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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 1

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VII
DENISE

Il y eut un temps d'arrêt. La porte s'ouvrit; nous entrâmes sous une voûte. Le bruit des roues produisit un roulement lugubre. La respiration me manqua. La voiture me passant sur la poitrine ne m'eût pas fait plus de mal. Les portes se refermèrent sur moi.

J'entendis une voix crier:

—Voilà le panier à salade, venez donc voir les nouvelles. Y en a-t-il beaucoup?

Une autre voix, celle de notre conducteur, sans doute, répondit:

—Ma foi, je suis complet.

On nous fit descendre. Un homme vint au-devant de nous; on lui remit une feuille.

—Ah! dit-il, il y a des corrections. Où sont les voleuses?

L'idée qu'on pouvait me confondre avec elles me fit regarder les deux sœurs, comme si je voulais les désigner.

—Allons, suivez-moi.

Nous traversâmes des grilles, des cours, des couloirs, et nous montâmes dans une grande salle où on nous laissa.

Il y avait une double grille au milieu de cette pièce; deux pieds d'intervalle séparaient chaque grille: c'était un parloir où on ne pouvait causer qu'à distance.

Les femmes condamnées ne savaient pas encore le temps qu'elles avaient à faire; leurs inquiétudes à cet égard avaient un caractère bien différent. L'une d'elles disait:

—Pourvu que je n'aie qu'un mois! Je me suis battue avec mon homme chez un marchand de vins. Un sergent de ville s'est trouvé là; c'est pas ma faute.

—Ah! murmurait une vieille, qui était assise sur un banc, je n'ai qu'une peur, moi, c'est qu'on ne m'en mette pas assez. Il n'y a que huit jours que je suis sortie; je n'ai pas d'asile; je ne suis heureuse qu'à Saint-Lazare.

J'eus malgré moi un frisson à l'idée qu'on pouvait aimer une prison.

Je demandai à une femme qui était près de moi:

—Savez-vous, madame, quand on vous envoie à la correction, combien de temps on vous y laisse?

—Ça dépend de l'âge que vous avez: on peut vous garder jusqu'à vingt et un ans.

—Six ans ici! m'écriai-je... Ah! vous dites cela pour me faire peur! N'est-ce pas qu'on n'a pas le droit de me garder six ans malgré moi?...

Je m'étais adressée à une fille de la Cité, à une de ces femmes immondes, sans cœur, sans âme, qui insultent le malheur, qui ne viennent jamais en aide à la misère, qui blasphèment à chaque instant, qui se font une gloire de leurs vices.

Ces femmes se disent l'une à l'autre: J'ai bu une bouteille d'eau-de-vie! j'ai donné ou reçu tant de coups de couteau! j'ai pour amant un voleur célèbre. Celle qui peut se vanter de cela est admirée des autres. Ces femmes se coiffent d'un foulard sur l'oreille: elles ont des signes de ralliement. Elles sont la terreur des inspecteurs; car, lorsqu'elles sont en contravention, elles se défendent. Il y a souvent entre elles et les gardiens des rixes fort dangereuses.

C'est à une de ces créatures que je m'étais adressée, aussi prit-elle plaisir à me faire souffrir.

—Toutes ces petites coureuses-là, dit-elle à haute voix, ça nous fait du tort; je ne serais pas fâchée qu'on les tînt en cage. T'es sûre de ton affaire, va! tu ne rigoleras pas de sitôt! Quand j'en connais, moi, je les fais pincer.

Je me mis à pleurer; elle se mit à chanter:

Y a pas de plaisir sans peine,
La faridondaine.

—Pleure pas, la môme, disait une autre: «Un plan se tire, une boule de son se mange [1]

Heureusement que l'on vint nous appeler, car j'allais répondre quelque impertinence et je me serais fait une méchante affaire.

La nuit était venue. L'homme qui entra leva sa lumière pour nous voir, et reconnaissant plusieurs figures:

—Oh! dit-il, voilà des abonnées!

On nous conduisit dans un bureau; on appela chaque nom l'un après l'autre.

—La Huche!

La femme qui m'avait fait tant de mal avança, la tête haute, le poing sur la hanche.

L'homme lisait sur une feuille:

«La fille la Huche, pour s'être battue sur la voie publique, trois mois.»

Elle courut sur le gardien, les poings fermés, en l'agonisant d'injures. Les garçons de salle l'emmenèrent; elle écumait.

On entendit pendant plusieurs secondes des jurons affreux.

—Huit jours de cachot, dit, en écrivant au bas de la feuille, le gardien encore tout pâle de la secousse qu'il venait de recevoir.

On lut ainsi la feuille de chacune. Le tour des deux sœurs arriva.

«Les filles Thion! pour avoir volé le sac d'une dame aux Champs-Élysées, trois ans de correction.»

—Emmenez-les aux petites jugées.

Il ne restait que moi et la mendiante. J'attendais; j'espérais qu'on allait me fixer une époque.

—Laquelle de vous deux s'appelle Céleste?

—Moi, monsieur, lui dis-je en m'avançant près de la lumière.

—Vous n'êtes jamais venue ici?

—Non, monsieur.

—Vous n'avez jamais été arrêtée?

—Non, monsieur.

—Conduisez ces deux-ci aux insoumises, dit-il en nous montrant au garçon. Vous recommanderez la fille Céleste.

