1858, à remplir les conditions du traité. Que puis je à cela? Faire dans ces mémoires des changements étrangers à ma personne, car je ne veux pas me cacher derrière une ombre, mentir aux autres en cherchant à me tromper moi-même. Ce qui est fait est fait, je ne puis rien au passé; n'est-ce pas déjà beaucoup que d'avoir à répondre de l'avenir?

Depuis, je crois avoir prouvé que ma volonté de bien faire n'était point une fiction. J'ai entrepris un travail long et pénible, parce que j'ai eu peur à l'idée de n'être plus aimée de celui qui, cédant à un mouvement de générosité, m'avait donné sa vie entière; j'ai cherché à m'élever un peu, j'ai cru qu'un grand courage pouvait obtenir quelque indulgence; si je me suis trompée, c'est un irréparable malheur, et Dieu veuille que je sois seule à en souffrir.

CÉLESTE.

MÉMOIRES
DE
CÉLESTE MOGADOR

I

MA FAMILLE.—UN VOYAGE A PIED.

Je ne sais si vous recevrez jamais cette espèce de griffonnage qu'entre nous j'appellerai, puisque vous l'avez voulu, mes Mémoires.

Vous m'avez demandé mon histoire. Tout ce que je n'aurais pas osé vous dire de vive voix, je vais vous l'écrire.

Je suis obligée de reprendre d'un peu loin et de laisser en blanc bien des noms trop connus pour être cités. Mais, à mesure que j'avancerai, j'essayerai de vous dépeindre les personnages, et j'espère que vous les reconnaîtrez.

Je ne veux pas faire de ma vie un roman; je ne veux pas me réhabiliter ou poser en héroïne. En parlant de ce que j'ai souffert, de ce que j'ai pu faire de mal ou de bien, je vous dirai tout sans réserve, et vous verrez qu'il me faut un grand courage pour regarder le passé en face.

J'avais six ans quand je perdis mon père. C'était un brave et honnête homme qui m'aurait étouffée, avant de mourir, s'il se fût douté que, quelques années plus tard, on m'appellerait Mogador.

Nous étions établis à Paris, rue du Puits, près du Temple. Ma mère était occupée de son commerce, qui allait bien. Moi, pourvu que je fusse bien frisée, et que ma mère me mît une jolie robe, le reste me touchait peu. Aussi j'avais dix ans que je ne savais pas lire, et que force me fut de faire ma première communion au petit catéchisme.

Impossible de rien me faire apprendre; sitôt qu'on voulait m'envoyer en classe, c'étaient des pleurs et des cris sans fin. On finissait toujours par me céder.

Je ne reproche pas cette faiblesse à ma mère, mais je regrette qu'elle l'ait eue. J'étais toujours dehors en course ou à jouer. De là me vient ce caractère résolu et indépendant que vous me reconnaissez, je crois.

Je ne pouvais pas souffrir les amusements des petites filles, et si je m'amusais c'était plutôt à des jeux de garçons. Je préférais mille fois une boîte de soldats à une poupée. Mes goûts tenaient un peu du reste à mon entourage.

Nous étions chapeliers. Il y avait toujours un va-et-vient de cinq ou six ouvriers à l'atelier. Ces ouvriers, qui m'avaient vu élever, reportaient sur moi toute l'affection qu'ils avaient pour mon père. J'étais gâtée, volontaire.

A côté du souvenir des personnes qui m'aimaient vient s'en placer tout de suite un autre, qui a pesé bien lourdement sur ma vie.

Il y avait un homme grand, qui venait souvent à la boutique. Je le détestais. J'étais heureuse quand je pouvais lui dire des choses désagréables, ce qui arrivait souvent. Comme j'étais mal élevée, j'étais grossière. Mais au lieu de se fâcher, il me faisait mille petits présents; il s'extasiait sur ma beauté.

Il vantait mon esprit; il disait que, s'il avait une fille comme moi, il serait le plus heureux des hommes.

Toutes ses cajoleries étaient en pure perte. Il faut accorder aux enfants et aux chiens de sentir qui les aime vraiment ou qui fait semblant.