Puis il ajouta, comme s'il se parlait à lui-même:

—C'est bien inutile; au milieu de tous ces sujets, si elle n'est perdue qu'à moitié, elle se perdra tout-à-fait.

Nous fîmes beaucoup de détours pour arriver dans un énorme couloir. Il y avait de petites portes numérotées tout du long de ce couloir, à droite et à gauche. Vers le milieu, on nous dit de nous arrêter; on ouvrit deux de ces portes et on nous fit entrer chacune dans une cellule.

J'avançai à tâtons: je trouvai un lit en fer; je m'assis dessus et je finis par m'endormir tout habillée.

Le jour commençait à peine, que je fus réveillée par quelqu'un qui causait à demi-voix au pied de mon lit.

Il y avait à chaque cellule une grande fenêtre carrée, sans carreaux, avec une grille en treillage; cette fenêtre donnait sur le couloir. C'est dans ce couloir que l'on causait.

—Allez-vous-en donc, disait une voix; vous savez bien qu'il est défendu de parler aux insoumises. Si vous voulez faire un mois de plus, à votre aise.

Profond silence! Je ne me rendormis plus. On sonna une cloche. Ma porte s'ouvrit et une femme entra, chargée d'effets.

Elle me dit de me déshabiller, et me fit mettre les chemises de la maison. Il y avait écrit devant sur la poitrine: Prison de Saint-Lazare. Je mis la main dessous pour empêcher la chemise de toucher ma peau en cet endroit. Il me semblait que l'inscription allait s'imprimer sur mon corps.

—Étendez les bras que je vous essaye une robe.

Et elle me mit une espèce de sac en bure grise, un tablier bleu à mille raies, un bonnet de laine noire à trois pièces, sans dentelle, un fichu de coton à fleurs; n'ayant pas de sabots à mes pieds, elle me permit de garder mes souliers.

Je vis plusieurs têtes, coiffées comme moi, qui guettaient à la porte pour me voir. C'est toujours comme cela quand il arrive une nouvelle.

Une, plus hardie que les autres, poussa ma porte et me dit:

—Vous pouvez sortir, la cloche est sonnée; si vous voulez, je vais vous conduire au réfectoire.

—De l'ordre et en rang!

Toutes se mirent deux par deux. On me plaça la dernière avec une jeune fille de ma taille.

Nous montâmes dans ce qu'on appelait le réfectoire. Il y avait trois tables très-longues, avec des bancs de bois de chaque côté.

On dit une prière en commun, puis on nous donna de la soupe. Toutes eurent fini en même temps.

On passa dans une classe disposée pour qu'on pût y prendre des leçons d'écriture, de musique vocale et de calcul. Cela durait deux heures.

On se rendait ensuite dans un atelier; chacune allait prendre sa place. On brodait des crêpes de Chine.

Il y avait entre les deux fenêtres un bureau élevé, où se tenait la sous-maîtresse, Mlle Bénard. C'était une femme d'environ trente ans, d'un extérieur agréable.

Elle nous fit approcher pour nous indiquer des places, et elle m'adressa quelques paroles bienveillantes. Je la pris tout de suite en amitié; c'était une excellente personne, trop douce, trop bonne pour les diables qu'elle avait à diriger.

A midi, on faisait un second déjeuner, puis on descendait à la récréation, dans une espèce d'enclos, sans arbres, sans fleurs; des murs tout autour de cinquante pieds de haut.

On jouait à toutes sortes de jeux. Les plus grandes étaient deux par deux et ne parlaient que très-peu aux plus petites. Elles s'aimaient au point d'être jalouses de l'amitié des autres.

Il y avait une nommée Denise, qui dès le premier jour s'était attachée à moi. Elle me faisait de petits cadeaux; tantôt une aiguille, tantôt des plumes; elle n'était pas chiche de compliments.

Un jour sa camarade en prit tant de jalousie qu'elle me fit une scène. Mlle Bénard me pria de ne plus lui parler.

Elle m'écrivait. Un jour on trouva une de ses lettres; on la mit au séparé. Quand elle sortit, au bout de huit jours, elle vint à mon métier, m'embrassa et me dit:

—On peut me mettre au séparé [2], au cachot, toute ma vie, cela ne m'empêchera pas de t'aimer toujours.

Mlle Bénard me gronda de m'être laissé ainsi embrasser.

Je lui répondis que je ne pouvais pas empêcher qu'on eût de l'amitié pour moi.

C'était un vrai garçon pour le caractère que cette Denise. Sa figure était franche, hardie; rien ne lui faisait peur. Quand on la punissait, elle chantait. C'était un diable. Elle n'était pas méchante, mais indomptable. Comme on lui défendait de me parler en cachette, elle me donnait des rendez-vous; elle avait toujours quelque chose à me dire. Elle était si affectueuse pour moi, que je m'étais attachée à elle, et au lieu d'éviter les occasions de la voir, je les cherchais.

Ce fut à mon tour, quand elle parlait aux autres, d'avoir du chagrin; je la boudais.

Elle m'envoyait alors des dessins charmants qu'elle faisait elle-même, avec les soies plates de toutes couleurs qui servaient à broder les châles, ou faisait sur du papier blanc des fleurs, des oiseaux, et on s'envoyait cela les unes aux autres. La sous-maîtresse n'y voyait rien.

Quand le soir les autres allaient jouer, après le travail, j'allais m'asseoir auprès d'une fenêtre, non pour voir dans la rue, cela n'était pas possible, il y avait en dehors un auvent formant en haut un soupirail par où nous venait le jour, mais pour entendre passer les voitures, pour entendre crier les marchands.

Les Normands qui vendent de la romaine dans des hottes me paraissaient si heureux d'être libres! J'aurais donné dix ans de ma vie pour sortir une journée.

Denise venait près de moi et me disait:

—Ingrate! Tu voudrais partir! me quitter. Qu'est-ce que ça te fait que je reste ici.

Puis elle pleurait.

—C'est vrai, je voudrais partir. Je tâcherai de vous aider à sortir.

—Oh! moi, il n'y a rien à faire. J'ai encore six mois; je veux me faire inscrire. Il faut avoir seize ans; si on ne te réclame pas, tu feras comme moi. Je connais de belles maisons, où l'on nous donnerait beaucoup d'argent.

Et elle me donna l'adresse de celle où elle voulait aller.

Je n'y pris pas garde... alors.

Elle me la répéta pourtant vingt fois.

—Tu viendras me voir, n'est-ce pas? me disait-elle.

Elle était si pressante que je le lui promis.

Pourtant je lui dis de renoncer à cette idée; que cette existence était la plus malheureuse du monde. Je pensais à Thérèse.

—C'est une erreur, me dit-elle. Tu n'as vu que la basse classe de ces femmes, les laides ou les sottes. Mais j'en ai connu, moi, qui se sont fait une petite fortune, qui ont de beaux appartements, des bijoux, des voitures; qui ne sont en relations qu'avec des gens de la plus haute société. Si j'étais aussi jolie que toi, j'aurais bien vite fait mon affaire. Tu seras bien avancée de te marier à un ouvrier qui te battra peut-être, ou bien te fera travailler pour deux. Et puis tu es venue ici; tu auras beau faire, on le saura et on te le reprochera.

—Je ne crains pas cela; je n'ai pas fait de mal.

Elle se mit à rire et me dit:

—Comment le prouveras-tu?

Je n'eus rien à répondre.

Elle reprit.

—C'est égal, quoi que tu fasses, viens me voir quand nous serons sorties. Je ne veux pas faire comme ces éhontées qui vont, le nez au vent, montrer ce qu'elles font à mille personnes, se faire connaître de tout Paris. Je resterai dans un salon, je mettrai de l'argent de côté, puis après je vivrai à ma manière. Tu viendras avec moi si tu veux.

L'heure de rentrer au dortoir était arrivée; nous descendîmes doucement.

Tout ce qu'elle venait de me dire me dansa dans la tête toute la nuit. Je me voyais riche, couverte de bijoux, de dentelles. Je regardai dans mon petit morceau de miroir; j'étais vraiment jolie, et pourtant le costume n'était pas avantageux.

Puis, tout d'un coup je fus honteuse de la pensée que je venais d'avoir.

C'était un dimanche. Nous allâmes comme de coutume à la messe. Toutes les sections de Saint-Lazare y étaient, mais séparées avec la plus grande précaution.

La chapelle était faite à peu près comme la salle du théâtre Chantereine. Il y avait de chaque côté de l'autel un escalier qui conduisait à une galerie grillée. D'un côté étaient les petites voleuses, qu'on appelait les petites jugées; de l'autre côté, où j'étais, les insoumises.

Il existait entre les jugées et les insoumises une grande distinction; elles avaient le plus profond mépris les unes pour les autres. La surveillance était extrême. Les colonnes ne sortaient que les unes après les autres, pour qu'on ne pût pas se rencontrer. Toute correspondance était punie sévèrement.

Le bas de la salle était également disposé comme un théâtre. Il y avait des séparations, comme stalles d'orchestre, orchestre, parterre.

Les corrections entraient toujours les premières et sortaient les dernières. Denise, placée derrière moi, me donnait des détails sur tout ce qui entrait.

—Tiens, vois-tu celles qui entrent là et qu'on place en premier, ce sont les adultères et les batteries [3]. Celles que l'on place de l'autre côté sont les préventions [4]. Il y en a qui sont là depuis six mois. Elles seront peut-être acquittées, mais elles n'en auront pas moins fait six mois.

Une troisième colonne entra et fut placée derrière les premières.

—Celles-là, me dit-elle, regarde-les bien pour t'en méfier plus tard, si tu les rencontres. Ce sont des voleuses... quand elles ne sont condamnées qu'à un certain temps, on les garde ici.

Tout cela était entré doucement, avec assez de recueillement; mais bientôt on entendit du bruit. Une masse de femmes se précipitait dans le fond, dans la partie que j'ai comparée au parterre. Elles se bousculaient les unes sur les autres. Elles tâchaient d'être sur les premiers bancs, peut-être pour mieux entendre la messe, mais avec tant d'inconvenance que les inspectrices furent obligées d'intervenir. C'était bien curieux à voir. Toutes portaient à peu près le même costume que nous.

Chaque femme condamnée descend aux ateliers. A cette époque on leur faisait faire des boîtes

d'allumettes. Il y a de très-bonnes ouvrières, et comme elles sont forcées de travailler, en sortant elles ont une petite masse d'argent. C'est un mélange dont on ne peut pas se faire une idée.

Que de femmes j'ai reconnues plus tard élégantes et fières, que j'avais vues sous ce triste et honteux uniforme. Il y en a de vieilles, défigurées par des cicatrices et par des maladies; il y en a de très-jeunes et de très-jolies. Presque toutes, parmi ces dernières, ont une certaine coquetterie.