M. G... était un homme de trente-cinq ans, très-grand. Il avait bien, je crois, cinq pieds sept pouces; les épaules larges, les cheveux noirs, les yeux un peu enfoncés, quoique grands, les sourcils très-épais, qui paraissaient encore plus noirs que ses cheveux, la tête ronde, la figure plate, le teint pâle, le nez pincé, les lèvres tellement minces, qu'on n'en voyait le rouge que quand il parlait.

Ses favoris noirs se confondaient avec sa cravate de soie. Je ne lui ai jamais vu de col à sa chemise, et la plupart du temps il tenait sa redingote boutonnée, ce qui me faisait toujours dire qu'il ressemblait à un espion. C'était ma manière de le désigner. Il était Lorrain.

Quand il parlait, on était tout étonné d'entendre une voix de femme sortir de ce grand corps. Il ne vous regardait jamais en face. J'en avais peur.

Quand il voulait jouer avec moi comme avec une petite fille, me donner quelque chose, me prendre la main ou m'embrasser, je me sauvais à toutes jambes, et je ne rentrais à la maison qu'après m'être assurée qu'il était parti.

Près d'un an s'était écoulé. Je n'aimais pas M. G..., mais je m'y étais habituée; quand on me grondait, il me défendait. Quand je voulais quelque chose, je le demandais devant lui; si on me le refusait, il me l'apportait le lendemain.

J'ai su depuis qu'à ce moment, M. G... avait déjà demandé maman en mariage; que, sans dire ni oui ni non, maman avait répondu:

—Je verrai plus tard; pour donner un beau-père à ma fille, il faut que je sois bien sûre qu'il la rendra heureuse.

De là toutes ses bontés pour moi. Mon instinct d'enfant ne m'avait point trompée. Dans son désir de me complaire, M. G... était guidé par son intérêt.

Il était ingénieur-mécanicien et très-habile ouvrier. Il avait une maison dans son pays. Tout le monde disait du bien de lui. Le mariage fut arrêté et conclu en deux mois.

Il n'y avait pas six jours que ma mère était mariée, que vingt personnes vinrent demander de l'argent. G... était criblé de dettes.

Tous ces braves gens dirent à ma mère:

—Vous avez épousé un scélérat: s'il ne nous avait pas dû de l'argent, nous vous aurions avertie, mais il nous menaçait en nous disant que, si nous l'empêchions de se marier, il ne nous payerait jamais.

Ma mère pleurait. Pour un oui, pour un non, il me rouait de coups. Notre vie n'était plus qu'une suite de scènes violentes.

Tout prit une autre tournure dans la maison, et au bout d'un an tout fut mangé. Ma mère attaqua son mari en séparation. La preuve de ce qu'il nous faisait souffrir ne manquait pas; mais la justice dit toujours aux femmes malheureuses:

—Prenez patience; votre mari promet de ne plus vous battre.

Des amis s'en mêlèrent et on les raccommoda. De nouvelles scènes éclataient. On les raccommodait encore. Lui ne voulait pas se séparer.

Ma mère était si courageuse! elle travaillait pour deux; et puis mon grand père était riche. G... convoitait sa succession.

Il trompait tout le monde avec sa voix douce. Il disait au juge:

—Je suis bien malheureux. J'adore ma femme; je l'ai frappée, c'est par vivacité; je jure de ne plus recommencer.

Alors réconciliation forcée, imposée par la justice.

Nous avons vécu un an comme cela. J'étais devenue idiote; je n'osais pas dire quand j'avais faim.

Un soir, à minuit, G... rentra pris de vin, vint à mon lit, m'ôta ma couverture, et comme ma mère lui disait: «Mais tu es fou de réveiller ainsi cette pauvre enfant et de la découvrir; il gèle.» G..... entra dans une rage féroce, prit ma mère par le milieu du corps, et la jeta dans l'escalier. La tête de ma pauvre mère alla se heurter à un angle. Elle fut inondée de sang. Elle eut le courage de remonter, de me prendre dans ses bras, en lui disant: «Si vous touchez un cheveu à ma fille, je vous tue.»

Nous avions à peine descendu deux étages, qu'elle tomba en m'entraînant dans sa chute.

Le froid, la peur, la douleur, m'avaient causé un évanouissement complet. Nous serions mortes là toutes deux, si un menuisier, qui demeurait dans la maison, n'avait ouvert sa porte.

Sa première pensée fut de nous faire entrer chez lui, mais il était garçon. Réfléchissant qu'on pouvait faire des conjectures, il pensa qu'il valait mieux nous mettre en lieu de sûreté. Il fut décidé que nous attendrions le jour au poste.

Lorsque je revins à moi, j'étais dans un fauteuil, bien entortillée dans une capote militaire. J'avais près de moi un soldat, qui réchauffait mes mains dans les siennes. On avait pansé les blessures de ma mère; elle reposait.

Voici ce qui s'était passé:

Notre jeune protecteur nous avait conduites au poste et recommandées à l'officier qui le commandait. Comme j'avais été arrachée de mon lit, toute nue, on avait envoyé quatre hommes chez mon beau-père demander de quoi me vêtir.

Les soldats trouvèrent une femme dans la chambre de ma mère. Voilà pourquoi G... nous avait jetées dehors.

On les arrêta tous les deux, et on les mit dans le violon du poste où nous nous étions réfugiées.

G... voulait se jeter sur nous, mais on faisait bonne garde.

—Je les tuerai toutes les deux! criait-il en écumant de rage.

—En attendant, dit l'officier, je vais vous envoyer à la Préfecture de police, pour un bon bout de temps.

Quand le jour parut, ma mère, qui ne pouvait marcher, fut placée ainsi que moi sur un brancard, et on nous porta toutes les deux chez le commissaire de police, qui envoya M. G... en prison, et qui fit conduire ma mère à l'Hôtel-Dieu.

—Tranquillisez-vous, madame, avait-il dit à maman; je vais vous donner un certificat pour que vous puissiez garder votre enfant près de vous. Votre mari ne sortira pas de sitôt, et si j'ai un conseil à vous donner, aussitôt que vous serez guérie, quittez Paris, allez-vous-en le plus loin possible avec votre enfant, car cet homme pourrait vous faire un mauvais parti.

La convalescence de ma mère fut longue. Il lui vint un dépôt et à la suite de ce dépôt un érysipèle.

La pauvre femme craignait la guérison plus que la douleur. Quant à moi, avec l'étourderie de mon âge, je me trouvais très-bien à l'hospice. En un mois de temps, j'étais devenue grasse, fraîche, bien portante. Tout le monde me chérissait. C'était à qui me trouverait jolie! C'était à qui répéterait que j'avais un esprit incroyable pour mon âge. J'avoue que j'aspirais déjà ces éloges avec bonheur. Ma mère commençait à se trouver mieux; il fallait qu'elle songeât à nous assurer une retraite sûre.

Prévoyant mon départ, les bonnes sœurs grises me serraient à tour de rôle dans leurs bras. Elles me couvraient de baisers et de chatteries.

Mon Dieu! que c'était une belle chose pour moi alors qu'un hospice. J'étais une cause d'enchantement perpétuel pour les abonnés. On appelle ainsi dans les hôpitaux les malades qui, atteints depuis de longues années de maladies incurables, voient passer devant eux, immobiles et sans espoir, la population flottante des personnes atteintes de maladies aiguës. Ces pauvres gens avaient vu bien des entrées et des sorties, ils avaient vu arriver bien des vivants, ils avaient vu emporter bien des morts.

Je leur rappelais la vie, dans ce qu'elle a de plus doux et de moins désillusionné, l'enfance. Aussi le soir, dans cette grande salle Sainte-Marie, quand les sœurs me faisaient réciter tout haut mes prières, ils écoutaient avec recueillement cette voix d'enfant qui prie pour tout ce qui souffre.