Les unes ont un bonnet de dentelle sous le bonnet d'uniforme, les autres des camisoles blanches et des fichus de soie. Les plus élégantes appartenaient à des maisons.

Les maîtresses de ces maisons ont soin d'elles et leur envoient du linge, de l'argent et des provisions toutes les semaines. On dit en parlant d'elles: «Une telle! elle reçoit le panier.» C'est l'aristocratie du lieu. Aussi, ont-elles dans les cours de vieilles abandonnées qui les servent, qui font leur ouvrage. Il y en a qui ont de l'argent; les hommes qu'elles entretiennent quand elles sont en liberté leur envoient beaucoup. En général elles sont généreuses; elles payent pour tout le monde. On les appelle les Panuches.

Toutes ces femmes, pendant l'office, regardent en l'air, causent, font passer de petits papiers aux femmes de l'infirmerie, aux voleuses, aux prévenues. Elles font des signaux aux corrections; on les leur rend. Pendant que les surveillants écoutent la messe, tous ces petits manèges s'accomplissent. On montre sur ses doigts combien de temps on a encore à faire. On envoie des baisers en signe d'adieu! Le dimanche est vraiment un jour de fête.

Denise était à la correction depuis trois ans. Elle avait eu une amie qui était devenue femme, et qui faisait partie d'une des colonnes qui venaient d'entrer. Elle se pencha et mit deux doigts hors de la grille.

Denise s'était empressée de me montrer la Blonde, comme elle l'appelait.

—Tiens, vois-tu sur la banquette du fond, une femme qui a un mouchoir à grands carreaux, à côté d'une borgnesse; cette femme qui baisse la tête, qui a des cheveux blonds, un foulard bleu et blanc autour du cou?

—Oui, mais je ne puis voir sa figure.

Et je m'avançai plus près de la grille.

—Elle écrit sur ses genoux. Tiens, elle lève la tête; comment la trouves-tu?

Je regardai bien avant de répondre. C'était une fille qui pouvait avoir de dix-huit à vingt ans. Ses cheveux étaient si beaux, que je regardai au-dessus de sa tête s'il n'y avait pas en l'air un rayon de soleil qui leur donnait ce brillant et cette couleur dorée. Ses yeux étaient grands, d'un bleu tendre; leur grande expression de douceur annonçait un caractère faible. Son front était encadré de deux boucles. Cette coiffure devait être celle qui lui allait le mieux; elle le savait et bravait le règlement en se frisant tous les jours. Sa figure était longue, son nez long, un peu aplati du bas; sa lèvre inférieure dépassait la supérieure; la bouche était grande, les dents mal rangées, mais blanches. Elle avait de vilaines choses, pourtant la blancheur de sa peau, ses beaux yeux et ses cheveux qui dissimulaient en tombant de chaque côté son menton de galoche, en faisaient une fille agréable. Elle me parut avoir quatre pieds et demi; ses épaules étaient larges, mais un peu hautes.

Je dis à Denise qui attendait la fin de cet examen.

—C'est une drôle de figure; le bas est affreux, commun; le haut est admirable. Quel est son caractère? Elle doit être bonne.

—Oui, me dit Denise, mais elle a le caractère comme la figure: c'est-à-dire qu'elle en a deux. Elle est fantasque, insouciante. On peut lui dire ou lui faire des choses désagréables: elle ne se fâchera pas; puis, un autre jour, où on ne lui dira rien, elle s'emportera sans motifs. On la pourrait croire un peu folle. Elle a été bien élevée. Elle s'est sauvée de chez ses parents parce qu'elle avait une belle-mère. Je ne sais pourquoi on l'a fait enfermer ici. En sortant, elle est entrée en maison.

Je tournai la tête et je vis, au bout de la grille où j'étais, une petite fille de douze à treize ans, qui faisait des efforts inouïs pour être aperçue d'en bas.

—Regarde donc comme cette petite se remue.

—C'est pour tâcher que sa mère, qui est là aux prévenues, la regarde. Vois-tu cette grosse femme qui tourne les yeux de notre côté? c'est sa mère. Elle a vendu sa fille, et elle va être condamnée au moins à trois ans. Cette petite que tu vois là a fait ce qu'elle a pu pour la défendre, mais son autre fille qu'elle a vendue, il y a deux ans, l'a dénoncée et l'a chargée à outrance, parce qu'elle lui avait fait des scènes pour avoir de l'argent.

Cette femme me fit horreur; j'en détournai les yeux.

A l'autre bout du banc des prévenues, il y avait une petite femme brune, délicate, qui avait l'air souffrant. Je la fis remarquer à Denise.

—Ah! c'est la femme en couche, celle-là! elle à fait assez de bruit, en arrivant ici. Elle était mariée à un brave homme qui l'adorait; il lui donnait tout ce qu'elle voulait, et, comme il faisait de très-belles affaires, il n'y avait rien de trop beau pour sa femme. Il paraît qu'elle était très-pincée, très-sévère pour les autres. On ne l'aimait guère. Son mari fit un grand voyage; il resta un an absent. Quand il arriva, une bonne voisine lui annonça qu'il était père depuis huit jours. Il paraît que cette nouvelle ne lui fit pas tout le plaisir qu'on aurait pu croire, car il ne rentra pas chez lui, et revint, dans la nuit, avec le commissaire de police. Il fit arrêter sa femme, ainsi que son commis qui était monté pour la soigner. Le mari, qui était un mouton, s'était changé en loup.