Chastes et douces impressions de mes premières années, l'existence que j'ai menée depuis vous a bien peu ressemblé, mais combien de fois, au milieu de l'agitation des plaisirs et de la vie, j'ai regretté le temps où je vous ressentais!

Le moment de partir était venu. Nous reçûmes avis du bureau de police que mon cher beau-père allait sortir de prison. Ma mère voulait mourir plutôt que d'être exposée à le revoir. On lui donna le conseil de quitter Paris.

Une ouvrière, qu'elle avait employée, lui dit:

—Écoutez, je suis au moment de partir pour Lyon, où je dois travailler chez M. Pomerais, chapelier. Voulez-vous partir à ma place?

J'ai cru que ma mère allait l'étouffer en l'embrassant.

—Henriette, vous nous sauvez la vie; je me souviendrai toujours du service que vous me rendez, et je prie Dieu qu'il me donne l'occasion de vous montrer ma reconnaissance.

Deux jours après, ma mère prit un passeport sous un nom supposé, avec le droit des indigents, trois sous par lieue, et le lendemain nous partîmes. Henriette nous fit la conduite avec un ouvrier ébéniste, nommé Honoré, qui avait voulu épouser ma mère, plus tard être mon parrain, et qui n'avait jamais été qu'un ami dévoué.

Nous arrivâmes bientôt à l'endroit où nous devions nous quitter. Ma mère se séparait à regret de ses amis: incertaine du lendemain, effrayée de la longueur de la route qu'elle allait entreprendre à pied avec moi, elle regardait en arrière. Mais le souvenir de son mari ne lui permettait pas d'hésiter: la crainte de voir apparaître un obstacle à notre fuite l'aiguillonnait. Quant à moi, je brûlais du désir de partir; je tirais maman par sa robe. On eût dit que l'espace qui était devant nous m'appelait.

A l'âge que j'avais, la misère est une partie de plaisir, quand on va la chercher hors de chez soi.

Henriette pleurait à chaudes larmes. Honoré me serrait sur son cœur; mais l'envie de voyager était plus forte que l'émotion des adieux, et je cherchais à me dégager.

A ce moment, les routes aux abords de Paris étaient encore pavées et bordées de grands arbres. En écoutant le bruit des voitures et le vent qui faisait crier les branches et bruire les feuilles, je me sentais palpiter d'impatience et de bonheur.

De tout ce que je voyais, de tout ce que je m'attendais à voir, surtout, je faisais un monde, et je disais à chaque instant: Partons.

Henriette me donna une petite robe, Honoré un chapeau de paille à larges bords. Ils n'étaient riches ni l'un ni l'autre, cependant ils nous offrirent un peu d'argent. Ma mère les rassura:

—J'ai ce qu'il faut pour moi et pour Céleste.

Leur bon cœur se gonfla, car ils savaient bien que nous sortions de l'hôpital sans un sou, mais ils n'osèrent pas insister. Nous échangeâmes ces baisers des malheureux qui ne ressemblent en rien aux caresses des gens du monde, et nous nous séparâmes en prenant chacun la route opposée.

Nous marchâmes un quart d'heure en silence. Ma mère s'arrêta, regarda en arrière. Je voulais voir comme elle. Je montai sur une borne qui marquait un quart de lieue. J'entendis maman soupirer; je vis ses yeux se mouiller de larmes, et elle se dit à elle-même: Plus rien!

Nous marchâmes toute la journée sans rien prendre. A huit heures, nous avions fait une étape et nous entrions dans une ferme qui bordait la route. Nous demandions si peu, que l'on nous reçut froidement. J'étais bien fatiguée; mais, comme le malheur développe l'intelligence, je compris qu'il ne fallait pas laisser voir mon abattement.

Je fis semblant d'être gaie; je sautai, je fis des agaceries aux gens de la maison. Ma gentillesse plut et l'on nous prodigua les mêmes soins que si nous avions été riches.