—Pauvre femme! dis-je en la regardant, elle est bien à plaindre.

—Tu la trouves à plaindre, fil Denise étonnée; moi, je ne la plains pas. C'est sa faute; on ne vole pas les gens. Si cet homme ne lui convenait pas, fallait pas qu'elle l'épouse; quand on a une langue pour dire oui, on peut dire non. Si en sortant d'ici on voulait m'épouser, je refuserais parce que je veux être libre. Une autre, une femme comme celle-là, par exemple, se marierait et serait libre tout de même. Tiens, regarde la seconde femme sur le sixième banc; voilà une femme qui est à plaindre! Tu vois comme elle est jolie! c'est une Bordelaise. Un homme, assez beau garçon, lui a fait des propositions; elle l'a épousé, croyant qu'il l'aimait. Pas du tout, il l'a mise dans une boutique où sa beauté attirait du monde; il a fini par lui dire ce qu'il attendait d'elle. Il la vendait lui-même au plus offrant et la battait comme plâtre, quand elle refusait. La police s'en est mêlée; on les a arrêtés tous les deux. Il a donné son consentement pour qu'on l'inscrivît, afin qu'elle fût plus libre. Moi, je l'étranglerais; mais elle l'adore, à ce qu'il paraît. Je crois que c'est de la peur.

—Eh bien! moi, je ne plains pas celle-là; c'est une femme sans cœur, sans caractère; c'est une machine.

—Qui donc vous raconte tout cela?

—La fille de salle qui va dans les cours, et avec qui je suis amie.

La messe finie, tout le monde sortit dans l'ordre où l'on était entré. Nous descendîmes. A la dernière marche, Denise se baissa et ramassa quelque chose qu'elle mit dans son fichu.

Arrivées dans le jardin, elle m'emmena dans un coin et tira un papier plié tout petit.

—Vois-tu, me dit-elle, elle m'aime plus que toi, celle-là; voilà deux ans qu'elle a quitté la correction, elle ne m'oublie pas. Puis elle lut:

«Ma bonne chérie, le temps approche où tu vas prendre ta volée. Moi, si c'était à refaire, je ne le ferais peut-être plus. Je n'ai pas de chance, voici ma troisième condamnation. J'ai passé la nuit dans un hôtel du quartier latin; j'ai été prise par la ronde; m'en voilà pour un mois. Je suis triste; il y a loin de ce que je m'étais figuré à ce qui est. Si tu ne reçois pas mon billet, ce ne sera pas ma faute; j'ai peur d'avoir mal compris ton signe. Je pense bien souvent à toi. J'en suis à regretter la correction.

«Marie la Blonde.»

—Vous voyez que vous aviez tort de dire, hier, qu'il pouvait y avoir des femmes heureuses dans ce genre de vie.

—Mais je le dis encore, répondit Denise en repliant sa lettre. Marie n'a pas de volonté; elle s'est amourachée d'un étudiant, qui la fait aller. Elle n'en bouge pas; c'est chez lui qu'on l'aura prise.

Nous étions, en ce moment, une quarantaine à la correction. C'était une vraie république; on était sans cesse à se disputer et à se battre.

Un jour, deux des plus mauvais sujets se querellaient dans l'atelier; Mlle Bénard entre.

—Tais-toi, dit l'une d'elles, nous nous retrouverons dans le jardin.

Je croyais ce rendez-vous oublié; pas du tout, elles allèrent dans un coin et se battirent à coups de pied et à coups de poing.

Il y en avait d'une perversité incroyable et d'une hardiesse étonnante. Ainsi, une fille de douze ans prit la fuite par-dessus les murs, qui ont au moins soixante-dix à quatre-vingts pieds de haut; une autre se sauva à la place d'une blanchisseuse.

Enfin, comme tout ce qui est défendu devient une passion, ces enfants, ces femmes trouvaient des moyens pour causer ensemble, pour s'écrire.

Ce qui faisait le plus de ravages dans cette maison, à l'époque dont je parle, c'étaient ces liaisons entre des filles de douze et de quinze ans et des femmes de trente et de quarante ans. Elles parviennent à tromper la surveillance la plus active.

Chaque lettre qui entre et qui sort est lue et marquée.

Malgré toutes les précautions, les embaucheuses trouvent moyen d'exercer leur infâme métier.

On appelle embaucheuses les femmes qui vont trouver une jolie fille et lui donnent l'adresse des mauvaises maisons qu'elles représentent, en en faisant un grand éloge.

Elles montent la tête à de pauvres enfants, qu'elles entraînent du côté des écoles ou de la Cité, dans des bouges immondes, où elles meurent jeunes quand elles sont faibles.

Ce qu'il y a de plus horrible, c'est la perversité de la corruption dans ce milieu infernal. Il n'est pas rare d'entendre des enfants de dix ans dire ce qu'elles veulent être, et où elles iront quand elles auront l'âge.

Le parloir est au rez-de-chaussée, la correction au troisième. Il y a dans le mur un tuyau qui vient d'en bas. Quand on sonne, c'est un signal pour appuyer l'oreille contre l'entonnoir. On demande quelqu'un au parloir: tout le monde lève la tête, tout le monde espère.

Celle qu'on appelle court comme une folle, les autres sont tristes; puis, quand elle remonte avec des provisions, toutes les autres l'entourent. Elle a vu quelqu'un qui vient du dehors; il semble qu'elle rapporte des nouvelles d'un autre monde.