Le lendemain, ma mère alla recevoir ses secours de route à la mairie, et notre voyage se continua sans accident jusqu'à Châlons. Ma mère était pieuse, et, sous l'influence de sa dévotion, elle m'a donné dans mon enfance des habitudes et des impressions dont rien n'a pu effacer le souvenir. Chaque fois que nous rencontrions une église, une croix, un calvaire, nous faisions une prière et nous demandions à Dieu de nous protéger dans cette longue route, toujours pénible pour une femme et pour une enfant réduites à marcher à pied.

Au moment de notre arrivée à Châlons, de grosses gouttes de pluie commençaient à tomber. Tout annonçait l'approche d'un orage affreux.

Nous courûmes, malgré notre fatigue, à l'embarcadère des bateaux à vapeur. Il faisait une chaleur étouffante; j'avais été tellement brûlée par le soleil, que mon cou était tout couvert de cloques; je souffrais beaucoup. Le bateau partait à cinq heures du matin. Ma mère, pour assurer sa place, paya d'avance. La fille d'auberge nous éveilla à quatre heures. Nous descendîmes dans une grande salle prendre du café. Tout le monde était en émoi.

Il faisait un temps épouvantable. La Saône roulait ses flots comme la mer. On y voyait à peine, ce qui ajoutait encore aux difficultés de l'embarquement. On avait mis une planche pour conduire les voyageurs de la terre au bateau. Le vent était si furieux, qu'on courait risque d'être emporté.

La crainte de perdre sa place fit commettre une imprudence à ma mère. Elle me prit dans ses bras et elle se hasarda à passer en courant; mais son poids fit remuer la planche, ma mère fit un faux pas, ouvrit les bras, et je tombai dans la Saône.

On me retira tout étourdie de cette chute et de ce bain involontaire, mais sans autre mal que la peur.

Naturellement, nous avions pris les secondes places. C'était une petite chambre carrée, avec des bancs tout autour. Quand je fus changée et séchée, je regardai les personnes qui nous entouraient. Il y avait un prêtre à l'air bon et vénérable. Ses cheveux étaient blancs, son front haut, ses yeux noirs; il avait l'air jeune. On eût dit que cette chevelure blanche était une auréole pour le faire respecter, malgré son air de jeunesse apparente. Il y avait encore deux ouvriers proprement vêtus, une femme en robe voyante, coiffée d'un bonnet excentrique, et l'air hardi; maman et moi: nous faisions, en tout, six personnes.

Un peu remise de mes émotions, je m'approchai du prêtre et je tâchai de voir dans le livre qu'il tenait.

Les prêtres catholiques, qui n'ont point de famille, se plaisent avec les enfants; tant il est vrai que la nature sait toujours garder ses droits. Le curé me fit signe d'approcher, me montra de saintes images et m'engagea à prier Dieu, pour qu'il fît cesser l'orage. Je me mis à genoux devant lui, et je répétai à haute voix les paroles qu'il me disait tout bas.

Mes forces étaient épuisées. La fatigue l'emporta bientôt sur tout autre sentiment. Je me couchai sur la banquette, où je ne tardai pas à m'endormir, la tête sur les genoux de ma mère.

Le bruit de la foudre me réveilla en sursaut. Tout le monde poussait des cris de désespoir. Le bateau à vapeur avait failli se briser entièrement en passant sous l'arche d'un pont; la cheminée avait été en partie rompue. La Saône était écumante; ses ondes furieuses, gonflées, débordées, semblaient avoir la force d'inonder des villes entières. On lâcha la vapeur, et nous naviguâmes comme sur un vaisseau sans pilote et sans gouvernail.

La tempête se calma avec la même promptitude qu'elle avait mise à éclater. Le curé, qui était devenu mon ami, et qui m'avait protégée et rassurée pendant la tourmente, me dit en me quittant:

—Je t'avais bien dit, mon petit ange, que le ciel exaucerait ta prière, et que nous arriverions à Lyon sains et saufs.

Bon curé, mon compagnon de voyage sur le bateau à vapeur de la Saône, si jamais ces pages vous tombent sous la main, j'ai bien peur que vous ne soyez un peu scandalisé des fautes et des égarements de celle que vous appeliez votre petit ange.

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