J'étais là depuis un mois, sans que personne m'eût donné signe de vie. C'est alors que l'on souffre. Quand on est condamné, on compte chaque heure, chaque minute, qui vous rapproche de la délivrance; quand un ami vous écrit, on sait que quelqu'un pense à vous; mais rien, rien! Aussi, avais-je des moments de rage où, emportée par la violence de mon caractère, je jurais de me venger, de faire pis que tout le monde. Ces moments d'exaspération ne duraient pas longtemps, mais ils me gâtaient le cœur.

Nous avions avec nous une fille nommée Augustine, qui était à peu près de mon âge. Cette fille était d'une gaieté intarissable; quand j'étais triste, Denise allait la chercher. Je ne puis la comparer qu'à un singe. Elle nous annonça que son père était décidé à la retirer de la correction.

—Je lui ai persuadé que je deviendrais ici pire que je ne suis, et il a cru que c'était possible, ajoutait-elle en éclatant de rire. Pauvre bonhomme de père, je vais le lâcher au bout de la rue.

Je lui dis que c'était mal.

—Merci, me dit-elle; il m'a promis, si je me conduisais mal, d'employer, avec son tire-pied, un procédé de correction qui n'est pas caressant du tout. Pour sortir, j'ai répondu que j'y consentais; mais je sais comment il s'en acquitte, et j'aime mieux me donner de l'air.

Le soir, elle vint me trouver dans la cour, et me dit d'un air grave:

—J'ai quelque chose à vous demander.

Je crus qu'elle allait me faire quelques plaisanteries; je la suivis dans un coin, un peu méfiante; elle m'arrêta, regarda si on ne l'entendait pas, et me dit:

—Je sors demain; je n'ai pas d'effets. Vous êtes grande comme moi, voulez-vous me prêter les vôtres? je vous les renverrai dans deux jours. Je vais aller en maison; on m'en donnera; je vous ferai rapporter de suite ce que vous m'aurez prêté. Seulement, ne le dites à personne, parce que cela est défendu.

Je lui fis observer que je n'avais que cela; que, si je le lui prêtais, il fallait qu'elle me le renvoyât de suite.

Elle me fit tant de promesses, que je crus à sa sincérité, et que je consentis.

Elle partit. Quelques jours après, comme elle ne me renvoyait rien, je fis part de mes inquiétudes à mon amie.

—Sotte! pourquoi ne m'en as-tu rien dit? Ce sera amusant quand tu partiras.

—Quant à cela, la maison me fournira bien un sac pour m'ensevelir: je ne sortirai jamais d'ici.

—Te voilà avec tes idées noires. Tiens, on sonne la récréation; viens en bas.

Je la suivis.

Il y avait, dans notre enclos, une porte qui était le sujet de la curiosité générale. Cette porte, qui était cintrée par le haut, était exhaussée au-dessus du sol: il fallait monter deux marches pour y arriver. Nous ne l'avions jamais vue ouverte. On cherchait toujours à voir, par une fenêtre ou par un trou, ce qui se passait à l'intérieur; et, comme on n'avait rien découvert, chacune avait une idée. C'était l'amphithéâtre de l'infirmerie.

Il y avait des internes qui travaillaient; mais il leur était défendu d'ouvrir de ce côté. Ils devaient entrer et sortir par une autre porte, qui donnait sur la cour de l'hôpital. Je partageais alors l'ignorance générale au sujet de cette porte mystérieuse; mais je n'étais pas moins intriguée que les autres.

Ce jour-là, sans doute, on avait égaré la clef; on était entré par la petite porte, et on l'avait poussée sans la fermer.

Je descendais avec Denise, qui me laissa pour aller parler à une autre. Je passai près de la porte; je montai les deux marches, et je la poussai doucement: elle s'ouvrit; je me penchai en avant. Tout-à-coup, je me redressai, comme poussée par un ressort. Ce que je venais de voir était affreux. Je me raidis contre le chambranle de pierre; on eût dit que j'y étais attachée. J'avais vu, étendue sur une table de marbre, une jeune fille, dont le ventre et la poitrine étaient ouverts par de grandes incisions; elle n'était pas défigurée; ses yeux étaient à demi ouverts. Le jour que fit la porte en ouvrant miroita sur sa figure. Je crus qu'elle avait bougé; je la regardai si fixement que ma vue se brouilla. J'attachai mes deux mains au mur, derrière moi; je restai le cou tendu, la bouche ouverte, l'œil fixe.

—Que fais-tu donc là? me dit Denise en s'approchant.

Je fis un effort inouï pour m'arracher du mur, où il me semblait que j'étais scellée, et je me jetai dans ses bras.

Elle me fit descendre les marches en me disant:

—Es-tu folle; si c'est comme cela que tu te distrais de tes idées noires, tu choisis bien!

Je voulus oublier ce que je venais de voir. Ce fut plus fort que moi.

—Quel sort! me disais-je. Si jeune! si jolie! mourir seule! sans qu'un parent, un ami, soit là pour rassembler vos restes! Mon Dieu! est-ce vous qui faites ainsi la part de chacun?

Je passai une nuit affreuse.

Une de nous vint à mourir; j'étais si triste que je changeais à vue d'œil.

Un jour, je me levai gaie, presque heureuse. Je dis à mon amie:

—Je ne sais ce qui va m'arriver; j'ai fait de beaux rêves.

—Tu es donc superstitieuse? fit Denise en riant.

—Tout ce que tu voudras. Mes rêves me trompent rarement.

—Voyons, conte-moi le tien. Tu as rêvé qu'on prenait Saint-Lazare d'assaut et qu'on nous donnait la clef des champs.

Je ne répondis rien; j'allai m'asseoir à mon métier. Chaque fois qu'on ouvrait une porte, mon cœur battait. Une heure sonnait en même temps que la sonnette du parloir.

La femme qui écoutait le nom qu'on allait demander ne l'avait pas entendu, que je m'écriai:

—C'est moi, n'est-ce pas?

Elle se retourna et dit à haute voix:

—Céleste, au parloir.

Au lieu de courir comme les autres faisaient, je restai sur ma chaise, si tremblante, que je ne pouvais pas me lever.

—Conduisez-la, dit Mlle Bénard; elle n'y est jamais allée.

Denise s'offrit pour m'accompagner, et, sans attendre la réponse, elle m'entraîna vers l'escalier. Je m'arrêtai au second étage, les jambes me manquaient.

—Qu'est-ce que tu vas dire à ta mère? me demanda-t-elle en s'arrêtant aussi.

—Mais je vais lui dire tout ce qui s'est passé.

—Eh bien, si, comme tu me l'as dit, elle aime cet homme, ne le fais pas, sans savoir si elle le voit toujours. Il lui aura conté tout cela à sa manière. On pourrait t'oublier ici.

J'étais en bas. Un gardien me fit entrer et dit à ma compagne de m'attendre à la porte.

Ma mère était assise sur une chaise, au fond d'une grande salle, garnie de bancs en chêne tout autour. Les dalles étaient blanches. Il y avait un Christ au mur.

Je baissai la tête et j'attendis. J'avais perdu depuis longtemps l'habitude d'embrasser ma mère. Elle ne fit pas un pas vers moi; je n'osai pas m'approcher.

—Malheureuse! me dit-elle enfin, tu n'as pas honte de me faire venir ici.

Je relevai la tête; le ton avec lequel elle me parlait m'étonna. J'étais si sûre que c'était moi qui avais le droit de lui faire des reproches! D'abord, je ne sus que répondre; puis, sentant le sang me bouillonner au cœur, je lui dis:

—J'espère, ma chère mère, que tu sais ce qui m'y a conduite, et que tu ne viens pas me faire des reproches. Tu as mis assez de réflexion à venir ici; tu dois être faite à l'idée de m'y savoir, et, puisque te voilà, à l'idée d'y venir.

—Oh! me dit-elle, il paraît que cela n'a pas changé ton caractère. Il n'y a que trois jours que je sais que tu es ici; c'est le temps qu'il m'a fallu pour avoir une permission.

—Qui donc maintenant reçoit tes lettres?

—Personne.

—On t'a pourtant écrit cinq fois.

—C'est faux.

—Depuis combien de temps es-tu de retour à Paris?

—Depuis un mois.

—Que t'a-t-on dit quand tu es arrivée? Tu as dû t'apercevoir que je n'étais pas là!

—On m'a dit la vérité.

—Et quelle est cette vérité?

—Que tu t'étais laissé entraîner par une femme et sauvée de la maison.

—Et qui est-ce qui t'a dit cela?

Elle ne me répondit pas.

—Comment as-tu su que j'étais ici?

—Il y a trois jours, une femme m'a arrêtée dans la rue, celle qui t'a fait prendre. Elle m'a dit où tu étais, en me faisant je ne sais quel conte, en me disant qu'elle était venue vingt fois, qu'on n'avait pas voulu la laisser monter, qu'on lui avait dit que je n'étais pas revenue.

—As-tu demandé au marchand de vins si c'était vrai?

—Non, à quel propos lui aurait-on défendu ma porte?

J'hésitai un peu et je lui dis:

—Comment se porte M. Vincent?

—Bien, me dit-elle; il m'a accompagnée; il m'attend dehors.

Je regardais la porte; je pensais à ce que m'avait dit Denise en descendant: il me semblait la voir rire au travers du mur.

—As-tu adressé une pétition au préfet pour me faire sortir?

—Je n'ai pas encore eu le temps: Vincent l'écrira demain.

—Non, lui dis-je, fais-la écrire par un autre, et surtout porte-la toi-même.

—Pourquoi donc?

—Je te le dirai plus tard.

Il y avait une heure que j'étais au parloir avec ma mère; c'est le temps qu'on a le droit de rester.

—N'oublie pas d'écrire; quand viendras-tu?

—Dans quelques jours; j'écrirai demain.

Elle m'embrassa si froidement, qu'en remontant les escaliers je me mis à pleurer, et je dis à Denise:

—Tu avais raison, je suis perdue; je ne sortirai jamais d'ici. Pauvre Thérèse! je l'accusais d'oubli. Il l'empêchait de voir ma mère et il gardait les lettres. Oh! cet homme me rendra méchante, haineuse; je me vengerai un jour ou l'autre.

Le temps passait lentement. Je faisais mille projets sur ce que je devais dire à ma mère.

—Si je lui dis tout, pensais-je, et qu'elle me croie, c'est bien; mais si elle ne me croit pas, elle me laissera ici. Non, il vaut mieux patienter. C'est devant lui que je dirai tout à maman. Il n'osera pas me démentir.

Huit jours se passèrent ainsi. Ma mère revint; elle me dit qu'elle avait fait la demande, mais qu'on n'avait pas répondu.

L'inquiétude me reprit. Huit jours se passèrent encore. Ma mère m'annonça enfin qu'elle avait une réponse et que dans deux ou trois jours je serais libre.

En effet, le troisième jour, on vint dans ma cellule me dire de m'habiller, que je partais à deux heures.

—Mais je n'ai rien, m'écriai-je; on ne m'a pas rendu mes affaires. J'ai oublié d'en parler à ma mère. Aurai-je le temps d'envoyer d'ici chercher des vêtements?

—Non, me répondit la gardienne, pas d'ici, mais du dépôt où vous resterez jusqu'à demain. On vous laisse vos effets de correction, qu'on nous renverra demain par le panier.

Je fus à la cellule de Denise. Elle se mit à pleurer si fort que toute ma joie me quitta. Je l'embrassai, je lui fis toutes les promesses possibles. Elle fondait en larmes.

—Je te jure que j'irai te voir n'importe où.

Je passai mes deux dernières heures assise sur son lit. Je l'embrassai une dernière fois et je sortis.

J'étais au bout du grand corridor, que j'entendais encore ses sanglots.

Je partis comme j'étais venue, dans la même voiture: il n'y avait que mon costume de changé. Mais je ne savais pas encore l'impression terrible que le séjour à la correction devait laisser dans mon caractère, l'influence que ces quelques mois devaient avoir sur mon triste avenir.

Arrivée au dépôt, on me fit monter dans la chambre où j'avais déjà été. Il y avait foule: sept personnes dans cette petite pièce. Je restai là trois jours sans dormir et presque sans manger.

Le quatrième jour, M. Régnier me fit demander.

—Ah! ça, mon enfant, j'ai écrit à votre mère de venir vous chercher; comment ne vient-elle pas? Mais pourquoi donc avez-vous l'uniforme de la correction?

—Monsieur, c'est que j'ai prêté mes effets.

—Ah! et l'on a oublié de vous les rendre. Est-ce que vous avez été malade? vous êtes bien pâle.

—Oh! monsieur, si vous saviez où l'on m'a mise. Nous sommes les unes sur les autres. Je suis avec une bande de mendiantes alsaciennes. Je n'ai pas mangé depuis mon arrivée; tout cela me dégoûte.

—Allons, je vais vous faire conduire à la pistole.

Puis, tirant sa bourse, il me donna deux francs.

—Tenez, vous mangerez avec cela; et il me regarda avec un air de pitié et de bonté que je n'oublierai jamais.

La bonté et l'humanité de M. Régnier ne le mettaient pas à l'abri des rancunes auxquelles l'exposaient ses fonctions. A Saint-Lazare, c'était à qui le chansonnerait!

Combien de fois j'ai entendu proférer contre lui des menaces de mort!

Une fois même, M. Régnier a failli être victime de la fureur d'un de ces êtres à qui toute idée de discipline est insupportable, et qui haïssent instinctivement tous ceux qui sont chargés de maintenir l'ordre dans la société.

Dans ce temps-là, les femmes arrêtées étaient conduites dans le cabinet de M. Régnier; il prononçait en leur présence la condamnation aux punitions administratives qu'elles avaient encourues.

Une de ces femmes que j'ai essayé de dépeindre, quand je vous ai parlé de mon arrivée à la correction, lui lança à la tête un énorme presse-papier en marbre qui, heureusement, ne l'atteignit pas.

C'est même depuis ce moment que l'usage a été modifié, et que les condamnées apprennent seulement à Saint-Lazare la durée de la détention qu'elles auront à faire.

Je ne crois pas, d'après ce que j'ai vu, que M. Régnier ait prononcé dans sa vie une seule condamnation injuste. Cependant les haines, qui ne pouvaient éclater en sa présence, couvaient dans le fond de ces cœurs ulcérés. J'ai entendu dire, non pas à une femme, mais à cent:

—Oh! s'il y a une révolution, nous pendrons Régnier. Oh! s'il y avait une émeute, nos hommes brûleraient Saint-Lazare!

Pauvre monsieur Régnier! si bon pour moi et pour tant d'autres; j'ai souvent tremblé pour ses jours.

Sur son ordre, on me conduisit à la pistole. C'était une chambre de quatre pieds carrés, avec une fenêtre garnie de barreaux, un lit de sangles, une petite table.

Tous les prisonniers ont le droit, moyennant un franc par jour, d'aller à la pistole. Beaucoup préfèrent les salles communes; c'est moins triste que cette cellule.

La fin de la journée et la nuit me parurent un siècle.

A onze heures, on me fit appeler. J'entrai dans le cabinet de M. Régnier; ma mère y était.

—Vous allez vous en aller, mon enfant; votre mère promet de bien veiller sur vous. Faites bien attention: ne vous laissez entraîner par aucune de ces femmes que vous avez pu rencontrer; car si vous reveniez, vous trouveriez en moi un juge sévère. Votre mère ne pourrait plus vous avoir; je vous enverrais au couvent de Saint-Michel jusqu'à vingt et un ans. On rase la tête en entrant; vos cheveux auraient le temps de repousser.

Je lui promis du fond de mon cœur d'être sage, et lui dis que si jamais je revenais il pouvait m'enfermer pour le reste de mes jours.

Il me fallut attendre encore une heure pour qu'on allât me chercher des effets.

Enfin les portes s'ouvrirent: j'étais libre!

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